Le problème que pose ce titre, presque au départ d’un colloque sur la laïcité, est de jeter un doute effrayant, une incertitude quant au lien entre les deux termes : il y a eu et il y a des formes de tolérance non-laïque ; il y a eu et il y a des formes de laïcité non-tolérantes. Pour réduire ce doute, nous tenterons de montrer que la laïcité est une des formes de tolérance, ou plus exactement une des façons de répondre au problème de l’intolérance.
Mais pour faire place au doute, nous ferons d’abord place au sentiment d’une fragilité de la laïcité. Car la laïcité est équivoque, et chacun peut lui donner le sens qu’il lui préfère. Il est donc nécessaire d’ouvrir le débat à l’amplitude entière des significations possibles du terme (même s’il s’agit ensuite de donner une certaine clôture à l’espace de ce débat). En effet, je suis frappé que souvent, parlant de laïcité, personne ne parle vraiment de la même chose, ni dans le même langage ni avec le même vécu, et que les adversaires s’opposent en répondant à des questions différentes. Une intervention proprement philosophique devra alors avoir une fonction critique, au sens de Kant; c’est à dire la fonction de distinguer les questions, pour faire cesser le vacarme des faux-débats, et tenter de pointer quelques problèmes autrement silencieux, autrement redoutables. Si la laïcité est dans une situation critique, qu’elle désigne moins la plénitude d’une réponse que la forme d’un problème. Mais c’est justement parce qu’elle est vulnérable qu’elle doit être placée sous la sauvegarde de tous, conjointement, sous notre commune responsabilité, parce qu’elle est encore sans doute pour longtemps une indépassable condition de l’existence sociale aujourd’hui. Les propos qui suivent se répartiront selon ces deux orientations, entre un pôle critique et un pôle éthique.
Tolérance et pluralité des « régimes de tolérance »
Le problème de la tolérance est défini par le philosophe politique américain Michael Walzer dans son Traité sur la tolérance[1] comme celui de « la coexistence pacifique de groupes humains relevant d’histoires, de cultures et d’identités différentes » (p.14). Or cette coexistence peut et a pu prendre des formes politiques les plus diverses dans l’histoire et dans la géographie, et Walzer se refuse à leur assigner un rang sur une échelle unique. Leur seul échec est la guerre civile, quand un « régime de tolérance » échoue à installer durablement cette coexistence, ou lors du délicat passage d’un régime à un autre — on verra que c’est peut-être le cœur de notre problème. Walzer estime par exemple que la proposition de Locke dans sa Lettre sur la tolérance (neutralité de l’Etat et association libre) est certainement adaptée à l’expérience des congrégations protestantes, mais que sa pertinence ne saurait être généralisée hâtivement. Contemporain de Locke, en effet, n’est-ce pas l’un des arguments de Bayle dans son plaidoyer pour la tolérance, au moment de la révocation de l’Edit de Nantes, que de faire valoir la grande tolérance religieuse de l’Empire Ottoman alors à son apogée ? Il propose pour la monarchie française une posture d’équidistance qui la placerait en quelque sorte au-dessus du débat religieux, dans un rôle protecteur à l’égard des minorités, chaque confession étant en quelque sorte considérée comme égale en dignité. On y reviendra.
