La mort n’est probablement pas une question « métaphysique » aussi lourde d’implications que celle de la naissance. Elle nous pose cependant une question redoutable : elle est là, quotidienne, ordinaire, mais qu’en faisons-nous ? Comment l’interprétons nous dans nos existences et dans nos sociétés ? Quelle forme lui donnons-nous ? Répondre à cette question, c’est décrire le monde dans lequel elle se pose. Autrement dit les questions que nous nous posons autour de la mort sont à replacer dans le contexte précis d’une situation technique, sociale, culturelle, mais tout à la fois elles l’expriment. Et si les progrès médicaux s’imposent simultanément à peu près partout, il n’est par exemple pas tout à fait sûr que nos embarras autour de l’euthanasie soient exactement superposables à ceux de nos voisins allemands[1].
Je ne reprendrai pas la liste et l’histoire des grandes évolutions contemporaines qui ont fait notamment qu’aujourd’hui on meurt à l’hôpital, dans une institution plutôt urbaine ou péri-urbaine, et non dans la vieille domus, la maison de famille. Mais il est certain que dans un pays aussi profondément rural que la France, cela peut donner lieu à un brin de nostalgie : on préférerait revenir mourir à l’endroit où les portes du passé pourraient se rouvrir. Si « Les funérailles d’antan » de Georges Brassens nous font sourire, il est bon cependant de mesurer à quoi répondent ces principales évolutions, et les problèmes inédits qu’elles ont fait surgir et qui constituent notre horizon.
Dans les propos qui suivent, je traiterai successivement de trois nœuds de questions. Le premier se forme autour de l’augmentation tragique de l’obligation de choisir, qui nous conduit à augmenter en conséquence son accompagnement juridique, mais pose aussi la question de ce que c’est que le savoir, le consentement, la volonté. Le second se forme autour de l’augmentation de la solitude, de la difficulté à repenser le soin dans une société de solitaires. Le troisième élargit les précédents dans le contexte d’une société qui a connu une jeunesse pléthorique et qui se retrouve globalement comme une société vieillie : comment y accepter une mort modeste et faire place aux autres vivants. J’irai ainsi des questions les plus aigues aux questions les plus vastes.
Un dernier mot de préambule philosophique, au sens le plus trivial de ce terme : on a beau savoir, être averti, prévenu, y avoir pensé, la maladie, la mort nous trouvent toujours impréparés. C’est peut-être justement que ma mort ne correspond pour moi à aucune expérience, elle m’est inaccessible, c’est mon impuissance. « Je ne peux pas mourir », disait Emmanuel Levinas. C’est une limite fuyante à tout ce que je puis faire ou penser. La mort n’est pas un acte, mais le consentement à autre chose, et j’y suis passif comme à quelque chose qui simplement arrive, elle est en quelque sorte donnée avec la naissance, sans que cela ait été un acte ni un projet de ma part, je suis toujours encore avant ma mort. Mais la joie et le deuil nous touchent au plus profond, là où plus personne n’est expert. Nous sommes des corps vivants, des êtres de désirs et de craintes ; nous faisons partie de ce que Merleau-Ponty appelle la chair du monde, et cette sensibilité est sans doute la condition de notre intelligence de ces questions.
La question du choix et du consentement
Pour donner d’un mot l’idée qui dirige cette première entrée, on dirait que les progrès techno-scientifiques ont considérablement élargi la place faite à la possibilité de choisir, tant dans les questions de fin de vie que dans les questions de commencement de vie[2]. Peut-être assistons nous même à un effacement de la mort concomitant à l’effacement de la naissance, qui n’est plus qu’un moment dans un processus maîtrisé presque de bout en bout. De moins en moins on peut dire que simplement « cela arrive ». La question est ici de savoir comment notre société va pouvoir s’installer durablement dans cette condition, où la mort est pour partie et de plus en plus le résultat d’un choix. La nouvelle forme de tragique qui apparaît ici est due non seulement à l’obligation de trancher une alternative où tout est de toute façon malheureux, mais aussi à la fragilité de ce qui sépare la réalité de la virtualité : le poids du virtuel écrase le réel, et nombreux sont vivants qui auraient pu être morts, parce qu’on a mis tous les moyens au service de leur survie, qui a été en quelque sorte choisie. La valeur de cette survie pose avec une acuité inédite la question de la vie digne.
