Nous habitons le monde, un monde qui nous est donné à habiter, mais parmi d’autres, en laissant à notre tour le monde habitable par d’autres, et je crains que nous ne mesurions pas assez notre condition. C’est pourtant l’horizon du bouleversement qui nous attend, de prendre ensemble cette mesure. Il y a un peu plus de vingt ans, dans le même cadre, je me souviens avoir donné une conférence sur l’œcuménisme comme intelligence de la cohabitation, et j’en faisais une intelligence « écologique » de la diversité, de la pluralité des façons d’habiter les mêmes espaces. La même espérance m’habite aujourd’hui, même si l’horizon n’a cessé de s’assombrir depuis lors. Dans un parcours récapitulatif qui ne cherche qu’à reprendre les grands points de notre prise de conscience collective, je voudrais ici pointer d’abord quelques signes du bouleversement qui se prépare, puis tenter une mise en ordre de ces crises qui nous assaillent ; ensuite je montrerai l’éboulement successif des solutions que nous envisageons, et la nécessité d’une conversion de nos « programmes théologiques » eux-mêmes, enfin j’appellerai au bouleversement de nos habitudes.
Les signes d’inversion
Cela fait longtemps que ceux qui veillaient au créneau l’attendait, mais cette fois-ci trop de craquements se font entendre, tout notre horizon en est modifié. Quand je dis craquements, je pense à cette bestiole au début du dessin animé « l’âge des glaces » qui plante son gland dans la glace et voit soudain toute la banquise s’écrouler. Au moment où l’on entend le premier craquement, on voit son œil ciller une ou deux fois, commencer à devenir attentif aux signes : nous en sommes exactement là.
A l’horizon encore lointain ont surgi des signes de tempête. Ce ne sont en quelque sorte que des signaux, et pour imaginer et réaliser ce qu’ils annoncent il faut les interpréter, je veux dire il faut y croire — croire que ce sont des signes. Il y eut des temps de trop grande crédulité, d’excessive crédulité, d’imbécile crédulité, mais nous sommes peut-être dans un temps d’excessive et imbécile incrédulité. Cette incrédulité traite par la dérision tous ceux qui lèvent les yeux pour dire que rien ne va plus que tout va changer. Depuis 1972 et le club de Rome que d’années perdues !
Mais désormais ce ne sont plus des savants farfelus, des militants chevelus et poètes que l’on va entendre sur le sujet, mais des assureurs, des notaires bientôt ! C’est que bon an mal an la tempête coûte trop cher, aux assureurs, aux Etat, à chacun. On n’aura pas toujours les moyens de tout réparer et remettre à neuf, et bien des investissement actuels sembleront ridicules dans quinze ans.
Nous avons cependant un problème de temps, d’échelle de temps. Celle de l’écologie porte sur des temps longs, alors que les rythmes de l’économie sont extrêmement brefs et nerveux, et que ceux de la politique marqués par les sanctions électorales sont aussi ridiculement courts. Reste le troisième levier, la culture, au sens large, l’imaginaire collectif, les arts, les religions, l’orientation globale des préoccupations et des mœurs. Moi même comme philosophe moral, je dois veiller à ce que l’éthique que je prône reste mesurée à une « écologie humaine » durable, soutenable pour les générations futures, et donc aux limites d’un planète durablement habitable. Mais il devrait en être de même pour les choix politiques et économiques.
A cet égard, le discours d’investiture d’Obama a été une occasion à moitié réussie (de nombreux passages du discours marquent cette inflexion des préoccupations, largement annoncée pendant la campagne électorale) mais aussi à moitié manquée : les USA vont quand même centrer leur agenda sur leurs intérêts et défendre ce qu’Obama a appelé leur « mode de vie ». J’aurais attendu de lui qu’il déclare la guerre, si je puis dire, la vraie guerre qui doit mobiliser les intelligences et les courages du monde entier, et où il ne s’agit pas de vaincre, mais de convaincre, et pas seulement de convaincre mais de vaincre nos propres routines, nos propres inerties — et justement nos « modes de vie ». Enfin si ce n’est pas les USA qui prennent vraiment la tête des intérêts planétaires, espérons plutôt que cela puisse devenir peu à peu l’opinion mondiale, et déjà l’opinion publique en France, en Europe. Honneur à l’homme politique qui se lèvera pour annoncer que ce qui nous attend n’est pas facile, n’est pas gagnant-gagnant, et demandera du courage, le courage de repartager les richesses, mais aussi les pénuries et les efforts.
Nous devons partir de l’écart que nous éprouvons entre l’agenda technique et les interrogations éthiques. Cet écart, pointé déjà par Rousseau qui opposait les progrès rapides des sciences et la stagnation sinon la régression des mœurs, me semble pouvoir être éprouvé dans cette expérience quotidienne, que nous ne sentons pas ce que nous faisons. Cette insensibilité, ce déficit d’imagination, qui ont rendu possibles Eichmann et Hiroshima, sont, si je puis dire, devenus notre condition ordinaire. C’est pourquoi je voudrais tenter ici de placer la gamme des questions entre un pôle technique et presque physique, celui de l’épuisement des ressources, des déséquilibres climatiques, des évolutions technologiques, que déterminent des accidents et des catastrophes plus ou moins acceptables, et un pôle éthique et politique, celui qui nous fait sentir et voir des injustices plus ou moins acceptables, génératrices d’envies, de guerres, de famines, mais aussi de bouleversements dans nos modes de vie.