Il n’est pas inutile ensuite, avec des auteurs comme Walzer ou Ricœur, de distinguer des degrés de tolérance. Au plus bas on trouve un degré zéro, qui serait la simple résignation à laisser de la place aux autres parce qu’on ne peut pas faire autrement, parce qu’on y est forcé ou obligé. C’est à peine de la tolérance, une limite inférieure sans doute, mais parfois on n’a que ça pour sortir de la guerre, et il faut avoir un certain respect philosophique pour la faculté de résignation, qui est parfois un début à la sagesse. Sur l’autre bord, on trouve un véritable enthousiasme pour l’autre, pour la différence tenue comme une valeur divine, naturelle, ou sociale supérieure ; mais là encore ce n’est pratiquement plus de la tolérance, et cet enthousiasme est généralement le plus intolérant à l’égard de tout ce qui chez l’autre paraît comme intolérant. Entre les deux, on aurait un premier degré, qui serait une indifférence un peu condescendante, du genre « il faut de tout pour faire un monde », qui ne peut apparaître que lorsque vraiment l’on ne se sent pas menacé, et que l’on peut sans crainte faire un peu de place à une tradition plus faible. On aurait un régime médian, fondé sur la reconnaissance mutuelle et la réciprocité des droits, au nom d’une égalité des prétentions, et d’un renoncement simultané à prétendre sa tradition seule légitime ; cette figure de co-fondation est celle qu’argumente le plus Pierre Bayle dans sa recherche d’une solution politique aux guerres de religion qui déchirent encore l’Europe de son temps — voir son Traité de la tolérance[2]. Et on aurait enfin une posture de bienveillance respectueuse, sinon presque de curiosité, le désir d’apprendre et, sans y adhérer, de comprendre ce qui fait la forme de vie des autres. Il n’est pas nécessaire que tout le monde se situe sur le même degré de tolérance, et chacune de ces postures présente ses avantages et ses défauts, quand il s’agit d’installer durablement la coexistence pacifique et la possibilité d’une expérience politique commune.
On peut enfin, et ce sera le dernier apport que nous irons chercher chez Walzer, distinguer différents « régimes de tolérance ». Le premier qu’il caractérise est celui des empires multinationaux, qui furent souvent multilingues et multireligieux. L’empire romain, russe, austro-hongrois, ou ottoman est tolérant en ce qu’il ne s’immisce pas trop dans la vie des communautés qui le composent, du moment qu’elles se soumettent à l’ordre impérial. En revanche, il tend à enfermer les individus à l’intérieur de leur communauté, de leur identité ethnique ou de leur appartenance religieuse. A l’exception de son centre cosmopolite, il tolère mal les individus libres de toute attache. Il caractérise également, je n’aurai pas le temps de les déployer tous, un régime de consociation, comme celui de la Belgique ou de la Suisse, qui suppose toujours un équilibre organisé des forces en présence. Il s’attarde ensuite au régime de l’Etat-Nation, qui est généralement peu tolérant à l’égard des communautés (d’où chez les minorités souvent la nostalgie du régime impérial), mais se montre en revanche très tolérant à l’égard des individus, considérés a priori comme des citoyens libres de toute attache, et qu’il faut éventuellement contribuer à libérer de leurs appartenances quand celles-ci débordent de la sphère purement privée (voir l’affaire du voile). On notera enfin un dernier régime de tolérance, celui des sociétés d’immigration, constituée par l’arrivée un par un d’individus volontaires, dans une société qui favorise le contrat social, l’association libre des individus, qui adhérent à un patriotisme politique sans véritable identité nationale — Walzer note la difficulté de prévoir si ce régime aura pour effet à terme de favoriser ou de dissoudre la vie des groupes, entendus ici comme autant de libres associations (ibid.p.57). Il faut remarquer que ces divers régimes ainsi typés, si on peut leur donner des figures exemplaires, sont souvent dans la réalité beaucoup plus « composés ». La France est pour partie un Etat-Nation et pour partie une société d’immigration, combinant les deux régimes.
Avant de quitter ces premiers éléments de réflexion sur la tolérance, je voudrais souligner deux ou trois points. Car cette typologie nous aide, me semble-t-il, à replacer notre problème sur le fond de variations historiques plus amples. La guerre civile ne prend pas la même forme selon le type de régime de tolérance, et donc de régime politique, mais aussi de régime de mémoire et d’histoire, dont elle marque l’échec, le fracas ou la dislocation. Et la trop grande hantise d’une forme peut nous rendre insensible à l’approche d’une autre. Les anciens régimes (typiquement les régimes impériaux classiques) protégeaient la diversité des communautés mais en incarcérant les individus dans ces communautés. C’est un prix que nous ne pouvons plus payer, car les libertés individuelles nous sont trop précieuses, et le nazisme nous a montré jusqu’où pouvait aller leur négation. Dans l’effondrement de cet ancien régime, et sous l’idée de « libération nationale » a surgi la liberté laïque des individus-citoyens dans le cadre de l’État-Nation, mais cette fois dans la dénégation de toute appartenance à une culture, un peuple, ou une tradition particulière, et cela aussi a pu prendre des formes totalitaires. Nous ne pouvons plus nous permettre de supprimer à ce point tout ce qui faisait les « corps intermédiaires », les appartenances, les symboliques représentatives de nos sociétés.
