Préliminaires :
Rassemblant et présentant ces textes issus de divers exposés, je crois utile de dire quelques mots d’introduction au thème. Pourquoi avoir choisi l’émancipation pour notre rencontre des Facultés protestantes des pays latins d’Europe de cette année 1989 ? Il nous a semblé que parmi les thèmes proposés l’"émancipation" était plus concret que la "liberté" et plus théologique que les "droits de l’homme". Mais aussi l’émancipation était plus problématique : il y avait plus de débats possibles ! Enfin l’émancipation prenait naturellement la suite du dernier thème sur la critique, dont elle en constitue la question résiduelle, si du moins on considère l’émancipation comme la finalité de la critique.
Or cette dernière question est au centre des rapports entre la théologie et les sciences humaines, notamment pour les "sciences des religions"; et nous partageons dans nos Facultés le problème de l’articulation à donner entre ces disciplines. Le noeud du problème est sur ce point bien formulé par Pierre Bülher, dans "Humains à l’image de Dieu", lorsqu’il écrit que les sciences humaines sont à la flexion entre une thèse d’aliénation et une thèse de rédemption : l’émancipation relève alors d’une véritable sotériologie. Le rôle de la théologie est peut–être d’empêcher le discours d’émancipation de se clore sur une "image" de l’homme, qui serait prétendument la "bonne".
Certes la séparation historique, dans la plupart des pays latins d’Europe, entre la théologie et les lettres et sciences humaines répondait à un problème grave, d’émancipation précisément. Elle s’est pourtant avérée ruineuse non seulement pour la "mémoire" publique, mais pour la recherche elle–même : la philosophie a besoin de sa mémoire théologique, comme la littérature de sa mémoire biblique, et les sciences religieuses s’effondrent si elles n’ont qu’une cohérence négative autour d’un objet vide (comme nous l’a bien montré Pierre Geoltrain).
Terminons ces préliminaires. Parmi les textes qui suivent, on regrettera l’absence de celui de Paul Ricœur, qui nous avait promis sa participation pour la Table–ronde (à la Sorbonne le mardi 19 Septembre) en compagnie de Jean– François Lyotard et de Pierre Geoltrain (débat dont nous attendions beaucoup), et qui a eu un empêchement de dernière minute.
Les textes réunis ici ne sont pas les meilleurs exposés (!), mais plutôt un échantillonnage qui nous a paru représentatif de notre Colloque, de sa disparité même. Dans ce genre d’exercice, qui est non moins diplomatique qu’intellectuel, puisqu’il faut tâcher d’équilibrer les apports des différentes disciplines et Facultés, l’intérêt est sans doute de développer la conscience que nous prenons d’inscrire nos travaux dans des contextes intellectuels mais aussi institutionnels très différents.
C’est à structurer l’espace d’un débat néanmoins commun que je me suis attaché dans les remarques qui suivent. Il s’agirait de montrer, dès Kant (écrivant pendant la Révolution française), la totale problématicité du thème de l’émancipation.
I. L’émancipation comme récit
Avant l’émancipation comme problème, il faut commencer par l’émancipation comme récit. L’émancipation peut être considérée comme le grand Récit du 18ème siècle, tout au long duquel il est déchiffré dans les Ecritures, développé par les philosophes, romancé par les écrivains.
J.F. Lyotard montre comment ce grand Récit est devenu la forme de la légitimité ou de la légitimation moderne, en s’opposant à un autre grand type de récit, qui est le mythe([1]). Le récit mythique est tourné vers l’origine, et sa légitimité serait une légitimité de fusion, d’effusion, d’appartenance ; le récit d’émancipation a une autre structure temporelle : sa légitimité est à venir, elle est de l’ordre du projet, c’est une "idée" vers laquelle on tend. En cette fin de 20ème siècle, nous sommes devenus très méfiants envers ces grands récits d’émancipation ; le conflit des émancipations a fait rage, émancipation par l’instruction publique, par la socialisation du travail, par le développement des techniques et de la communication, et aucune d’elles n’a vraiment tenu ses promesses. Sommes–nous condamnés à borner la légitimité à la seule performativité, ou bien condamnés à revenir au mythe comme semble le suggérer le retour du "religieux"? Pour sa part J.F. Lyotard refuse de considérer cette alternative comme juste.