Le combat contre les maux naturels ne doit pas faire négliger celui contre les injustices sociales, et réciproquement : nous ne devons lâcher aucun de ces bouts. Et plutôt que d’opposer dogmatiquement les contraintes écologiques et les contraintes sociales, nous devons les composer. Comment faire pour que les catastrophes brutales, discontinues, synchroniques en quelque sorte, ne fassent pas oublier les catastrophes lentes, continues, diachroniques ? Comment faire pour que les solutions techniques à l’épuisement des ressources ou à l’émission de gaz à effet de serre ne conduisent pas à des guerres et des injustices pires ? Comment faire, à l’occasion de ces défis, une société plus juste, où les plus désavantagés ne soient pas sacrifiés sur tous les tableaux, humiliés, condamnés sans espoir à l’agressivité envers les autres et eux-mêmes, et rendent illusoire la généralisation des progrès scientifiques.
Car visiblement les gens ne savent pas encore, ne réalisent pas bien ce qui se prépare, et combien tôt ou tard nos formes de vie vont changer. Et d’abord, car ce sera le point de départ de notre réflexion, la rigolade du pétrole bon marché, c’est vraiment fini, c’est définitivement fini. On peut se rassurer en ergotant sur les jeux de l’offre et de la demande : la courbe du développement mondial est en train de croiser celle de l’épuisement des ressources, qui est inflexible et ne dépend pas du marché. Si nous relevons la tête hors de l’actuelle crise économique, la réalité de ce plafond se rappellera à nous. Depuis longtemps la vérité des prix du pétrole était cachée : le pétrole est extrêmement rare et précieux, à l’échelle géologique. Et nous vivions au dessus de nos moyens, au détriment des générations futures qui nous accuseront d’avoir pillé des trésors et manqué cette lucarne.
L’humanité avait une petite chance. Qu’avons nous fait de tous les moyens que nous avions, de ces cent années de croissance vertigineuse ? Oui : il nous faudra un jour le reconnaître, nous avons manqué l’occasion de mettre à profit la formidable avancée technique et scientifique apportée par la civilisation moderne, pour passer le palier, et faire de ce qui semblait jusque là un plafond un plancher, une base commune pour l’humanité. Notre civilisation semble arriver au bout de sa courbe sans avoir su laisser place à la naissance d’une autre. Qu’ils sont puérils, tous ces gens habitués à bien manger, à prendre l’avion pour aller en vacances n’importe où, à voir aussitôt renouvelé tout ce qui est vieux ou abîmé, à croire que tout cela est un droit, un acquis, et que de toutes façons ça progresse. Quand est-ce que notre économie, à tous les niveaux, reconnaîtra la non gratuité des ressources naturelles, et la non gratuité des rejets polluants et des émissions qui rompent les grands équilibres climatiques.
Et jusque dans l’usage de l’eau, ce besoin d’être toujours propre sur soi, nous avons pris de sales habitudes ! Pourquoi autant de citoyens du monde prennent-ils une douche chaque jour, sinon plusieurs, et pourquoi changent-ils tout le temps de chemise ! Or ces plis pris par les corps et les mœurs sont plus lourds, plus difficiles à changer que nos installations techniques. Nous arrivons à la lisière de la grande époque du pétrole facile. Nous n’en avons rien fait, et n’avons pas préparé l’après : quand on regarde de près, il n’y a rien qui puisse s’y substituer à l’échelle des besoins mondiaux — je ne parle pas de cités-états régnant sur des territoires militarisés et soigneusement clos. Que faire maintenant pour profiter de l’énergie qui nous reste, du mouvement dont nous disposons encore, pour amorcer les virages nécessaires ? Comment faire pour retrouver ce minimum de confiance en nous sans laquelle nous n’oserons rien faire ?
Je parlais à l’instant d’inversion de la courbe : nous sommes dans un temps d’inversion générale. Le progrès régresse, et le changement climatique s’inscrit dans un ensemble de bouleversements, comme si les grandes courbes du progrès s’inversait et qu’au-delà d’un certain seuil l’éducation rendait bête, l’information favorisait la manipulation, la médecine faisait plus de malades qu’elle n’en soignait, la guerre plus de méchants qu’elle n’en supprimait, les véhicules plus de paralysie que de mouvements, les échanges plus de clôtures que d’ouvertures entre les peuples, et que nos villes trop étendues et comme droguées au pétrole, n’urbanisaient plus. C’est un des changements les plus lourds qui se préparent que celui d’une structure urbaine et territoriale qui ne suppose pas autant de déplacements superflus (bien des techniques le rendent aujourd’hui possible), et qui permette aux générations successives de prendre place et de réinterpréter l’espace commun.
Plus globalement, cette inversion s’inscrit dans un paradoxe anthropologique naguère pointé par Lévi-Strauss, c’est que « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ». Il y aurait un seuil optimal des échanges, en deçà duquel ils favorisent la diversification et la créativité des cultures, et au-delà duquel il les uniformise et les écrase, et Lévi-Strauss posait ainsi clairement, il y a plus de cinquante ans, le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. L’accélération et la généralisation des échanges, des déplacements et des communications (la mondialisation), sont devenus périlleux pour la pluralité humaine et pour la conversation des cultures, autant que pour la diversité des formes économiques de richesse et des formes d’invention politique représentatives.
On parle de croissance, mais n’y a t-il pas une décroissance de la biodiversité, du taux global d’éducation réelle et de recherche, d’ouverture aux échanges ? N’y a-t-il pas déjà un décrochage global de l’agriculture et des famines qui frappent désormais des milliards d’êtres humains ? Bien sûr, comme je le proposais il y a peu dans un article de La Croix, l’humanité pourrait enfin commencer à manger les méduses, qui prolifèrent dangereusement avec le réchauffement, mais l’énormité des famines qui se préparent est la plus hideuse et la plus inaudible des Gorgones.
