Je ne sais pas si Dieu fait de la politique. Nous ne le savons pas. Et nous sommes condamnés à interpréter cette question, à partir d’une histoire des interprétations déjà inscrite dans le texte biblique où coexistent plusieurs figures et lignes d’interprétations, et auxquelles les grandes époques ont ajouté leurs propres chapitres, comme dans un grand livre à plusieurs mains. On sait seulement que si on répond trop massivement « oui », on va sacraliser le politique et basculer vers des synthèses césaro-papistes, ou vers des théocraties ; mais le christianisme parle d’un « royaume » qui n’est pas de ce monde. Si d’autre part trop massivement on répond « non », on va avoir une sorte de repli vers l’intériorité non communicable, ce qui, finalement donne une fuite du monde, un retrait hors du monde abandonné à sa méchanceté. Le christianisme propose-t-il un tel retrait du monde, je ne le crois pas non plus. Tout au long de sa pensée, Paul Ricœur s’est posé cette question, et je voudrais ici prendre appui sur sa réflexion. Paul Ricœur a été à plusieurs reprises un lecteur attentif de l’épître de Paul aux Romains, et notamment de ce passage de Romains 13 où il est question de la soumission aux autorités.
Deux lectures de Paul par Karl Barth
Historiquement, cette interprétation doit être située face à l’événement, et d’abord à partir d’une première date : 1919, l’année de la publication par le théologien Karl Barth de son Commentaire à l’épître de Paul aux Romains. C’est une époque de crise politique en Allemagne, et le commentaire de Karl Barth est anti-politique : non, Dieu ne fait pas de politique, il n’est le dieu d’aucun État. On ne peut plus inscrire « Dieu avec nous » sur le casque des soldats, ce n’est pas possible. Barth refuse l’identification théologique d’une cause nationale ; il ne faut pas politiser le divin, ni théologiser le politique. Et Paul Ricœur, dont le père est mort à la guerre, grandit orphelin dans un contexte où la prédication barthienne trouve un grand retentissement. On a indûment sacralisé une cause ridicule. Pupille de la nation, Ricoeur devient pacifiste, et son père est donc mort pour rien.
Dans cette première posture, le politique est indifférent, il ne faut plus trop y croire. Plus exactement, le politique est profondément ébranlé, mais il est maintenu dans son ébranlement : en attendant la fin du monde, les États servent à conserver. On se réinstalle dans une durée provisoire qui est la réinstitution de l’ébranlé. Affirmant cela, Karl Barth réactive et mobilise les ressources d’une grande tradition, l’un des deux grands pôles de l’oscillation des traditions protestantes, la théologie des deux règnes. C’est l’idée qu’il ne s’agit pas chercher le Bien ou de faire le bonheur des peuples, mais simplement maintenir l’ordre le moins pire et le moins injuste possible. A la limite il vaut mieux un ordre injuste que pas d’ordre du tout. Il y a derrière tout cela un sentiment aigu de la fragilité des institutions. Elles servent à conserver, à maintenir, àéviter un chaos pire. Paul Ricœur a toujours gardé ce sentiment là.
Il y a ici un risque cependant que Paul Ricœur a souvent pointé, c’est de tirer de cette théologie une idéologie du maintien de l’ordre à tout prix, et ce mensonge peut finir par dissimuler les conflits et les violences. Finalement les Églises protestantes, pour commencer par balayer devant notre porte, ont pu ainsi coexister relativement tranquillement avec le nazisme, avec le stalinisme etc.
C’est pourquoi il y a un deuxième Karl Barth qui apparaît avec les déclarations des Églises confessantes, et dans un texte de la revue Existence théologique aujourd’hui paru en juillet 1933. Il y prend appui sur son commentaire à l’épître aux Romains disant qu’il y a toujours une distance, une réserve. Mais il prolonge et corrige : il voulait dire qu’on n’est jamais complètement patriote, citoyen, partisan : il ne s’agit pas de conserver l’État à n’importe quel prix. L’État peut éventuellement être mauvais et il faut savoir parfois déclarer la guerre à son ordre impérial, fondé sur le droit souverain d’exception, le droit de déclarer le meurtre permis, justifié, ordonné —le droit de déclarer la guerre. Il faut alors montrer que c’est du bluff, comme Paul le démontre de la puissance romaine. Tout cela est périssable et un jour va passer. La seule chose qui soit exceptionnelle, c’est l’Église. Il y a donc un rappel eschatologique de la seigneurie unique du Christ, de l’Église. La théologie et l’Église, écrit-il en 1933, sont « la limite naturelle de tout état, même de l’État total ».
