« Puis je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ». Cette parole d’apocalypse suppose celles qui la préparent, avec la terre qui tremble comme une page qu’on déchire, écritures et géographies disloquées, et le ciel qui disparaît « comme un livre qu’on roule ». C’est une parole superbe et désolée comme une adolescence dans un monde saccagé, mais c’est aussi une parole d’enfance, avec cette terre et ce ciel d’enfance que l’on touche d’une main incertaine. Alors pourquoi a–t–on laissé une telle parole servir à décourager toute action en la séparant de la vision d’un autre monde possible ? Servir à vider la parole prophétique de tout référent tangible ? Servir à désenchanter ce monde-ci au nom d’un cosmos de rechange ?! Eh quoi, l’Apocalypse voudrait–elle nous faire croire à un cosmos de rechange ? À une parole impuissante ? À une action qui n’attend plus rien ? C’est contre cela que je voudrais faire scintiller cette parole, simple et innombrable comme le sable et les étoiles.
Car cette vision extraordinaire d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle se manifeste d’abord dans la moindre action. Qu’est ce qu’agir, sinon inscrire aveuglément, dans le visible des états du monde actuel, des actes qui visent et voient l’invisible : un autre état du monde, un autre monde possible. C’est dans cette tension même que se constitue l’agir, et sans elle il s’évanouit ; il ne reste plus qu’à reproduire un système de reproduction, et reproduire n’est pas agir. Cette tension montre qu’il n’y a pas juxtaposition de deux époques, l’ancien monde et le nouveau, mais la superposition de deux mondes : l’un qui n’est pas encore fini, et qui est le système complexe de toutes les richesses et de tous les temps engrangés dans ce monde, et l’autre qui est déjà là, dans l’infinie proximité du Royaume de Dieu. Inscrit dans les états de faits et désignant ce Royaume absent, le moindre geste récapitule cette structure « eschatologique » du monde et devient métaphore. Il prend un sens littéral et un sens figuré : la plus pure action est en même temps une simple attente.
Ensuite il ne faut pas oublier que cette vision est une parole ! Eh oui, il y a des paroles qui font voir quelque chose, comme d’autres font agir, comme d’autres font sentir « l’odeur d’un pauvre capuchon mouillé par toi, automne », et comme le dit le poète « les peuples habitent les territoires libérés par la parole ». On a longtemps cru que la parole poétique, qui ne décrivait rien et ne se référait pas à un état du monde vérifiable, n’avait pas de référent ; sinon le référent flottant d’un « état mental ». Et de même pour la parole prophétique. Mais c’est précisément pour ouvrir un autre monde qu’elles déchirent le monde des références ordinaires et le roulent comme un livre dont on connaît déjà la fin. Déjà les sciences et les arts nous rendent visible un monde que nous ne voyions pas. À combien plus forte raison une parole aussi souveraine peut–elle nous donner à habiter des cieux nouveaux et une terre nouvelle. Mais dans cette vision c’est une parole que nous habitons, et que l’on puisse habiter une parole n’est pas anodin dans un monde où nous voulons tout construire en dur, et où malgré nos systèmes d’objets nous ne parvenons pas à habiter.
Enfin, de même que cette parole a traversé l’agir pour que l’agir devienne métaphore et prenne sens, de même que cette vision est une parole devenue tangible et même habitable, les cieux nouveaux et la terre nouvelle disent l’enfantement d’un monde. Parler de l’enfantement d’un monde, dans un monde aussi désenchanté que le nôtre, pourrait faire croire que l’on rêve d’un cosmos de rechange. Et devant le vieillissement de notre monde, que nous sentons dans sa complexification, ses accumulations, sa multiplication et sa croissance même, ce rêve peut sembler notre seul espoir. Mais nous n’avons pas de cosmos de rechange, et c’est probablement ce cosmos–ci qui est concerné par la révélation apocalyptique, de même que ce n’est pas dans je ne sais quelle autre vie, mais dans cette chair-ci que j’accepte la résurrection. Notre deuil même d’un cosmos de rêve, qui serait intact et soumis comme le projette notre désir d’éternité, annonce que ce cosmos tout entier est travaillé par l’apocalypse et la rédemption. Notre monde désenchanté peut à nouveau être enfanté.
Comment le ciel nouveau et la terre nouvelle nous disent–ils l’enfantement du monde ? En nous disant qu’un enfant y est né. Et que le monde ne l’a pas reçu, à tel point qu’il a pu s’écrier : « Mon Dieu, pourquoi m’as–-u abandonné ? » Et que le monde n’existe que par lui, à tel point qu’il a pu s’écrier : »Mon Dieu, pourquoi m’as-tu choisi ? » Car cette interrogation qui est une mise au monde, est aussi une approbation première : elle donne corps au monde qui lui est donné, elle est une enfance. Elle touche d’une main incertaine une terre, un ciel qu’elle reçoit. Ce geste seul enfante le monde, et non pas le vertige par lequel l’humanité cherche à produire son monde et à s’autoproduire. Vertige ou désir d’immortalité que je vitupérerai, car l’éthique a aussi un autre fondement que l’immortalité de l’âme, sa sainte insouciance. Et je ne veux pas seulement parler d’un unique enfant ; je veux parler de tous les enfants, innombrables comme le sable ou les étoiles, qui sont à naître ou qui déjà grandissent. Car pour chacun d’eux, et à chaque génération, il y a une terre nouvelle et des cieux nouveaux.
Paru dans Réforme n°2277 du 3 décembre 1988
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)