L’ordre des bouleversements
Il n’est pas inutile de mettre un peu d’ordre dans tous ces bouleversements, si je puis dire, et de retracer à grandes lignes la séquence entière des limites successives que nous rencontrons. A vrai dire la question des priorités et de la syntaxe de nos problèmes fait partie du problème et de sa discussion, mais de toute façon l’imagination des scénarios est à la fois un élargissement du sensible, des capacités de sentir, et un élargissement de la responsabilité, de la capacité à agir ensemble. Car nous souffrons d’un déficit d’imagination, à la fois comme sensibilité et faculté à nous mettre à la place des autres, et comme faculté de nous déplacer pour découvrir que nous pouvons faire quelque chose. Si l’épuisement des ressources et l’insouciance énergétique actuelle ne développe qu’une imagination relativiste, une insensibilité profonde à l’état du monde, un nihilisme de pacotille, une sorte de tourisme universel sous l’impératif catégorique du « pas de souci », alors le réchauffement climatique, la fuite en avant des puissances de ce monde, les famines, les guerres et les pillages développeront de plus en plus une fanatique peur pour les proches, qui nous rendront capables de justifier le pire.
Le premier problème, sous la figure du pétrole, est celui de l’épuisement des ressources en hydrocarbures, où le carbone est stocké dans les végétaux fossiles sous forme de chaînes organiques très différenciées, et qui forment la base de notre chimie. Or ces stocks, à l’échelle géologique sont extrêmement limités, et l’objet d’un déstockage massif : en quelques dizaines d’années, l’humanité aura dépensé un trésor accumulé pendant des millions d’années, et l’aura dépensé sous forme de carburant, alors que le pétrole aurait des usages beaucoup plus précieux — il faudrait ici faire l’éloge du plastique. A cet égard, nous devons mesurer la prégnance de la voiture, non seulement sur notre économie mais sur notre imaginaire de la vie heureuse. Nous sommes drogués au déplacement et ne savons plus être là où nous sommes. Les flots de touristes qui prennent l’avion sont à l’évidence une dépense somptueuse, au-dessus des « moyens » de l’humanité. Et cette inéluctable inversion de la courbe des prix du pétrole déterminera d’ici une vingtaine d’années (c’est-à-dire tout de suite) une modification bouleversante de nos économies. C’est notre limite énergétique. C’est déjà l’horizon de fond sur lequel toutes les décennies prochaines se profilent, et ce sera la problématique majeure du siècle qui vient.
Mais cette première limite sera, semble-t-il, (malheureusement) retardée par le renouveau d’autres formes de carbone, le gaz, et la liquéfaction du charbon qui deviendra tôt ou tard compétitive. C’est pourquoi nous rencontrons un second problème, peut-être plus urgent encore, celui qui nous occupe ici : c’est que l’émission des gaz à effets de serre, dépassant la fixation des puits de carbone dans la végétation, commence à produire des déséquilibres climatiques aux incidences non seulement humaines, mais techno-économiques très lourdes. Sans aller jusqu’à parler de l’évacuation de zones urbaines surpeuplées et trop proches du niveau actuel des mers, la seule modification de l’agriculture et des besoins en eau peuvent mettre à genoux un capitalisme mondial qui se croit un peu trop « hors-sol ». Car toute économie se fait à l’intérieur des limites d’une écologie possible, et notamment d’une écologie « humaine » : il faut bien manger, boire, et se loger ! Si l’on additionne, ce qui est le plus probable, les deux phénomènes des changements climatiques et du renchérissement de la facture énergétique et des transports, nous sommes dans un scénario d’effondrement du tourisme et de la mondialisation, et donc du capitalisme (en tout cas tel que nous le connaissons) ; la démondialisation, la relocalisation, une certaine décroissance vont frapper de plein fouet non seulement les grandes entreprises délocalisées, mais les entités politiques vastes comme l’Europe, et les communications routières. Car nos villes et nos campagnes, façonnées par la voiture, vont se montrer bien souvent inadaptées. C’est notre limite écologique. Ce second horizon se rapproche et pèse déjà sur l’agriculture.
Cependant cette seconde limite, à certains égards plus terriblement proche que la première, peut encore être rattrapée par un troisième problème, plus probable encore, plus urgent si c’est possible. Ce n’est pas seulement de la croissance brute de la population mondiale qu’il s’agit mais de la croissance de la part de cette population qui entre dans la logique de la croissance, de la consommation individuelle et du développement. C’est ce qu’on appelle la mondialisation, qui rencontrera tôt ou tard ces deux limites précédentes. Or la mondialisation rencontre déjà une limite terrible : les marchandises et les pollutions n’ont pas de frontières, mais pour empêcher les sociétés pauvres d’envahir les sociétés riches, un mur s’élève, de plus en plus technique et militaire, apolitique. Un mur qui vu de l’intérieur a l’air doux, mais qui de l’extérieur est impitoyable. Pourquoi les sociétés pauvres laisseraient-elles passer marchandises et capitaux, si elles ne peuvent exporter leurs chômeurs ? Et si ces chômeurs sont définitivement enfermés derrière le mur des sociétés riches, ne va-t-on pas droit à ces grandes migrations dans l’au-delà que sont les guerres ? Surtout si, pour produire nos bio-carburants de substitution, nous affamons les pauvres du Sud – pour alimenter un 4×4 pendant une année, il faut affamer un village pendant trois ans. Oui, ce que nous préparons avant même les bouleversements climatiques et la fin du pétrole, mais conjointement à eux, c’est la guerre, une guerre inexpiable, chacun pour soi. C’est notre limite politique, et ce troisième horizon est déjà là — mais nous ne le voyons que de l’intérieur de notre bulle.
J’ajouterai ici que les clôtures que nous érigeons actuellement ne sont rien encore, qu’elles ne sont peut-être même pas pour aujourd’hui mais destinées à nous protéger demain ! Qu’il s’agit seulement d’une répétition générale, d’un exercice à la fois technique et mental d’isolationnisme, par lequel nous cherchons à nous en tirer tout seuls, en levant tous les ponts-levis. On sait déjà qu’il n’y a pas d’équité face aux catastrophes : mais s’il y a une trop grande inégalité, un trop grand cynisme, aux attaques de l’extérieur, aux invasions « barbares », répondront une implosion interne, un auto-pillage général. Les conflits qui se préparent ne seront pas nucléaires ni des guerres classiques, mais la généralisation des comportements d’accaparateurs d’un côté, et de pillages de l’autre.
