On peut partir du constat que nous vivons une crise de l’autorité, souvent liquidée parce qu’on la confond avec la domination, alors qu’il n’y a d’autorité que « librement consentie » (je veux dire que l’autorité est inséparable du thème de la reconnaissance). Ou souvent liquidée parce qu’on la confond avec la tradition. C’est ainsi qu’Auguste Sabatier, mon prédécesseur au moment de la fondation de la Faculté de théologie protestante de Paris, opposait, à la suite des Lumières, de Kant mais d’une certaine manière aussi de Calvin, les religions de l’autorité et la religion de l’esprit. Et cette opposition entre l’autorité de la tradition et l’émancipation critique, sans doute nécessaire pour rompre avec un certain modèle d’autorité, a fini par être ruineuse sur les deux bords de l’alternative. C’est cette crise de l’autorité qui amplifie à mon sens la crise de la parentalité issue du repartage des rôles dans le couple.
Je voudrais ici reprendre cette question en l’élargissant au problème de la transmission religieuse, et à une réflexion philosophique sur la foi comme ce qui autorise la confiance en soi; une confiance en soi inséparable de la confiance aux autres, au monde, aux possibilités de la parole et de l’action. D’où nous vient la confiance, et qu’est-ce qui l’autorise? J’aurai d’abord recours à une petite théologie de la gratitude, avant de poser le problème de la transmission, de revenir sur la confiance, et de terminer par la redéfinition d’une autorité capable d’autoriser l’autonomie.
1. Petite théologie de la gratitude
Au simple fait d’être né, les humains doivent répondre et répliquer par l’initiative, la parole, l’action, la capacité à commencer eux-mêmes quelque chose de neuf. On peut appeler cela « interpréter » le fait d’être né. Mais quand on vous fait un cadeau, vous ne rendez pas immédiatement ni exactement ce qu’on vous a donné. Comme le montre la parabole des talents, vous témoignez du fait que c’était vraiment un don en différant dans le temps le moment de rendre grâce, et en rendant un cadeau différent, qui est aussi votre manière très personnelle d’interpréter ce qu’on vous a donné. Cette logique ou cette parabole du don et du contre-don nous montre l’importance de ce que j’ai appelé à l’instant le « rendre grâce ». Nos paroles et nos actions, nos initiatives, en ce sens, sont toutes des « actions de grâce ». C’est ici mon premier thème et mon premier problème. Remercier! L’indice véritable de l’autorité est la gratitude, et l’effondrement de toute gratitude marque l’effondrement de toute autorité. Le problème qui surgit aussitôt est que cette gratitude ne peut être éprouvée que parce qu’on a été placé en situation d’être libre de remercier. L’obligation de gratitude est une injonction contradictoire. Nous y reviendrons.
Quand je parle de différer, d’interpréter ce qui nous a été donné, je veux dire deux choses en même temps la faculté des êtres à différer: 1) entre ce qu’ils reçoivent et ce qu’ils donnent, et notamment entre ce qu’il trouvent et ce qu’ils laissent, comme on le voit dans la génération; 2) entre eux, dans leurs manières d’interpréter le même événement, le même « présent ». Dans cette réflexion je m’intéresse évidemment surtout à la première faculté, celle de différer de nos prédécesseurs, par laquelle chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre. Le monde est alors comme un théâtre, où il est donné à chacun un droit de cité, un droit de paraître, le droit de montrer « qui » il est, de s’essayer, avant de s’effacer à son tour devant les suivants.
Si on la rapporte au fait d’être né, la question implicite que nous posons les uns aux autres est « Qui dites vous que je suis? », « Quelle est ma place? »[1]. Parce que nous désirons être et que nous ne savons pas ce que nous désirons, parce que nous ne savons pas qui nous dévoilons, de quoi nous sommes et ne sommes pas capables, c’est cette question propre que nous cherchons sans cesse à interpréter, les uns pour les autres. Et nos actes, nos paroles, nos oeuvres, nos relations sont autant de réponses, d’esquisses, de brouillons, d’essais d’interprétation de soi et de l’autre, de l’autre comme soi-même, et de soi comme un autre. Autant de manière de distinguer entre ce qu’on nous a dit que nous étions et ce que nous disons que nous sommes. Autant de manière de refigurer notre identité. André de Robert disait que l’existence servait à varier les plaisirs: il le disait théologiquement, pour montrer que si pour Dieu « cela était bon », notre gratitude tenait d’abord et simplement à notre plaisir d’être, à la diversité de nos plaisirs et de nos joies, de nos manières de rendre ce plaisir. C’est important dans la génération pour manifester qu’à chacun revient sa joie, sa variation unique, et que par exemple un père qui aurait occupé toutes les places de la joie aussi serait un père abusif.
