Puis-je commencer par dire que Rome ou Bruxelles, qui me semblent des villes capables de supporter davantage de différences, de tensions et de désaccords, sont justement de bien meilleurs lieux que Paris pour parler de ces choses-là ? Néanmoins je resterai ce que je suis, un Français, un protestant français, non pas un théologien d’ailleurs, mais un philosophe de formation et je dirai même de conviction — je ne dis pas du tout cela pour renier la théologie, je déplore l’inculture théologique et je dirais volontiers que sur bien des sujets on véhicule alors à notre insu des présuppositions théologiques non-critiques. La théologie est la plus sérieuse discipline de critique des religions que je connaisse, et on peut observer que les fidèles des différentes confessions sont souvent parmi les derniers bastions de l’esprit critique.
Oui, pour poursuivre ces remarques introductives, je dirai que la question d’une éventuelle référence à la dimension religieuse et spirituelle dans la future constitution de l’Europe, et dans ses droits et principes fondamentaux, est une question embarrassante. Cela m’évoque la réponse de Mallarmé, vers 1900, à un magazine qui lui demandait : « que pensez-vous des femmes à vélo ? — Je ne suis devant votre question qu’un passant qui s’écarte ! » Je suis en effet moi-même un peu embêté ou empêtré par cette question. C’est que je suis, je l’ai dit, un protestant français, une espèce d’hybride un peu monstrueux, disons un protestant latin, un protestant romain si vous voulez. Et dans ce cas-là on ne sait pas si on se tient du côté jardin ou du côté cour de la société française. Car le côté romain, en France (ce serait très différent en Italie), a pris la forme parisienne de la Cour, qui est une société assez particulière. Tandis que le côté protestant est, à distance prudente et respectueuse de la Cour, cette espèce de bocage provincial, de jardin de refuge, cette protestation le plus souvent girondine et discrète mais frondeuse et têtue.
Taire ou dire les fondations religieuses de l’Europe ?
Je passe ainsi mon temps à osciller entre le désir d’adhérer enfin à une République bien jacobine et entièrement laïque, et celui de favoriser discrètement en sous-main une société qui serait davantage sécularisée. Or il est plausible d’affirmer qu’en France la laïcité a en quelque sorte bloqué la sécularisation. Il est des pays où la sécularisation est comme entravée par le manque de laïcité, d’institution séparatrice des sphères, et c’est peut-être le cas des pays anglo-saxons ; il en est d’autres où la laïcité est bloquée par le manque de sécularisation, par la faiblesse du pluralisme réel et le manque de crédit accordé à l’invention religieuse. J’entends ici par laïcité ce superbe principe républicain, par lequel l’Etat voudrait placer chacun dans l’obligation d’exercer sa liberté de penser, en laissant au vestiaire ses allégeances religieuses ou communautaires diverses dès lors qu’il accède à l’espace public, à l’espace de la délibération républicaine. La laïcité institue la séparation des religions et de l’État sur la séparation du privé et du public, et une sorte d’isolement protecteur de la sphère publique (École, Santé, Justice, Armée, services des réseaux publics, etc.). Elle peut à la limite se traduire par une religion civile minimale, autour d’un vide central, d’une absence de référence.
J’entends ici par sécularisation ce magnifique principe démocratique, qui voudrait davantage laisser faire le jeu spontané des divers processus sociaux par lesquels la sphère religieuse se différencie d’autres sphères tout en y restant mêlée, se privatise, se subjectivise, se pluralise, etc. La sécularisation prend donc acte du pluralisme culturel et religieux d’une société, mais reconnaît l’interpénétration des sphères, ne force rien, et fait autant crédit aux apports religieux qu’à ceux par exemple des différents sports : plus libérale au sens politique et éventuellement libertaire du terme, elle ne cherche pas à figer la carte religieuse d’une société comme dans un musée où la religion ferait seulement partie de l’identité et du patrimoine. Je me souviens avoir constaté, dans les années 70 encore, en RDA et d’autres pays du bloc communiste, la tentative explicite de réduire les religions à des musées de la société, de les enkyster en quelque sorte et de figer la carte identitaire des religions établies.
Or c’est peut-être ce qui est en train de se passer, ce que nos démocraties dans leur toute puissante douceur, sont en passe d’obtenir : la conservation des patrimoines religieux mis en quelque sorte sous cloche, avec leurs folkloriques croyants, comme on protègerait des réserves d’indiens. Dans ce contexte, on ne permettrait évidemment plus à une nouvelle religion qui commencerait à trop se développer de trouver sa place. À cette effrayante figure, on devrait alors préférer une société plus réellement sécularisée, pluraliste, et dans laquelle on déploierait une référence (non pas à une transcendance, je vais y revenir, mais) à l’apport des religions, comme quelque chose d’ouvert, et d’inachevé.
Soulignons déjà la force des deux images ou des deux configurations qui sont ainsi apparues. On pourrait tout à fait soutenir que l’image d’une absence de fondation ressemble à l’image d’un vide central dont Jean Pierre Vernant, dans ses travaux sur l’isonomie dans le monde de la Grèce antique, décrivait être le geste fondamental de la démocratie : remettre l’autorité (le skeptron du droit d’être à son tour écouté et approuvé) au centre. Dans le drapeau européen, il n’y a rien au centre, on ne sait pas ce qu’il y a au centre, sinon une question commune, le droit d’interroger et le vide central[1]. On trouve cette idée chez Claude Lefort, et d’autres bons auteurs de la philosophie politique : c’est notamment ce que proposait déjà Pierre Bayle dans son traité sur la tolérance, rédigé en 1686 c’est-à-dire dans l’année qui avait suivi la Révocation de l’édit de Nantes. C’est là certainement un geste magnifique, qui évoque peut-être lui-même un vieux geste monothéiste, l’absence de représentation de Dieu. Peut-être que le fait de ne pas nommer Dieu serait encore une manière de le nommer plus encore, les deux choses se ressemblent beaucoup.
