Triomphe de la Vie
La résurrection n’est pas à la mode. Dans le contexte contemporain, il faut avouer que la Résurrection détonne, intempestive, presque gênante. Par contre il est de bon ton de parler de la « vie ». Nous en sommes submergés. Je voudrais d’abord camper caricaturalement cet envahissant paysage. À la fin de Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt écrivait que “ce qui compte aujourd’hui, ce n’est pas l’immortalité, c’est que la vie soit le souverain bien. Ce postulat est certainement d’origine chrétienne, mais il ne constitue dans le christianisme qu’une importante circonstance secondaire”[2]. Laissons pour le moment de côté cette dernière remarque: selon Arendt, nous assistons donc au triomphe des valeurs du travail et du bien-être de la Vie sur la valeur des actions et des paroles par lesquelles nous participons à la Cité.
Et il faut dire que le triomphe de la Vie comme idéologie politique s’oppose en tous points à la conception arendtienne de la cité comme espace public qui donnerait un cadre durable à la fugacité des actions et des paroles par lesquelles les humains cherchent à montrer qui ils sont. Ce théâtre d’apparition dans lequel chacun tente d’interpréter son destin et qui compense la fragilité et l’éphémérité de nos existences, c’est l’immortalité que donne la réputation des actions d’éclats et des paroles inoubliables. Dans une telle cité, nous sommes citoyens en cherchant la réputation civique. Que cherchons-nous, cherchant la réputation? Effrayés par la disparition de nos paroles et de nos actions, qui préfigure notre propre disparition, nous désirons qu’elles soient connues, qu’elles fassent du bruit, nous souhaitons recevoir et donner le plus d’informations possibles, et qui portent notre nom, notre marque, notre blason, notre signature. Mais la valeur de celui qui paye de sa personne, et qui est réputé pour la part qu’il prend au bien commun, ne peut justement être déployée et pleinement estimée que contrebalancée par la modestie, le sentiment que n’importe qui aurait pu faire de même. C’est cette critique de la réputation que l’on trouve chez Paul (2 Cor 6-8), chez Bayle critiquant ceux qui se rendent célèbre en écrivant des livres contre la réputation, chez Rousseau ou chez Kant critiquant ceux qui n’accomplissent leurs devoirs que pour être récompensés d’une bonne réputation. Cet éloge de l’anonymat doit être considéré comme un contrepoids au rôle de la réputation dans les sociétés classiques.
C’est cet équilibre entre réputation et anonymat qui formait l’espace commun d’apparition qu’est notre monde, et que sont nos cités. Et en ce sens l’immortalité et la résurrection, diversement, formaient ce cadre, ce théâtre qui autorisait chacun à s’effacer. Stanley Cavell écrivait, commentant Experience d’Emerson: « Ce qui est ignoble, ce n’est pas que les objets pour nous, auxquels nous cherchons à nous attacher, soient pour ainsi dire en eux-mêmes évanescents et insaisissables; ce qui est ignoble, c’est plutôt ce qui advient quand nous cherchons à nier cette inaccessibilité en les agrippant ».
Mais nos démocraties préventives et assurancielles se soucient peu de cet équilibre: elles veulent la gestion optimale de la vie et des patrimoines génétiques, la prophylaxie généralisée, la morale de l’hygiène et du consentement adulte, majeur et vacciné. Elles veulent au moins la conservation des populations, et si possible l’augmentation des vies sécurisées et bien parties dans la vie. Elles veulent, sinon le génocide (dont Michel Foucault a écrit qu’il correspondait à cet âge des bio-pouvoirs et de la gestion des populations), du moins l’isolement sanitaire des formes de vie pathologiques ou malheureuses. Elles veulent l’optimisation de la vie.