Nous sommes donc face à un terrible conflit entre le monde riche et le monde pauvre, dont le fossé se creuse au sein de chaque société, qui prépare la guerre et qui rend le monde inhabitable. Mais nous sommes aussi face à un terrible conflit de générations, où par le seul fait de ne pas changer nos modes de vie, nous pouvons faire un mal terrible aux générations suivantes sans qu’elles puissent rien nous faire. D’un côté les gaspillages, rejets et dépenses excessifs, de l’autre la pénurie, la raréfaction des ressources les plus « communes » (l’eau, la terre, les minéraux, la nourriture, la possibilité d’ « habiter » le monde), tout cela tend à des rééquilibrages massifs et catastrophiques.
L’éboulement des solutions
Pour faire enfin face à ces défis énergétiques, écologiques et politiques, d’où viendra le bouleversement des opinions ? Il ne viendra pas de la prise de conscience du danger, car celle ci, menée par la peur, peut déterminer un réflexe de fuite en avant, vers la première issue visible. Mais ce dont il nous faut sortir c’est de l’idée qu’il y a des issues ! Il nous faut sortir du solutionisme du « y’a qu’à ». Car toute réponse soulève de nouvelles questions, toute grande solution engendre des effets pervers complexes, et il va nous falloir apprendre à vivre avec la question — il nous faut comme dit Loup Verlet une « responsabilité dialogale ».
Certains en effet à ce point jettent leur joker : l’intelligence humaine, un investissement massif dans l’augmentation du niveau collectif de connaissances et dans la recherche de nouvelles sources d’énergie comme de nouvelles « économies de l’énergie », sont capables de riposter à cette déperdition d’énergie et de soutenir une croissance durable et partagée. L’idée est belle et généreuse, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une réforme radicale non seulement des modes d’extraction, de stockage, et de transfert de l’énergie, mais des modes de production, d’organisation et de diffusion des savoirs. Et il serait ridicule qu’après avoir idolâtré la Science et l’avoir portée malgré elle au rang de religion collective, on en vienne à idolâtrer l’Ignorance et négliger la culture scientifique.
C’est d’ailleurs une tendance lourde aujourd’hui, il suffit de voir la place restreinte prise par les sciences dans les musées, et par les sciences naturelles dans l’instruction. Pire : il suffit de voir combien les lobbies économiques ne cessent d’ébranler les réalités scientifiques en les ramenant à des opinions, à des hypothèses. Au lieu de « casser le thermomètre », on devrait au contraire veiller à l’indépendance des moyens de la recherche, à la coopération mondiale, et à la liberté de ces « partis interrogatifs » par lesquels les « voix » sensibles à la situation planétaire interviennent parmi d’autres dans le débat politique.
Mais pour revenir à l’intelligence humaine, il y a néanmoins une limite à cet argument. C’est que les sociétés qui pratiquent cet investissement dans la recherche ont tendance à y chercher leur salut « tout seuls ». Si les USA ou la France veulent garder pour eux la maîtrise de leur approvisionnement énergétique, c’est bien avec l’idée que dans quelques décennies la fusion nucléaire, les nanotechnologies ou un bouquet de solutions et d’économies, permettront de sortir victorieusement de l’après-pétrole. Le pari de cette « fuite en avant », c’est que les solutions technologiques sont plus plausibles, plus rapidement généralisables que n’importe quel changement de mode de vie. Ce pari doit être pris au sérieux, car l’argument est solide.
Mais avant de rencontrer des obstacles internes, ce pari sur l’investissement dans l’intelligence rencontrera bientôt un obstacle externe : c’est qu’on ne peut pas se sauver tout seul, en laissant une planète foutue. Or il nous est impossible de nous retirer de la course tout seuls, et croire que nous puissions changer notre vie juste pour nous. On ne récolterait alors que la guerre et le terrorisme, qui sont exactement comme les progrès de l’intelligence scientifique et technique, mais bien plus immédiatement encore : généralisables et imposables à l’adversaire. Peut-être pourtant certains pays ont-ils fait ce choix délibéré : mieux vaut quelques millions, dizaines ou centaines de millions de morts dans le monde, si nous pouvons nous approprier ainsi les ressources qui nous sont indispensables pour nous sauver.
Il y a aussi et surtout, à cette hypothèse d’un salut par la recherche technique, un obstacle interne. D’abord, si l’on imagine pouvoir, pour une société donnée, faire la soudure, vers la fin du siècle, entre les dernières réserves de pétrole et les futures ressources énergétiques inépuisables ou renouvelables, il y faut une gouvernance à long terme d’une très grande intelligence et d’une très grande capacité à prendre des décisions durables, mobilisant des sociétés entières qui doivent elles-mêmes se montrer de part en part intelligentes et courageuses ; il n’est pas aisé de changer de moteur en plein vol, cela suppose une coordination d’une efficacité sans faille.
Du côté du courage des populations, il faudrait alors ne plus leur laisser croire que ce sera gagnant-gagnant : le plus souvent ce sera plutôt perdant-perdant ! Il faudra au mieux répartir les pertes. Michel Rocard disait qu’il ne savait pas faire de justice sans croissance, mais nous devons maintenir et même faire progresser la justice en temps de pénurie et de restriction : il ne s’agit pas pour chacun de garder sa part de gâteau, mais de repartager un gâteau plus petit — et c’est pourquoi il nous faut changer de modèle de justice, de providence et de pacte. Du côté de la gouvernance, le paradoxe est que de très grands pouvoirs sont exercés par de nombreux acteurs, mais que ces pouvoirs ne sont pas orientables, d’où la faible gouvernabilité du monde actuel. On a affaire souvent à de pseudo-choix. Cette faible marge de manœuvre tient notamment au fait que l’on ne prend que peu de points d’appui sur le passé. Il faudrait sentir le changement comme un pouvoir et non comme un inévitable, et ne plus se borner à un présentisme plus malin qu’intelligent.