Mais revenons à Kant. Il a écrit beaucoup de petits textes, tantôt sur ce que pourrait être une "histoire universelle au point de vue cosmopolitique", tantôt comme de simples "conjectures sur les débuts de l’histoire humaine", tantôt sur "le conflit des facultés" quant à l’histoire future de l’humanité (la faculté de philosophie postulant un progrès que nie la faculté de droit)([2]). Ces petits textes naviguent entre l’histoire naturelle, l’histoire politique, et l’histoire morale ; ce sont ces textes de philosophie de l’histoire qui, joints à "La religion dans les limites de la simple raison" et à l’"Anthropologie du point de vue pragmatique", constituent les linéaments d’une critique du jugement politique et du jugement théologique. Comme partout chez Kant, quand on lit ces textes il faut bien avoir présent à l’esprit la question implicite qui gouverne le "régime" des phrases que l’on y rencontre. Il ne s’agit pas de textes simplement scientifiques (répondant à la question "que puis–je savoir ?"); mais on se tromperait grandement en croyant qu’il s’agit de textes purement éthiques (répondant à la question "que dois–je faire ?").
Pourtant, la séparation très nette introduite par Kant entre le savoir comme saisie de mon expérience en tant que fait et le croire comme saisie de mon action en tant que sens pourrait laisser supposer que le théologique et le politique se déploient librement et exclusivement dans "le royaume des fins" morales. Mais ce n’est pas le cas. A l’instar du jugement esthétique et du jugement téléologique, les raisonnements politiques et théologiques tiennent précisément au problème de l’unité du monde comme nature ET comme liberté([3]). C’est dans cette intersection entre deux questions, entre deux régimes de jugements bien distincts et bien établis, que se tiennent ces quatre diverses réponses à la dernière question : "que puis–je espérer ?"
Cette situation est très sensible au début des petits textes sur l’histoire de l’humanité, où Kant explique qu’il ne s’agit ni d’une enquête historique ni d’une simple fable morale ou d’un roman, mais de conjectures, d’un exercice de l’imagination liée à l’expérience par la raison([4]). Dans les "conjectures" qui vont nous servir ici de fil conducteur, cet exercice est d’ailleurs appuyé sur le texte de la Genèse comme sur une carte : mais on pourrait montrer que les Ecritures elles–mêmes sont chez Kant un mixte, ni complètement historiques ni purement morales.
On comprend alors comment l’on peut trouver chez Kant, semblable à Rousseau sur ce point, deux discours hétérogènes sur l’émancipation. Dans une sorte d’ambiguïté de lecture, on lit en effet tantôt un discours presque piétiste (mais aussi bien proche du style de Bayle), qui montre l’histoire de l’humanité comme une déchéance dans laquelle le paradis est perdu de sorte que maintenant ("mais ce maintenant, dit Kant, est aussi vieux que l’histoire") nous vivons l’âge de fer des guerres et de la méchanceté : ici la morale est un combat de tous les instants. Et tantôt on lit un discours très Aufklärer, qui atteste à certains signes l’histoire de l’humanité comme progrès constant de l’émancipation de la raison : ici les contraintes physiques elles–mêmes conspirent à développer peu à peu les dispositions au bien.
Pour comprendre Kant il faut donc tenir ces deux discours ensemble, comme il le fait dans "La religion dans les limites de la simple raison", lorsqu’il désigne dans ce qu’il appelle la nature humaine en même temps la disposition originelle au bien et le penchant radical au mal. C’est ainsi en tous cas que Kant lui–même expose les "affirmations contradictoires" de Rousseau comme répondant à des questions différentes: dans les discours sur les sciences et les arts et sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, ce dernier montre l’écart entre la civilisation et l’humanité comme espèce naturelle (nous sommes civilisés mais pas moralisés, dit Kant); mais dans l’Emile et le Contrat social, il cherche à savoir comment la civilisation doit progresser pour développer les dispositions de l’humanité en tant qu’espèce morale([5]).