Mais en même temps, il y a quelque chose qui me met mal à l’aise dans cette première figure, c’est que du coup il n’y a plus de discussion possible et que nous aurions ainsi, dans cette fondation absente, un fondement absolument indiscutable ! En ce sens, si vous voulez, le silence contemplatif mystique rejoint bien le silence positiviste du premier Wittgenstein, l’idée que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». C’est à la fois le plus profondément positiviste et le plus profondément mystique, les deux en même temps, et je reconnais que c’est admirable. Mais je préfère le second Wittgenstein, l’idée qu’il y a une pluralité des jeux de langages, parce que c’est justement cela le monde ordinaire dans lequel nous sommes, il marche comme cela. À partir des mêmes éléments, il y a une pluralité de règles qui orientent nos pratiques et nos discours, et qui supportent des exceptions qui à leur tour bouleversent les règles dans un jeu en quelque sorte infiniment ouvert : on est dans un monde à plusieurs régimes et bizarrement on s’y retrouve à peu près. Comment suivre de telles règles, qui ne soient pas contraignantes et qui soient quand même politiques ? Comment penser cette pluralité ou cette géométrie variable de règles, politiquement, constitutionnellement ? Si on ne parvient pas à penser cela, on risque de sombrer dans une conception trop sceptique. J’ai philosophiquement une grande admiration pour le scepticisme, quelque part ce serait ma mystique, la mystique du doute ou de la question ; mais je pense que politiquement cette posture superbe n’offre pas de point d’appui suffisamment concret au débat, à la nécessaire confrontation.
Certes nous sommes désormais dans une société pluraliste ; c’est même le propre de la société européenne que d’être une société issue des guerres de religion. Non sortie de la guerre par en haut, avec la condescendance éclairée de ceux qui refusent de se battre pour des chiffons obscurantistes, mais sortie par en bas, comme le montre Bayle, avec l’humilité de ceux qui savent qu’il n’y a pas d’issue aux ténèbres et que les guerres de religion ne sont jamais très loin. C’est donc une société qui accepte, non pas seulement comme un renoncement, une résignation, mais comme une approbation, que le fait religieux, à l’échelle de l’humanité, ne s’est jamais présenté de manière unifiée. Il n’y a pas plus de religion universelle qu’il n’y a de langue universelle, et ce défaut d’universalité ou d’unification religieuse n’est pas seulement un fait : pour nous c’est une valeur. Nous avons dû pour cela renoncer à ce mythe double que si nous avions tous le même Dieu nous serions enfin réconciliés, ou (mais c’est au fond la même idée) que si enfin nous étions complètement débarrassés des Dieux nous serions réconciliés. Ce que cette illusion comporte de plus puéril, c’est de croire à la possibilité de débarrasser le politique de toute conflictualité, de tout désaccord, de toute contradiction.
Quand je dis que le conflit est au cœur de la culture européenne, je ne parle pas que des guerre de religions de jadis, mais aussi des grandes guerres de naguères, des guerres ultra-nationales, celles dont Patocka disait que l’on ne pouvait sortir que par une « communauté des ébranlés ». En acceptant le caractère indépassable du conflit, la laïcité avait défini un principe d’équité entre les confessions religieuses (au sens large), qui consiste à ce qu’elles renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique, à la prétention chacune à être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Ce qui fait la solidité d’une laïcité vraiment pluraliste, vraiment sécularisée, c’est ce qui fait la solidité d’une voûte : le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité des confessions. Si les celles-ci étaient sans force, sans sincérité, la voûte ne tiendrait pas. C’est ce qu’on a souvent oublié, et qui fait la fragilité de la laïcité aujourd’hui, la fragilité de la modernité. Notre pluralisme est mou, et nos confrontations sont affaissées. C’est pourquoi justement nous sommes dans un moment périlleux où nous avons besoin de confronter à nouveaux frais ces différentes langues et traditions religieuses, d’installer publiquement et durablement leurs confrontations. Nous croyons toujours que les guerres se passent bien loin de nous, à l’extérieur. Mais les guerres de religions qui d’une certaine manière sont fondatrices pour l’Europe moderne, ne sont pas absolument et sûrement finies ; il faut être très prudent. Et c’est justement parce que ce n’est pas fini qu’il vaut mieux organiser l’espace de la confrontation.
Le moment de tous les dangers
Pour rappeler notre question initiale, d’une éventuelle référence religieuse parmi les sources et les ressources des droits et des principes fondamentaux de l’Europe, on voit bien que mes arguments se répartissent donc de manière assez incertaine sur ces deux tableaux, entre la préférence finale pour une méthodique absence de référence, ou pour une référence très prudente à la pluralité des héritages religieux. Redisons-le très fermement : on peut aussi solidement argumenter contre toute référence religieuse dans la constitution européenne, ou plaider en faveur d’une sorte de co-fondation spirituelle de l’Europe. C’est que, nous venons de le dire, nous sommes à un moment plus périlleux de l’histoire européenne que nous ne le croyons probablement, et que nous devons faire très attention. Je ne parle pas seulement de la stupéfiante inconscience des gouffres de mémoire sur lesquels elle tente de s’installer. Mais du fait que nous sommes en temps de mue, de changement de régimes, et c’est bien le moment de tous les périls.