On peut même se demander si nos projets de loi et nos débats de sociétés ne sont pas des façons de vouloir échapper à cette condition tragique, et de faire entrer dans l’ombre à la fois l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie, qui ont beau être entourés de la plus vive réprobation morale n’en sont pas moins l’objet, l’un et l’autre, d’une grande tolérance pratique : ils ne sont ni justifiables ni pénalisables, et échappent aux règles libérales de la justification[3].
Les va et vient de la loi autour de la médicalisation de la fin de vie montrent bien cette oscillation. D’un côté on a voulu augmenter le droit de choisir et donc l’autonomie du patient, son droit de s’opposer à une thérapeutique après avoir été informé des conséquences. Mais on a rencontré les limites du point de vue libéral qui suppose un sujet capable de délibérer et de vouloir, un vrai désir de s’informer jusqu’au bout et une certaine constance de la volonté — un sujet formidablement éduqué, un peu inquiétant d’abstraction. Or la pratique montrait au contraire bien souvent le refus de savoir, et une inconstance bien compréhensible, sinon une double crainte presque irrationnelle à la fois de l’acharnement thérapeutique douloureux et d’un délaissement, d’un arrêt des soins prématuré. De l’autre côté, le médecin n’est pas tellement mieux préparé à exercer la responsabilité exorbitante qui lui échoie à proportion qu’il a de plus en plus le pouvoir, mais aussi l’obligation chaque jour réitérée, de choisir : peut-il décider à la place d’autrui, pour son bien ? Ce qui était jadis une situation médicale d’urgence est devenue une réalité chronique. Et la crainte de poursuites pénales, ajouté à la culture de la performance médicale et à la recherche de la rentabilisation des services peut porter le médecin à tout faire pour maintenir en vie un mourant — de même que le souci de ne pas faire porter aux proches une alternative insupportable, mais aussi la surestimation de sa responsabilité, sinon même la pression de la demande quand on manque de moyens et de lits, peut le porter à arrêter des soins inutiles, douloureux et coûteux. Tous ces biais, tant réels qu’imaginaires, n’ont cessé d’embarrasser le législateur, pris dans un véritable conflit des droits et des devoirs.
On a raison ici de montrer les dangers d’une excessive subordination des normes[4], qui croit évacuer le tragique en établissant une hiérarchie claire des droits, devoirs et responsabilités, et en replaçant le curseur du côté de l’institution médicale au détriment de l’autonomie du sujet. Le doyen Carbonnier estimait que le droit devait toujours laisser une place optimale à la responsabilité de chacun, c’est à dire à la morale, à des options qui restent résistibles, mais qu’il fallait toujours penser à la protection des plus faibles[5]. C’est donc l’impossible compromis législatif qu’il nous faut trouver. Comment penser en même temps l’autonomie du patient et sa vulnérabilité, sa faiblesse, son impuissance à savoir ce qui est bon pour lui, son besoin de confiance. Mais aussi comment penser en même temps la responsabilité du médecin et ses propres limites, sa propre fragilité, sa faillibilité.
Mais le problème n’est pas seulement juridique, c’est celui de l’opinion publique, saisie elle-même par le désir d’échapper au tragique, soit en majorant le droit de chacun à être le maître de sa mort comme s’il s’agissait d’un choix libre, autonome, soit en majorant l’importance sacrée de la vie à tout prix. Ici encore le travail du moraliste consiste moins, me semble-t-il, à donner des règles qui ordonneraient l’action des praticiens, qu’à aider à formuler des inquiétudes et des dilemmes, de façon à tenter de dénouer des faux-problèmes pour trouver les problématiques où les uns et les autres se reconnaissent. Or le contexte français est polarisé par une opposition dont il serait intéressant de faire l’archéologie, entre une conception que je qualifierai schématiquement de « stoïcienne », selon laquelle la mort est un acte de la vie humaine, quelque chose qui dépend absolument de nous, et une conception plus « catholique » (ce terme entendu de façon non moins schématique), qui sacralise la vie[6], veut accompagner tous les vivants jusqu’au bout et interdit le suicide. Et dans cette vieille et presque ennuyeuse querelle de l’idéologie française, on a d’un côté l’approbation de l’euthanasie comme acte stoïque, de l’autre sa réprobation au nom du caractère sacré de la vie. Rappelons quelques uns de termes du débat.