Cette ambivalence, qui traverse tous les registres de l’anthropologie, ne doit pas être surmontée trop vite. Nous verrons plus loin que toute synthèse prématurée entre les deux positions, qu’elle privilégie le retour à la nature ou le progrès de la liberté (ou pire si elle tente de conjoindre la puissance fusionnelle du mythe et la puissance universelle de la rationalité technique), constitue selon Kant le germe du despotisme. C’est seulement en espérance que cette contradiction profonde de l’anthropologie peut être levée.
Ii. Chute et émancipation
Prenons un de ces récits, celui de 1786 (les "Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine"). Il comporte deux parties, encadrées par deux remarques. Ce discours sur les origines, typique du 18ème siècle (que l’on pense à Condillac, à Rousseau) est le commentaire rationnel, en termes d’histoire naturelle et morale, du récit d’un temps mythique, celui de la Genèse. La situation originaire y est donnée comme étant celle de la sociabilité maximale : un couple, déjà adulte (on écarte le problème de savoir qui les a éduqués et qui a éduqué leurs éducateurs, etc.), prêt à se reproduire mais unique (ainsi l’humanité n’est pas UNE seulement par la ressemblance extérieure mais par la généalogie), plaçé dans un jardin, et sachant parler et penser.
Par rapport à cete situation, la chute est une chose très simple. Elle consiste dans le jeu de l’imagination ou de la raison au–delà de l’instinct (le goût naturel pour les nourritures, par exemple), jeu qui engendre des désirs artificiels et oblige l’individu à se déterminer lui–même. Ce pouvoir de ne pas être lié par l’instinct à une conduite unique est vécu comme une chute parce qu’il s’accompagne de l’anticipation des buts et des conséquences, des peines et de la mort([6]). C’est alors, après coup, que les humains rêvent du paradis où ils pouvaient folâtrer dans l’innocence enfantine. Mais la raison empêche l’humanité de retourner à la simplicité et l’oblige à développer ses facultés.
En ce sens la chute est indissociable de l’émancipation. IL faut accepter de tomber pour apprendre à marcher par soi–même. Comme l’écrit Kant dans "La religion": "J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes sensés : un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas mûrs pour la liberté ; et de même aussi les hommes ne sont pas mûrs pour la liberté de conscience. Dans une hypothèse de ce genre la liberté ne se produira jamais; car on ne peut mûrir pour la liberté si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté. Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d’ordinaires à une condition plus pénible et plus dangereuse.."([7]).
Et Ricœur, dans son beau texte sur "l’image de Dieu et l’épopée humaine", où il montre me semble–t–il que la théologie kantienne des limites peut aussi être une théologie épique, cite Irénée : "comment l’homme aurait–il eu la connaissance du bien s’il avait ignoré ce qui est le contraire du bien ? Et comment donc sera–t–il dieu celui qui n’a pas encore été homme ?"([8]).
Dans la remarque qui suit cette première partie du commentaire de la Genèse, Kant résume : "l’histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l’oeuvre de Dieu ; l’histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l’oeuvre de l’homme". Autrement dit, cette chute, qui est certainement un grand malheur pour l’individu qui en est à chaque fois la victime et le coupable, est certainement aussi la marque d’un grand progrès moral pour l’espèce. Nous sommes des êtres mélangés, et il y a en nous une disposition sublime au bien ensemble qu’un penchant radical au mal.
