Avec les nouveaux philosophes, l’opinion a pu prendre conscience du débat sur le pouvoir. Débat qui ne date pas d’hier et qui n’est pas vain : le pouvoir est effectivement devenu un objet de recherche. Et ces recherches, elles aussi, progressent…
On croit trop que, la politique n’étant pas une science exacte, les recherches sur le « pouvoir » sont impossibles, ou oiseuses. Or, aussi discontinue qu’elle apparaisse, la progression des recherches sur le pouvoir est bien réelle. Selon l’opinion commune, il est des domaines qui ne relèvent que de la seule opinion: le domaine du pouvoir en particulier. Notons qu’une telle idée, répandue dans l’air du temps, est bien utile aux détenteurs mêmes du pouvoir, quels qu’ils soient. Ceux-ci voient leur puissance d’autant moins contrôlée qu’ils ont en face d’eux une opinion plus mal informée, davantage maintenue dans les vagues généralités des idées reçues. Le point sur ces recherches apparaît donc terriblement nécessaire.
Nécessaire, en outre, aux recherches elles-mêmes et à leur progrès. Cette recherche a un besoin vital de l’opinion, de ce qu’on pourrait appeler le chœur social: il est indispensable à la recherche – et surtout à celle-là – de s’insérer dans un tissu quasi public qui à la fois la nourrit et l’interroge. Plus elles seront prises dans un tissu social d’interrogations, plus vives et plus fines seront les recherches sur le pouvoir. Encore faut-il que, dans l’opinion elle-même, on ait fait le ménage de ces idées reçues qui bloquent le débat, le font tourner en rond dans les rideaux de fumée, masquent le lieu où se déroule le véritable engagement. Ainsi n’a-t-on même pas encore – plus de quatre siècles et demi après la parution du « Prince » – tout à fait assimilé ce qu’a découvert Machiavel. Le mot désastreux de « machiavélisme » oblitère des découvertes fondamentales.
Autre mot désastreux : celui de « rousseauisme, synonyme d’une sorte de populisme bucolique sans rapport avec les recherches serrées et décisives de Rousseau. Ces recherches ont en effet ouvert l’espace de la philosophie politique moderne. Mais la grande idée de « contrat social » doit être elle-même constamment rendue à sa fonction précise : d’une part Rousseau fonde la notion de corps politique dans celle de conscience politique de consensus ; d’autre part il dégage ainsi définitivement la réalité du domaine politique et sa cohérence face à l’arbitraire des princes. Mais certaines remarques de Rousseau vont plus loin. Elles rejoignent les préoccupations de chercheurs actuels – quand il écrit par exemple que « la volonté ne se représente pas », il dénonce (déjà !) les théories du pouvoir représentatif, et toute délégation, toute procuration. On est bien loin du « rousseauisme ».
Il y a donc des choses à savoir, des précisions à garder à l’esprit. Faute de quoi, d’amalgame en confusion, tout s’embrouille en de faux débats. Cette exigence est particulièrement nécessaire en ce moment même, alors que les discussions sur le pouvoir, le socialisme, le marxisme, ont pris une virulence nouvelle avec l’actualité politique française et le phénomène dit des « nouveaux philosophes ». Qu’en est-il de Marx et du marxisme en 1978 ? En quoi les nouveaux philosophes sont-ils héritiers d’un siècle de débats ? Où en sont les recherches actuelles sur le pouvoir ? Tels sont les trois domaines sur lesquels on doit tenter de faire le point, de voir clair.
Les cinq lectures de Marx
Les « nouveaux philosophes » ont eu le mérite d’ouvrir un débat public, ou quasi public. Ce débat sur Marx, le marxisme, la liberté et l’Etat a été attisé par la campagne électorale française. Il est certes abusif d’amalgamer sous une seule étiquette ces « nouveaux philosophes » qui présentent une gamme de pensées très ouverte. On peut dire néanmoins, pour commencer, que le premier geste de ces auteurs est un geste de rejet : rejet de l’Etat et tout particulièrement de sa forme la plus contraignante, l’Etat socialiste de type soviétique; rejet donc, du marxisme et de Marx, le père fondateur. Mais quel Marx condamnent-ils ? C’est ce qu’il faut leur demander. « Marx-en-général », cela reste une généralité électorale. Dès que l’on se penche un peu sur les œuvres de cet auteur, on n’en parle plus si facilement. Il y a en effet plusieurs lectures possibles de Marx, lectures qui s’affrontent…
On peut d’abord voir en Marx un disciple du philosophe Hegel, un disciple dissident. Le problème est celui de la liberté, du droit, de l’Etat. Pour Hegel, il faut que la liberté se représente dans la loi pour se réaliser (ce qu’il appelle aliénation). Cette réalisation de la liberté est « dialectique » : elle passe par une suite de conflits et de contradictions, lesquels s’organisent en un droit. Ce droit culmine lui-même dans l’Etat où la liberté se trouve universellement et rationnellement organisée. Marx, pour sa part, accepte la dialectique mais critique l’idée hégélienne de l’Etat, trop idéaliste. Pour lui, tout Etat n’est qu’un gouvernement particulier, instrument d’une classe dominante. La réalité de la domination est économique et la dialectique s’applique d’abord à ce domaine.