Ensuite et de toutes façons les solutions énergétiques qui devraient permettre, aux sociétés riches qui en ont fait l’option, de faire cette soudure (disons entre 2030 et 2080), sont elles-mêmes passibles d’accidents. Toute invention technique (l’ascenseur, le train, l’avion, Internet, etc.), on le sait, détermine un type d’accident qui lui est spécifique. Aussi encadrée que soit l’énergie nucléaire, il serait simplement un peu bête d’exclure toute possibilité d’accident, surtout sur le très long terme dont il s’agit ici. L’idée qu’il y aura toujours une solution technique à un problème soulevé par un progrès technique est elle-même un de ces mythes ultra-modernes qui exigent notre entière crédulité – une crédulité, par parenthèse, qui colle mal avec l’intelligence précédemment supposée et avec l’incrédulité ambiante.
Il semble donc que cette solution, et plus généralement l’édifice entier de nos sociétés complexes, forment des constructions d’une très grande instabilité, tant technique que psychique. Plus il y a interdépendance et complexité technique, et plus un accident ou un attentat peut avoir de conséquences en désastreuses chaînes. Mais de l’autre côté nos sociétés techniciennes supposent une intelligence, une intégration cognitive et morale, à la hauteur de leur complexité, et cette souplesse psychique est épuisante. Je crains que nos sociétés n’aient déjà dépassé leur seuil d’incompétence, où toute intelligence supplémentaire se transforme en possibilité de bêtise supplémentaire !
C’est en ce sens que l’éboulement est proche. Il est même déjà là. Ce n’est qu’un éboulement, mais il est général Qu’est-ce qu’un éboulement ? c’est l’affaissement d’une éminence instable. Nous continuons à bâtir vers le ciel les tours orgueilleuses de notre civilisation, sans nous apercevoir qu’elles s’écroulent déjà sous leur propre poids. Je ne parle évidemment pas ici de nos buildings, mais de nos institutions, de nos réseaux, et de tous les édifices de notre intelligence. Les humains n’en peuvent plus de devoir être toujours intelligents, toujours à la hauteur, de devoir vivre si loin de leurs pieds ! Il y a des limites à l’intelligence humaine, nous ne sommes pas assez intelligents pour la complexité du système que nous avons mis en route, et dont la conduite, morceaux par morceaux, nous échappe. Nous sommes dépassés mécaniquement par le nombre de connexions et d’informations que nos machines nous proposent gentiment de prendre en compte à chaque bifurcation, et que nous ne parvenons plus à traiter !
Oh ! combien nous avons cru à l’intelligence ! Combien nous avons cru au progrès, à l’irréversibilité des acquis, à l’amélioration progressive de nos compétences ! Ce que nous pensions être les grosses parenthèses absurdes des guerres mondiales et des totalitarismes aurait pourtant dû nous être un premier avertissement. Nous avons cru pouvoir refaire la Renaissance, achever la Réforme des monothéismes, reprendre la patiente édification des Lumières interrompues. Mais c’était sans compter avec la patience supérieure de l’éboulis. L’éboulement survient quand on a trop voulu mettre ensemble ce qui ne tient pas ensemble, ni par les lois de la mécanique, ni par celles du psychique. Contrairement à ce qu’on croit, les problèmes ne sont jamais résolus ; mais en s’entassant ils s’éboulent parfois et les éboulements de problèmes forment de nouveaux problèmes qui font oublier les anciens.
Mais justement, ce n’est pas l’Apocalypse qui nous attend. Parce que ce n’est pas la fin du monde, mais seulement un éboulement de notre monde, nous devons nous mettre en capacité d’abréger le temps du chaos, d’accompagner le mouvement non seulement de déconstruction mais d’éboulis, et d’adoucir autant que possible les souffrances. Je ne veux pas dire par là qu’après avoir mis toute notre confiance dans la connaissance et son progrès, nous devons mettre tout notre cœur dans la consolation. D’abord la recherche scientifique reste une priorité, et le désir de connaître et de partager ce que l’on sait reste l’un des motifs qui suscitent notre confiance en l’humanité. Et puis nous mourrons de la séparation entre une connaissance sans sagesse, et une consolation ignorante. Au contraire, si l’on veut aller loin dans la connaissance, y investir massivement, il faut aussi aller loin dans le travail de la sagesse. Celle-ci rappelle le sens des limites, de la finitude, de la mortalité, et la faculté de faire place à d’autres après nous ! Et ces deux versants de la science et de la sagesse se retiennent et s’entretiennent bien plus que nous ne l’imaginons.
Une reconversion théologique
La question n’est donc pas de changer d’opinion, mais d’échapper à la peur qui justifie n’importe quoi. Ce n’est pas la fin du monde, nous devons faire avec ce monde-ci. C’est ce monde qu’il faut sauver ! Un tel énoncé comporte de nombreux présupposés théologiques, au sens où il s’agit du noyau éthico-mythique de nos cultures, de notre imaginaire le plus profond. En ce sens là chaque culture porte un programme « théologique » qui est un peu son code génétique. Car c’est à ce niveau là que se situe l’orientation éthique, et il ne suffira pas de changer d’opinions, mais de repenser l’orientation éthique la plus profonde, qui jusqu’à notre insu influence nos moindres choix de vie, notre économie, nos techniques, etc. Nous devons changer de rêves, ou retrouver en eux cette bifurcation qui les a transformés en cauchemar.