Une dernière remarque, puisque nous avons parlé de la naissance, de l’interprétation de soi et de l’effacement de soi: a naissance et la mort se touchent ainsi, dans le remplacement des générations. Une des plus vives expériences de la mort est d’ailleurs celle que l’on éprouve dans la filiation: accepter d’attendre un enfant c’est aussi toujours un peu accepter la mort, accepter de perdre sa vie pour vivre plus tard, ailleurs, dans cette autre existence. E.Lévinas écrit: « je suis en quelque manière mon enfant »[2]; mais il y a une transcendance dans ce verbe être, une altérité essentielle. Dans le même temps je suis et je ne suis pas mon enfant. Le sujet qui enjambe la mort est un sujet « métaphorique ». La génération apparaît donc à la fois comme un phénomène de continuité, de reproduction, de transmission, et comme un phénomène de rupture et de recommencement, et l’équation entre ces deux aspects est au coeur de nos identités individuelles comme de nos cultures.
2. Le problème de la transmission
Un problème apparaît ici: c’est qu’on ne peut pas choisir sa naissance et son enfance. Peut-on même « choisir ses dogmes », ces éléments de nos cultures qui sont à la fois fondamentaux, inaccessibles, et interprétables, qui en constituent comme le noyau éthico-mythique, le scénario profond? Nous savons désormais qu’il y a toujours en nous un « noyau » dogmatique, comme de sommeil, ou de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, mais aussi de tout ce qui dans nos vies a touché à l’enfance. Du fait de la génération, il y a toujours une part d’indiscutable, d’impensé dans le discours, l’identité, les savoirs-faire et les figures transmises. C’est à cause de cette part que ceux qui ont rompu avec une tradition, n’ont jamais rompu « en général », mais toujours « en rupture de », d’une tradition précise. Et ces différentes ruptures souvent ne se comprennent pas entre elles, mais sans jamais pouvoir comprendre pourquoi: on est d’autant plus prisonnier de sa culture d’origine qu’on la nie, et qu’on est alors esclave d’une inculture. C’est pourquoi il nous faut un peu de « dogmatisme méthodique ». Il n’y a pas de disposition à la critique de soi sans assurance confiante de soi dans une tradition. Nous ne connaissons pas de discussion qui ne comporte une part d’indiscutable, constituant comme sa condition de possibilité.
Mais surtout il y a une part d’intransmissible, c’est à dire où la maîtrise de ce que nous transmettons, ou non, ne nous appartient pas. C’est ici que l’on doit rompre avec une conception pédagogique de la transmission, qui est assurée dogmatiquement de son contenu et ne se pose que des questions de méthode. La condition humaine est telle en effet qu’il y a bien une dissymétrie fondamentale entre les générations: la justice doit traiter le sujet en lui donnant une limite en quelque sorte verticale, qui est celle de la filiation, irréductible à celle de la rétribution qui règle la distribution horizontale des biens et des charges. Car le lien de filiation n’est pas un contrat. Si la règle d’or revient à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, avec la génération, le tragique consiste en ce qu’il faudrait ne pas faire à autrui ce qu’on nous a fait et que nous ne voudrions pas qu’il nous ait été fait, et que nous reproduisons justement parce que nous ne le savons même pas. Nous voudrions transmettre nos bonheurs et nos excellences, et ne pas transmettre nos malheurs et nos blessures, mais nous transmettons ce que nous ne voulons pas et nous ne transmettons pas ce que nous voulons, si je puis reprendre la formule de Paul.