Or l’histoire de nos villes correspond bien à ces deux mouvements: le premier par lequel on se détache des obligations communautaires du « terroir » pour se perdre dans la grande et joyeuse liberté des villes; le second par lequel, perdus dans l’anonymat indifférencié des villes, on recherche des différences, des appartenances, de quoi marquer ses attachements. Entre le melting-pot de la cité sécularisée et les nouvelles « gated communities » des villes post-modernes, on mesure bien la fragilité actuelle de la laïcité — et la dénégation du communautarisme ne change rien au fait que dans nos banlieues françaises sont devenues des lieux de ségrégation terrible, et parfois d’intolérance.
Laïcité, sécularité, urbanité
Je crois que nous sommes maintenant mieux armés pour aborder le problème de la laïcité, je veux dire ce qui en fait la fragilité actuelle. Car les réalisations historiques de la laïcité ont été des compromis complexes et délicats entre un principe républicain, qui préfère le mot « laïcité », et qui exige de laisser la religion au vestiaire en entrant dans l’espace public, et un principe démocratique, qui préfère le mot sécularisation, et qui exige de laisser faire le jeu des processus socioculturels de privatisation, de subjectivisation et de pluralisation des croyances. On le voit, les laïcités et les sécularisations, d’ailleurs elles-mêmes différentes selon qu’elles se sont fait jour dans des sociétés plutôt catholiques ou plutôt protestantes, sont aussi disparates que l’ont été les Lumières, l’Aufklärung ou l’Enlightenment, les Romantismes, les nationalismes, etc.
En comparant des pays comme la Turquie ou comme les USA, on voit me semble-t-il qu’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable laïcisation républicaine si on ne laisse pas faire une certaine sécularisation, subjectivisation et libéralisation religieuse; et que l’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable sécularisation démocratique sans établir de cadres institutionnels laïcs, qui protègent les droits civils, et notamment ceux des minorités contre la majorité, y compris la majorité irreligieuse (qui emprunte souvent en creux la forme religieuse dont elle s’est échappée). Aux USA, il y a une forme de religion civile sécularisée, je dirai même des bouts de messianismes sécularisés, qui ont rompu les amarres avec les églises mais envahi la vie politique de façon dangereuse[3]. En France, un certain anti-catholicisme jacobin a tellement épousé en creux la forme du catholicisme dominant, dans son monisme, qu’il refuse de faire la place à toute autre religion — on a simplement remplacé le mythe de l’unification nationale sous un seul culte par celui de l’unification sous l’idée qu’il n’y a pas de Dieu, sans voir que c’est cette unanimité même qui est à la fois religieuse et puérile[4] !
Or, pour revenir à notre équilibre fondateur, aujourd’hui ce compromis historique et délicat est déchiré. Son cadre classique, l’Etat-Nation, est en train d’exploser ou d’imploser ; et si la laïcité a pu, à l’époque des nationalismes, définir à peu près une surface de légitimité en faisant tenir ensemble appartenance à une tradition nationale et modernisation rationnelle, ce n’est plus le cas: l’écart entre les deux exigences est actuellement trop grand. La « nation moderne » est un cadre trop vide pour l’identification et trop étroit pour la modernisation. C’est pourquoi la laïcité et la sécularité est partout en crise, prise entre ces deux exigences et ces deux demandes contradictoires. Les uns sont surtout terrifiés par l’uniformisation culturelle mondiale qui avance comme un bulldozer, ils voudraient retrouver des racines, une mémoire et une histoire nationale ou culturelle fortes contre la mondialisation : ils insisteront plutôt sur la République entendue dès lors comme une identité au-dessus des factions, et marqueront une grande méfiance à l’égard de la juxtaposition post-moderne de petites plaques de communautés-réseaux. Les autres sont surtout terrifiés par la balkanisation nationaliste ou religieuse qui fait partout surgir les barbelés des cicatrices frontalières ; il se méfient des régimes autoritaires et isolationnistes qui abritent les nouvelles formes de mafia, et ils voudraient plutôt élargir la Démocratie internationale, le jeu des droits de l’homme et la confiance faite à l’autonomie de la culture, de son pluralisme spontané. Les premiers voudraient un Etat dont la fondation serait une pure refondation, une rupture. Les seconds voudraient plutôt un Etat co-fondé, pluri-fondé si je puis dire. C’est ici la situation « critique » de faux débat dont je parlais en commençant.