Souvenons-nous des guerres de religions, et du changement de régime qu’elles ont accompagné : dans l’histoire européenne, on a été obligé, par la complexité des conflits, à quitter disons en gros une conception féodale-impériale, où chaque territoire et chaque communauté avait sa religion, mais dans laquelle chacun était incarcéré dans sa communauté avant d’appartenir à l’espace politique — comme on le voit dans le Saint Empire Germanique, dans l’Empire austro-hongrois, et jusque récemment encore dans l’Empire ottoman. On a bien vu, quand le virus nationaliste est entré dans ces vieux empires multinationaux et multiconfessionnels (pour l’Empire ottoman c’est nous qui lui avons inoculé ce virus, et le changement de régime pour toutes ces sociétés a été douloureux et sanglant), le danger d’incarcérer les populations dans leur identité ou dans leur « race ».
On est sorti de ce régime impérial et on est ainsi peu à peu passé vers le régime des États-Nations, le régime national, où il fallait laisser l’identité au vestiaire pour entrer dans l’espace républicain commun. Le problème est qu’aujourd’hui on ne peut pas non plus à ce point tout laisser au vestiaire, parce qu’on a vu des sociétés parfaitement sans référence, je fais allusion au stalinisme, qui ont été des sociétés très totalitaires, dans lesquelles justement on pouvait tout malléer, parce qu’il n’y avait plus d’identité, plus de racines, plus d’héritage, plus de mémoire : on pouvait entièrement remalléer l’humain, à volonté. C’est peut-être ce que nos sociétés de marché sont en train d’obtenir de façon apparemment plus douce et consensuelle, et c’est aussi quelque chose qui me semble très inquiétant.
Toutefois le péril réside surtout dans le fait que nous sommes, que nous le voulions ou non, en train de passer à un régime que nous ne savons pas nommer, que nous pouvons provisoirement nommer post-national, et qui doit être à la fois à la hauteur de la puissance des processus « techniques » de mondialisation, et de la complexité des processus « ethniques » de balkanisation. Le passage du régime d’impérialité au régime de nationalité, au sens politique de régime mais aussi de régime d’historicité, de mémoire, d’identité collective, etc., correspond à des formes de conflits différentes. La guerre civile ne prend pas la même forme quand elle s’attaque à un État-Nation, à une consociation comme la Belgique ou la Suisse, à un État fédéral, à une société d’immigration comme les États-Unis. Et les compromis politiques fondateurs vont également prendre des formes différentes, avec des formes de l’accord différentes. Or le passage aujourd’hui de l’État-nation à ce qui est en train de préparer, est lié à l’âge de la mondialisation des échanges, mais aussi à l’âge où face à cette mondialisation les communautés et les personnes se replient sur ce qu’elles ont d’inéchangeable, langue, religion, bonheur ou malheur immémorial, mais qui ne puisse être entièrement converti à l’espace marchand. Dans ce double processus de mondialisation et de balkanisation, comment rétablir une nouvelle forme d’équilibre voilà le problème commun, et il nous faut être prudent en affirmant que l’on va vers quelque chose de post-national, cela peut faire beaucoup de dégâts[2].
C’est un moment d’autant plus périlleux qu’il s’accompagne d’une profonde dérégulation du théâtre de la guerre, comme à chaque fois : dans ces cas-là la guerre civile n’est jamais loin, et au fond ce n’est pas un hasard si historiquement ce genre de période prend justement la forme de guerre de religion : ce qui se définit et se redéfinit ainsi, c’est le lien du théologico-politique, mais aussi du théologico-psychique et du politico-psychique (c’est quoi un sujet ? un souverain ? un fou ?). Depuis quelques temps, et notamment depuis le 11 septembre 2001, c’est mon schéma, mon triangle infernal. Il nous faut repenser ce nœud du théologico-politique, parce qu’il y a toujours du théologique dans le politique, une irrationalité propre au politique ; et aussi parce que les démocraties modernes, on l’a beaucoup dit, sont épuisantes psychiquement pour des sujets qui devraient être sans cesse responsables de tout : quels sujets, quels types de citoyens devrions nous inventer, quelles formes d’appartenance du sujet à une communauté et aussi d’indépendance ? Est-ce qu’on peut rompre avec une société sans devenir fou ? À mon avis, ce sont là des questions politiques fondamentales. Le modèle classique lentement élaboré par Machiavel, Calvin, Hobbes, Descartes, Spinoza, Bayle, Locke, Leibniz, Rousseau, etc.[3], est en ce moment complètement déstabilisé. On aimerait bien pouvoir conserver les anciens équilibres, mais on n’y peut rien, on est dans un moment de remaniement sur ces trois pôles. Et si l’État moderne présente un nouage du théologico-politique qui se traduit justement par une séparation fondatrice, nous commençons à comprendre que c’est encore une forme très particulière du nœud.
Pour partie, le problème pourrait donc se décrire ainsi : comment créer un espace dans lequel il y aurait une réelle pluralité d’appartenances possibles, un tissu social qui se fasse par une multitude de libres-attachements et libres appartenances, sans que ces appartenances soient des incarcérations dans des communautés, des communautarismes, etc. C’est une question très intéressante et très délicate, et nous pouvons dire que nous ne connaissons pas de société qui satisfasse pleinement à cette double exigence, qui est au fond encore celle de la laïcité et de la sécularisation.
On m’objectera que ce que je demande est un miracle. Je pense qu’il s’agit en effet des limites de l’ordre politique. L’éthique européenne que je recherche est assez leibnizienne, et ce qui l’anime est véritablement une passion pour le possible, ou plutôt pour le « compossible », la passion de mettre ensemble des choses dont on ne voit pas comment elle peuvent être ensemble possibles. On sait que chez Leibniz cette compossibilité ou cette composition a parfois pris une forme discutable, puisqu’il avait été nommé ambassadeur plénipotentiaire, pour tenter de convaincre Louis XIV de cesser de persécuter les protestants, mais en faisant l’union de tous les Européens contre l’Empire ottoman ! C’est là une question d’actualité, bien sûr, mais c’est une question extrêmement grave : comment penser une unité politique qui ne se fasse pas contre une autre ? C’est justement le problème fondamental que Carl Schmitt a posé, puisqu’il fondait le politique sur le couple ami-ennemi, mais en pensant toujours l’ennemi comme l’hostis lointain, jamais comme l’inimicus proche —jamais en pensant à la guerre civile. C’est un problème gigantesque, où il faut d’ailleurs distinguer une double-question.