Et la justice ici travaille à contresens de ce qu’elle fait dans le conflit entre des « égaux », ou entre des inégaux par injustice: elle ne doit pas rétribuer, restaurer la symétrie et la réciprocité sous la loi de l’équivalence, mais au contraire interdire la symétrie, rappeler la différence des générations, la différence entre le grand et le petit; interdire de transmettre ce qui nous a été transmis de mauvais, et nous autoriser à transmettre ce qui ne nous a pas été transmis de bon. Elle institue cette dissymétrie non pour incarcérer le petit dans sa condition, mais au contraire pour lui permettre de « grandir ». L’amour pour mes enfants, sous la figure de la responsabilité de ce qui est fragile, s’établit bien dans une sorte d’obligation de justice sans réciprocité assignable[3].
3. Foi et confiance en soi
En parlant à l’instant de l’indiscutable, nous suggérions qu’il y a toujours une part où la parole résiste à la communication générale et ne peut plus être échangée comme une chemise, où elle nous tient au corps, et qu’on ne peut l’arracher qu’avec le désir de vivre. Il y a là une exigence de véracité, qui présuppose une sorte de confiance dans le langage, une sorte de « foi » dans sa propre parole comme dans la parole d’autrui: une confiance dans un langage « notre », sans laquelle nos sociétés s’effondrent. C’est bien une question d’identité, non seulement d’identité culturelle, mais d’identité existentielle, de point de non contradiction entre ce qu’on dit et ce qu’on fait. Mais qu’est-ce qui distingue cette confiance de la « mauvaise foi » de celui qui s’y croit, de l’assurance avec laquelle certains marchent sur les autres avec une sorte de légitimité naturelle[4]? Quelle est la « communicativité » propre à cette confiance qui ne la ferait pas écrasante?
Remontons à quelque chose que nous notions plus haut: c’est qu’il y a dans le noyau de nos cultures et de nos « dogmes » une sorte de tension entre l’anamnèse d’une inévitable tradition et la rupture créatrice du nouveau. À cet égard il y a canon, non seulement au sens de ce qui permet de faire tenir le conflit des interprétations contemporaines (qui réagissent diversement au même « présent ») sous la même règle, mais comme ce qui permet de réinterpréter successivement, et d’interpréter notre succession même, notre condition historique d’être temporels qui surgissent au beau milieu d’une conversation commencée avant eux, à travers eux infléchie, et qui se poursuivra sans eux. On peut se demander ce que signifie « parler avec autorité », et ce qui fait la crédibilité d’un locuteur. Cela suppose sans doute la capacité à tenir parole, à ne pas mentir, c’est à dire à ne pas ruiner la confiance en la parole, qui est l’institution des institutions. Mais cela ne suffit probablement pas.
Jésus semble avoir quelque part caractérisé son autorité par le fait qu’il ne parle pas pour lui-même, de lui-même, mais « au nom » d’un absent devant lequel il pourrait s’effacer. Toutefois il ne faudrait pas comprendre cela dans le sens d’une pragmatique de l’argument de différence ou d’altérité, qui sert souvent à faire taire et permet de terroriser l’interlocuteur. L’absence qu’invoque l’autorité est plutôt ce mouvement par lequel l’autorité n’est pas la dissymétrie qui m’est imposée, mais ce qui me donne à mon tour confiance dans ma propre parole. Elle est ce qui m’autorise. Ce qui me donne autorité, ce qui m’autorise à succéder, à paraître à mon tour dans l’espace langagier, ce qui me donne le droit de ré-interpréter, ce qui me donne de quoi différer, et ce qui m’autorise à m’effacer (ce qui est probablement le plus délicat). Qu’est ce qui peut m’autoriser à accepter la fragilité de mes actions, de mes paroles, de ma brève parution à la face de ce monde? C’est parce que cette question est inéliminable, non seulement métaphysiquement mais politiquement et psychiquement, qu’on ne peut pas éliminer la question de l’autorité. Certes l’indice de l’autorité est la gratitude, et l’effondrement de toute gratitude marque l’effondrement de toute autorité; mais la gratitude n’est possible qu’envers ce qui m’autorise à avoir de la gratitude, ce qui m’en donne la possibilité. L’autorité n’est que la condition de possibilité de la gratitude.