Ce mal radical consiste tout simplement à faire de la loi morale un instrument du bonheur, autrement dit à vouloir une récompense pour sa moralité, c’est-à-dire à vouloir faire soi–même son salut, la synthèse entre la liberté éthique et la nature physique. Comme l’observe Ricœur dans "la liberté selon l’espérance", le mal du mal n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance, comme une perversion inhérente à la problématique de la totalisation qui est précisément celle de l’unité de la nature et de la liberté. En ce sens là, le politique et le religieux sont les lieux du plus grand "mal"([9]). C’est ce que nous allons voir maintenant.
Iii. L’émancipation politique
La deuxième partie de son commentaire porte sur cet âge coextensif à l’histoire, qui commence par le récit de la première violence. Kant l’explique par la discorde entre agriculteurs et pasteurs, mais montre aussi que cette diversité et cette inégalité des formes de vie était la condition pour qu’il y ait échange et sociabilité. C’est là encore cette "insociable sociabilité" dont il parle souvent. "L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce: elle veut la discorde"([10]), qui l’oblige à se disperser sur toute la surface de la terre, à la coloniser, et à augmenter ainsi la diversité et les échanges([11]). Toute sa vie Kant a donné un enseignement de géographie à Koenigsberg, et il sait que l’histoire de l’humanité obéit à sa géographie, et d’abord à la géographie de ses conflits.
Il ne faut pas croire sans plus que Kant fasse l’apologie de la guerre. Il précise que "les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés nous sont amenés par la guerre, et à vrai dire non pas tant par celle qui réellement a lieu ou a eu lieu, que par les préparatifs incessants et même régulièrement accrus en vue d’une guerre à venir". Dans la guerre, l’Etat gaspille les fruits de la culture, et "aussi longtemps que des Etats consacreront toutes leurs forces à des vues d’expansion chimériques et violentes, et entraveront ainsi sans cesse le lent effort de formation intérieure de la pensée chez leurs citoyens", on ne pourra pas sortir d’une logique où la guerre est toujours préférée à la culture et à l’éducation([12]).
Ce que Kant cherche à montrer, c’est en quoi l’histoire physique de l’humanité, par le jeu des contraintes réciproques, s’accorde avec la possibilité d’un progrès moral. Il y a, dit Kant dans un passage du "Conflit des Facultés" (longuement commenté par J.F. Lyotard dans un ouvrage intitulé "l’enthousiasme"), un signe historique de cette tendance du genre humain au progrès, en dépit du chaos apparent. Ce signe ne consiste pas dans un grand évènement ou révolution, mais simplement dans la sympathie enthousiaste que trouve cette révolution (accumulant pourtant misère et atrocités) dans l’esprit de spectateurs désintéressés. Car un tel enthousiasme, pour un simple et lointain idéal, "ne s’oublie plus": il a révélé dans la nature humaine une disposition qu’aucune politique n’aurait pu dégager du cours antérieur des évènements([13]).
De même que la fusion des peuplades nomades et agricoles fut, selon Kant commentant la Genèse, l’origine de despotisme puissants, "le texte sacré a tout à fait raison de représenter la fusion des peuples en une société et leur libération complète de tout danger extérieur lors des tout premiers débuts de leur développement, comme un obstacle à toute culture plus élevée, et comme l’engloutissement dans une incurable corruption"([14]). C’est pourquoi, en attendant la Cité éthique qui est loin d’être pleinement établie, les lois politiques seront faites pour une durée déterminée et brève, et dans l’attente d’une loi meilleure : elle sont donc toujours discutables([15]).
Il faut noter que cette prétention à l’unification des sociétés par des Etats qui se disloquent bientôt se retrouve dans la prétention parallèle des Eglises :"C’est ainsi que chaque Eglise nourrit la prétention orgueilleuse de devenir universelle : mais lorsqu’elle a pris de l’extension et qu’elle est devenue régnante, un principe de dissolution et de séparation en diverses sectes apparaît bientôt. Le fusionnement prématuré et conséquemment funeste des Etats (s’il survient avant que les hommes soient moralement devenus meilleurs) se trouve entravé (s’il nous est permis d’admettre en ce cas un dessein de la Providence) notamment par deux causes exerçant une action puissante, à savoir les différences de langage et les différences de religion"([16]).