Et la nouvelle forme d’urbanité qui se cherche, comme une vertu de vivre ensemble dans l’interpénétration de plusieurs « villes invisibles » qui prêteraient leurs densités spécifiques à l’espace commun, doit frayer son chemin entre ces deux tendances, répondre aux deux en distinguant les deux questions et en refusant leur manichéisme simpliste. Mais cette urbanité menace à chaque pas d’être déchirée.
La seule hypothèse qui puisse détendre cette torsion, ajourner cette déchirure, serait de reconnaître que le destin de l’idée de « laïcité » n’est pas entièrement indexé à celui de l’idée de « nation ». Au contraire, on peut dire que la laïcité trouvera son plein développement lorsqu’elle aura pu se dissocier du cadre étroit de la nation, qui en fut peut-être la gangue primitive, mais qui maintenant l’étouffe. Il faudrait peut-être comme le propose Jean-Paul Willaime dans son livre Europe et religions : les enjeux du XXI siècle[5], tenter une laïcisation de la laïcité, un peu comparable à la tolérance aux diverses formes de tolérances proposée par Walzer, et qui fasse la séparation de l’Etat-Nation et de la laïcité, en passant par la séparation de l’Histoire officielle et de l’Etat —mais aussi par la reconnaissance qu’il y a diverses voies pour la laïcité, et que la laïcité française n’est ni intangible, ni la seule possible.
Cependant il faut aussi reconnaître avec une certaine prudence que l’on ne change pas de régime de tolérance et de cohabitation politique par un coup de baguette magique. La forme de l’Etat-Nation ne devrait pas être démantelée trop précipitamment. Non seulement chacun de ces régimes comporte ses avantages et ses inconvénients, sans qu’on puisse panacher tous les avantages en écartant tous les inconvénients. Mais le délicat passage d’un régime à un autre est un moment de mue profonde des sociétés, le moment de tous les dangers.
Car nous sommes en train de passer à un régime que nous ne savons pas nommer, et qui doit être à la fois à la hauteur de la puissance des processus « techniques » de mondialisation, et de la complexité des processus « ethniques » de balkanisation. Et comme à chaque fois, ce n’est pas un hasard si historiquement ce genre de période prend justement la forme de quelque chose qui ressemble à des guerres de religion, un peu comme, il y a trois siècles, on est passé d’une conception impériale au régime moderne des États-Nations. Le passage aujourd’hui de l’État-nation à ce qui est en train de préparer, est lié à l’âge de la mondialisation des échanges, mais aussi à l’âge où, face à cette mondialisation, les communautés et les personnes se replient sur ce qu’elles ont d’inéchangeable, langue, religion, mémoire incommunicable. Dans ce double processus de mondialisation et de balkanisation, comment rétablir une nouvelle forme d’équilibre ? Voilà notre problème commun. C’est un moment d’autant plus périlleux qu’il s’accompagne d’une profonde dérégulation du théâtre de la guerre. La guerre s’attaque au cœur de nos systèmes complexes, et de la fragilité de nos réseaux urbains, où le moindre accident devient aussitôt une catastrophe, parce que ce sont des constructions denses et des agglomérations humaines qui sont frappées. Nous devrons nous souvenir que la guerre civile n’est jamais loin, que nos sociétés sont fragiles, mais aussi que nous manquons non de sécurité, mais de confiance, et que, comme écrivait magnifiquement Emerson, « toute protection contre un mal nous place dans la dépendance de ce mal ».