4. Autoriser l’autonomie, instituer la différence entre l’ancien et le nouveau
Cet intitulé est long parce que je ne veux céder ni sur l’autonomie ni sur l’institution, je veux les garder ensemble. Quelle est cette autorité inséparable de l’autonomie? Quelle est cette autorité qui, loin de s’y opposer, implique l’autonomie et l’émancipation? L’autorité est ce qui permet de reconnaître l’autorité. Même dans l’irréductible dissymétrie de la génération, qui demande la durée et la protection du « petit », on voit qu’elle n’a de sens que parce qu’elle l’autorise à grandir, à s’autonomiser. Il faut qu’il y ait une différence reconnue entre les enfants et les parents pour que l’enfant s’émancipe et prenne un jour leur place[5]. Mais cela suppose de passer par une rupture, une césure, car l’autonomie s’éprouve en s’autonomisant aussi par rapport à l’histoire du remplacement des générations, dans une sorte d’indifférence à la différence des rôles déterminée par la filiation; elle s’éprouve dans ces moments où l’on se sent simplement présent, confiant, co-présent, contemporain, comme si l’on était contemporain de nos prédécesseurs comme de nos successeurs. Il faut donc les deux. L’éthique de l’autorité et de l’autonomie que nous cherchons demande ainsi à la fois une institution qui sache faire place à l’autonomisation des sujets, et des sujets qui sachent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération.
L’autorité excède le sujet et le précède, et lui est d’abord extérieure. D’une toute autre manière, c’est aussi ce qu’observait Arendt pour les législations grecques, qui étaient demandées à des « étrangers » réputés compétents. Les institutions politiques étaient en ce sens considérées comme la charpente navale pour la navigation, ou le théâtre pour la tragédie: un cadre durable pour une activité par elle-même fugace, et sans lequel les humains ont tendance à vouloir que leurs actes et leurs dires deviennent eux-mêmes durables, efficaces, éventuellement irrémédiables. Mais il faut observer que l’antériorité vaut extériorité: il suffit que l’action et les paroles de la génération précédente deviennent à leur tour des traces, soient retenues et instituées comme telles, pour autoriser les paroles et les actes éphémères à se déployer.
Reste la différence proprement tragique entre l’ancien et le nouveau. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, comme dans celle des modernes et des post-modernes, il n’est pas étonnant d’observer le décalage par lequel les uns et les autres voient leur position évoluer. Non pas seulement qu’une telle opposition, comme celle de la tradition et de la critique, de la reproduction et de la novation, de la nuit ou des lumières, soit comme un sablier que l’on retourne à chaque génération. Mais parce que tout dialogue porte en lui quelque chose de l’affrontement entre l’ancien et le nouveau, dont on ne sait jamais d’avance le résultat, et même si l’on insiste démagogiquement sur la créativité et l’imagination en pédagogie, il est des moments où le nouveau se trouve dans une situation critique, car il n’y a pas assez de résistance de l’ancien. À l’inverse il y a des périodes historiques où c’est l’ancien qui est dans cette situation critique, de n’avoir pas assez de force vive et neuve en face de lui pour briser sa mortelle complaisance à lui-même, et simplement le réinterpréter. Mais ce sont peut-être les deux faces de la même crise.
5. L’autorité du détachement
Mais pour conclure je voudrais repartir d’ailleurs. De l’espace politique. On connaît l’histoire de Cincinnatus, enlevé par ses concitoyens à sa charrue devant le danger des Eques et des Volsques, et quittant la magistrature une fois le péril écarté, pour retourner à son champ. Cette histoire est aussi frappante pour nous qu’elle l’était sans doute pour les anciens Romains. Une des grandes difficultés dans la vie des hommes et des femmes qui se sont engagées dans la politique au point d’avoir eu un mandat électoral, une responsabilité ou un office, c’est d’avoir un jour, ou de temps en temps, la sagesse de se retirer, de se désengager. Comment faire pour ne pas se laisser prendre au piège d’une carrière où l’on entre par conviction et compétence, parce que d’autres vous y appellent, et où l’on reste en cumulant les mandats, parce qu’on n’a plus d’autre « raison sociale » ? Mais pour sortir de ce piège il nous faut une conception entièrement renouvelée de l’action politique. D’une part en effet nous sommes prisonniers d’une conception « fabricatrice » de l’action, et nous la durcissons dans une efficacité d’ingénieur qui doit changer le monde. D’autre part, nous sommes captifs d’une tentation « dénonciatrice » du pouvoir, qui est toujours l’autre, ce à quoi nous devons résister. Or il n’y a de puissance publique qu’autant que y nous participons, dans toute la pluralité de nos forces, et y compris par nos désaccords : ce serait même la définition de la puissance souveraine, et de la volonté générale, que la faculté de soutenir un désaccord optimal.