Iv. L’épopée de l’émancipation
On pourrait se demander ce qu’il y a d’épique dans une telle vision de l’histoire, qui refuse prudemment toute synthèse prématurée entre l’histoire physique et l’histoire morale de l’humanité. C’est peut–être justement qu’elle tient ensemble les deux discours sans les confondre : il n’y a pas et il y a progrès; il y a chute et il y a émancipation ; il y a guerre et il y a sociabilisation ; il y a mal radical et il y a disposition originaire au bien. À la fin du texte que j’ai pris comme exemple, Kant écrit "l’homme doit reconnaître en toute légitimité comme accompli par lui–même ce qui résulte de ses actions, et faire retomber entièrement sur lui–même la responsabilité de tous les maux qui découlent du mauvais usage de la raison"([17]). Dans la mesure où une telle phrase mêle sans les confondre le régime cognitif (discerner les résultats de ses choix) et le régime éthique (en assumer la responsabilité), elle est épique. On sait l’importance que Kant accorde, dans ce registre de ce qu’il nous est permis d’espérer, aux générations suivantes. Le mal n’est pas seulement une faute intérieure, très subjective et très privée: il a une dimension physique, non seulement politique mais cosmique pourrait–on dire avec Ricœur.
Mais cette épopée ne saurait s’établir dans la confusion, comme une synthèse du Vrai et du Bien dans quelque identité globale ou pratique salvatrice. C’est en mesurant l’épaisseur du mal, l’écart entre la servitude extérieure et la liberté intérieure, qu’elle définit les tâches infinies d’une "sortie de l’homme de sa Minorité, dont il est lui–même responsable"([18]). Dans cette définition des Lumières, la minorité est l’incapacité à juger sans la direction d’autrui, et la responsabilité en incombe à notre seul manque de courage. Et il ne faut pas imaginer que cette sortie puisse se faire par décret !
De la même manière que nous devons mesurer la radicalité et l’épaisseur du mal, nous devons encore accepter que la religion prenne des formes historiques diverses, et ne soit pas encore débarrassée de ses enveloppes. Nul en effet (sauf probablement Jésus) ne peut prétendre s’établir d’entrée de jeu dans la religion pure, qui est purement morale. Celui qui ne reconnaîtrait plus appartenir à une tradition particulière, et qui prétendrait avoir le point de vue universel de la "véritable" Eglise, aurait simplement un point de vue despotique. Cette situation d’émancipation totale, où il n’y aurait plus ni juif, ni grec, ni maître ni esclave, est une situation que le sujet est seulement en droit d’espérer, s’il y met tout son discernement et toute sa volonté, c’est à dire tout son courage.
C’est pourquoi le récit de l’émancipation ne se rapporte pas seulement au futur sur le mode du projet, mais également au passé sur le mode de la récapitulation, pour prendre le langage des Pères grecs. Comme l’observe J.F.Lyotard, tous les discours d’émancipation périodisent la temporalité par une coupure qui est aussi un recommencement et une reprise du passé, que marque le style en "re–"(rédemption, renaissance, révolution)([19]). Nous avons ainsi un premier aspect du style épique.
Cette situation temporelle du récit n’est pas sans effet sur le sujet épique de l’émancipation. Ce n’est ni l’individu souffrant et responsable, ni l’espèce s’élevant graduellement vers sa finalité morale, mais l’un et l’autre. L’individu comme humanité, voilà le sujet de l’épopée. La définition de ce sujet est d’autant plus importante que la modernité se caractérise par un style en "je", en première personne. Le sujet de l’émancipation n’est certainement pas pour Kant un "je" ni même un "nous" privé (c’est plutôt le mythe qui serait le langage d’un "nous" privé); mais ce n’est pas encore le "nous" universel de la cité éthique. C’est un "nous" mixte.