La question religieuse
Mais la question n’est pas que politique, l’autre moitié du chemin est théologique, car ce qui est en cause c’est l’entière équation du théologico-politique, et comme des auteurs aussi divers que Machiavel, Calvin, Hobbes ou Spinoza l’avaient compris, les deux faces sont indissociables : il faut d’autant plus les penser ensemble que l’on souhaite en séparer les registres. Si on ne les pense pas des deux côtés, si on nie la part « théologique » du politique, un peu comme on nierait l’irrationnel spécifique propre à chaque type de rationalité, les registres refusionnent aussitôt : les exemples historiques abondent, de cette sacralisation du politique d’autant plus forte que l’on a refusé de penser la partie « théologique » de l’équation.
Prenons d’abord exemple sur les ruptures de la modernité : Calvin est le premier à penser méthodiquement mais aussi à faire ce que d’autres comme Machiavel avaient commencé à dire : séparer vraiment les pouvoirs, et penser le théologico-politique de façon à ce que le religieux et le politique ne se battent plus pour la même fonction. Mais c’était chez lui non seulement un geste de juriste mais un geste théologique. Ce n’était pas un geste imposé de l’extérieur pour des raisons de prudence politique, mais un geste surgi par la nécessité théologique interne de la nouvelle forme de vie qui cherchait à se faire jour. De même la liberté de conscience que réclame Bayle est une liberté de la conscience errante, de la conscience qui doute, de la conscience exilée, de la conscience dans l’erreur c’est à dire de la conscience qui a compris qu’elle pouvait être dans l’erreur et qui a fait de la recherche même son éthique : mais il demande cette liberté non au nom des droits de l’individu, mais au nom des droits de Dieu, des droits de la conscience sincère a sortir du registre politique, pour s’aventurer dans un domaine où le politique n’a rien à dire. C’est un droit de sortir, qu’il demande, un droit de dissidence, un droit d’abjurer éventuellement. Si on manque cette part théologique de ce qui était alors recherché, on manque le cœur du problème de la sécularisation et de la laïcisation.
On croit cependant que la religion dépérit et que la théologie est morte. On fige la carte religieuse de nos sociétés comme dans un musée du patrimoine. Il y avait eu une tentative du système stalinien de réduire les religions à des musées, de les enkyster en quelque sorte. Or c’est peut-être ce que nos démocraties, dans leur toute puissante douceur, sont en passe d’obtenir : la conservation des patrimoines religieux mis sous cloche, avec leurs folkloriques croyants, comme on protègerait des réserves d’indiens. Ce qui est frappant, dans la forme prise par la laïcité française, c’est de voir combien elle est tolérante à l’égard des rites, de ce qu’il y a de plus rituel et de plus fermé dans les religions, peut-être par ce que cela relève du « fait religieux » objectif, au détriment de la part « ouverte » des religions, qui s’avancent librement dans l’espace public pour penser avec les autres. Kant écrivait qu’ « il n’y a pas de liberté de pensée sans liberté de communiquer sa pensée » : or en religion on appelle cette liberté le prosélytisme. Loin des frilosités actuelles, l faudrait faire l’éloge du prosélytisme, de la conversion et même de l’abjuration Le droit de sortir a été une invention religieuse, que les puissances politiques et économiques ne connaissent pas encore vraiment — peut-on sortir du marché mondial sans mourir de faim ? Le pluralisme et la sécularisation sont issus de cette liberté religieuse, je veux dire de cette liberté chèrement conquise par les religions. Au lieu d’enfermer les religions dans la sphère privée, à l’exception de survivances rituelles que l’on respecte comme des traditions folkloriques, il faut ouvrir et instituer l’espace de leur libre-conversation. C’est ainsi que l’on forme des esprits critiques, et c’est ainsi que l’on réinventera une laïcité où tous puissent se reconnaître.
