L’appel au pardon lancé par A. Maillot à propos du procès Barbie était courageux et ne saurait que lui gagner des amis. Oui, il faut cesser d’entretenir le ressentiment pour laisser venir le temps de la grâce. Non, la mémoire n’est pas forcément l’organe de la vengeance. Oui, la seule vraie victoire sera de montrer à Barbie qu’il n’a pas gagné ses victimes à sa mentalité sordide. A tout cela je dis fermement mon adhésion, afin que ma perplexité vienne à sa place, comme une brève incidente sur cet énoncé principal. Je poserai trois questions.
Qui peut pardonner à qui
La première est de savoir si cette théologie du pardon s’applique bien en l’occurrence, s’il n’y a pas une erreur d’application (category mistake disent les Anglais). Le pardon est bien l’extraordinaire qu’il nous a été donné d’attester dans ce monde ordinaire ; nos formes de vie tout entières y boivent leur force ; la pardon est bien cette parole rare et toujours surprenante où dire c’est agir. Mais loin qu’il y ait une vertu magique enclose dans les syllabes du pardon, ce dernier dépend de conditions hors desquelles il est sans force : "qui" pardonne, et à "qui"?
L’une de ces conditions est que celui qui pardonne ait été l’"offensé" : à la première personne je peux (nous pouvons) pardonner ce qui nous a été fait, parce que nous–mêmes sommes coupables, et responsables, et tellement plus que les autres (comme l’écrit Bonhoeffer nous ne pouvons plus penser à "juger" les autres) ! Et parce que nous avons été graciés et pardonnés. En retour, de même que je ne peux pas confesser ma responsabilité à la place des autres, je ne peux pas pardonner à leur place. Pour les autres et jusqu’au bout je dois demander justice ; eux seuls ou le Jugement Dernier peuvent me délivrer de cette responsabilité.
L’autre de ces conditions est que celui qui est pardonné reconnaisse dans le même temps sa culpabilité, qu’il reconnaisse l’autre comme "apte" à lui pardonner. Cette condition est très exiguë, parce que le pardon ne saurait être une technique pour se faire reconnaître, ni pour améliorer le coupable : à ce jeu–là il perdrait son sens ; mais le pardon devient une farce lorsqu’on le destine à des coupables irrepentis et prospères (Jankélévitch écrit "le pardon n’est pas fait pour les porcs"). En ce sens–là d’ailleurs le crime et l’horreur n’appartiennent pas au passé, mais au présent le plus menaçant, et nous y reviendrons. Dans tous les cas le pardon n’est un évènement, une parole qui transforme les êtres, que parce qu’il s’énonce simultanément à un aveu ; ce sont l’endroit et l’envers d’un même geste, par lequel avant et après rien n’est pareil, le coupable et la victime s’étant mutuellement délivrés du passé.
Entre la mémoire et l’oubli
Ces conditions sont–elles en l’occurrence réunies ? Là est mon premier doute. Toutefois j’admets le caractère inquiétant de la démarche qui consiste à définir d’un côté le troupeau des victimes, seules habilitées à pardonner, et à isoler de l’autre la horde des coupables, désignés à la vindicte générale (on sait que cette vindicte peut toujours dans la chimie des foules se transmuer en générale adoration). Sans atténuer les différences infinies qui séparent chacune d’elles, les responsabilités et les souffrances sont plus partagées, et se diffusent jusque dans notre présent. Mais c’est précisément ici que mon doute rebondit : que veut dire "pardon n’est pas oubli" ?
Nietzsche au début de son "Zarathoustra" fait dire à un sage : "celui qui n’est pas réconcilié dort mal"; et Zarathoustra s’écrie soudain qu’il comprend ce que l’on cherchait dans la vertu, "un bon sommeil et des vertus couronnées de pavots". Mais le Dieu qui ne veut pas que le soleil se couche sur notre colère n’est pas le Dieu du sommeil et de l’oubli ! Cela, A. Maillot aussi le rappelle avec force. Par ailleurs dans sa "Généalogie de la morale" Nietzsche met en cause une forme de pardon qui serait une éternisation du ressentiment, du genre : je vous pardonne mais je m’en souviendrai toujours, et je ferai en sorte que vous en gardiez mémoire ! Mais même si nous autres protestants des Cévennes avons survécu grâce à cette hargne, le Dieu d’Abraham d’Isaac et de Jacob n’est pas le Dieu de cette mémoire–là ! Cela aussi, A. Maillot le rappelle.
