Les propositions qui suivent cherchent à articuler trois arguments, qui composent les trois principaux moments de mon exposé.
1) En partant d’une analyse philosophique de ce qu’est le "témoignage", l’"attestation", comme rapport très particulier à la vérité, je voudrais d’abord montrer que la pluralité n’est pas un accident extérieur, mais le déploiement d’une structure intérieure du témoignage (y compris du témoignage évangélique).
2) Dès lors on peut dire que la pluralité n’est pas encore réalisée dans nos sociétés, n’a pas trouvé son ampleur véritable. Dans cette partie plus programmatique sur le pluralisme dont nous devons être les témoins dans nos sociétés, on s’aperçevra que le témoignage en société pluraliste organise un rapport très particulier à l’identité.
3) Enfin, sur un registre plus éthique où l’exigence d’être témoin d’évangile révèle un rapport très particulier à la justice, je voudrais montrer que cette "attestation" ou ce témoignage structure une responsabilité, c’est à dire une cohérence interne à chaque existence, qui limite de l’intérieur les abus du pluralisme.
On me pardonnera de rester très schématique dans un exposé dont le but n’est pas de rentrer dans le détail de l’argumentation , mais de bousculer ou de déplacer quelques problématiques, et de proposer quelques jalons rapides d’un autre espace problématique pour notre pensée et notre action. On me pardonnera donc également d’aller vers des propositions de plus en plus problématiques.
1. La pluralité de l’attestation :
La première problématique que je voudrais un peu bousculer, c’est celle de l’opposition un peu trop massive entre un témoignage qui serait convaincu et qui aurait la véhémence d’un engagement, et un pluralisme qui pousserait la tolérance et le respect des différences jusqu’à la quasi–indifférence. En effet il y a dans l’idée de témoignage, de porter témoignage, dans l’idée d’"attestation", l’acceptation implicite de la pluralité des témoignages.
1.1 Structure de l’attestation.
C’est ce rapport particulier à la vérité que je voudrais maintenant examiner. Car le témoignage n’a pas la certitude du cogito cartésien, qui est immédiate et se pose elle–même : le témoignage se rapporte à autre chose. Il n’est pas non plus de l’ordre du savoir scientifique, au sens des sciences exactes, car il se rapporte à une vérité que le témoin ne maîtrise pas, à une expérience qui n’est pas répétable ou reproductible à volonté. Le témoignage ne peut pas apporter de preuve, d’autre garantie : celui qui n’y croit pas n’est pas obligé d’y croire.
Mais d’autre part le témoignage, pour sa part, ne doute pas : attester, c’est accompagner le discours par un "me voici", par un "je réponds de ce que je dis, j’en suis responsable". Le témoignage ne propose donc pas une vague croyance purement subjective, un "je crois que…" hypothétique, mais atteste quelque chose qui lui est extérieur, un "je crois en…" qui appelle en retour l’attestation d’autrui. La parole de l’attestation est un acte de confiance, au sens aussi où elle demande la confiance de l’auditeur, et une confiance non aveugle.
En effet, et pour rassembler les deux aspects du témoignage, l’attestation n’est pas exclusive d’un certain mode "véritatif". Au contraire elle entretient un rapport tout à fait spécifique avec la vérité (la vérité historique par exemple ou la vérité juridique); elle suppose une procédure de vérification spécifique : la multiplicité des témoignages (non pas leur multiplication numérique, quantitative, mais leur pluralité). C’est la pluralité qualitative des témoignages, des points de vue, la pluralité des manières de raconter, des styles d’attestations, qui permet cette vérification par recoupement propre à la "vérification" des témoignages.
En ce sens là le faux témoignage est indissociable du vrai témoignage et l’accompagnera jusqu’au bout, sans qu’il y ait de critère définitif pour les discerner. En effet le sentiment de "sincérité" n’est pas un critère suffisant, et que vaudrait un témoin qui nierait toute valeur à tout autre témoignage que le sien ?! L’acceptation de la pluralité des témoignages, accompagné de la fermeté et de la cohérence avec laquelle le témoin atteste sa part de vérité, tels sont peut–être des indices de discernement de ce que l’on pourrait appeler l’authenticité d’un témoignage.