Une euthanasie « stoïque » prétend disposer tout seul de soi, être encore le sujet actif de sa vie jusque dans la mort, faire de celle-ci un acte décidé, et non quelque chose qui simplement arrive, et où je fais place à autre que moi. Mais il est bien naïf de croire que le consentement digne et stoïque d’un individu conscient et maître de lui puisse suffire à faire de sa mort un libre contrat : qu’est ce qu’un choix qui interdit par la suite tout choix, bien plus définitivement que ce que Rousseau reprochait à l’aliénation de la volonté ? Face à la mort nous sommes toujours un enfant. On parle du droit de mourir dans la dignité, mais ne place-t-on pas trop cette dignité dans une image de l’individu maître de lui, assuré d’être quelqu’un et d’un niveau de conscience qui lui donne le pouvoir de choisir. Ce qu’on peut trouver inquiétant, dans cette forme d’euthanasie, c’est la prétention à disposer totalement de soi. Cette euthanasie correspond à l’acharnement thérapeutique auquel elle s’oppose : c’est le même activisme par lequel les humains veulent rester les maîtres.
De l’autre côté, toutefois, les soins palliatifs font leur possible pour réinsérer le mourant dans ce tissu de paroles et de gestes qui améliorent les conditions de la fin de vie, et c’est le cœur de l’approche que j’ai qualifiée de « catholique », et qui tient à la continuité de l’espace thérapeutique, parce qu’elle tient aussi à la continuité du corps social. Mais la supplication par laquelle un mourant demande que son temps ne soit pas rongé par un vain combat doit être entendue. Car le vouloir-vivre ne se commande pas[7]. Toute souffrance qui peut être évitée doit l’être, mais le problème apparaît avec le petit nombre de souffrances que l’on ne peut soulager, et qui ne sont pas toutes des souffrances physiques. La question de l’ « euthanasie » se pose là où les soins palliatifs sont mis en échec. N’est-il pas un moment où la personne, même accompagnée jusqu’au bout, reste seule et où les plus proches s’éloignent ? Il est vain de cacher cette limite au point de priver ces personnes de « leur » mort, de les en distraire par tous les moyens.
L’oscillation entre ces deux manières de voir est rendue plus incertaine encore par le fait que des personnes très favorables à l’euthanasie reculeront soudain devant elle, et que d’autres qui la repoussent avec horreur demanderont peut-être un jour à voir leur souffrance abrégée. Nous ne savons pas ce que nous ferions dans de telles circonstances, ni même si nous désirerions être informés. C’est pourquoi la question du consentement est devenue une question cruciale, et non une condition facile à remplir. Certes une volonté stable, ou réitérée, et qui ne présente pas les caractères d’un égarement passager, est un indice. Mais le libre-consentement est une chose fragile, plus incertaine qu’on ne le croit. Certes il y a un moment où les pouvoirs médicaux au chevet du mourant doivent se retirer discrètement. Mais ce moment ne peut qu’être choisi et assumé à plusieurs. Nous ne pouvons laisser un médecin, un soignant, un proche, le patient lui-même seul avec cette question —avec cette responsabilité, ou avec cette tentation. Nous devons « installer » des occasions de paroles, toute une séquence de va et vient entre la parole des uns et des autres, qui conduise à une responsabilité partagée, ou du moins la plus concertée possible. Non que nous puissions trouver une solution législative, médicale ou déontologique qui réponde à toutes les questions. Nous devons vivre avec le problème, nous installer avec, et commencer à en parler. Il me semble que c’est justement le travail du soin ordinaire.