Car ce qui nous empêche d’envisager frontalement cet éboulement, sans céder à la panique, c’est un mythe d’une grande puissance – que dis-je, un mythe : une théologie, dont les grands prêtres crient au sacrilège dès que l’on ose toucher à leur idole. C’est le mythe de la croissance qu’il nous faut déconstruire, démythologiser, défaire de toutes les rationalisations secondaires qui sont venues s’y ajouter. L’optimisme technique du mythe qu’il y aura toujours une solution, tout autant que le pessimisme apocalyptique qui estime notre monde déjà foutu, épuisé, irrémédiablement pollué et condamné à la guerre, ne sont l’un et l’autre que des variables de ce mythe plus radical de la croissance et du développement, qui ne cesse de réaménager à son profit notre planète, nos sociétés, nos corps et nos idées pour nous préparer à un exode hors de notre condition terrestre.
Plus que tout, ce qui est attaqué, c’est le monde : il est attaqué par les guerres car les stratégies ont découvert qu’en détruisant un monde on détruit tout ce qui vit dedans ; attaqué par l’économie mondiale prédatrice du monde naturel ; et attaqué par cette religion qui aujourd’hui s’est répandue partout qu’ « après nous le déluge ».
Sous une forme sécularisée ou pas, nous avons affaire à une « gnose », à une religion qui prône le salut par une technique initiée, un « savoir » conçu magiquement comme ce qui nous sauve, ce qui nous permet d’échapper à un monde foutu, un monde abandonné au mal. L’exode extra-terrestre en est le projet, la sortie d’une condition humaine captive d’être née et mortelle, la tentative de nous reconditionner, de nous re-donner nos conditions. Au coeur de notre conception de la croissance, il y a ce mythe d’une complexification infinie de notre intelligence « libérée » du corps et de la condition terrestre, et cette Gnose résolument inhumaine désormais pour cette partie de l’humanité qui aujourd’hui ne lui sert plus à rien.
Ce n’est pas un hasard si Hans Jonas, l’auteur du Principe responsabilité qui établit le principe écologique d’une responsabilité vis à vis des générations futures, a aussi été un spécialiste de la Gnose, qui fut dans l’orient de l’Empire romain le grand mouvement de « fuite » du monde auquel le christianisme débutant avait eu à se confronter. C’est que toutes sortes de gnoses se sont emparées de notre imaginaire collectif. On peut la déchiffrer dans bien des films et des mangas, dans le retour des thèmes de l’apocalypse et de l’idée qu’il y a des initiés. Mais jusque dans les religions traditionnelles ses thèmes se glissent qui affaiblissent nos résistances.
La Réforme elle-même n’est pas indemne de cette « gnose », telle qu’elle resurgit au tournant de la modernité. C’est que jadis, notre petite terre était comme baignée dans une totalité vivante. La mort alors, destin humain par excellence, était l’énigme et ce qu’il fallait expliquer. La révolution des temps modernes, dont la Réforme est un aspect théologique décisif, replace notre petit monde au milieu d’un univers inerte et soumis à l’entropie, à la dégradation de l’énergie : l’énigme alors devient cet îlot inverse de vie et d’intelligence, de complexification et de « néguentropie », que nous constituons. Ainsi, l’énergie que nous recevons du soleil, soit directement, soit par divers procédés plus ou moins complexes, à notre tour nous la différons et la stockons dans des circuits d’échanges de plus en plus complexes. L’énergie sert à la croissance, qui signifie augmentation et complexification – c’est à dire le contraire de la dégradation entropique.
Nous sommes ici au cœur du mythe occidental. L’histoire de la planète Terre, placée sous le signe de la Vie, de l’Homme, de l’Esprit, c’est l’histoire de la croissance. L’entropie est notre panique : nous avons une trouille superstitieuse de la décroissance ou du déclin dans lesquels nous voyons la force de la mort et de l’inerte qui s’emparent du vif. C’est aussi le thème, devenu depuis quelque temps central dans la culture catholique, que la Vie est divine, qu’elle est infinie et inépuisable. Et nous idolâtrons la jeunesse, l’énergie, la force de grandir. La cité thermodynamique et son développement, voilà notre Projet. La croissance est notre mythe moteur, et pour le moment nous n’en avons pas d’autre. Quand bien même nous n’y croirions plus, nous ne saurions pas par quoi le remplacer.
Comme l’observe Georges Bataille dans La notion de dépense, aucun organisme ni société ne peut croître sans fin. Dès que la croissance a rencontré sa limite, son optimum, il y a une obligation de donner, de dépenser les surplus. Sinon on a ce que Kant appelle des expansions imaginaires, suivies bien vite par des effondrements plus ou moins catastrophiques. En affirmant une transcendance radicale, la Réforme, radicalisant la logique monothéiste, a profondément bouleversé ce paradigme de l’équilibre plus ou moins différé des ressources et des dépenses, en introduisant l’idée d’une « accumulation en vue de la croissance » — pour reprendre les termes de Bataille dans sa Théorie de la religion. D’où cet activisme, ce productivisme anxieux, qui refuse toute dépense inutile. D’où ces « déstockages » irréguliers et catastrophiques des guerres mondiales et totales qui caractérisent la modernité. D’où cette guerre à la nature et cette indifférence à ses équilibres.