La passion pour le « compossible » consiste à augmenter la densité du monde en compossibilités, en intervalles, en confrontations, en existences singulières capables d’entrer mutuellement en cohabitation et de se supporter, sinon de se soutenir les unes les autres. Admettons que nous ayons là une sorte de théologie leibnizienne. Cette même passion va également consister à augmenter (à autoriser) la faculté psychique des individus à soutenir en eux une pluralité de plis, de règles, de régimes. Et consister à augmenter (à autoriser) la faculté des institutions politiques à exprimer des désaccords représentatifs.
Or cette passion ne devient une sagesse qu’en traversant, par le tragique, l’épreuve des limites du compossible, et celle-ci n’est pas la même sur le tableau psychique et sur le tableau politique. La faculté psychique de supporter des désaccords peut trouver sa limite de charge, s’effondrer, et donner lieu à un sentiment d’épuisement, de découragement, d’impuissance à parler et agir que Alain Ehrenberg appelle justement La fatigue d’être soi. La folie ici prend la figure de l’effondrement psychique de l’individu moderne, censé être en forme, responsable et maître de lui, mais qui soudain n’arrive plus à soutenir toutes les charges qui pèsent sur lui. De l’autre côté il y a un tragique proprement politique, celui de la guerre, qui peut éclater vers l’extérieur ou vers l’intérieur, et qui tient, comme le remarque Georg Simmel dans Le Conflit, au besoin urgent de revenir à l’unité, de simplifier les différences et à l’incapacité à supporter autant de désaccords. La limite à la compossibilité c’est ici l’impossibilité d’instituer le désaccord, de l’installer de manière durable et de faire avec.
Dans ses travaux sur le droit canon, Pierre Legendre insiste sur ce qui, dans l’institution, assure la généalogie, la transmission, la durabilité. Je voudrais insister davantage sur le canon comme institution du désaccord, possibilité autorisée et établie de formuler un désaccord[4]. On canonise ensemble des textes antagonistes et des traditions entre lesquelles sinon ce serait la guerre, comme si on leur disait : « Eh bien, débrouillez-vous, vous êtes canonisés ensemble. Débrouillez-vous pour tenir ensemble dans le même espace ». Et pour revenir à mon double problème, je dirai qu’on ne peut pas avancer sur le plan politique si on n’avance pas sur le plan psychique, et réciproquement, mais qu’on ne peut pas tout faire porter sur un pôle ou sur un autre.
Le conflit des promesses
Dans la recherche d’une référence religieuse ou spirituelle pour l’Europe, on pourrait rouvrir ce que Edmond Husserl appelait l’intention européenne, l’idée européenne, dans sa conférence de 1935 sur la crise de l’humanité européenne et la philosophie. On pourrait ainsi revenir à l’intention de l’Europe, de l’esprit européen pour corriger indéfiniment les réalités décevantes de l’Europe concrète[5] — et en 1935 de l’Europe défigurée par la haine et le ressentiment.
Nous aurions bien besoin de cela, pour sortir de la nervosité actuelle en plongeant plus loin dans le passé et ouvrir plus loin vers le futur, bref pour retrouver notre souffle et le sentiment d’une durée longue. L’Europe suppose l’adhésion à un projet. Mais je pense que justement la simple référence à l’intention d’une vague spiritualité ou d’une transcendance abstraite, serait bien trop allusif, pas assez substantiel, et je préférerais alors une rigoureuse non-référence[6]. Non, si l’on veut s’installer dans une tranquille confrontation, il nous faut davantage nommer concrètement les traditions qui participent de la multiplicité des héritages formateurs de l’Europe, non seulement dans le passé mais aussi en l’ouvrant au futur[7]. Car on peut dire que l’ouverture réciproque des mémoires, des torts qu’elles se sont fait les unes aux autres, exige aussi la réouverture des promesses non tenues. Il y a dans les différents noyaux fondateurs de l’Europe quelque chose comme des promesses non tenues. Dans un très beau texte, Ricoeur écrivait :
« Reconnaître que nous appartenons à une société qui a tendance à saper les bases de sa propre légitimité “constitue un acte de véracité qui conditionne toutes les démarches ultérieures. La seconde tâche est de prendre une mesure plus relative de la forme de société qui est aujourd’hui l’objet d’une confiance minée. Après tout, cette forme de société n’est advenue en Occident qu’a une date relativement récente. Cette relativisation doit aller plus loin, me semble-t-il, qu’un retour à l’héritage de l’Aufklärung, simplement délivré de ses perversions. (…) Pour libérer cet héritage de ses perversions, il faut le relativiser, c’est-à-dire le replacer sur la trajectoire d’une plus longue histoire, enracinée d’une part dans la Torah hébraïque et l’Evangile de l’Eglise primitive, d’autre part dans l’éthique grecque des Vertus et la philosophie politique qui lui est appropriée. Autrement dit, il faut savoir faire mémoire de tous les commencements et recommencements, et de toutes les traditions qui se sont sédimentées sur leur socle. C’est dans la réactualisation d’héritages plus anciens que celui de l’Aufklärung — et aussi peu épuisés que ce dernier — que l’identité moderne peut trouver les correctifs appropriés aux effets pervers qui aujourd’hui défigurent les acquis irrécusables de cette même modernité »[8].