La vie politique se tient dans l’espace interrogatif ouvert par la question : qui sommes-nous pour vivre d’autant plus ensemble que nous nous distinguons davantage les uns des autres? Et que nous nous distinguons d’autant plus que nous nous effaçons pour faire place à notre tour à d’autres, qui nous succèdent —comme si, à chaque génération, il fallait réinventer ensemble cet espace commun. C’est ici que j’en reviens à mon sujet initial, avec l’étonnement qu’il existe parfois des paroles et des actions qui n’ont apparemment plus aucun pouvoir, qui se sont comme détournées du pouvoir, qui ne cherchent pas l’efficacité, qui ne campent pas non plus dans la dénonciation, mais qui ne sont pas sans autorité. J’appelle autorité le fait d’une parole qui « autorise », qui « approuve », sans jamais pouvoir obliger, le fait d’une parole résistible. On le sait, Hannah Arendt insiste sur cette différence romaine entre la potestas (force, puissance) et l’autorité, qui n’est rien d’autre que l’augmentation ajoutée par le Sénat aux décisions politiques, comme une approbation, ou une confirmation. Et elle s’attriste du fait qu’une fois perdue cette distinction, ni les révolutions ni les restaurations n’ont pu réinstituer l’autorité manquante —d’où le fait que nous ne sous sentions plus autorisés, approuvés. Or l’expérience et la possibilité de telles paroles me semble liée au fait que nous fassions place, dans la vie politique, à la possibilité de sortir de la course au pouvoir, pour exercer justement cette autorité.
Schopenhauer nous conduit plus loin encore dans cette voie. Il rapproche la morale, la connaissance et l’art dans une faculté de représenter. Mais la représentation ici n’est plus une aliénation de la volonté. Elle est la faculté souveraine de faire voir et de faire entendre, de montrer ou de formuler ce que les autres veulent, et qu’ils n’osent pas vouloir. Cela suppose une sorte de détachement dans la lutte pour la survie ou pour le vouloir-vivre. Cela suppose d’accepter de décliner, de laisser place à d’autres. Ce détachement n’est pas une indifférence, mais un retournement, une conversion du regard, une libération. Le détachement est la condition de la souveraineté, comme faculté d’autoriser les autres. Or l’élément du détachement est la reconnaissance, la gratitude. C’est pourquoi, et j’en reviens ici à la place éminente de l’institution ecclésiale, il est si vital qu’il y ait, au bord de l’espace politique, un espace méta-politique qui autorise chacun à s’effacer, à accepter la fragilité de ses actions, de ses paroles. Et jusqu’à la fugacité du bon. C’est ici que doit se tenir, sans céder, la résistible autorité des églises.
Olivier Abel
Paru sld JACQUES, Francis. Repenser l’autorité.
Paris : Parole et Silence, 2005, pp. 163-171.
Notes :
[2] E.Lévinas, Le temps et l’autre, Paris PUF 1983, p.86.
[3] Hans Jonas a beaucoup insisté sur cette responsabilité dissymétrique de laisser un monde tel que la vie après moi, et le choix d’autres formes de vie que la mienne, soit possible.
[4] Selon une très belle remarque parmi les Cent prières possibles d’André Dumas.
[5] Dans Les nourritures terrestres, Gide commence en demandant à son Nathanaël de lecteur « jette mon livre, émancipe-toi ». Mais dans des familles plus classiques nous avons un problème moins romanesque et plus tragi-comique: comment demander aux enfants de dire « papa » ou « maman » à des conjoints que nous appelons par leurs prénoms. Nous ne voulons pas céder sur cette égalité conjugale et voudrions que les enfants acceptent spontanément la dissymétrie parents-enfants.