Autre lecture: on peut voir en lui le premier matérialiste cohérent. Marx hérite alors non plus de Hegel mais de Feuerbach. Ce dernier critique l’aliénation, en laquelle il voit une dépossession, un abandon de pouvoirs. Ainsi avec Dieu : l’homme a extériorisé sa richesse propre en Dieu, il s’est aliéné, s’est appauvri d’autant plus qu’il a enrichi Dieu. Cette richesse, on doit la restituer aux hommes. Or la nature réelle de l’homme est concrète et matérielle. Feuerbach est ainsi conduit à un athéisme matérialiste. Marx approuve, objectant seulement : « il renvoie trop à la nature et pas assez à la politique ». Mais il gardera toujours ce souci du concret, de la réalité matérielle. Sa tâche consistera à transformer le matérialisme premier, incohérent parce que basé sur une conception à la fois naturaliste et romantique de l’homme, en un matérialisme cohérent parce que fondé sur l’histoire – le « matérialisme historique ».
On peut encore se moquer de ces lectures philosophiques, ou tout au moins les relativiser. C’est alors une troisième lecture : Marx est d’abord un militant, un ami des premiers communistes allemands à avoir critiqué les socialistes utopiques français. Son oeuvre est une œuvre de stratégie qui détruit de fond en comble le statu quo des philosophies et des sciences de son temps. « Les philosophes, écrit-il, n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières. Ce qui importe, c’est de le transformer ».
Des lectures plus récentes ont élevé le niveau du débat – et l’ont aussi rendu plus difficile. C’est le cas de l’interprétation proposée par Louis Althusser qui a mis en lumière le caractère scientifique de l’œuvre de Marx. Avec cette observation, cette réserve, que tout n’y est pas scientifique. La lecture de Marx doit consister à distinguer la partie de son œuvre qui reste idéologique, engluée dans l’ambiance et les influences de son époque, et la partie où se fait une œuvre scientifique. De plus, Marx n’a pu formuler ses découvertes qu’en utilisant les concepts de son temps. Ainsi en est-il pour ce concept de structure. Marx a bien réellement pensé que les structures, par exemple les structures économiques, agissaient, avaient une action sur leurs éléments. Mais il n’a pu formuler cette causalité structurale qu’avec les outils intellectuels de son époque: en termes de causalité mécanique et linéaire. D’où certains mots « creux » dans « Le Capital », vides et faiblesses que les humanismes et les idéologies se sont hâtés de remplir. « C’est sa rigueur – écrit Althusser de Marx – qui nous désigne ses défaillances ; et dans l’instant ponctuel de son silence provisoire, nous ne faisons rien que lui rendre la parole qui est la sienne ».
Une cinquième lecture, enfin, prend le contre-pied de toutes les autres. Elle conduit et oblige à distinguer Marx du marxisme qui l’a suivi. La raison en est simple et Michel Henry, initiateur de cette lecture, commence son « Marx » par cette phrase: « le marxisme est la somme des contresens qui ont été faits sur Marx ». Selon cette lecture, Marx est avant tout un individu, un individu qui s’est battu contre toutes les « totalités », les entités universelles et générales : l’Etat, l’Histoire, l‘Economie… L’économie, ainsi, se prétend complètement rationnelle, s’affirme comme un système clos et autonome. Mais, écrit Marx, comment se peut-il qu’un certain capital, investi dans des marchandises, s’enrichisse par cette pure circulation et se retrouve, à la fin du processus de production, augmenté d’une plus-value ? N’y a-t-il pas là comme un tour de prestidigitation ? Certainement, répond Marx qui dégage l’origine de la plus-value : il faut que passe pour marchandise une denrée bien singulière qui donne plus qu’elle ne reçoit : c’est le travailleur. Une disproportion se dégage aussi dans la théorie de la valeur. La valeur marchande, celle à laquelle une marchandise s’échange, suppose toujours la valeur d’usage ; elle la suppose et s’en nourrit. Mais en même temps elle l’occulte et l’économie abstraite semble ainsi ne traiter qu’avec des valeurs d’échange – alors que, en réalité, l’économie se fonde en dehors de l’économie, dans les besoins et les usages vivants. Tout le projet philosophique et social de Marx sera de restituer la production aux individus vivants et, en démontant de tels tours de passe-passe, de rendre en somme ces individus à eux-mêmes.