Le propre de l’attestation, c’est la distance qu’elle maintient avec ce à quoi le témoignage se réfère, et qui est toujours tellement plus que chacun des témoignages rendus. Pour le dire autrement, l’attestion sait que la question à laquelle elle répond est plus vaste que toutes les réponses qu’elle atteste. Cela n’est pas sans entraîner une organisation très particulière dans l’organisation du rapport à la vérité : il y a entre les témoins, entre les sujets de la communauté d’attestation, une isonomie, une équité de principe, une équidistance à la vérité. Chacun a le même droit à faire valoir son témoignage. Institutionnellement ni doctrinalement il n’y a de témoin placé au centre ou au sommet de la pyramide : nous sommes tous sur la circonférence.
1.2 La pluralité évangélique.
On peut dire maintenant que le témoignage évangélique porte en lui cette structure de l’attestation. D’une part en effet il n’y a pas de garantie, pas de preuve du caractère "révélé" des Ecritures, ni de preuve que telle interprétation est la "bonne" interprétation. Le témoignage d’ailleurs est toujours second, il n’est pas au fondement, il renvoie à quelquechose qui le précède : "il est mort","il n’est plus au tombeau", etc. Le témoignage est également toujours avant–dernier, et jamais en dernière instance : "il reviendra juger", etc. Autrement dit, ce que le témoin atteste n’est pas présent, ce qui est "attestable" n’est pas "présentable". Le témoin est d’une certaine manière terriblement seul.
C’est pourquoi d’autre part il a besoin des autres : c’est bien un rapport très particulier à la vérité et à la réalité qui apparaît dans cet extraordinaire mélange des genres littéraires des Evangiles, et qui s’organise dans la pluralité des témoignages. La procédure narrative qui consiste à raconter la même chose plusieurs fois à partir de réseaux temporels différents est certes très archaïque, mais elle est en même temps ultra–moderne. Cette modernité n’est pas seulement celle d’une technique littéraire destinée à faire apparaître des singularités résiduelles que les grands récits monologiques laissent de côté ; c’est aussi la modernité d’une procédure de "vérification" qui exerce un certain esprit critique, la critique étant ici destinée à chercher dans les variations mêmes, et éventuellement dans les "différends", la forme de vérité qui convient.
L’Evangile a ouvert un espace d’interprétation qui ne peut être saturé par aucune interprétation officielle, bonne ou légitime. Non pas que la vérité soit multiple (il faut tenir à la cohérence du vrai, et à son unité selon l’espérance), mais que la pluralité soit le plus grand témoignage possible rendu à l’unité de la vérité. Autrement dit, la pluralité des témoignages est le plus grand honneur que l’on puisse rendre au Dieu unique, celui qui a multiplié les espèces vivantes et celui qui a divisé les langues. Le témoin qui refuse cela refuse que le Dieu qu’il honore soit plus grand que l’honneur (le témoignage) qu’il lui rend !!
Ainsi la pluralité (le pluralisme méthodologique, méthodique, la pluralité des voies) n’est pas un accident extérieur au témoignage évangélique, une circonstance socio–culturelle issue de la modernité sécularisée, démocratique et libérale, et à laquelle il lui faudrait bien s’adapter : la pluralité est en germe dans des Evangiles eux–mêmes issus de milieux et de traditions très mélangées. Et ce germe de pluralisme n’a pas encore pris sa dimension véritable, n’a pas encore trouvé toute son ampleur "oecuménique", n’est pas encore devenu la forme de notre "habiter" ensemble la terre.
2. L’ampleur du pluralisme :
Méthodiquement, ici, nous ne considèrerons pas le pluralisme comme un fait mais comme une valeur : comme un lieu autour duquel paradoxalement nous nous réunissons, nous nous identifions ! Témoins de la pluralité, nous attestons, nous approuvons une pluralité qui soit notre rapport à l’identité, qui soit notre vecteur d’identité. Nous ne voulons pas d’une identité qui soit identique à elle–même, mais une identité qui soit plurielle, pluralisante. Je porte en moi un profil d’identification complexe puisque j’appartiens en même temps à la latinité (pyrénéenne), au monde protestant, à une minorité cuturelle (dans mon pays), etc. L’identité est différentielle et la pratique de la pluralité est probablement la plus efficace des procédures d’identification.
