Dans Nos sociétés sont victimes d’un mythe du dépérissement. C’est un mythe évolutionniste, sans doute, par lequel nous considérons que tout passe, que tout se transforme irréversiblement en autre chose. Mais c’est un mythe, parce que tout ne se transforme pas toujours aussi vite. Il en est ainsi du mythe du dépérissement de l’État, sous lequel se sont abrités des États d’autant plus sanglants qu’on les pensait provisoires, ou des Marchés d’autant plus dérégulés qu’on les pensait autonomes: ne pas penser la rationalité spécifique et autonome du politique interdisait aussi d’en penser les maux spécifiques. Il en est ainsi du mythe du dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd’hui un « n’importe quoi » religieux, et qui interdit d’en penser tant la « rationalité », la visée spécifique, que l' »irrationalité », les maux spécifiques.
Si les maux sont liés à des abus de pouvoir, les formes indésirables de ce qu’on pourrait appeler l’aliénation religieuse sont irréductibles à l’exploitation économique ou à la domination politique. Il s’agit ici d’un troisième registre, proprement cultuel et culturel, touchant à des questions de langue, non de pur langage privé, mais de langue au sens d’une appartenance, d’une appropriation, d’une identité indéclinable. Au sens d’une langue dont on ne peut pas changer comme de chemise.
Ce rapprochement entre les religions et les langues n’est pas nouveau. Kant l’opère dans ses petits textes sur l’histoire, ainsi que dans La religion dans les limites de la simple raison. On pourrait d’ailleurs distinguer soigneusement: 1) la religion comme langue, qui répond à une demande d’identité dans un monde indifférencié, mais qui autorise aussi à être indifférent à l’identité, dans un monde obsédé d’identité; 2) la religion comme vérité, ou comme interrogation émerveillée, dans un monde où les connaissances sont trop souvent réduites à l’état de techniques, de moyens de pouvoir; 3) la religion comme morale, qui répond au sentiment de nos vies en miettes, au désir d’une morale plus cohérente, plus solidaire, mais aussi d’un agir possible, et cela présuppose la double-faculté de promettre et de pardonner.
Dans ce disparate des « demandes » religieuses, nous nous arrêterons donc tout particulièrement à la première figure, qui fait de la visée légitime comme du « mal » proprement religieux un problème tenant à notre condition langagière. La visée légitime s’atteste dans une exigence de véracité, qui présuppose une sorte de confiance dans le langage, une sorte de « foi » dans sa propre parole comme dans la parole d’autrui: une confiance dans un langage « notre », sans laquelle nos sociétés s’effondrent. Je parlais un peu plus haut d’un point de conviction, ou de faiblesse, où une parole nous tient au corps sans que l’on puisse en changer comme de chemise: une parole intraduisible, inéchangeable, incommunicable. C’est bien une question d’identité, non seulement d’identité culturelle, mais d’identité existentielle, de point de non contradiction entre ce qu’on dit et ce qu’on fait. Et le problème est alors justement de traduire cette conviction, cette confiance, de la partager quand même. Quelle est la « communicativité » propre à cette confiance?
La perversion spécifique de ce lien langagier apparaît au contraire dans le mensonge, qui ruine cette confiance par ses manipulations et réduit le langage à un instrument. Elle apparaît dans l’hypocrisie, l’insensibilité au double-langage et à la contradiction. Elle apparaît dans tous les abus et les « passions » de la communication; c’est d’ailleurs un pléonasme, puisque l’envie, la vanité, et la plupart des passions sont issues de cet élément langagier dans lequel les humains passent leur temps à (se) comparer ou à refuser la comparaison. Or ces maux sont intimement liés aux ressorts profonds de la violence: soit que l’on « force » la communication pour obliger l’autre à venir dans notre langage, soit que la violence surgisse comme la seule manière de rompre la communication, de refaire de l’inéchangeable dans un monde où tout s’échange.