Cette dernière lecture paraît trop négligée aujourd’hui. Il y en aurait d’ailleurs d’autres possibles, tout aussi légitimes. Et les lectures évoquées ici devraient elles-mêmes être nuancées. Ce qu’il faut surtout établir, c’est qu’il est oiseux de parler de Marx globalement. On ne peut présenter son œuvre, son apport, qu’à travers toutes ces lectures différentes, à la fois opposées et associées: la recherche ne progresse que par cette confrontation, « cette réciprocité polémique » permanente.
Ce que d’autres ont déjà dit
Quelle est alors la lecture que les « nouveaux philosophes » font de Marx ? Qu’est-ce que cette lecture apporte à la recherche et comment s’articule-t-elle avec leur conception du pouvoir et de l’Etat ? Une première remarque s’impose: ces auteurs brûlent trop ce qu’ils ont adoré. Leur critique de Marx est trop massive et trop absolue pour qu’ils ne soient pas encore, serait-ce de façon négative, pris dans la problématique marxiste tout comme un athée militant de 1900 restait prisonnier de la problématique chrétienne ! Car la vraie critique consiste non à rejeter mais à analyser, à prendre une vraie distance par rapport à ce que l’on veut critiquer.
D’autre part cette critique se réfère exclusivement à une seule des lectures de Marx : celle que propose Louis Althusser. Elle ignore totalement celle de Michel Henry. Disons qu’il y a là quelque chose d’un peu étroitement « parisien » (Michel Henry est professeur à l’université de Montpellier) quelque chose qui limite et sent un peu trop la mode : peut-être auraient-ils dû prendre en compte tous les aspects de la recherche.
En ce qui concerne la critique du marxisme, et non plus de Marx, il faut voir que ces auteurs ont pris rang dans une tradition déjà longue.Car si le XIXème siècle a été hanté par la révolution française, notre siècle l’aura été par la révolution russe. C’est autour des années de la révolution, et parmi ses militants eux-mêmes, que se noue l’essentiel des critiques adressées à Marx et au mouvement marxiste établi. De toutes ces critiques, les nouveaux philosophes sont redevabIes. Il faut rappeler le débat entre Marx lui-même et Bakounine sur le rythme de disparition de l’Etat, sur la nécessité de garder un Etat pendant la « période de transition » (le socialisme). Rappeler aussi les mesures prônées en Russie par Alexandre Kollontaï pour une réelle crise démocratique, pour l’élargissement de la révolution à tous les domaines de la vie sociale. Enfin le débat entre Lénine et la révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg doit être mentionné. Engagé après la dissolution de l’Assemblée constituante soviétique par les Bolchéviks, il portait sur des questions essentielles, en particulier celle des libertés. Face au courtant autoritaire des bolchéviks, Rosa Luxemburg prône au contraire un approfondissement des libertés. Face aux menaces de l’extérieur, il ne faut pas « faire bloc » par l’effet de décisions autoritaires mais légitimer la révolution par une démocratie radicale. Elle écrit : « Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques ; elle devient une vie apparente où la bureaucratie est le seul élément qui reste actif ». On rappellera enfin la lutte et les écrits de Trotsky contre la bureaucratie, contre l’étouffement des expériences originales entreprises au début des années 20, le bâillonnement des artistes, les déportations… Il apparaît avec évidence que la critique a été extrêmement sévère dès les débuts du marxisme. Les nouveaux philosophes iraient plutôt moins loin que ces critiques fondateurs… ils ont eu toutefois, on l’a dit, le mérite de répercuter le débat, et d’arriver (ou presque) à le faire monter au niveau de la place publique, au niveau de tout le monde ; ce qui est essentiel à son développement.