La question de la solitude et du soin
Le second paquet de questions soulevées par la forme que prend notre mort dans nos sociétés ultramodernes tourne autour de la solitude. Le paradoxe est que nous sommes dans une société encore portée par l’élan de siècles d’émancipation, de déclarations d’indépendances en tous genres, mais que nul ne peut prendre soin de soi entièrement. C’est vrai de la condition ordinaire, mais bien sûr cela devient évident avec la vieillesse comme avec l’enfance. Notre société est donc en porte à faux, car l’autonomie se retourne en dépendance. La généralisation de la solitude est ainsi au carrefour géométrique tant des trajectoires de fin de vie subies, quand la vie professionnelle est finie, que les proches sont partis et qu’on n’a plus que la télé, que dans celles des formes de vie au départ choisies, mais qui s’avèrent peu à peu invivables, surtout dans une société d’extrême ségrégation des âges — laquelle me semble plus radicale et plus périlleuse à terme pour le lien social que la ségrégation des sexes au 19ème siècle. Là où nous cherchions l’autonomie nous découvrons manquer des soins d’autrui, et là où nous cherchions l’indépendance nous découvrons notre dépendance.
Cette question est en quelque sorte aggravée par le vieillissement global de la population qui augmente la proportion de solitaires, et pose à nouveau la question de la valeur d’une survie, quand le pouvoir médical vous redonne du temps, un temps parfois même inespéré, mais qu’il s’agit d’un temps où la plupart de ceux que vous avez aimé ont disparu — et qui dira la tristesse de reporter le besoin de proximité sur les épaules trop rares de petits enfants trop aimés, et trop absents. Bien sûr les institutions de santé publique prennent ici le relais, mais si leur fonction est de guérir, c’est à dire comme le dit Canguilhem de réorganiser la vie en vue d’un nouvel équilibre, leur meilleur savoir-faire est de redonner une chance, de commencer par rétrécir le milieu mais pour le réélargir ensuite lentement, de façon contrôlée. Or le vieillissement n’est pas plus une maladie que la mort. Au mieux cela ressemble à ces maladies chroniques qui s’accompagnent d’un rétrécissement en quelque sorte progressif, mais globalement irréversible, des activités et des échanges. C’est une forme de soin qui n’est donc pas thérapeutique dans un sens classique, et qui doit faire place à la difficile acceptation d’interdépendances de plus en plus étroites.
C’est pourquoi l’opposition un peu brutale entre l’émancipation solitaire et le besoin de soin, qui prend ici le relais de celle qui marquait notre première partie autour de l’euthanasie et des soins palliatifs, mérite là encore d’être compliquée par une dualité interne au soin, qui se glisse dans le sujet soignant autant que dans le sujet des soins. Le soin en effet indique tantôt le souci médical de guérir, et tantôt le souci éthique du « prendre soin ». D’une part il y a donc un aspect thérapeutique du soin , qui passe par un « faire » spécialisé, technique, relativement impersonnel, et qui soigne quelque chose de particulier et d’isolable. D’autre part il existe aussi un soin, parental ou filial par exemple, mais pas seulement, qui tisse un lien personnel, et qui par un « parler » s’adresse globalement à quelqu’un : le soin tient ici à une condition ordinaire.
Le premier modèle du soin vise des individus séparés, « lointains », de façon détachée, anonyme. C’est un soin dissociatif et qui passe par un élément cognitif, conceptuel, argumentatif, avec une pulsion de généralité. Son risque serait de trop éloigner, et de tenir l’autre à distance comme un objet. L’abus de pouvoir (médical par exemple) n’est jamais loin. Mais dans le même temps il y a une visée éthique propre à ce type de soin, qui serait l’émancipation du patient, son retour à l’autonomie, et une règle de justice, de traitement égal des cas semblables, de resymétrisation. C’est en ce sens un soin par solidarité.