On peut parler du triomphe de la Vie comme idéologie dominante (par exemple dans les thèmes de la publicité), comme religieux flottant. Et l' »Évangile de la Vie », qui permet de confondre en Un les quatre évangiles, s’oppose à ce que d’aucuns appellent la culture de mort de notre société, dans laquelle de manière manichéenne on peut mélanger et confondre dans un concept repoussoir tout ce qui résiste à cette nouvelle Religion. Celle-ci se présente sous le mot d’ordre thérapeutique de la guérison. À la rigueur on supportera une résurrection-convalescence. Les nouveaux prêtres sont tous des thérapeutes[3]: ils ne cherchent qu’à maximiser la Vie, à transformer toute perte en don, tout deuil en métamorphose, toute naissance en gestation. Car dans ce discours il n’y a pas de place pour la naissance, pour la discontinuité, pour la rupture: les vivants ne sont que des formes successives du même genre, et les embryons sont déjà connus, sexués et prénommés bien avant leur naissance. Dans cette religion ultra-moderne (son fanatisme n’a rien de conservateur), la naissance, la mort, la résurrection n’ont guère de sens, et sont comme estompés dans le processus général de la Vie qui marche évidemment vers son point oméga !
Nous avions noté au passage que pour Hannah Arendt, le triomphe de la Vie est le lointain avatar d’“une société chrétienne dont la croyance au caractère sacré de la vie a survécu, absolument intacte, après la laïcisation et le déclin général de la foi chrétienne”. C’est que le christianisme, par sa prédication de la Résurrection individuelle, “avait renversé l’ancien rapport entre l’homme et le monde et élevé ce qu’il y a de plus mortel, la vie humaine, au privilège de l’immortalité détenu jusqu’alors par le cosmos (…) Ce renversement ne pouvait être que désastreux pour l’honneur et la dignité du politique (…) L’aspiration à l’immortalité passa désormais pour vanité” (ibid. p.391). On peut ainsi se demander si cette idéologie de la Vie n’est pas ce qui reste du christianisme quand on ne croit plus à la résurrection, et qu’on n’en garde qu’une forme affaissée et aplatie.
La question de la reconnaissance
Que nous est-il arrivé? À quelle question vive répondait la résurrection? Dans la cité antique, les anciens cherchaient l’immortalité dans des actions impérissables: mais que devenaient les anonymes, les sans réputation? Dans la tradition hébraïque, ils avaient la généalogie, la mémoire d’un peuple de descendants: mais que devenait la singularité mortelle de chaque individu, laissé et comme abandonné au bord de la route des générations? La résurrection individuelle, radicalisant une idée qui apparaît aussi dans le livre des Macchabées, répondait à tout cela, plus charnelle que toute immortalité, plus singulière que toute réincarnation des âmes, plus glorieuse que toute réputation. Penser la résurrection permettait de supposer ou d’imaginer une Justice à la fois plus singulière et plus vaste que toute rétribution humaine.
Du point de vue de la résurrection, en effet, personne n’a jamais entièrement son salaire, personne n’a été entièrement et exactement reconnu, et moins encore par lui-même. Et si rien ne sous sépare de la justice amoureuse et singularisée de Dieu, pas un cheveu de nos têtes ne sera perdu. Mais simultanément, tout le monde a toujours déjà son salaire, et dans la gratitude d’avoir simplement existé pour rendre grâce, personne ne demande la résurrection pour soi-même. Et même s’il demande la résurrection pour tous les autres, et que leur existence ait laissé une différence dans la mémoire de Dieu, chacun ne demande pour soi qu’à s’effacer sans laisser de trace. La résurrection est en ce sens au-delà de toute mémoire comme de toute imagination, de toute représentation, immémorable, inimaginable, irreprésentable: plus singulière que toute identité biographique, plus sensible et corporelle que toute action glorieuse. Car il existe des singularités anonymes ( des lettres, des photos, des fragments poétiques) telles que l’on y éprouve plus de singularité dans l’anonymat que dans le nommé: leur rattachement à un auteur ou à un sujet nommé, qualifiable, renommé, serait une entrave à cette singularité supérieure que nous y éprouvons.