En parlant des héritages aussi inépuisés que celui de l’Auflärung, Ricœur reprend ici le geste de Habermas pour les Lumières, mais il montre que les Lumières ne sont qu’une tradition parmi d’autres, et que c’est de la confrontation de ces diverses traditions qu’il faut attendre une sorte de mutuelle amélioration. Car il n’y a pas que les effets pervers des Lumières ou de la modernité industrielle, et il faudrait aussi parler des effets pervers de la Révolution, de la Réforme, ou de la Renaissance, ceux de la romanité, de l’éthique grecque ou de Saint Paul. Et dans le même temps chacune de ces strates est riche de promesses non tenues.
Ainsi l’Europe provient de ces mille sources et il faut libérer ces différents héritages, les faire entrer dans une intrigue polycentrique, car il faut renoncer à l’idée qu’il y aurait un seul grand récit commun : l’histoire européenne est un récit à plusieurs foyers, une intrigue à plusieurs foyers. Cela est un impératif, cependant qu’une chose assez laborieuse : ce n’est pas du tout facile, mais un vrai travail, quasiment au sens de la cure psychanalytique. On ne sait pas exactement ce qu’on fait ni ce que l’on cherche, en tout cas ce n’est pas entièrement quelque chose de volontaire. C’est peut-être la raison pour laquelle on ne sait pas ce que c’est que l’Europe : on ne sait pas jusqu’où on pourra aller dans ce travail de réouverture des mémoires, par rapport aux torts, mais aussi par rapport aux bonheurs oubliés — car il n’y a pas que des malheurs refoulés, il y a aussi des promesses de bonheur, pour reprendre la formule de Stendhal. Ce point est essentiel car il n’y a pas d’histoire sans promesse, ni même sans utopie[9].
Or il faut tout de même savoir que cette libération de la mémoire peut être conflictuelle, non seulement parque rien ne permet d’avance d’affirmer que les passés peuvent cohabiter de manière pacifique : le conflit des mémoires est aussi un conflit des promesses non encore tenues, et dont on ne sait pas si elles sont réalistes, si elles sont compatibles entre elles : le conflit des promesses peut dynamiter la terre promise, et faire virer au cauchemar l’enthousiasme d’une décolonisation. Ce point est important aussi parce que nous avons toujours l’idée qu’il faut fonder la société sur un accord fondamental : or il serait parfois préférable de tomber d’accord sur un désaccord fondamental, et honorer dans notre Constitution un désaccord fondateur.
Je n’hésiterai pas à affirmer que ce qui nous manque à l’échelle européenne, comme élément d’une passion démocratique européenne, et il me semble c’est un peu le sens du travail de Jean-Marc Ferry, c’est le fait de libérer des confrontations où nous puissions nous reconnaître. C’est qui à dire des confrontations qui soient elles-mêmes à la fois des positions argumentées le mieux possible, mais en même temps qui sachent qu’il y a une part non entièrement explicitable, avec des présuppositions que l’on cherche à interpréter mais sans prétendre les porter entièrement à la clarté discursive. C’est aussi comme s’il fallait, face aux consensus dominants du moment, donner voix aussi à des avis minoritaires qui peuvent devenir la tige des développements ultérieurs les plus importants pour la culture ou pour la politique.
Pour ces divers motifs, il me semble que le cadre institutionnel de cette confrontation, de ces désaccords fondateurs[10], devrait être un théâtre qui permette de faire apparaître, et de confronter ces différentes sources de l’Europe, ces promesses non tenues. Il s’agit certainement d’un espace de consensus pragmatique sobre, avec l’acceptation de règles qui soient des règles d’éthique de la discussion, des règles d’argumentation — et on voit mal comment la référence au nom de Dieu pourrait intervenir là-dedans comme un argument d’autorité. Mais il s’agit aussi de la réouverture, dans ce cadre institutionnel, à la pluralité des mémoires constitutives, parce qu’on a besoin de confronter l’apport des différentes traditions religieuses, philosophiques, culturelles. Le noyau « éidétique », le noyau éthico-mythique de l’Europe, c’est aussi bien Platon que Moïse, Diogène, Epicure ou le sens héroïque de la citoyenneté grecque, que le droit romain, le « ni juif ni grec » des épîtres de Paul, le style inoui des Confessions d’Augustin, l’individualisme germanique, la grande reconstruction médiévale, l’humanisme magique et le prodigieux élargissement de la Renaissance, la désacralisation et les ruptures de la Réforme, le doute cartésien et le pli baroque, le rationalisme pluraliste des Lumières si différent de l’empirisme déjà utilitariste de l’Enlightenment et du léger enthousiasme de l’Aufklärung, et qui donnent lieu ici et là à des réactions romantiques elles mêmes si diverses, révolutionnaire ou réactionnaire ; l’Europe c’est encore le grand édifice des sciences positives, l’entreprise des bourgeois financiers et des marchands, la tradition du catholicisme social, les cauchemars totalitaires à déconstruire jusqu’au bout, et la patiente tentative de nos reconstructions. Pêle-mêle, il faut rouvrir toutes ces figures, et d’autres dont nous n’avons pas encore conscience, qui sont toutes aussi peu épuisées les unes que les autres, qui sont toutes des promesses encore non tenues. Et comment faire vivre tout cela ? Si l’Europe est un fleuve issu de toutes ces sources, comment porter tout cela ensemble ?