Mais on ne retient trop souvent de leurs œuvres que ce rejet du marxisme. Or il s’y trouve autre chose, un second versant. Un autre rejet : celui de l’Etat. Si le marxisme est condamnable, c’est parce qu’il a fondé des Etats totalitaires. Mais les péripéties des pouvoirs ne se sont pas déroulées par rapport au seul marxisme. Outre les forces traditionnelles,il y a eu les fascismes ; il y a eu, dans le monde entier, cet étonnant renforcement des Etats. La logique de tout Etat est en soi totalitaire – écrivent beaucoup de nouveaux philosophes – et notre siècle a bien été celui du totalitarisme. C’est contre cette logique totalitaire qu’ils s’insurgent, la démasquant aussi bien dans la bureaucratie, dans les impérialismes et les colonialismes que dans les tyrannies classiques.
Si l’Etat équivaut fondamentalement à un pouvoir universel, il équivaut aussi au mal totalitaire, le mal total : on doit en sortir, il faut lui résister. Et toute organisation politique n’est qu’une réplique de l’Etat. D’où la maxime « Décider et dissider seul… » Le rejet de l’Etat est donc proclamé, la disparition de l’Etat réclamée : toute suggestion conduisant à une prise de pouvoir étatique devient hors du sujet. C’est hors de l’Etat que l’Homme commence – et l’Homme n’existe que s’il fuit l’Etat. Il convient d’insister sur cet aspect de la colère, de la revendication néo-philosophique car il est souvent oublié. Il y a (déjà !) plusieurs lectures des nouveaux philosophes selon l’usage que l’on veut en faire.
Mais ce cri contre l’Etat s’insère lui aussi dans une tradition. Une tradition qui remonte au siècle dernier et nommément à Frédéric Nietzsche. Rappelons ce passage de Ainsi parlait Zarathoustra : « Quelque part, il est encore des peuples ; mais pas chez nous, mes frères ; chez nous, il y a des Etats. Etats ? Qu’est-ce que c’est ? Courage, et écoutez bien: je vais vous parler de la mort des peuples. Etat, ainsi se nomme le plus froid de tous les monstres froids. Et c’est froidement qu’il ment, et sa bouche profère ce mensonge: « Moi, l’Etat, je suis le peuple ». C’est là mensonge! Ce sont des créateurs qui ont créé ces peuples; ils ont suspendu au-dessus une foi et un amour et ainsi ont-ils servi la vie. Ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre – ils appellent cela l’Etat ! Au-dessus ils suspendent un glaive et cent appétits. Là où il y a encore le peuple, celui-ci ne comprend pas l’Etat et le hait comme un mauvais œil, et comme un péché contre les mœurs et les coutumes…Mais en toutes les langues du bien et du mal, l’Etat dit des mensonges ; et quoi qu’il dise, il ment ; et quoi qu’il ait, il l’a volé »
Mensonge, vol : chez Nietzsche, la vitupération contre l’Etat a une résonance éthique. Ce qui est mauvais, ce qui est mal pour lui, parce que malade, c’est même, au-delà de l’Etat, la volonté de pouvoir. Or il ne nous semble pas que les nouveaux philosophes soient allés jusque là. Pour eux, l’affirmation de l’individu face à l’Etat n’est que réaction, un contre-pouvoir. Ils restent donc bien en deçà du point qu’avait atteint le grand philosophe allemand. Et de même que, rejetant le marxisme, ils restaient soumis à la problématique marxiste, ils demeurent, en rejetant l’Etat, dans le monde et sous la loi du pouvoir. Nietzsche, lui, voyait au delà. Son éthique altière paraît ainsi affadie, Peut-être a-t-il manqué aux nouveaux philosophes ce temps de maturation qui leur aurait permis de penser une éthique moins réactive et plus audacieuse.
Recherches contemporaines sur le pouvoir
Est-ce donc que tout a déjà été dit ? Non pas: il existe bel et bien des recherches actuelles sur le pouvoir. Depuis vingt à trente ans, ces recherches ont avancé, poussées et par la confrontation et par les événements. Il faut le dire, le rappeler, l’expliquer saris relâche : il y a là non un jeu vide mais une progression méthodique, comme ailleurs. Le philosophe Paul Ricœur a bien dessiné le champ des recherches actuelles par son article intitulé « le paradoxe politique », paru dans la revue Esprit en mai 1957 à propos des « événements » de Budapest.
