Bientôt Noël, et nous n’attendons rien que le massacre sans surprise des innocents. Bientôt l’an 2000 ! Il n’y a plus rien à attendre, et la nuit tombe. Chacun pour soi, maintenant, car le temps presse aux berges de l’histoire, plus rien ne peut le contenir, plus rien ne peut résister à son flot précipité. Tout va si vite que, pour avoir un peu de temps, il faut aller plus vite encore que le reste, plus vite que les autres. L’important n’est p~s de savoir où l’on va, mais de pouvoir y aller très vite, avant tout le monde. Et tout le monde se hâte vers nulle part : c’est ce qu’on appelle la peur. Nous attrapons la nature à la gorge pour qu’elle nous donne vite tous ses fruits, et nous appelons cela croissance économique. Nous abattons nos adversaires avant qu’ils aient eu le temps de nous abattre, et nous appelons cela dissuasion stratégique. Nous faisons tout pour attraper le temps avant qu’il nous attrape, et c’est notre religion nouvelle. Mais de quoi a-t-on si peur ? Quelle est cette fuite hagarde et meurtrière dans laquelle nous serions prêts à marcher sur père et mère pour avoir un peu de temps d’avance ?
Il nous a été dit: « Ne craignez point ! » Alors nous avons cessé de fuir, nous nous sommes retournés, nous n’avons plus peur. Nous attendons. L’attente est l’essence du courage. C’est le même courage qu’il faut pour attendre la moisson, pour attendre l’ennemi ; ou pour attendre un enfant. Il faut le courage d’accepter de mourir. Il faut le courage de regarder l’Autre en face. Le reste, tout ce mouvement que nous donnons pour échapper à la mort, n’est que divertissement. Divertissement, notre religion du mouvement et de la puissance, divertissement, notre belle apparence d’ordre économique et militaire par lequel nous gagnons un temps qu’il nous faudra bien tuer un jour, par lequel nous accumulons un temps qu’il nous faudra bien détruire plus tard ! Ce mouvement dans lequel tout le monde entraîne tout le monde, et que nous croyons être le temps, n’est qu’une fuite du temps véritable, lequel est simplement la place de l’autre en nous-même. Nous ne pouvons pas gagner de temps, puisque nous le recevons entièrement, nous ne pouvons que le rendre plus ou moins entièrement à Dieu ; dans l’attente.
L’attente est tournée vers l’avenir comme la mémoire est tournée vers le passé. Par la mémoire, par le récit, je rassemble mon identité éparse dans le temps. Mais la mémoire n’est pas mon seul rapport au temps : le temps n’est pas que la dimension de mon identification. Qui suis-je, s’il n’y a pas un point où je m’oublie totalement ? Le temps est alors la dimension de l’altérité pure, Cet oubli de soi se trouve dans l’action ou dans l’attente. Il faut dire action, parce qu’une espérance qui ne serait qu’une attente résignée serait diabolique ; ceux qui ont le cynisme d’ « attendre » ainsi ne font que se croiser les bras ; et c’est un mauvais mime de l’attente véritable, qui tremble et qui brille pour la justice, Mais il faut dire attente parce qu’une espérance qui prétendrait « synthétiser » elle-même la justice à, venir serait diabolique. Attendre, d’ailleurs, n’est pas « trop » attendre, ne pas trop savoir ce que l’on attend : si je sais ce que j’attends, je n’attends plus, je possède déjà ; je ne crois rien, je ne suis qu’un créancier ; j’anticipe le remboursement d’une dette. Dans une pure attente qui est acte pur, pure oblation de soi, je me dépossède de l’attente même : je m’offre en oubliant que je m’offre.
La beauté des fleurs est, sans rien savoir, de s’offrir à la connaissance, dit Augustin. Les beautés de la nature tiennent à cette parfaite obéissance à la régularité des causes. Les causes de l’homme résident dans les exigence de sa finalité, et il ne la sait pas. La beauté de l’homme est, sans rien savoir, de placer à la fin de ses actions non pas la réalisation de soi, mais la pure attente de l’autre que soi. Et l’attente est belle pour lui, parce qu’elle est neuve sensibilité, parce qu’elle ouvre en lui la possibilité de l’autre. Alors la moindre attente véritable est déjà comme une résurrection, comme une fin du monde et un monde nouveau.
« Ne craignez point! » Nous fuyons la mort, l’absurde, et la parole de l’ange nous retourne : elle ouvre l’attente. Ce dont nous avions peur, c’était de l’autre. Nous attendons désormais. Et l’attente supporte tout, elle pardonne tout, elle croit tout, elle espère tout. Elle fait toutes choses nouvelles. La nuit même est neuve, « la plus belle des mers est celle où l’on n’est jamais allé », et « le plus beau des enfants n’a pas encore grandi ». Si la hâte est notre mal, l’attente est notre convalescence, et toute convalescence est une enfance. C’est peut-être la seule image de Dieu que nous ayons.
Paru dans Réforme le 6 décembre 1986
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)