Qu’est-ce qui nous permet, comme le dit Ricoeur, de dire d’une trace de quelqu’un, d’un bout de geste, d’un cheveu, d’une petite parole: « c’est bien lui! », c’est bien elle! »? C’est cette question de la ressemblance qui vient nous troubler ici. Je me souviens de mon petit garçon de six ans, très troublé par la mort d’une petite fille de nos amis, qui s’inquiétait de ses autres amis, et qui inventait une cosmologie de la reconnaissance: « Quand nous serons des poussières d’étoile, à quoi reconnaîtrai-je que cette étoile-là c’est Hugo? Je sais, demain je lui donnerai un papier avec un signe qu’il gardera dans sa main jusqu’à ce que je le retrouve, et comme ça je pourrai le reconnaître ». Ce signe n’est pas l’action ni la parole immortelle, mais au contraire ce qu’il y a de plus vulnérable dans le style d’un être, dans sa manière de s’offrir au temps, aux autres.
La résurrection prend la mort au sérieux, dans son terrible laconisme. Elle soutient l’ensemble des réponses à la mort, autant celles par lesquelles nous nous rassemblons face à elle pour ne rien perdre de ce que nous aimons, que celles par lesquelles nous nous dépouillons de tout souci de soi. Elle soutient la pluralité des formes de mémoire, depuis la mémoire collective (la généalogie des peuples ou la cité des saints) jusqu’aux narrations les plus individualisées. Car on peut reprendre tous les grands genres littéraires qui traversent la Bible, et qui définissent des régimes de mémoire différents, des rapports différents au temps, à l’autre, à soi, au monde, à Dieu: chaque fois on obtient des « figures » différentes de la résurrection, de la ressemblance, de la reconnaissance par Dieu de ce que nous sommes. Depuis les grands drames fondateurs jusqu’aux plus modestes élégies, pénétrées d’un parfum d’autant plus singulier et universel que plus anonyme. Depuis les Jugements Derniers où tout sera pesé et rétribué, jusqu’à l’éblouissement apocalyptique où tous les “moi” s’effacent. Nous ne savons pas, en effet, ce qu’est la mémoire de Dieu, ce qu’est notre image au miroir de Dieu. Mais nous connaissons déjà la diversité des formes bibliques de la mémoire, qui élargit nos attentes. Et nous savons qu’en Dieu, notre image sera encore plus singulière que nous, plus ressemblante!
Dans un texte (inédit, je crois) de 1972, André de Robert se demandait « qui suis-je? », et répondait qu’il changeait, qu’il avait changé à cause de Dieu. « Nous qui sommes sans descendance organique, je veux dire sans enfant, nous sommes les mieux placés pour comprendre ou deviner à quoi sert la vie (…) C’est de nous que l’espèce humaine attend quelques éclaircissements, nous qui ne pouvons charger personne, plus tard, de savoir ce que nous faisions là (…) La vie personnelle sert à inventer de nouveaux parfums. Elle sert à produire de nouvelles formes de gratuité (…) À mesure que mon corps se détruit, mon étonnement augmente. Ce que je fais là? Maintenant que je ne fais pratiquement plus rien? Je m’étonne ».
Car finalement c’est ce qui me manque le plus dans cette religion de la vie d’où toute résurrection a disparu: je ne m’y sens pas vraiment autorisé à me montrer, à essayer de faire voir aux autres “qui” je suis, à le leur demander; et je ne me sens pas autorisé à m’effacer, à disparaître, à ne plus me soucier de moi-même, à me retirer de toute course à la réputation. Je ne suis pas autorisé à exprimer ma gratitude. C’est alors que je n’en finis plus de rien, que je n’en finis plus de reproduire, de continuer le processus. La résurrection est ce qui m’autorisait à être né et à me montrer, comme à me retirer et à mourir. La résurrection permettait la rupture. Cela nous manque désormais.
Olivier Abel
Publié dans Foi et Vie n°avril 2001, p.3-8.
Notes :
[1] Une première version de ce texte est parue dans la revue Études en avril 2000. Il est repris ici, légèrement modifié, pour que l’ensemble des « leçons » apparaisse, avec les débats qu’il suscite.
[2] Paris : Calmann-Lévy (coll. Agora), 1983, p.397.
[3] Voir ce qu’en disait Nietzsche dans la troisième dissertation de sa Généalogie de la morale.