Le second modèle de soin vise des « proches », d’une façon personnelle qui respecte les attaches de la personne, ses entours, ses petites habitudes. C’est un soin associatif, intégratif, en quelque sorte, où tout besoin fini (de nourriture, etc) comprend une demande infinie, et appelle une réponse qui s’inscrive dans une narration singulière. Le registre ici est davantage celui de l’ajustement, de l’improvisation sans trop de règles préalables, et le risque serait justement de trop attacher, de trop rapprocher dans la familiarité : la maltraitance tient ici de la dépendance, de l’humiliation domestique en quelque sorte. Mais ce qui oriente cette forme de soin, c’est une éthique fondamentale de l’attachement au proche, du souci attentif, de la générosité, du dévouement, de la gentillesse. C’est un soin par sollicitude.
L’intérêt de cette polarisation réside dans les mixtes qu’elle fait voir, car la priorité à tel ou tel genre de soin varie selon les moments, et s’il faut donner le pas à tel aspect ce doit être sans oublier l’autre. Le refus de la confusion des rôles permet et suppose leur articulation dans des proportions complexes et variables, et les rôles intermédiaires sont les plus délicats : les infirmières (souvent de plus en plus des infirmiers, comme dans tous les métiers du « care ») qui effectuent des gestes très techniques mais aussi qui maternent, etc. C’est toute la question de ce qu’on pourrait appeler l’amour professionnel, comme dans le cas des « nounous » qui doivent pouvoir se détacher d’enfants avec qui elles ont passé un temps intense de liens intimes supposant une grande confiance. Et pourtant il faut un certain investissement et attachement pour qu’il puisse y avoir détachement, et désinvestissement. Et cette complication mutuelle des modèles entre la compétence et le dévouement fait voir combien parfois on peut « soigner » par le fait de parler (et d’écouter), et « parler » (écouter) par le fait de soigner.
Et puis l’asymétrie de la relation de soin imbrique la responsabilité et la vulnérabilité, la capacité et la faiblesse, et nous revenons ici à un couple conceptuel cher à Ricœur. Cette asymétrie peut certes donner le pire quand le vertige du pouvoir de soigner suscite le désir de soumission et d’irresponsabilité, ou réciproquement. A rebours, il faut sentir la vulnérabilité des êtres pour leur faire sentir leur capacité d’agir et de dire encore, là même où ils ne la sentaient plus. La sagesse rappelle la fragilité des forts, et la capacité des faibles. Il y a donc une perpétuelle inversion d’une figure du soin dans l’autre.
Tout cela est très bien, évidemment, mais pose un problème de taille : la mise en place de cet ensemble complexe que nous appelons « soins » s’accompagne de normes portées par les idéaux que nous venons d’esquisser, apportées également par des erreurs que l’on tente de corriger, des échecs auxquels l’on tente de parer. Or ces normes définissent peu à peu une forme de vie au-dessus de nos moyens, tant individuels que collectifs. Je voudrais écarter ici un dangereux raisonnement qui tend à disqualifier d’avance, comme immoral, tout argument de type économique. Nos sociétés ont des moyens limités et nous sommes donc obligés, pour les répartir, de faire des choix qui définissent nos solidarités, et leurs limites. Ces choix économiques, justement parce qu’on les considère comme non-éthiques, ne sont presque jamais portés dans le débat public, et trop souvent les responsables de la santé publique les effectuent tout seuls, parant aux exigences et aux contraintes les plus pressantes. Les traitements et les soins ont des coûts qu’il faut prendre en compte dans le débat, justement parce que moralement cela pose des problèmes très importants, et parfois tragiques.
Le sens de cette réflexion est donc d’appeler à penser ensemble les soins de fin de vie, et non seulement les soins palliatifs, dans une logique qui accepte le rétrécissement. Rétrécissement de la surface des activités et des échanges de la personne âgée, mais rétrécissement aussi des moyens humains et de la densité relationnelle à proportion de l’augmentation du nombre de personnes âgées par rapport à la population active. Je dirai que nos sociétés sont très fortes pour soutenir tout ce qui augmente, tout ce qui grandit, mais pas très équipées pour faire face au rétrécissement, pour l’autoriser, le rendre acceptable sinon même préférable. Car penser le rétrécissement oblige aussi à penser la fidélité à quelques liens, à quelques lieux ou choses, à quelques musiques ou habitudes, à les rendre préférables.