Or c’est justement vers la même période que l’on voit Paul Ricœur entrer dans une sorte de résistance, et basculer complètement dans le réarmement du politique après 1936 et les débuts de la guerre d’Espagne : on ne peut pas laisser le magistrat désarmé face au fascisme. On doit se mêler de politique. Ricoeur est proche d’André Philip et devient militant socialiste chrétien, dans un sens de vigilance critique par rapport au politique. Dans la suite de ce barthisme là, je pense à la fameuse prédication de Roland de Pury, à Lyon en 1944, intitulée « l’Église, maquis du monde ». Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir, mais d’organiser la résistance en attendant le grand débarquement du Royaume.
Dans cette deuxième figure, Karl Barth mobilise les ressources de l’autre pôle de l’oscillation des traditions protestantes : la théologie de la seigneurie unique du Christ. Il s’agit de rouvrir dans ce monde la promesse, les signes du Royaume de Dieu, de critiquer l’ordre existant et d’établir le droit de rompre le contrat, d’entrer en dissidence. C’est très important dans la tradition protestante, et notamment dabs la tradition puritaine des colonies américaines, ce droit de rompre et de recommencer ailleurs. Il y a dans l’imaginaire protestant quelque chose qui est plus grec que romain. La figure politique romaine, c’est la figure de la continuité de l’autorité, dans le Sénat, une continuité qui n’a pas le pouvoir mais qui autorise les actes du politique. Alors que dans la tradition grecque il y a quelque chose comme un perpétuel recommencement. On refait des colonies ailleurs. On refonde. Il est important pour notre réflexion de ne pas séparer ces deux faces. Il faut penser les deux ensemble.
Cette « tradition » privilégie sans cesse le droit de dévier et de recommencer, d’imaginer une nouvelle figure de la Cité. Elle vise à convertir l’imaginaire politique en ébranlant les présuppositions admises, en bouleversant l’ordre des catégories, des règles et des priorités, et en cherchant à recommencer le politique autrement. Elle vise à rouvrir le sens du possible, l’imagination, à donner à sentir à tous la plasticité des institutions, la faculté de les refaire ensemble. Le risque est alors utopique, l’utopie du tout ou du rien qui pourrait donner des formes presque sectaires, où l’on ne chercherait plus qu’à sortir de la société pour dresser un camp de toile dans la nuit, en marge — le camp du Royaume de Dieu.
Le paradoxe politique selon Ricoeur
Cette double lecture de Karl Barth, qui s’appuie donc sur une double lecture de la tradition protestante, nous aide à mieux comprendre la position apparemment complexe de Paul Ricœur, et à revenir à nous aujourd’hui. On aura compris que ce que je propose est une équation. Il faut tenir ensemble face au double péril : ni se retirer du politique au prétexte que le monde est mauvais, au risque de tout laisser faire, ni affirmer la seigneurie impériale d’une théologie politique, au risque de virer à la théocratie. Aujourd’hui, il nous faut trouver un équilibre entre le risque de désaffection du politique et celui du tout politique qui sans cesse resacralise le politique.
En 1919, répondant à une recension de son livre par un théologien libéral, Paul Wernle, qui prenait la défense de l’État, Karl Barth écrivait que le morceau difficile était Romains 13, avec sa soumission aux Autorités. La difficulté est que « dans l’ensemble de l’épître ce passage se tient-là curieusement isolé : à l’intérieur et cependant à l’extérieur » de l’épître. C’est ce dedans-dehors qui retient mon attention. En mai1957, juste après le coup de Budapest, Paul Ricœur écrivait dans la revue Esprit un texte appelé « Le paradoxe politique » qui se terminait ainsi : « le problème central de la politique c’est la liberté. Soit que l’État fonde de l’intérieur la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite de l’extérieur les passions du pouvoir par sa résistance. » Quand j’avais quinze ou seize ans, après mai 68, j’avais apporté à mes camarades de lycée ce texte qui avait aidé certains d’entre nous à ne pas basculer sur l’un ou l’autre des deux versants de cette ligne de crête.