Dans cet article, Ricoeur s’étonne de l’événement, des faits, mais de façon étonnante: « la surprise, c’est qu’il n’y ait pas de surprise politique véritable ». Singulière surprise que celle de découvrir une constante ! L’événement de Budapest montre que le pouvoir politique pose toujours les mêmes problèmes. Le passage à l’économie socialiste n’implique pas forcément l’évanouissement de la question. Une problématique constante peut être élaborée : les problèmes du pouvoir sont irréductibles aux dialectiques économiques.
L’autonome du politique, écrit Ricœur, tient à deux raisons, et le problème du pouvoir a deux aspects : d’un côté le droit, de l’autre le fait. D’un côté « le » politique de l’autre la politique. D’un côté le politique exprime sa cohérence propre dans un droit constitutionnel, dans des institutions, et requiert un contrôle institutionnel par les citoyens. De l’autre côté, la politique s’exécute par des décisions gouvernementales et il est impossible, même dans le droit le plus contrôlé, que ces décisions de fait ne donnent pas lieu parfois à ces maux spécifiques du pouvoir : les passions du pouvoir, les abus et l’arbitraire des gouvernants. C’est là un problème d’éthique, non au sens de morale individuelle mais au sens de morale du « Prince » et de la puissance. Droit et fait. rationalité de l’Etat et résistance à l’Etat : tels sont les deux pôles irréductibles de la recherche. « Le problème central de la politique.écrit Ricoeur, c’est la liberté soit que l’Etat fonde la liberté par sa rationalité. soit que la liberté limite les passions du pouvoir par sa résistance ». C’est bien dans cet espace que les recherches actuelles s’articulent. Quelles sont-elles ? Voici cinq directions exemplaires.
Les recherches des marxistes les plus avancés et les plus critiques, par exemple celles de certains trotskystes ou de Nikos Poulantzas, ont pour noyau le problème posé par le contrôle du pouvoir en régime socialiste. Ces chercheurs ont scruté comme au microscope la bureaucratisation du pouvoir soviétique: pour eux, l’URSS est la pierre de touche, l’objection irréfutable à toute théorie du pouvoir qui négligerait d’accorder aux travailleurs et aux usagers le temps et les moyens de s’occuper des affaires publiques, qui négligerait par là à la fois le niveau technologique de la production (dispensateur de temps libre) et la vivacité de la conscience politique ainsi formée. Le socialisme effectif a besoin d’un tissu démocratique (qui manquait cruellement à la société russe). Le problème de la démocratie en situation de transition (au Portugal par exemple) et celui de la démocratie au sein même des partis sont donc au centre des interrogations marxistes actuelles. Et ce marxisme comme désenclavé, ni adoré ni maudit, est un élément des recherches contemporaines.
Dès les années 50, d’ailleurs, la revue Socialisme ou Barbarie élaborait une critique en règle de la bureaucratie soviétique et cherchait la voie d’un nouveau socialisme. L’un des Fondateurs de cette revue, Cornélius Castoriadis, vient de publier un ouvrage résolument post-marxiste : « l’institution imaginaire de la société ». Son sujet essentiel est l’autonomisation de la « société instituée » (ce qui représente) par rapport à la « société instituante » (ce qui est représenté). C’est donc bien ici encore le contrôle de l’Etat qui est étudié – mais également le contrôle de toute institution et de toute représentation des forces sociales. Contre la logique d’une institution statique, Castoriadis voudrait par exemple restituer le droit à la société elle-même, à l’imaginaire de tous, à la créativité sociale.
Troisième élément : les « situationistes », un moment célèbres dans les années 60. Pour eux, la société moderne est une société du spectacle. Le pouvoir repose sur la procuration. Tout est vécu sur le mode de la représentation », dans les deux sens du mot. Ces représentations masquent la réalité, occultent le présent. La riposte réside dans la suppression de ces intermédiaires trompeurs (littéralement : l’immédiateté), dans la « situation » vécue ici et maintenant comme extrémité dernière. Un auteur comme Jean Baudrillard est en partie l’héritier du situationisme. Il analyse les structures de pouvoir comme celles d’un gigantesque système de simulacres (politiques, économiques,culturels), système renforcé par ses contestations mêmes.