Cela permet aussi de penser d’autres élargissements, sur d’autres registres, de faire place notamment à l’exercice du rassemblement de soi par lequel le sujet se retourne, se raconte, et cherche à comprendre la différence que son existence a faite dans la mémoire des autres. Mais de faire place aussi au dépouillement de soi, à l’insouci de soi qui reporte mon désir de vivre sur les autres. L’oscillation entre ces moments les imbrique étroitement, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Comme si c’était du même chemin qu’il s’agissait, jusqu’au bout. Nous y reviendrons pour finir, car avec la question du soin, de l’attachement et du détachement, du lien et de la déliaison, des rapprochements et des séparations, se glisse une dialectique du refus et du consentement essentielle à notre thème, et qui récapitule toutes les oscillations observées jusqu’ici.
La question du vieillissement, et la modestie de la mort
Pour élargir encore la focale sur les questions soulevées par la forme que prend la mort dans nos sociétés bouleversées par le progrès médical et la transition démographique, je dirai que le vieillissement n’est pas seulement une question économique, mais aussi politique et finalement culturelle. Qu’allons nous faire de ce vieillissement ? Comment échapper au massif conflit d’intérêt entre les générations, au décalage par lequel les uns portent la charge d’une génération d’anciens nombreuse, dotés d’une longévité inédite, et les autres se trouvent comme dépaysés chez eux par la place prise par ces étrangers, migrants ou pas, que sont les nouveaux-venus. La tragédie de la culture écartelée entre le poids du passé et la massification accélérée des innovations est ici redoublée par un problème inédit, qui n’est même pas encore vraiment aperçu : jamais l’humanité n’avait été confrontée à ce problème de faire une culture vivante et créatrice, confiante, avec une moyenne d’âge aussi élevée. Il me semble que c’est aussi à des questions de ce genre que la forme collective du mourir doit faire face, et qui fait une partie de notre angoisse, ou de notre embarras. Pourquoi ce gigantesque effort pour allonger la longévité ? Peut-être que notre religion de la croissance tient justement à cette peur panique qui est la nôtre face à l’entropie, au silence des étoiles et à l’indifférence universelle ?
En ce sens il est possible que nous ayons un problème collectif avec l’interprétation de la mort : qu’en faisons-nous ? Comment l’interprétons nous dans nos existences et dans nos sociétés ? Ce qui est difficile et délicat, dans la vie, c’est de répliquer au fait absurde et merveilleux d’être nés en introduisant par la parole et l’action des nouveautés, en découvrant, en créant, en faisant naître à notre tour, et tout cela sans répliquer au fait de devoir mourir en détruisant, en démolissant, en dépréciant tout dans un « après moi le déluge » généralisé !
Nous sommes des sociétés où il y a eu beaucoup de naissances, et quelle que soit notre longévité, nous aurons donc à terme forcément beaucoup de morts. Ce basculement planétaire de sociétés entières pose un problème inédit qui n’est pas seulement celui du vieillissement : comment allons nous faire pour mourir si nombreux ? Jadis, sauf en temps de catastrophe ou de guerre, on mourrait un par un, comme on naissait. On avait la place de lancer ses vitupérations, de disposer ses souvenirs essentiels, de transmettre ses bénédictions qu’on glissait à la génération suivante avec l’autorité de ceux qui s’effacent pour laisser place aux autres, avec l’autorité de ceux qui partent[8]. Cela semble déjà bien moins le cas. On n’écoute plus les anciens, qui sauraient nous replacer avec confiance dans un tissu narratif plus vaste, rouvrir du passé des promesses non tenues, et apporter leur bénédiction, leur approbation, sur les actes et paroles de leurs successeurs. Et surtout on peut redouter un temps où les humains mourront massivement, en série en quelque sorte, sans pouvoir bénéficier de beaucoup de présence, de conversation ni de soin. C’est cette situation qu’il faut regarder en face car elle peut prendre plusieurs formes.