La promesse oubliée exige de nous un effort d’imagination. Nous devons faire comme si nous avions trouvé la solution simple et élégante à notre compliqué et périlleux problème, et comme si justement nous l’avions oubliée. Quelle solution avions nous donc trouvée ? Il nous faut donc, ensemble, essayer diverses possibilités mais de manière un peu neutralisée, sans engager définitivement l’avenir par nos choix techniques, sans y mettre trop de véhémence psychique, trop de prestige. Il faut le faire comme si nous ne savions pas très précisément où est notre intérêt dans l’affaire, le faire comme si nous ne le faisions pas[11]. C’est par cet effort d’anamnèse poétique que l’on peut installer des institutions communes. Regardez les difficultés d’Arte, par exemple, la chaîne franco-allemande, pour construire des programmes qui intéressent les deux publics de manière semblable. Tout cela ce sont des expériences passionnantes, et c’est la richesse de l’Europe. Mais cela suppose d’ouvrir et d’instituer la confrontation, de telle sorte que les traditions puissent, chacune dans sa forme narrative propre, dans ses styles de traditionalité, d’argumentation et d’inventivité propres, montrer et faire valoir leur apport, les faire concourir et rivaliser au bien commun. Quand je dis l’Europe c’est Platon, les musulmans ou la Perse diraient aussitôt que Platon c’est eux ! Et ils auraient raison de soutenir un tel conflit d’interprétation. On en a besoin.
Droits de Dieu, droits de l’homme
Ce dont on n’a pas besoin, c’est d’un retour du religieux qui prétendrait sauver une société en perte de repères et de valeurs. Ce discours est cependant fréquent, on l’entend chez les protestants américains qui veulent évangéliser l’Europe, chez ceux des orthodoxes qui veulent la sauver du matérialisme, chez ceux des musulmans qui lui reprochent sa débauche, chez d’importants personnages de la hiérarchie catholique romaine qui la voient menacée d’une culture de mort, etc. On l’entend même chez des républicains « bon teint » qui estiment qu’il n’y a plus de morale. Mais notre Europe méthodiquement désorientée n’est pas très matérialiste ni débauchée, au contraire de ce que nous croyons. L’important serait plutôt de réapprendre à nos écoliers à voir ce qu’il y a de moral dans des choses très quotidiennes, à déchiffrer ce qu’on ne voit pas et qui est sous nos yeux. Cet exercice serait important pour dédramatiser, car nous avons trop souvent un ton dramatique pour donner du poids à la référence religieuse qui viendrait pour sauver le monde et dans les bras de laquelle il faudrait se jeter ; je trouve tout cela très regrettable.
Une autre chose dont il me semble que nous n’ayons pas besoin, c’est de faire passer l’ensemble de institutions religieuses par le crible des idées démocratiques. Dans un livre récent de Jean-Louis Vieillard-Baron sur La religion et la cité[12], l’auteur s’attaque à un certain nombre de faux-problèmes en montrant que par exemple les religions n’ont pas à être de part en part démocratiques ! Certaines le sont un peu ou beaucoup, c’est leur honneur ou leur handicap, mais il y a une limite par exemple à vouloir à tout prix faire rentrer l’Église Catholique dans le cadre d’associations démocratiques. C’est un peu comme on voulait soumettre les éditions littéraires à la seule règle de l’audimat, ce pourrait être désastreux. Ce qu’il ne faudrait pas, en revanche, c’est que ce soit un motif pour l’Église catholique de demander un statut à part, qui lui donnerait à elle seule autant de poids qu’à toutes les autres.
À quoi donc peut servir l’intervention des religions dans les questions du société ? Mon hypothèse est que les pouvoirs publics sont très seuls avec certains débats, surtout ceux qui ne sont pas des dossiers de gestion techniques, et qu’il est difficile pour les députés d’instruire les débats à un niveau un peu complexe, un peu épais, il leur faut de vrais interlocuteurs qui n’aient ni ambitions ni timidités politiques. Car ils ont à faire à des groupes de pression, mais les Églises ne fonctionnent pas comme des groupe de pression. Souvent elles arrivent elles-mêmes perplexes, et aident simplement, à formuler des débats, en s’appuyant elles-mêmes sur une histoire qui les rend capables de véhiculer de la perplexité, d’élaborer des catégories, de formuler des désaccords internes.
Et je reviens ici à la question centrale des droits de l’homme, des principes fondamentaux qui animent la constitution politique de l’Europe, dans leur rapport historique aux droits de Dieu. Pour donner un seul exemple, qui m’est cher, lorsque Pierre Bayle, à la fin du 17ème siècle, parle des droits de la conscience errante, c’est à dire des droits de la conscience qui est peut-être dans l’erreur (elle ne le croit pas mais elle ne le sait pas), des droits de la sincérité en quelque sorte, il dit que ce sont les droits même de Dieu. La liberté de conscience comme liberté religieuse de sortir, de partir, de gagner la haute mer où les rois et les prêtres n’ont plus de pouvoir mais Dieu seul, est certainement un des piliers des Droits de l’homme[13]. La liberté est liberté de rompre, de résilier, de dissider, et d’abord d’abjurer.
Pourquoi ces enquêtes historiques sont-elles importantes aujourd’hui ? Pas seulement pour mieux nous comprendre, mais parce que cette source ou cette ressource des Droits de l’homme n’est pas tarie. Nos démocraties peuvent établir une hiérarchie des droits de l’homme qui deviendrait une sorte de syntaxe des principes fondamentaux de la société politique : on verrait alors déjà une inversion récente dans les valeurs capitales, car on peut dire que la sécurité des personnes et des biens, ressentie comme vulnérable, est en train de passer devant la liberté, et c’est déjà toute une question. Mais alors où sont passées les droits d’égalité, si essentiels à la justice, de dignité égale ? Où sont passés les droits de solidarité, de fraternité, osons même dire de compassion[14] ? Du noyau éthico-mythique de nos cultes et de nos cultures ont toujours jailli, jailliront toujours, des affirmations primordiales qui peuvent, du jour au lendemain, bouleverser l’ordre de nos catégories. C’est une chose bonne et nécessaire, et il est des moments où l’histoire entière est relancée par la protestation d’une exigence jusque là reléguée au dernier plan.