La question est qu’entre les deux écueils la voie du pardon est étroite et pour ainsi dire impossible : quelle est cette parole assez extraordinaire pour discerner l’oubli vital de l’amnésie facile, pour transformer cette amnésie douloureuse en mémoire vivante, et pour effacer la mémoire malade et obsédée du ressentiment ?! Quelle est cette parole surprenante par laquelle soudain mon passé, de membre mort qu’il était, m’est rendu ; par laquelle tout entier à nouveau j’appartiens au présent !?
Cette parole est prononcée sur moi bien avant que je puisse la balbutier, et je ne sais pas ce qu’elle est ; mais elle ressemble à l’aujourd’hui de Dieu dont parle Augustin évoquant l’éternité, elle ressemble à la "proximité" du Royaume dont parle Jésus, et je n’ai pas d’autre idée de l’eschatologie. Je ne sais pas ce que c’est que le pardon, mais je pressens que ce n’est pas seulement une petite affaire avec notre passé trés intime et très privé.
L’imprescriptible present
Or toutes les remarques précédentes renforcent cette question finale : quand on a tourné sous toutes ses formes la nécessité d’une remémoration, a–t–on seulement posé le problème là où il se pose, j’entends dans le monde où il se pose ? Bien sûr il y a 42 ans et plus que ces crimes ont été commis, mais s’agit–il encore une fois du passé de la France ? Ne s’agit–il pas plutôt du présent du monde, de sa très contemporaine barbarie ?
Dans la dernière livraison du Monde Diplomatique, le bolivien Gustavo Sanchez Salazar souhaite mettre en relief "que Barbie continua de se comporter en nazi tout le temps après la guerre (…) Il fut ici conseiller en torture et en assassinat". Le procès Barbie n’est pas celui du passé. Aujourd’hui à Lyon les nazillons cassent les locaux juifs. Oradour n’est pas un musée, rien n’est fini. Les fragiles démocraties d’Amérique Latine ne comprendraient pas que ce "fiancé de la mort", trafiquant de drogue et de sanglante répression, fasse sur nous l’effet de la petite madeleine de Proust.
Mais, me dira–t–on, au nom de quoi irions–nous juger ce qui a eu lieu dans la lointaine Bolivie ? Et au nom de quoi puis–je confondre le resplendissant présent du pardon et cette insoutenable actualité de la barbarie ? Eh bien précisément au nom du pardon, parce qu’il s’énonce d’abord comme une confession de notre responsabilité. Bonhoeffer écrit : "c’est mon péché justement qui est responsable de tout". Il ne s’agit pas seulement d’une responsabilité "en gros", d’un aveu aussi total aussi désarmé que le pardon ; il faut aussi que notre responsabilité investisse en détail la demande de justice. Sans quoi les bourreaux triompheront toujours, sans trop se soucier de notre responsabilité "morale"!
En défendant les droits de l’accusé, Simone Veil défend la justice contre la vengeance, mais aussi contre l’indulgence. Ce serait même une erreur théologique que d’opposer l’amour sans force du pardon, seul évangélique, à la force sans amour de la justice, trop mondaine ; ne serait–ce que parce que le pardon n’a pas de sens sans la confession de l’injustice. Notre mémoire, notre fidélité à ceux qui sont tombés devant le nazisme, c’est bien de nous rappeler qu’ils l’ont fait au nom de la vie, de la liberté, du bonheur : mais aussi de nous souvenir que malgré cela ils ont pris les armes. C’est dur "d’accepter de tout perdre en gardant le goût du bonheur", et "nous avions deux ennemis et triompher par les armes ne nous suffisait pas", écrit A.Camus dans ses "Lettres à un ami allemand". La victoire du pardon sur la haine suppose aussi la victoire de la justice dans toute sa force, contre la volonté de repos.
C’est à la même responsabilité que nous sommes appelés, parce que le pardon, afin de faire toutes choses nouvelles, commence par endosser toute la responsabilité du monde. Au présent. Ici je puis de nouveau suivre terme à terme ce que disait A. Maillot, mais je tenais à montrer l’épaisseur du pardon : si le pardon est que tout enfin soit présent, ce présent a lui–même l’épaisseur de notre monde, et non pas celui d’une ardoise effacée ! Si vraiment nous voulons fêter le Jubilé de la remise des dettes, ce sont les dettes qui étranglent les jeunes démocraties latines que nous mettrons en jeu ; cela non plus n’est pas une simple ardoise : ce sont nos formes de vie entières.
Olivier Abel
Publié dans Réforme n°2198 du 30 Mai 1987.