Se référant à la "Mimésis" d’E.Auerbach, J.F.Lyotard observe que la modernité commence dans l’écriture des Confessions d’Augustin avec l’enchaînement de phrases brèves par la conjonction "et"([20]). Ce style en "et", qui permet de mélanger des phrases appartenant à des genres et à des régimes différents, constitue la troisième et la principale marque du style épique du récit de l’émancipation. Mais l’épopée ici n’est pas une forme classique : s’il y a un sens à parler d’épopée moderne, c’est au sens d’un récit qui comprend une pluralité de petits récits éventuellement contradictoires, et dont le mélange n’abolit pas les différences. C’est exactement la situation des textes de Kant sur la philosophie de l’histoire.
V. L’émancipation comme problème
Quels sont les problèmes soulevés par Kant, et en quel sens peut on parler de l’émancipation comme problème ? Ici je me bornerai à pointer deux questions, certainement enracinées dans le texte de Kant, mais auxquelles je voudrais donner une dimension européenne car ce sont des questions qui partagent l’Europe. Quand je dis Europe, je ne veux pas nier qu’il y ait entre les pays, et à l’intérieur de chaque pays, des histoires et donc des situations différentes (notamment à propos de la laïcité, ou de l’enseignement de la théologie); il est probablement très important de penser les formes du maintien de ces différences. Mais nous partageons une sorte de destinée, au moins au sens où nous partageons certaines questions ; et je crois que nous ne devons pas hésiter à traiter ces questions de manière tout à fait "prospective", en cherchant à établir le programme de ce qu’ensemble nous devons dire et nous pouvons faire.
La première de ces questions porte sur l’antinomie entre l’universalisme et le pluralisme. La requête d’universalité est une requête de non–contradiction et de cohérence : je ne peux pas légitimer ma conduite par une justification que je refuserais à mon adversaire. Mais cet impératif catégorique ne saurait supprimer totalement le fait qu’il y a une pluralité de langages, de religions, et plus simplement de questions: Kant est précisément l’auteur qui nous a appris le pluralisme de la raison, dont le tribunal prend des configurations diverses selon le genre de questions dont il s’agit.
Cette question trouve une nouvelle acuité avec la nécessité de redéfinir une laïcité pour l’Europe. Comment penser un minimum de morale fondamentale commune c’est à dire non–contradictoire, dans une société pluraliste qui comporte une grande diversité de règles et de formes de vie ? Le récit de l’émancipation laïque par rapport aux traditions religieuses peut avoir pour effet soit de dissoudre la structure différenciée de l’identité collective dans la même identité vague, soit d’en dissocier les composantes jusqu’à l’éclatement qui juxtapose des tribus indifférentes les unes aux autres. C’est une des questions qui nous sont ici posées.
La deuxième de ces questions pourrait être intitulée la question pédagogique. C’est la grande objection de Kant à l’idéal pédagogique des Lumières : qui éduquera les éducateurs ? Même Jésus, qu’il appelle "l’instituteur moral de l’humanité", ne peut être considéré comme un modèle imitable sans que l’on perde le sens même de son message : la vérité vous affranchira, vous "émancipera". Le danger de la pédagogie consiste à inverser le rapport des moyens aux fins : "par exemple l’enseignement de la religion, qui doit être nécessairement une culture morale, est amorcé par la culture historique (simple culture de la mémoire), et s’efforce en vain d’en déduire la moralité". C’est pourquoi la critique historique([21]) doit rester un moyen, dont l’interprétation éthique du texte est le but([22]). Si l’anthropologie kantienne est une anthropologie au point de vue pragmatique, ce que l’homme fait de lui–même, la question posée est d’abord celle du rapport entre l’anthropologie (les sciences humaines) et la théologie (entendue ici d’abord comme une éthique).