La forme la plus aisée serait celle de la destruction et de la guerre. Elle a déjà été essayée. Peut-être les fascismes sont-ils apparus au moment où la civilisation européenne s’est aperçue qu’elle était mortelle[9]. Cette manière de faire payer sa mort par le meurtre, en brisant la vie des autres, en s’acharnant peut-être particulièrement sur ceux qui tiennent à la vie, à la suite des générations, a montré de quoi elle était capable : c’est le cœur de tout génocide. Mais une autre forme, plus sournoise et aujourd’hui puissante, est la dépréciation de la vie et du monde, sur un ton cynique ou apocalyptique : il aurait mieux valu ne pas faire d’enfants, car tout va de mal en pis, le monde est irrémédiablement gâché et le mieux serait de ne pas être nés[10]. En ce sens nous sommes dans une époque très gnostique, où il s’agit de nous évader par tous les moyens de notre condition native et mortelle. Le monde des survivants peut alors être saccagé la conscience tranquille ! C’est ce prix de la mort qui m’inquiète, comme s’il fallait d’une façon ou d’une autre faire payer.
Il ne tient qu’à nous d’inventer collectivement une manière de vieillir qui soit elle-même créatrice et confiante, et une manière de mourir qui ne soit pas au-dessus de nos moyens de vivre individuels, collectifs, et planétaires. Il n’est pas jusqu’au coût somptuaire des obsèques et des rituels de sépulture qu’il nous faudrait réviser, et là encore nous avons des normes juridiques luxueuses ! Il nous faudrait inventer une manière d’interpréter la mort assez sobre et modeste, un peu comme cette remarque d’un enfant de dix ans longtemps anxieux de la mort et s’exclamant un jour : « ça y est, je sais à quoi ça sert la mort ! ça sert à faire de la place ». Certes rien ne nous prépare à cette attitude où nous nous effacerions à notre tour avec allégresse pour laisser la place à d’autres. Tout nous pousse à augmenter, à grandir encore, et rien ne nous autorise à diminuer, à nous faire petit.
Nous savons sans doute ce que sont des institutions qui nous obligent à nous rétrécir, à admettre notre rétrécissement, mais ce ne sont pas encore des institutions qui l’autorisent, qui approuvent notre diminution, qui en fassent vraiment voir la valeur. On a beaucoup dit que nos sociétés cachent la mort, la mettent à part dans des lieux spéciaux qui la séparent du familier. Ce pourrait être une forme de cette modestie que nous cherchons, si ces lieux figuraient, comme les monastères jadis, des lieux de retrait volontaire, mais des lieux encore de culture, des lieux ouverts à la conversation des générations. Trop souvent cependant ce ne sont que des lieux obligatoires, et qui cachent ceux qui vont mourir, comme si la mort n’existait pas, ou comme si c’était un échec collectif. Nous devons cesser de considérer la mort comme l’échec d’une technique médicale, et commencer à simplement en parler, comme d’une limite toute simple aux savoirs et aux pouvoirs de la médecine, ce moment où chacun, à la rencontre de la mort, à la fois se rassemble et se dépouille, avec et parmi d’autres, et cherche le chemin à chaque fois unique du consentement à mourir, qui est aussi simplement le consentement à être né.
C’est un chemin délicat, car si l’on accorde trop au consentement à mourir, au consentement à avoir vécu, on peut éprouver le sentiment d’être poussé dehors, et la riposte vitale est alors le refus de la résignation, le désir de vivre encore, de revenir à la vie le plus loin possible, d’être jusqu’au bout et pleinement vivant. Mais si l’on accorde trop au vouloir-vivre, au refus de la mort, on peut éprouver le sentiment d’être comme gardé dans une vie de plus en plus étroite, renvoyé sans cesse au souci de soi, alors que le bonheur serait de se défaire d’un tel souci, de s’oublier soi-même, d’être simplement parmi d’autres et de s’effacer tranquillement devant ce qui est plus vaste[11]. Cette dialectique ténue de la fin de vie dévoile dans le même temps une structure et un rythme intime à toute existence, depuis ses tout débuts. Naître et grandir, c’est déplier cette oscillation entre le oui et le non, entre le désir de s’affirmer, de se confronter, de se distinguer, de se montrer, d’une part, et d’autre part le désir de se retirer, de diminuer, de s’effacer dans l’être. Et tant que possible, tant qu’on est soi-même, on tient cette oscillation ténue et tenace, jusqu’aux dernières pressions de la main par lesquelles on donne et reçoit, on prend et on laisse.