Cependant, pour continuer à balayer devant la porte de nos propres théologies, on pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré à l’inverse une certaine sobriété dans l’usage des ressources rares, sinon l’acceptation enthousiaste de taxer dix fois plus la consommation des hydrocarbures — ou bien une autolimitation avec des « permis de déplacement » équitablement répartis. On pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré une certaine propreté dans le rejet des restes inutiles — sinon la réouverture enthousiaste de toutes nos poubelles, où se trouvent parfois nos vrais trésors. On pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré une certaine solidarité, une manière fraternelle de repartager les biens et les charges de notre planète, de redistribuer les connaissances, les devoirs et les plaisirs. Plus généralement, pour l’ensemble du monothéisme, on pourrait imaginer une affirmation de la transcendance qui aurait généré un respect de la pluralité des habitants du monde, et un anthropocentrisme seulement éthique, qui aurait su placer l’humanité comme sujet éthique d’une responsabilité centrale. Pour cela il faudrait que l’humanité ne se soucie plus d’être sauvée par quelque « gnose », et soit capable de se retourner pour sauvegarder et veiller sur la fragilité du monde.
Mais ces promesses-là de la Réforme n’ont pas été tenues, même si, de Rousseau à Ellul, nombreux sont ceux qui ont protesté contre l’écart grandissant entre les intentions et les résultats. Entendons-nous : la Réforme n’est pas gnostique, et ce mythe de la croissance et du développement qu’elle portait dans ses flancs, elle avait aussi, et dès le départ, de quoi le critiquer, le déconstruire et le démythologiser. Elle ne l’a pourtant pas fait assez tôt, assez massivement, assez radicalement. Elle n’a pas su assez tôt élargir sa structure de responsabilité à la mesure de l’amplitude, dans l’espace et dans le temps, des effets lointains du nouvel agir humain – un agir étayé par la technique, et qui, pour la première fois de l’histoire humaine, agit sur des « généralités », et non plus seulement sur des choses singulières. Elle n’a pas su assez tôt changer de structure morale, penser à la hauteur des pouvoirs inédits, élargir le sentiment de responsabilité à la hauteur de la puissance nouvelle des humains. Je dis la Réforme, mais je pourrais dire ici la modernité occidentale saisie par un mythe mortel. C’est pourquoi il est si urgent de démythologiser la croissance, de défaire les rationalisations par lesquelles nous justifions ce rêve.
Quelle force pourrait ainsi retourner ces tendances lourdes, convertir nos formes de vies, bouleverser notre imaginaire ? Quel point d’appui extérieur à notre système ? Il ne serait pas inutile de nous retourner vers un des plus profonds motifs d’agir qui ait mobilisé la culture occidentale dans ce qu’elle a encore de vivant et de prometteur, je veux dire la gratitude, la réponse au sentiment que nous ne sommes que par grâce. Si la reconnaissance est un mobile si puissant pour l’action, c’est que nous pouvons donner et laisser parce que nous avons toujours déjà beaucoup reçu. Face au conflit des générations, la gratitude nous rappelle l’interminable dissymétrie dont nous sommes bénéficiaires. Et face au conflit des cohabitants planétaires que nous sommes, elle nous rappelle la mutualité sans laquelle le monde s’effondre. Il ne s’agit pas de gagner notre salut, mais de reporter notre souci sur le monde qui nous a été donné à cohabiter.
Le bouleversement des habitudes
Je voudrais terminer par une double indication éthique. Et repartir de l’idée que le changement qui vient ne pourra pas être seulement une affaire d’opinions sur de vastes sujets, mais d’une patiente modification de toutes nos petites habitudes. Il ne s’agit plus seulement de « savoir », mais de « réaliser » ce que nous savons, d’incorporer le savoir. Sans ce bouleversement dans les replis de nos habitudes et de nos corps, jamais nous ne pourrons élargir notre responsabilité à la mesure de nos pouvoirs techniques. Oui, c’est aujourd’hui l’une des tâches les plus délicates et les plus urgentes que de changer les plis de notre sentir et de notre agir, de changer non pas tant nos opinions que nos habitudes – et parfois des habitudes installées depuis longtemps dans nos corps et nos objets quotidiens.
Mon propos n’est donc pas de dénoncer nos habitudes, trop souvent méprisées comme un carcan rigide, des routines insignifiantes, mais au contraire de nous appuyer sur la faculté que nous avons d’acquérir d’autres habitudes. Pour moi l’habitude signale une faculté supérieure d’incorporation, la faculté d’élargir nos manières de sentir et d’agir, d’acquérir des dispositions nouvelles — plus il y a disposition et plus il y a disponibilité. Justement : ce qui semblait presque inaccessible devient peu à peu facile et ordinaire. Et c’est souvent à l’occasion d’un événement que l’on peut changer d’habitude : pour modifier une habitude, nous devons d’ailleurs le plus souvent bouleverser l’ensemble de nos habitudes.
C’est cela qui nous attend, mais on l’a vu : on ne change pas de « soi » comme de chemise. Le difficile est qu’il nous est impossible de nous retirer de la course en nous isolant au fond d’un jardin privé, en croyant pouvoir changer notre vie tout seuls, juste pour nous : il faudra des changements d’orientations collectives. Mais rien ne peut se faire si chacun ne change pas ses gestes quotidiens et jusqu’à ses rêves, or ceux ci sont mêlés à ceux de nos proches, et de proche en proche sont solidaires jusqu’à leur insu. Il nous faudra donc changer de « co-habitudes ». C’est le premier chantier « moral » dont il nous faut percevoir l’importance. Car les plis pris par les corps et les mœurs sont plus lourds, plus difficiles à changer que nos installations techniques. Mais c’est eux qui forment l’intermédiaire entre les préférences individuelles parfois impuissantes et les normes introduites par les politiques collectives qui ne sauraient durablement contraindre une population entière.
Et nous ne pourrons pas changer nos formes de vie, nos achats de produits lointains, nos pulsions d’emballages, nos habitudes de chaleur et de climatisation, notre addiction à la voiture ou à l’avion tant pour les déplacements obligés que pour les déplacements désirés, etc., si nous ne parvenons pas à le faire à l’échelle de nos milieux de vie. Bien sûr on peut imaginer des comportements isolés d’objections de conscience, qui soient comme des signes et des témoignages, mais l’important c’est de peser ensemble sur nos orientations technologiques, et ce sont les co-habitudes qui de proche en proche façonnent le monde économique.