Ce thème de la confiance et de la défiance au langage est donc une introduction possible à notre sujet. Et ce n’est pas un hasard s’il y a une corrélation entre les deux, si la plus grande « foi » peut basculer dans la plus grande « violence ». Les guerres de religion sont le noyau « à l’état pur » des guerres civiles, des guerres de la langue. Ce vieux problème, nos religions l’ont rencontré très tôt, et on peut dire qu’elles se sont constituées comme d’ingénieuses machines à retarder, à ralentir la violence, à la retenir. À la mettre en intrigue, jusqu’à ce qu’elle soit non éliminée (mythe du dépérissement) mais régulée. Les textes « canoniques », par exemple, les récits fondateurs, et pour nous « les » évangiles (il y en a quatre!), installent une ambivalence, une polysémie réglée, qui obligent les traditions en conflit à cohabiter dans le même espace interprétatif, et qui fait place à une communauté interprétative.
S’il faut un autre exemple de cette institution d’une confiance dans les ressources du langage commun, mon expérience personnelle dans les questions éthiques m’a souvent montré qu’il fallait savoir donner place et voix à des convictions parfois émues, ou simplement « senties », et faiblement argumentées: or elles trouvent souvent une place en s’abritant derrière des convictions religieuses. C’est qu’en éthique l’argumentation ne suffit pas, même si elle est une tâche à poursuivre inachevablement, et c’est pourquoi il nous faut élargir la gamme des genres de langage capables de porter ensemble ce soin de la formulation des voeux comme des plaintes. À cet égard la posture des « mythes » et autres paradigmes dans les dialogues de Platon est très intéressante, parce qu’elle ouvre un espace intermédiaire entre l’argumentation logique et la subjectivité ineffable, entre la part d’éveil et la part de rêve de nos existences, entre la part d’autonomie adulte et celle de dépendance enfantine; et cet espace intermédiaire, dans l’ampleur de ses variations, est coextensif au langage ordinaire.
Je ne développerai pas ces thèmes pour eux-mêmes. Mon but est maintenant de montrer que ce « lien », que cette fonction religieuse d’autoriser et d’augmenter la confiance, au risque de la briser, prend deux formes différentes selon qu’il s’agit d’assurer la communication entre des contemporains (relier) ou la transmission entre les générations (perpétuer).
1. Relier
Pour reprendre la distinction initiale que je propose dans L’éthique interrogative, nous avons en effet un problème commun, celui de savoir comment faire place à autant d’humains si semblables et si différents. À autant d’êtres qui ne peuvent interpréter le fait d’exister sans se comparer les uns aux autres, sans se distinguer les uns des autres, et qui doivent néanmoins cohabiter. Et de savoir comment ces humains peuvent d’autant plus se distinguer qu’ils prennent la place successivement les uns des autres, qu’ils reprennent les mêmes traces et doivent les réinterpréter. La première formulation du problème est plutôt celle de la rhétorique, qui place au centre de la condition humaine le langage ordinaire, la négociation entre les humains de leurs ressemblances et de leurs différences. La seconde formulation du problème est plutôt celle de l’herméneutique, qui place au centre de la condition humaine la condition interprétative, où chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et reprendre la conversation rompue par l’irréversible des morts et des naissances.
En rapprochant la pragmatique du langage ordinaire par lequel les contemporains mesurent avec passion leurs accords et leurs désaccords, et l’herméneutique par laquelle les générations successives entrent dans la conversation et la réinterprètent, je veux proposer une réflexion sur ce qui autorise et institue cette double-différence, que l’on retrouve sur tous les claviers de nos liens. Il me semble que les deux versants intéressent la médiologie.
Sur le premier versant qui nous occupe ici, il s’agit d’abord d’entraver le conflit, la guerre civile, le déchirement de ce qui ne veut pas être identique, nivelé à l’uniformité; mais d’entraver aussi le désir d’unanimité, l’identification enthousiaste ou apeurée et sans reste, qui exclut les « différents ». Les deux tendances vont ensemble, d’ailleurs, comme on le voit dans nos sociétés et dans nos tissus urbains écartelés entre la mondialisation et la balkanisation, entre l’anonymat et les ghettos. Les figures de la rhétorique sont là pour les intriguer, les retarder, pour leur faire des chicanes, pour mettre des écrans qui compliquent la représentation, faire voir le conflit où l’on ne voit que consensus, et la ressemblance où l’on ne voit que division.