Il est important de penser les deux. Nous sommes trop longtemps restés captifs d’une alternative ruineuse. Soit il s’agissait de penser l’État, l’institution, dans une sorte de conservatisme politique. Soit il s’agissait de penser la révolution messianique, ailleurs, en dehors de vieux monde vermoulu dont il vaut mieux hâter la destruction… Mais si l’on suit l’incroyable double mouvement de nos lectures, il faut en même temps penser l’eschatologie, et donc la résistance, le maquis, et penser l’institution, l’installation ordinaire, durable, pour plusieurs générations. C’est ce que Paul pensait, me semble-t-il.
Chez Paul Ricœur ce paradoxe prend la forme suivante. Il faut en même temps penser la rationalité de l’État de droit, la participation citoyenne à l’institution. C’est très important pour la démocratie, qui porte l’idée qu’il n’y a pas que des guerres, des états d’exception, mais que le politique est beaucoup plus ordonné à l’expression de conflits plus ordinaires, plus fondamentaux, de désaccords avec lesquels on doit faire durablement et que l’on doit rendre négociables, sinon même régulateurs. Il s’agit de rechercher ensemble et d’honorer les conflits qui seraient les plus représentatifs.
Dans le même temps il faut penser la résistance à l’irrationalité du politique, aux passions du pouvoir, aux abus du système. Cette vigilance consiste, précisément, à ne pas vouloir politiser ce qui est en marge du politique. Il existe en effet une espèce de « politisme » qui est à la politique ce que le « moralisme » est à la morale, un discours qui met son nez partout et veut tout annexer à sa seule forme de raisonnement. Et il est essentiel, pour le politique même, de faire la place à l’apolitique, à l’antipolitique. C’est ce que l’on trouve d’une part dans la plainte tragique et d’autre part dans la promesse prophétique.
La plainte et la promesse
J’évoquerai d’abord la plainte tragique. Comme Antigone en face de Créon, la tragédie en effet fait entendre la plainte anti-politique. Il est à noter qu’il s’agit ici davantage d’une voix que d’un discours. C’est le rappel qu’il y a du deuil, de la fatigue, de la souffrance, de l’absurde, de l’horreur. Il n’y a pas que le consensus du progrès, la croyance politique qu’il y a toujours une solution. La tragédie rappelle que sous les prescriptions, les amnisties et les consensus politiques il y a de la violence. Elle rappelle l’origine violente de tout État, et que cette violence est continuée, que l’État ne peut faire longtemps sans. Elle rappelle au spectateur ce qui borde le politique et l’ensemble des affaires humaines : la mortalité, les limites, la vulnérabilité, le manque d’intelligence. Le fait que nous soyons tous mortels ; en ce sens là, elle fait en moi le chemin au sentiment que l’autre est comme moi, fragile et mortel. Aujourd’hui, ce qui est grave, c’est que c’est le Front National qui s’est emparé de cette fonction, de dire l’a-politique, ou l’anti-politique.
Pour achever ma conclusion en reprenant la dernière ligne, je dirai que le prophète, lui aussi, rappelle l’origine violente des États, et le fait qu’il y a des conflits fondateurs oubliés et qu’il faut rappeler. Parce qu’il est capable de voir sans ressentiment l’étendue, la largeur, la profondeur des malheurs du passé, il est aussi capable de voir ceux du présent, ceux qui ne sont pas finis, les malheurs qui viennent à une vitesse terrible mais qui sont comme encore cachés par d’autres, qui sont déjà là mais ne sont pas encore vraiment apparus. Le prophète peut être aveugle, mais il voit ce que les autres ne voient pas : l’imminence de nouveaux malheurs, parce qu’il n’a pas la hantise des malheurs passés.
Mais le prophète est aussi celui qui rappelle les bonheurs oubliés, et les promesses de bonheur lancées dans le passé et pas encore tenues, accomplies jusqu’au bout. C’est aussi une fonction prophétique importante. Le prophète, c’est enfin celui qui nous délie des promesses et qui délie Dieu des promesses dangereuses. J’ai très souvent trouvé cela dans le judaïsme. Il nous faut consentir à la fugacité du bonheur. Quand on veut s’accrocher à tout prix à un bonheur, à une promesse, on transforme cette promesse en menace. Nous délier des promesses non complètement tenues lorsqu’elles deviennent des poids mortels, c’est ce qu’il y a de plus délicat, et pourtant c’est politiquement vital et parfois fondamental.
Olivier Abel
Paru dans Le christianisme, quel impact ?
Paris : éd.de l’Atelier, 2004, p.51-66.