On peut dire alors que les droits de l’homme soient au même niveau que les religions, et que ce dénivelé est important pour structurer le débat. D’un côté il faut prendre la défense du caractère « abstrait » des droits de l’homme, parce que ces abstractions ont un rôle pragmatique capital. Peut-être cependant que ce que l’on pourrait appeler avec Jean-Marc Ferry l’éthique reconstructive, suppose une gamme plus vaste entre ces catégories qui visent une forme d’universalité, et le fait que ces catégories soient toujours déjà ou toujours encore véhiculées par des langues et des cultures particulières. C’est ici le premier point qui me semble définir les droits de l’homme dans leur rapport au fait religieux : les droits de l’homme garderont toujours une dimension métaphorique.
Les universaux humains sont toujours « en contexte », pas toujours si faciles à traduire dans d’autres langues et contextes, inséparables de langues et de configurations culturelles qu’ils véhiculent et qui les véhiculent. Croire que l’on puisse s’installer de plain-pied dans les universaux des Droits de l’homme serait justement manquer la nécessaire confrontation de nos universaux, qui ne peut que les améliorer. Il est absurde de vouloir séparer le concept des métaphores qui l’ont porté et qui lui donnent son sens, sa visée inachevée. Ces noyaux langagiers et métaphoriques sont comme les boîtes noires des droits, et vouloir les en abstraire serait tarir cette source. Et ce qu’il y a de plus singulier, de plus vivement métaphorique dans une culture, est aussi ce qui entre avec le plus de bonheur en consonance avec ce qu’il y a de singulier et de créatif dans une autre.
Un deuxième trait peut définir le rapport des droits de l’homme aux traditions religieuses. C’est le caractère réitératif des grandes inventions ou découvertes du monde moral, spirituel et culturel. À la différence des inventions techniques qui sont cumulatives, il n’y a pas ici de progrès au sens positiviste. C’est comme si à chaque génération il fallait les réinventer : on le voit avec choses très simples comme le consentement amoureux, ou comme l’idée démocratique d’un bien commun. Il y a des choses qui avaient été magnifiquement comprises et que l’on a oublié à la génération suivante. Peut-être que la génération de ceux qui avaient fait la Résistance, en France, avaient compris politiquement des choses qu’il nous faut maintenant réinventer autrement ? Cela signifie que les Droits de l’homme ne sont pas transmissibles aisément, ils relèvent pour partie de quelque chose qui ne nous est pas disponible. Et qu’en les recommençant, en inventant complètement, on rouvre les couches les plus profondes et les plus archaïques de nos cultures[15].
Un troisième caractère que les religions ont en commun avec les Droits de l’homme et le principes fondamentaux qui peuvent animer une Constitution, c’est leur caractère résistible. On a affaire ici à ce paradoxe d’avoir des universaux qui ne sont pas imposables, un peu comme dans l’analyse du jugement esthétique chez Kant, le beau n’est pas une catégorie imposable. Il ne s’agit pas cependant de quelque chose d’incommunicable : ce sont des choses que l’on peut communiquer en supposant que tout le monde peut les comprendre, mais on ne peut pas les imposer. Ils sont non-contraignants, et leur autorité est justement résistible : elle suppose un libre accord. Cette curieuse communicabilité non-imposable me semble pragmatiquement un élément très remarquable.
Pour tenter de conclure je dirai que non seulement on a besoin d’un espace de remémoration narrative, et d’un espace d’argumentation, mais que l’on a aussi besoin d’un espace plus poétique d’invention à plusieurs de nouvelles figures qui nous soient communes. Ce qui m’inquiète ce n’est pas que l’Europe devienne un club chrétien, mais qu’elle devienne le club des religions établies, où les autres auront du mal à entrer. Peut-être une dissidence religieuse va-t-elle apparaître, qui sera tout à fait passionnante et intéressante, et dont l’apport sera un jour considéré comme essentiel ? Veuillez m’excuser de dire de telles choses, je suis un philosophe un peu protestant ou un protestant un peu philosophe ! Pour le moment je ne vois rien de ce genre, mais c’est possible. Je pense que les religions doivent savoir qu’elles sont mortelles comme les langues et les cultures.
Et je décrirai cet espace poétique comme un théâtre où il ne s’agit pas seulement d’argumenter ou de raconter, mais aussi d’imaginer ensemble, de communiquer sans prétendre imposer quelque chose, de laisser place à de nouveaux apports possibles, d’être prêt à entendre ces nouvelles voix. Sans quoi nos religions seront bientôt ramenées elles aussi à l’état de musées. Et puis je pense que l’on a besoin d’un tel espace pour désarmer les réflexes nationalistes et xénophobes : face à quelqu’un qui vote Le Pen, ce ne sont pas nos arguments qui comptent, mais seulement la faculté de bouleverser son imaginaire, de déplacer l’ensemble de ses présuppositions, l’ordre de ses questions, et de remanier son horizon imaginaire. Pour agir à ce niveau de profondeur de l’inconscient collectif, il n’y a que le poétique qui puisse faire un tel travail. Pour préciser ce théâtre, auquel je pense que les religions apportent une dimension essentielle, je crois qu’il faut maintenir l’amplitude de la gamme qui va de la réalisation morale du sujet à la réalisation politique de la société.