La figurativité du langage permet en effet à une proposition de prendre sens dans deux configurations différentes, d’être interprétée différemment. Elle constitue ainsi une sorte de compromis, de boîte noire, où la communication est maintenue dans l’écart même entre les points de vue en présence, et qui ne se comprennent pas forcément l’une l’autre. On pourrait dire ainsi que la rhétorique cherche à penser le langage comme l’institution du compromis en dépit du différend et du conflit; qu’elle doit penser la conflictualité dans le langage; qu’il s’agit d’un conflit entre des contemporains égaux qui doivent négocier leur différence, la découvrir ensemble.
C’est le premier sens de ce que j’ai appelé plus haut le Canon, les textes canoniques, qui constituent non seulement théologiquement mais anthropologiquement le « noyau dogmatique » des religions du livre. Justement parce que les différentes forces et langages (et « forces de langage ») en présence pourraient se détruire les unes les autres jusqu’à la dernière, parce que les humains jaloux préfèrent détruire l’objet désiré (la vérité, la justice, et jusqu’au plus petit des biens) plutôt que l’accorder à son adversaire, le compromis consiste à détourner le face à face. Il le fait par le détour apaisant à des figures interprétables; il installe des objets ambivalents, qui peuvent être employés comme ceci et comme cela, et qui servent donc à transiger sur les vues des uns et des autres, à intriguer, à retarder, à faire écran et obligent à cohabiter.
Et c’est bien à cela qui servit la formation du Canon biblique, cette boîte noire où l’on trouve inscrites ensemble les traditions dont le conflit même est apparu à nos anciens comme fondateur. Tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel: le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même boîte noire les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés (les vivants) au passage, au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été souffert.
Au-delà des textes bibliques, l’histoire des dogmes et des traditions religieuses a ainsi déposé toute une suite de ces « boîtes noires », véritables programmes civilisationnels qui règlent les variations de nos cultures, et entre lesquels chaque époque introduit sa syntaxe, son ordre de priorité. La Réforme est à cet égard remarquable, d’une part parce qu’elle détermine une rupture, sous la forme d’un retour au noyau canonique. D’autre part, et c’est lié, parce qu’en court circuitant la tradition elle se fait contemporain des temps primitifs, comme si on pouvait recommencer, refaire en quelque sorte le Pacte, ce que Calvin appelle « l’institution de la religion chrétienne ». Ce n’est donc pas un hasard si la théologie centrale de la Réforme insiste davantage sur l’Alliance et la Nouvelle Alliance, sur le caractère électif du lien divino-humain, que sur la dimension généalogique ou traditionnelle de la succession apostolique, par exemple. Or cela n’est pas sans effet sur les formes de la famille (égalité de l’homme et de la femme, droit du divorce, conjugalité comme alliance et « covenant ») et sur les formes du politique (toutes les philosophies du contrat, de Hobbes à Rousseau).
Médiologiquement, on peut dire que les choses se sont passées comme si la société européenne avait atteint à ce moment–là un seuil d’intensification et de complexification des échanges et des communications insupportable. Avec l’imprimerie par exemple se produit ce que Malraux avait observé dans le « musée imaginaire »: qu’au temps des voyages artistiques, on comparait une image à un souvenir d’image, et on voyait surtout les ressemblances, alors qu’au temps de la reproduction mécanographique des images on compare les images, les tableaux, directement; on découvre alors les différences. Il fallait alors inventer une forme de communauté qui supporte davantage de désaccords, de différences, en établissant de nouvelles formes de consensus, plus contractuelles, et reposant davantage sur la responsabilité, c’est–à–dire l’autodiscipline de ses membres, sur leur capacité autonome à s’allier, à contracter, et à tenir les règles du jeu qu’ils se sont fixées. Et l’on peut se demander si aujourd’hui nous n’avons pas un problème du même genre, d’impuissance à instituer les conflits, à les installer en les autorisant, en leur donnant un cadre durable qui permettent aux voix les plus « faibles » de s’exprimer sans basculer dans la violence, de chercher ensemble les formes de leur égalité.
2. Perpétuer
Le deuxième versant, celui de la transmission entre les générations, est religieusement moins illustré par le protestantisme, qui est une tradition auto-nettoyante, que par les traditions qui ont davantage insisté sur l’institution généalogique. Mais le premier versant est aussi important que le second pour penser l’institution, le canon ou le dogme (c’est le point où je trouve inéquilibrés les travaux de Pierre Legendre).