Mais la problématisation de l’idéal émancipatoire pose un problème pour l’ensemble de l’enseignement supérieur dans le monde d’aujourd’hui, et un problème essentiel pour la place de nos facultés de théologie dans l’enseignement européen. C’est que l’échec du récit de l’émancipation comme axe et comme finalité de l’instruction publique, n’empêche pas que l’enseignement soit asservi aux impératifs de la croissance économique. Au contraire : si ce discours servit longtemps de "légitimant" au "progrès", aujourd’hui c’est l’absence même de toute finalité d’émancipation qui semble le meilleur "légitimant" de la croissance. Notre civilisation continue à multiplier la complexité des obligations du progrès, mais nous ne sommes toujours pas "moralisés" pour autant : et il n’y a plus de récit d’émancipation pour contre–balancer ces obligations.
Pourtant chaque année des milliers de jeunes étudiants ou de travailleurs se tournent vers des formations "inutiles" comme la philosophie ou la théologie, et il est curieux que la société de marché se préoccupe si peu de cette demande, bien réelle pourtant. N’est–elle pas assez solvable ? Kant a probablement raison de penser que la morale est une chose qui ne s’achète pas.
Olivier Abel
Publié dans Autres Temps n°25, Mai 1990.
Notes :[1]) J.F.Lyotard, Le post–moderne expliqué aux enfants, Paris Galilèe 1988, p.35 sq.
[2]) E.Kant, La Philosophie de l’Histoire, Paris Denoël 1985, bibl. Médiations, rassemble ainsi huit opuscules importants.
[3]) Même lorsqu’il parle avec Rousseau de "nature", il ne s’agit pas de la nature au sens aristotélicien ou thomiste du terme : la nature ici signifie seulement le monde de l’expérience sensible, qui est le monde connaissable. C’est aussi le monde de ce que nous ne faisons pas, ce qui n’est pas notre "oeuvre". C’est pourquoi la nature ici ne s’oppose pas à la grâce. Et c’est pourquoi la nature n’est pas entièrement apolitique : en effet la politique n’est pas seulement morale, elle gère des besoins, des populations, des forces, toute une géographie. Mais de cela aussi nous sommes responsables.
[4]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.110–111.
[5]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.119.
[6]) Mais c’est aussi ce qui permet à l’homme de se considérer comme la fin de la nature. "La première fois qu’il dit au mouton : la peau que tu portes, ce n’est pas pour toi, mais pour moi que la nature te l’a donnée (…) il cessa désormais de considérer les animaux comme ses compagnons dans la création, pour les regarder comme des moyens et des instruments (…) Cette représentation implique la contre–partie, à savoir qu’il n’avait pas le droit de traiter un homme de cette façon" E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.117. Ce texte assez révoltant indique bien l’anthropologie implicite de l’émancipation (et combien cette anthropologie est solidaire d’une théologie particulière).
[7]) E.Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1969, p.245.
[8]) Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris Seuil 1964, p.114.
[9]) Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris Seuil 1969, p.414.
[10]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.31 et 32.
[11]) "Comme des essaims d’abeilles" écrit Kant dans les "Conjectures" à propos des colonisations comme diversification ; mais dans l’"Idée d’une histoire universelle", il estime que notre continent "vraisemblablement donnera un jour des lois à tous les autres", ce qui assigne à la colonisation une tâche d’universalisation (cf.E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.122 et 43).
[12]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.124 et 39.
[13]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.170–172.
[14]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.125.
[15]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.51.
[16]) E.Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1965, p.163.
[17]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.127.
[18]) E.Kant, La philosophie de l’histoire, Paris Denoël 1985, p.46.
[19]) J.F.Lyotard, L’inhumain, Paris Galilée 1988, p.34–35.
[20]) J.F.Lyotard, Le post–moderne expliqué aux enfants, Paris Galilèe 1988, p.44.
[21]) "pour emprunter à la condition, aux moeurs et aux opinions de l’époque d’alors les moyens d’éclairer l’intelligence de la communauté de l’Eglise" dans l’exégèse de l’Ecriture (E.Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1965, p.150).
[22]) Plus globalement, la tentation dogmatique de la pédagogie est, comme l’écrit G.Vincent, de "profiter de la médiation qu’elle s’attribue comme tâche pour se rendre nécessaire".