On aura compris ce que je veux dire : le plus grand péril qui nous menace n’est pas celui des nouvelles guerres de religion. Comme le remarquait Nietzsche, elles montrent au moins que les peuples peuvent avoir des idéaux et prendre les idées au sérieux ! C’est au contraire l’illusion de croire que l’on peut changer de religion comme de chemise, zapper de l’une à l’autre, dans une sorte de tourisme perpétuel. Comme si un billet d’avion pour le Népal, un superbe documentaire sur le chamanisme yakoute, ou même la lecture assidue des poètes soufis, suffisait à nous faire passer de l’autre côté de l’horizon —suffisait à déplacer les bornes du moi. Malheureusement le touriste le plus intrépide transporte encore l’exiguïté de son moi avec lui, et l’élargissement du moi n’a rien à voir avec la multiplication des déplacements. Théodore Monod, resté un petit protestant français alors qu’il a tant marché sous les cieux du Sahara, disait qu’il n’avait pas encore assez gravi son propre côté de la montagne pour contempler les autres côtés !
Je conclus. Une société tolérante, c’est d’abord une société qui est sortie des guerres de religion. Non pas sortie par en haut, avec la condescendance éclairée de ceux qui refusent de se battre pour des chiffons obscurantistes, mais sortie par en bas, avec l’humilité de ceux qui savent qu’il n’y a pas d’issue aux ténèbres et que les guerres de religion ne sont jamais très loin. C’est donc une société qui accepte, non pas seulement comme un renoncement, une résignation, mais comme une approbation, que le fait religieux, à l’échelle de l’humanité, ne s’est jamais présenté de manière unifiée. Comme l’observait Kant, il en est des religions comme des langues : il n’y a pas plus de religion universelle qu’il n’y a de langue universelle, et il n’y a heureusement pas d’ « espéranto » de la religion. Car ce défaut d’universalité ou d’unification religieuse n’est pas seulement un fait : c’est une valeur.
Devant la pluralité religieuse, le sentiment que « cela est bon » est la source véritable du sentiment œcuménique, au sens propre du terme. L’œcuménisme doit accepter la diversité des manières d’ « habiter » l’espace culturel, historique et religieux. Comme on l’éprouve aussi bien avec le flamenco gitan ou le jazz noir américain, c’est en effet en s’enracinant dans la profondeur du noyau de chaque culture et de chaque tradition cultuelle, là où l’attestation est la plus vive et singulière, là où elle est le plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la foi des autres. Plus on s’approche de l’absolu, plus on doit faire place aux autres. L’oecuménisme n’opère donc pas par synthèse autour d’un centre de consensus mou ou d’un sommet synoptique qui s’élèverait au-dessus des différences, mais par multiplication des signes mutuels de reconnaissance autour d’un centre commun qui doit rester vide.
Mais justement ce qui fait la solidité de la structure laïque, pour reprendre une dernière fois une image de Bayle, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte : le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité des témoignages, des confessions. Si les attestations étaient sans force, sans capacité à rouvrir leur propre mémoire pour inventer à nouveau, sans véhémence, sans sincérité, la voûte de la société laïque ne tiendrait pas. C’est ce qu’on a souvent oublié, et qui fait la fragilité de la laïcité aujourd’hui. C’est cette remémoration qu’il nous faut faire pour réinventer une neuve laïcité, qui soit une promesse durable. Et c’est cela qui la replace sous notre commune sauvegarde.
Olivier Abel
Paru dans Archives de philosophie du droit, n°48 (2004), p117-124.
Notes :
[1] Yale :1997, Paris : Gallimard, 1998.
[2] Paris : Presses pocket Agora, 1992. Le vrai titre est Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer » 1686.
[3] Voir le livre de Sébastien Fath, Dieu bénisse l’Amérique, Paris : Seuil, 2004.
[4] Le mythe du dépérissement de la religion, sous lequel on cesse de critiquer la religion (plus besoin de théologie !), a fait beaucoup de mal, car il laisse le champ libre à une religiosité fantasmatique, à une inculture religieuse qui n’était pas celle des fondateurs de la laïcité française.
[5] Paris : Fayard, 2004.