C’est un problème classique des religions, qui apparaissent souvent sous les instances d’un événement imminent, que de devoir par la suite s’installer dans la durée. Ce fut le cas du christianisme primitif, mais aussi des puritains anglais, qui dans leur révolution permanente (semper reformanda) n’avaient pas vu ce qui les attendaient au tournant: les enfants des saints ne sont pas forcément des saints. On ne transmet pas ce qu’on veut, et on transmet ce qu’on ne veut pas. Le problème de la transmission est ici compliqué par le fait que le rapport des prédécesseurs et des successeurs, des parents et des enfants, n’est pas symétrique. La transmission est alors prise en tenaille.
Il y a d’une part la tentation de vouloir reproduire le plus fidèlement possible un modèle dont il ne peut y avoir que des copies de plus en plus dégradées; ici on colmate les « pertes », on conserve au fur et à mesure le plus possible, dans une sédimentation cumulative et une passion du recyclage. Mais on néglige alors le fait que dans la suite des générations il y a autre chose que la continuité de la Vie et le rapport immuable du grand et du petit: la discontinuité introduite par la mort et par la naissance fait que les enfants qui grandissent devront réinventer non la poudre, mais les formes de leurs liens. Les grandes inventions morales et culturelles ont réitératives et non cumulatives, et il faut bien que le « petit » sorte de sa minorité, s’émancipe, si l’on veut qu’à son tour il devienne grand. C’est d’ailleurs souvent en créant que l’on rouvre avec le plus de vivacité les figures les plus immémoriales, les couches les plus archaïques ou les plus profondes de nos cultures.
Il y a d’autre part la tentation de tout réinventer, de tout recommencer, en faisant table-rase de la tradition. Mais comme disait Malraux de la création artistique, on marche mal sur le vide, et il n’y a pas d’invention sans répétition. Daniel Bougnoux le disait en parlant du rapport information-communication: il faut intercaler finement, je dirais rythmiquement, des plages d’innovations entre des plages de redondance. Et inventer n’est pas se tenir effrayé à distance de la tradition mais la rouvrir et puiser dans ces trésors communs de quoi réinterpréter, à notre tour « qui » nous sommes et le monde où nous nous trouvons. On ne peut donc jamais « tout » recommencer, non seulement parce qu’une enfance inconsciente nous rappelle au passé, mais parce que nos existences fugaces et fragiles ont besoin d’un cadre plus durable qu’elles-mêmes: demeures, paysages, cités, institutions qui font le théâtre et le monde de notre brève apparition.
Dans cette équation entre l’anamnèse d’une inévitable tradition et la rupture créatrice du nouveau, nous avons ainsi une ligne de tension. À cet égard il y a canon, non plus au sens de ce qui permet de faire tenir le conflit des interprétations sous la même règle, mais comme ce qui permet de réinterpréter successivement, et d’interpréter notre succession même, notre condition historique d’être temporels qui surgissent au beau milieu d’une conversation commencée avant eux, à travers eux infléchie, et qui se poursuivra sans eux. C’est l’intérêt de la très grande diversité des genres littéraires qui composent la Bible (narrations, codes juridiques, prophéties, proverbes et poésies, lettres) que d’étayer des modes de communication et des formes de communauté diverses. Au fond, pour être autorisés à montrer « qui » on est, à chaque génération, il faut aussi être autorisés à s’effacer, à ne pas se durcir dans le désir que nos paroles et nos actions soient efficaces et durables, mais à accepter qu’elles soient à leur tour réinterprétées par d’autres. L’interprétation éphémère laisse ainsi sa trace qui devient le cadre et le théâtre durable des interprétations ultérieures.
On le voit, toutes les religions ont affaire à ce problème du lien divino-humain, qui institue les liens entre les humains, selon cette double différence: celle du désaccord et de l’alliance entre des égaux (ou rendus égaux par l’alliance), et celle de la génération et de la différence généalogique. Aucun de ces deux types de liens ne peut sans danger être pris comme le modèle de tous les liens, car le premier ferait croire que tout est contractualisable, et le second que la différence entre le grand et le petit est immuable. Ce n’est d’ailleurs pas la même communauté, pas le même « nous », qui est configuré ici ou là. Et nous avons bien besoin aujourd’hui, sur tous les registres de nos liens, de penser entre ces deux grandes formes de nos liens une articulation sans subordination.
Olivier Abel
Texte publié dans Cahiers de médiologie n°11, p.73-80.