Si l’on veut ici parler d’accompagnement « spirituel », je dirai qu’il est ondulatoire, qu’il ne peut sans reste s’identifier à l’une des deux orientations, et qu’il s’agit de multiplier les occasions de faire cette expérience radicale, proprement spirituelle, de l’un et de l’autre de ces deux désirs. L’important est que chacun, jusqu’au bout, se sente approuvé d’exister, soutenu dans son désir d’exister, jusqu’au point de pouvoir à son tour, comme disait Ricœur, reporter son désir de vivre sur les autres.
Olivier Abel
Publié dans Fins de vie le débat, sous la direction de JM Ferry,
Paris, PUF/EISAI, 2011, p.369-392.
Notes :
[1] Il faut reconnaître que la notion d’euthanasie est floue et recouvre des réalités très diverses : arrêt de soins inutiles ; suicide assisté par un tiers ; anticipation délibérée par quelqu’un de sa propre mort, consentie d’avance et signée devant témoins, etc.
[2] Il ne faut jamais sous estimer la pression du possible technique sur les mœurs. Je risquerai une fiction excessive, pour faire voir ce que je veux dire : si l’on trouvait un traitement à base d’extraits de nouveaux-nés, et qui assurerait l’immortalité, que se passerait-il dans une société de marché où les contextes de production sont tellement éloignés des contextes de consommation que presque indifférents ?
[3] C’est la très bonne analyse que propose de l’avortement Luc Boltanski, dans La condition fœtale, Paris : Gallimard, 2004, et qui prolonge bien ses études antérieures sur notre société comme société de projets (Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard, xxx)
[4] Voir le texte de Dominique Thouvenin sur la médicalisation de la fin de vie.
[5] Plutôt que de laisser des pratiques dangereuses se développer dans l’ombre, il vaut mieux réguler (c’est la raison pour laquelle la Fédération protestante avait ainsi très fortement soutenu la « loi Veil »). Il reste à savoir si cette régulation doit se faire en amont ou en aval, à coups de procès.
[6] On retrouve cette idée chez Hannah Arendt, dans La condition de l’homme moderne, qui fustige ce qu’elle appelle le triomphe de la vie entendue comme processus, et où les discontinuités comme la naissance et la mort sont atténuées.
[7] « Les motifs derniers, qui sont décisifs, restent presque toujours cachés, car le suicide est un acte solitaire (…) Le jugement du cas isolé est privé de base par le fait que le regard humain ne parvient presque jamais à apercevoir la limite entre la liberté du sacrifice et l’abus de cette liberté dans le suicide » (Dietrich Bonhoeffer, Ethique, Genève Labor et Fides 1965, p.136). Il s’appuie ici sur l’épître de Paul aux Corinthiens « personne ne connaît ce qui se passe en l’homme si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui » (1 Cor. 2–11). D’ailleurs on chercherait en vain dans la Bible une condamnation du suicide, qui est raconté (Saül, Judas) comme un malheur et non décrit comme une catégorie de faute.
[8] C’était du moins ce qu’on appelait les « bonnes morts », celles qui s’achevaient en quelque sorte dans un consentement consolateur, dans une approbation du mourrant à l’égard de ceux qui restent.
[9] Il suffit de descendre voir dans les catacombes de Paris ces millions de squelettes pour mesurer que c’est peut-être l’hécatombe quotidienne, naturelle, que nos massacres collectifs tentent en vain de masquer.
[10] L’idéologie du choix examinée plus haut s’appuie d’ailleurs sur ce fait que nous n’avons pas choisi de naître, et que nous avons donc des droits compensatoires, de choisir notre vie et notre mort aussi, notre corps n’étant qu’une prison.
[11] Pour ne pas trop empiéter sur un autre texte, je renvoie à la préface que j’ai rédigée pour le dernier livre, posthume, de Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Paris : Seuil, 2007, et surtout au livre lui-même, si intensément consacré à ce sujet.