Je dis pratique de la pluralité, pour parler d’une identité qui se déploie au rythme même où elle "fait" le pluralisme. Et je voudrais montrer que le pluralisme n’est pas seulement la petite couche de peinture idéologique avec laquelle on a repeind des sociétés fondamentalement "monolistes" (monolingues, monoreligieuses, mononationales, etc). Dans cette partie, qui est la plus programmatique de l’exposé, je voudrais répondre à la question : qu’est–ce qu’une société pluraliste ? Et montrer que la réponse à la question de l’identité (en société pluraliste) passe par la radicalisation du pluralisme.
2.1 Le pluralisme religieux.
Une société pluraliste, c’est d’abord une société qui est sortie des guerres de religion. Non pas sortie par en haut, avec la condescendance éclairée de ceux qui refusent de se battre pour des chiffons obscurantistes, mais sortie par en bas, avec l’humilité de ceux qui savent qu’il n’y a pas d’issue aux ténèbres et que les guerres de religion ne sont jamais très loin.
C’est donc une société qui accepte, non pas seulement comme un renoncement, une résignation, mais comme une approbation, que le fait religieux, à l’échelle de l’humanité, ne s’est jamais présenté de manière unifiée. Il en est des religions comme des langues : il n’y a pas plus de religion universelle qu’il n’y a de langue universelle, et il n’y a pas d’"espéranto" de la religion. Or ce défaut d’universalité ou d’unification religieuse n"’est pas seulement un fait : pour nous c’est une valeur.
Devant la pluralité religieuse, le sentiment que "cela est bon" est la source véritable du sentiment oecuménique. L’oecuménisme, à l’âge "oecologique", doit accepter la diversité des manières d’"habiter" l’espace religieux. Il n’opère pas par synthèse autour d’un centre ou d’un sommet synoptique qui s’élèverait au–dessus des différences, mais par multiplication des "signes" de reconnaissance. C’est en effet dans la profondeur de la foi, là où l’attestation est la plus vive et singulière, là où elle est le plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la foi des autres.
Une société pluraliste, ici, c’est donc une société sécularisée ou plutôt une société laïque : mais pas forcément au sens français du terme, car dans des contextes culturels, historiques ou géographiques différents, de nombreuses formes de sécularisation ou de laïcité ont été inventées, qui forcent l’admiration. Il faut que l’Occident cesse de croire qu’il a inventé la sécularité ou la laïcité : sans quoi cette forme institutionnelle de la pluralité religieuse ne serait plus qu’un vecteur du colonialisme.
Sous ce nom ou sous un autre, la laïcité est un principe d’équité entre les confessions religieuses (au sens large), qui consiste à ce qu’elles renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique, à la prétention chacune à être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Ce qui fait la solidité de la structure laïque, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte : le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité des témoignages, des confessions. Si les attestations étaient sans force, sans véhémence, sans sincérité, la voûte de la société laïque ne tiendrait pas. C’est ce qu’on a souvent oublié, et qui fait la fragilité de la laïcité aujourd’hui.
La laïcité (mais on pourrait bien dire la "sécularité", ou simplement la "civilité") est en crise pour deux raisons complémentaires. Soit elle est conçue pour cimenter une identité et unité nationale, mais comme la nation s’avère un cadre trop large et vide pour l’identification, la balkanisation nationaliste reprend ses vieux schémas religieux, intégristes, linguistiques, ethniques, tribaux, etc. Nous avons ici ce qu’on pourrait appeler une crise d’"urbanité". La laïcité est fragile dans les sociétés mono–religieuses ou mono–nationales.
Soit la laïcité est conçue comme une institution de la rationalité étatique moderne, pour faire coexister sans friction des identités ou des communautés multiples, mais comme l’Etat est un cadre trop étroit pour la complexité des échanges à l’échelle de la modernité universelle, celle–ci s’étend (par le vecteur du marché, notamment) en achevant de déraciner les mémoires, les styles de vie, les traditions, etc. Nous avons ici les éléments d’une crise d’identité, ou des identités. La laïcité est fragile dans les sociétés irreligieuses.
Et ces deux facteurs sont circulaires. La crise tient donc à ce que l’on n’a pas assez perçu combien il y avait, dans la laïcité véritable, une complexe équation entre le poids spécifique des formes d’identité, avec leur vivacité, et l’exigence de pluralité et d’équité entre ces identités qui fait l’urbanité d’une société. Si l’on manque cette équation entre la force identitaire de l’attestation et le respect pluraliste des réciprocités, cette équation entre identité et urbanité, on manque le ressort fondamental des sociétés véritablement pluralistes.