Pourquoi les Occidentaux sont-ils si agrippés à la défense de leur « mode de vie », d’abord entendue comme une formidable liberté de déplacement et de choix ? fini le tourisme à bon marché et cette gabegie de déplacements faciles par lesquels les humains ne cessent de fuir leur condition ordinaire — d’être simplement là où ils sont. Avec quelle frénésie nous nous déplaçons sans cesse, en quête de changements ! Comme le remarque Emerson, si loin que l’on soit parti, hélas, le « moi » est toujours là, près de nous, blasé, mesquin et ennuyeux.
Les présidents Bush et Blair l’avaient pourtant clamé : rien ne pourra nous forcer à changer notre mode de vie. Eh bien si ! Ce n’est d’ailleurs pas qu’un autre mode de vie, « supérieur » ou fondé sur une autre conception de la civilisation, soit en train de s’imposer. C’est simplement la terrible rançon du succès : de plus en plus de monde veut de plus en plus adopter ce mode de vie. Or ce mode de vie n’était jouable que réservé à une proportion restreinte de la population mondiale. Nos vies ne sont plus jouables comme cela, il nous faut les rejouer autrement, chacun, tous, et nous ne devons laisser personne le faire à notre place, ni « payer » pour nous.
On le voit à l’ensemble de ces propos : même si l’on soutient l’hypothèse, hautement improbable, de l’innocuité du « Développement » sur le climat et l’épuisement des ressources, il resterait que le bouleversement des mœurs que plus rien alors ne nous imposerait serait quand même, et de toute façon, désirable et urgent. Non seulement économiquement parce que nous vivons collectivement au-dessus de nos moyens, et que l’obligation de choisir peut nous amener à trier l’inutile et le préférable, et ainsi à « progresser » considérablement sur bien d’autres tableaux, avec une économie plus « innovante ». Non seulement politiquement parce que seul un changement draconien dans l’ordre des questions dominantes, peut faire face à l’opinion publique apeurée en lui proposant des objectifs courageux, intelligents et généreux, qui nous ouvriront la voie à de nouvelles formes de justice. Mais parce que la « culture » générée par le mythe gnostique de la croissance est une culture malheureuse, qui fait trop de dégâts, et qui ruine peu à peu la confiance en soi de la plupart des individus et des sociétés.
Car de quelle croissance, de quel progrès et de quel déclin parlons-nous ? Comme Ricœur l’écrivait en 1951, « une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (…) La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple ». Il n’y a pas que les armes et le commerce, il y a les sports et les lettres, les arts et les sciences, la vie spirituelle et le théâtre politique et urbain, il y a la courtoisie quotidienne et l’inventivité des formes de vie. Pourquoi ne pas investir plus tranquillement dans tout cela, mieux redistribuer ces biens-là, proposer d’autres formes d’accomplissement que la consommation ?
Il ne s’agit donc pas seulement de changer d’opinion, ni nos habitudes, mais de l’orientation générale du désirable, de l’image de la vie bonne. Il y va du sens général de nos rêves. Il n’est pas de tâche plus impérieuse, plus délicate, aujourd’hui, que de changer nos images de la vie bonne. Or la visée d’une vie bonne, c’est-à-dire non seulement morale mais heureuse et accomplie (avec et pour autrui, dans des institutions justes), forme le fondement, le socle de toute éthique, comme le notait Ricœur. Changer notre image de la vie bonne, c’est ébranler nos fondements. Or les présuppositions fondamentales de nos orientations éthiques, notre précompréhension du bon et du juste, ne sont pas si aisément accessibles à l’argumentation : toute argumentation se fait « à l’intérieur » d’un champ de présuppositions admises. Seule une poétique peut ébranler l’imaginaire social, et bouleverser assez nos préjugés pour nous convertir et changer l’orientation générale de nos vies.
C’est ici le second grand chantier « moral » qu’il nous faut mettre en œuvre, où les arts sont une tête chercheuse de la recherche scientifique, responsables de l’imaginaire qui oriente la problématique entière de la recherche. Les églises aussi sont des vecteurs tout désignés pour ce travail de l’imaginaire commun, et il faudra largement appuyer leurs capacités. Mais les églises elles-mêmes doivent rejoindre toutes les forces et les intellectuels collectifs qui, du côté des sciences et des arts, des techniques et du cinéma, peuvent œuvrer en ce sens.
Comment et jusqu’où modifier nos images de la vie bonne ? Nous devons sortir de cette vision d’ingénieur qui consiste à vouloir absolument changer le monde (solution totale, intégrale, magique, définitive ! par exemple le nucléaire) : il s’agit maintenant de l’interpréter sans vouloir à tout prix le changer. A la limite il faudrait l’interpréter comme le font les lichens, qui savent donner une grande variété de formes à partir de peu de choses ! C’est aussi que nous devons cesser de confondre l’action avec les œuvres. Les œuvres sont parfois magnifiques qui s’inscrivent dans la durée, mais elles ne cherchent qu’à se « sauver ». Les actions par lesquelles nous rendons grâce d’exister, trop fugaces et éphémères pour prétendre sauver quoi que ce soit, ont justement cette grandeur d’être éphémères, de devoir être sans cesse recommencées et réinterprétées.
Enfin il faudra mesurer à quel point nous devons passer par une véritable éthique de la perception, et non courir encore une fois droit à l’action. Il nous faut une éthique de la perception à la hauteur des prolongations techniques de notre agir, et élargir le spectre de notre perception de façon à sentir un peu mieux ce que nous faisons.
Olivier Abel
Editeur : Le Pommier, Collection : Essais et documents, septembre 2009