Ce sont également les analyses de Michel Foucault que Baudrillard prolonge. Avec Foucault apparaît nettement que le pouvoir ne peut se réduire à un phénomène de structure socio-économiques, ou d’institutions. Il est aussi l’effet d’un inconscient, d’un désir invisible : les théories de Freud n’ont pas été sans influence sur la théorie du pouvoir. Le pouvoir n’est donc pas seulement une structure extérieure à l’individu : il est un dispositif interne. Sa logique consiste à se manifester extérieurement en agitant les spectres de la violence et du désordre, pour mieux étendre à l’intérieur le système de la sécurité, de sa sécurité. C’est le dispositif de ce pouvoir que Foucault analyse et détaille dans des domaines divers.
Mais Freud doit être contesté. Il explique toute société par le désir de vie et le désir de mort (Eros et Thanatos) par la socialisation du premier et l’inhibition du second (au moyen d’un pouvoir par conséquent inéluctable), il refoule un élément essentiel : le désir non comme manque, mais comme affirmation, la volonté de lutte, la volonté de puissance – Polémos. Pour des auteurs comme Gilles Deleuze ou Jean François Lyotard, il y a là bien réellement un désir premier, une puissance qui refuse de se laisser domestiquer par un ordre social. Ce dernier la met alors à l’index comme meurtrière. Mais elle est là. Elle agit – elle est subversive de tout Etat. Elle est le lieu de toutes les résistances, non par réaction mais parce qu’elle est la puissance d’affirmer. Contre le pouvoir se dresse donc l’éthique de la puissance et de la volonté créative. Puissance contre pouvoir: voilà ce qui est en jeu ici.
Les diverses recherches sur le pouvoir se placent donc bien entre deux pôles: d’un côté l’analyse de l’Etat comme système rationnel et contrôlé, de l’autre l’affirmation de la résistance à l’Etat par la puissance du désir. Ces deux pôles, ces deux axes, ne peuvent s’ignorer l’un l’autre. Le premier – analysant la rationalité de l’Etat – doit affronter le problème des abus de l’Etat. Les chercheurs qui s’y consacrent devront alors accepter l’élément éthique, l’élément de résistance, faute de quoi la passion du pouvoir infectera et corrompra tout le système. A l’inverse, toute théorie éthique de la résistance devra admettre l’autonomie du politique et la cohérence du système étatique pour affronter le problème des institutions totalitaires, faute de quoi il n’y aura pas disparition de l’Etat mais seulement dissolution confuse des procédures permettant de contrôler le pouvoir.
C’est cette réciprocité que ne paraissent pas avoir vu les nouveaux philosophes. D’une part ils restent trop politiques, et peut-être trop ambitieux pour avoir goûté à la véritable volonté de puissance, à cette jubilation de la volonté créatrice et déclarée. D’autre part ils apparaissent tellement pris encore dans les grands mythes marxistes et révolutionnaires qu’ils tombent dans la contradiction. Quand André Glucksmann, écrit « le désir de n’être point dominé s’affirme désir de n’être point Etat », « hors de l’Etat l’on commence à vivre ». « où cesse l’Etat commence l’homme », il ne voit pas que c’est au nom de la disparition de l’Etat que l’on a toujours supprimé en fait le contrôle effectif de l’Etat Il y a donc chez ces auteurs comme une double naïveté : et sur l’Etat et sur la volonté de puissance, c’est-à-dire peut-être sur eux-mêmes. Au contraire, à établir la réciprocité des auteurs mentionnés ici, leur double interrogation, leur double enquête, le va et vient toujours modifié, toujours réajusté, qu’ils font des faits à l’analyse, tout cela crée les conditions d’une recherche enfin déniaisée sur le pouvoir, recherche qui s’est donnée les moyens d’aboutir.
Car nous voilà avec un vaste champ de questions. Un bel arsenal d’outils théoriques, d’analyses. C’est tant mieux : une recherche s’évalue à la finesse des questions démultipliées qu’elle permet de poser. A l’inverse, une propagande se mesure au nombre des problèmes qu’elle liquide. On a là un bon critère ! il permet de constater que les recherches sur le pouvoir sont actives et fécondes en France. Ce qui leur manque encore, c’est le tissu vivant d’un débat public, débat où les théories deviennent de véritables instruments et ne soient plus des opinions paresseuses, des prétextes à liquider les problèmes. Il ne s’agit plus d’être massivement. et passivement, « pour » ou « contre ». Espérons que les nouveaux philosophes ayant ouvert ce débat, qu’ils sauront amplifier et détailler leurs interrogations, et nous de même. Il s’agit d’ouvrir et de détailler une polémique enfin heureuse. Car la polémique est un bonheur.
Olivier Abel
Publié dans Science et Avenir en juillet 1978