Si j’avais une promesse à lancer à la hauteur de l’Europe, une sorte dérèglement et de nouvelle règle métaphorique pour la justice, je dirais qu’il faut socialement, politiquement, et d’une certaine manière spirituellement[16] donner à chacun la chance de montrer qui il est : c’est peut-être une indication par rapport aux formes sociales de la solidarité — quelque chose comme une généralisation de ce que l’on appelle en France le statut des intermittents du spectacle. Je dirai du même mouvement qu’il faut aussi donner à chacun de quoi se retirer : nous sommes dans des sociétés où les individus sont obligés de se montrer tout le temps, de se faire valoir, et il manque (c’est peut-être une des formes de l’allocation universelle) quelque chose comme un droit d’habiter, de dire pouce, un droit de retrait. Les religions, c’est leur force, sont des institutions qui autorisent à se montrer et à se retirer, qui ont autorité pour redonner à chacun, et je dirai indéfiniment, cette double faculté.
Or, de la même manière qu’il faut donner à chacun la chance de montrer qui il est, il faut donner à chaque peuple, à chaque tradition, à chaque style de vie, la possibilité concrète de se montrer, de faire valoir sa contribution passée mais aussi potentielle et future, à la Cité et au bien commun. En Europe, cela suppose aussi de donner à chaque peuple la possibilité de tranquillement décliner, de faire la place à d’autres, de se retirer de la course au prestige des plus forts, d’accéder à l’autorité de ceux qui ont lâché prise.
Olivier Abel
Paru dans La Revue Nouvelle, Bruxelles, n°1-2 fév.2003, p.42-55.
Paru dans coll. L’Europe et le fait religieux,
actes du colloque de Rome, préface de R.Rémond,
Paris : Parole et Silence, 2004.
Notes :
[2] C’est pour cela que la position de Jean Marc Ferry sur la question de l’État européen est très raisonnablement prudente dans l’équilibre qu’il estime devoir être trouvé entre les différents niveaux de la souveraineté et l’État classique.
[3] Pour chacune de ces figures, on pourrait montrer des lignes qui n’ont pas été retenues dans les compromis fondamentaux de l’Etat moderne, et qui constituent autant de bifurcations à explorer pour d’autres lignes d’histoire encore possibles.
[4] Il y a de tels désaccords représentatifs du catholicisme, d’autres du protestantisme, d’autres de l’ensemble de la chrétienté, d’autres du monothéisme —mais il n’est pas sûr que l’on ait encore trouvé le désaccord vraiment canonique, celui qui contient d’avance toutes les variations du débat.
[5] Critiquer l’Europe an nom de son intention, c’est aussi la démarche de Charles Taylor traitant du Malaise de la modernité, Paris : Cerf, 1994.
[6] C’est une des grandes difficultés, de ne pas faire d’une théologie de la croix, de la kénose et de la dialectique hégélienne de la négativité, la formule magique de l’unité, une culture de l’abolition facile des différences.
[7] On pourrait aussi imaginer une déclaration négative explicite du genre : « Pour l’Europe, aucune référence religieuse, ni catholique, ni protestante, ni orthodoxe, ni juive, ni musulmane, ni aucune autre, aucune référence philosophique ni tradition, que ce soit celle des Lumières ni du Romantisme, de la Renaissance ni du classicisme, de l’Antiquité romaine ni grecque, ne saurait être mise au centre. Mais l’Europe fait mémoire de tous ces commencements et recommencements, de toutes ces promesses non tenues : elle les confronte et se réinvente sans cesse à partir de tous ces apports ».
[8] Lectures 1, p. 173.
[9] Comme le montrait Cioran dans Histoire et utopie.
[10] Il faudrait sans doute des partis qui, pour un certain temps, ne se présentent aux élections européennes que s’ils ne portent pas les mêmes étiquettes que les partis nationaux. Des partis attachés à faire surgir des débats proprement européens ; sans cela il n’y aura pas de débats d’échelle proprement européenne.
[11] « Si les courages sont entachés de malveillance, corrompus d’envie, enflammés d’indignation, stimulés de vengeance, ou, comment que ce soit, tellement piqués que la charité en soit diminuée : toutes les procédures des plus justes causes du monde ne peuvent être que iniques et méchantes (…) Nul ne peut mener procès, quelque bonne et équitable cause qu’il ait, s’il ne porte à son adversaire une même affection de bienveillance que si l’affaire, qui est débattue entre eux, était déjà amiablement traitée et apaisée » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, Chap.16, Paris Les Belles Lettres 1961 tome 4 p.222).
[12] Publié à Paris aux éditions de l’Eclat, en 2001.
[13] On pourrait montrer l’origine de cette idée, chez Bayle, dans la doctrine calviniste de la prédestination, selon laquelle il n’est pas en notre pouvoir de dévoiler ce qui se trouve dans le labyrinthe infini du jugement de Dieu : la conscience appartient à Dieu seul, et ne dépend ni du sujet, ni des rois ni des prêtres. On pourrait aussi montrer la contemporanéité de cette idée avec la flibuste puritaine ou les idées politiques de Milton.
[14] Il y a chez Rousseau un véritable impératif catégorique de la compassion, sans lequel on ne comprend pas bien la morale kantienne. Dans tous les cas il faut nous méfier des classifications qui sous-entendent trop une hiérarchie indiscutable, comme celle qui voudrait établir les différentes générations de droits, droits de l’homme, droits civiques, droits sociaux. Michel Henry a fait voir, dans son travail sur Marx, que la lecture radicale d’un droit social pouvait retourner la syntaxe même des droits fondamentaux.
[15] Je refuse par là l’opposition que fait Arendt entre le sens romain de la continuité de la fondation, toujours antérieure et qui autorise la génération suivante, et le sens grec de la refondation, du perpétuel recommencement.
[16] En parlant ici des arts, du cultuel, de la culture au sens large, je désigne toutes ces paroles et actions éphémères qui font de la vie une interprétation et une réplique au fait brut d’être né.