2.2 Le pluralisme politique et économique.
Mais je voudrais maintenant aller plus loin en direction de ma thèse principale, à savoir que l’on a cru pouvoir établir un pluralisme religieux, mais sans penser jusqu’au bout un pluralisme politique ou économique, qui en serait pourtant le fondement. Donner au pluralisme la radicalité et l’ampleur d’un véritable pluralisme politique, c’est d’abord ne pas accepter que la démocratie occidentale (avec le pluripartisme, la liberté de la presse, etc.) se présente comme la réalisation du pluralisme politique. La loi du marché ou l’electoralisme peuvent faire du pluripartisme une machine à écraser les vrais débats politiques ou à exclure certains partenaires indésirables.
On peut dire que le pluralisme se développe dans la sphère politique à proportion que se développe une conception pluraliste du droit. Si l’on veut en effet que le droit épouse la diversité et la complexité des conflits, qui sont aussi des "contradictions" entre plusieurs "droits" irréconciliables, entre plusieurs intérêts non moins légitimes les uns que les autres, il faut bien inventer une nouvelle forme de droit, qui tienne compte de l’irréductible pluralité des "sphères de justice". Je propose, sans lui donner encore de contenu, mais simplement pour la forme qu’il doit prendre pour répondre à la complexité du problème, d’appeler ce droit un "droit diffférentiel".
Et pour définir un peu plus le problème que je pose (et dont je n’ai bien sûr pas la solution !), j’avancerai deux arguments. Le premier est que le citoyen moderne doit comprendre que ses intérêts varient selon l’échelle (locale, régionale, nationale, fédérale, mondiale,..) où il se situe, et que ses options politiques ne sauraient télescoper ces différences d’échelles. Or il n’y a pas d’institution politique de cette différence d’échelle, et nous ne pouvons plus croire que l’Etat soit toujours la bonne échelle de décision ou de règlementation.
Le deuxième argument, ou problème, tient à ce qu’il nous faudra bien inventer une technique constitutionnelle pour faire coexister sur le même territoire des populations relevant de législations différentes, sans quoi on ne sortira pas de la crise des nationalismes, de la crise de légitimité politique. Si la légitimité est un sentiment qui organise une société sous la même représentation de ce qui est juste, selon les différentes sortes d’injustices (et en fonction de différentes sensibilités) se forment plusieurs "surfaces de légitimité", qui se chevauchent, fusionnent ou se rejettent. Or il n’y a pas d’organisation politique de ce conflit des légitimations, et nous souffrons aujourd’hui d’une excessive séparation entre l’horizon de légitimité et une légalité réduite à une technique de gestion.
Donner ensuite au pluralisme la radicalité et l’ampleur d’un véritable pluralisme économique, c’est ne pas accepter que le libéralisme économique se présente comme la réalisation du pluralisme économique. Car le marché mondial est bien le plus grand niveleur, rouleau compresseur qui ait été inventé pour écraser les différences (de cultures, de formes de vie, de types d’économie, etc.), et ne laisser derrière lui que la seule différence entre les riches et les pauvres.
Dans les grandes métropoles contemporaines, le prix du mètre carré et la banalité du logement, écrasent la diversité des formes de vie familiales. Et que veut dire la diversité religieuse ou culturelle devant l’uniformité effrayente des programmes de télévisions ?! Qu’est–ce qu’un rythme de vie, pris dans la vitesse et l’obligation des échanges ? Et comment d’autres informations, plurielles, verraient–elles le jour si ceux qui les demandent ne sont pas solvables ?
La thèse est ici qu’il n’y a pas de diversité, de pluralité culturelle ou religieuse possible sans un fondement économique dans la possible diversité des modes de vie. Et ceux–ci ne sont pas seulement des modes de consommation, mais des manières de travailler, d’échanger, d’habiter. Il s’agit de sauvegarder la diversité des habitats, au sens large, des "habiter".
Ici non plus je ne proposerai pas de solution à ce problème urgent, qui tient à la nécessité de maintenir des marchés mondiaux (et donc des "monnaies" mondiales) pour certains macro–échanges, tout en inventant des techniques de protection pour certains marchés, types de production ou d’échange, qui ne disparaîtraient qu’en emportant avec eux dans le néant des populations entières. Peut–être, après avoir unifié le marché planétaire, faut–il redifférencier les échelles d’échange, "pluraliser" le marché, pour que des échanges locaux ou régionaux sur certains produits ne soient pas asphyxiés.
Il faut adopter en matière économique la même attitude "écologique" qui traite des biens, des services et des échanges par "écosystèmes", et considère la diversité comme une richesse qualitative, un important atout. Telle est la contrainte supplémentaire à introduire dans notre problématique de pensée et d’action. Dans tous les cas, et pour conclure cette réflexion, il n’y a pas de société pluraliste possible sans la pluralité des formes de vie économique, non plus que sans la pluralité des formes politiques de droit.
3. La responsabilité de l’attestation :
Il faut maintenant corriger ce que cette amplification, cette radicalisation du pluralisme peut avoir de naïf ou d’abusif. En effet le pluralisme peut aussi bien être l’alibi à n’importe quoi, et l’on voit trop de nos contemporains profiter de la situation : au supermarché des religions, les uns se taillent leur petite religion personnelle, en prenant ce qui leur plaît dans chacune, et en "zappant" sans cesse ; les autres profitent de la mêlée des morales pour trouver des justificatifs à tout, et sans s’émouvoir de ce qu’il n’y a pas de justification sans son envers d’exigence. Autre exemple : la fraude économique est un comportement assez bien admis, chez ceux qui profitent de la pluralité des marchés, de la diversité des poids et mesures, et mangent à tous les rateliers.
Mais de même que nous avons cherché dans la structure même de l’attestation le principe du pluralisme, nous y chercherons maintenant un principe de limitation des abus du pluralisme, de son dévoiement. Et ce principe sera avant tout un principe éthique. En effet il n’y a pas d’éthique sans un minimum de cohérence, de solidarité interne à une existence, à une forme de vie, pour diverses raisons qui tiennent à l’exigence de non–contradiction, et à l’expérience de la finitude.
3.1 La non–contradiction éthique.
Il ne faut pas croire que le principe de non–contradiction soit d’abord un principe de logique : si Parménide ou Socrate parviennent à faire de cette règle la règle même du discours ou du dialogue, c’est probablement parce qu’elle en fait surgir un sujet éthique, un sujet qui se tient debout par lui–même. Soutenir des thèses contradictoires et par là se moquer des contraintes du sens et des engagements de la parole, faire le contraire de ce que l’on dit faire, se justifier par un argument que l’on refuse à son adversaire, autant de conduites "immorales".
On peut dire que la règle d’universalisation de Kant (l’impératif catégorique) est une des plus haute formes de cette exigence. Pour ma part ici, je la chercherai sous une forme moins abstraite, quand l’Evangile nous recommande de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fît, et dans une méditation très "calvinienne". Pour Calvin, il y a une exigence éthique universelle, qui est la double exigence d’aimer Dieu et son prochain, quelles que soient les formes religieuses ou juridiques que prenne cette exigence selon la diversité des sociétés, de leurs traditions et de leurs contextes.
Mais cette diversité reste soumise à une règle de responsabilité "devant Dieu", qui est un opérateur de non– contradiction. En effet l’attestation, le témoignage, ne sont pas premiers mais "réponse" à un appel (toi!) ou à une question (qui?). Et cette question éprouve la cohérence des réponses qui lui sont proposées, elle les convoque, les met en présence : elle met le sujet éthique, placé devant l’unité de la question ou plutôt de l’"Interrogeant", en demeure de ne pas se contredire. Il répond "devant Dieu", et non pas devant la pluralité ou la duplicité des tribunaux humains. Ainsi c’est l’attestation elle–même qui structure la responsabilité du sujet, son invisible cohérence devant Dieu.
3.2 La singularité de l’attestation.
Dans l’expérience de la finitude le sujet éthique trouve un motif de cohérence d’un autre type : c’est que l’on ne peut pas embrasser tout en même temps, dire oui à tout et à son contraire. Approuver quelquechose, le choisir ou l’attester, c’est le préférer à autre chose, et nos gestes les plus quotidiens désignent ces mille préférences qui font la singularité mais aussi la limitation d’une existence.
Or cette expérience structure de part en part l’interprétation des Ecritures telle que la propose Calvin, et fait de toute interprétation une pratique, un exercice singulier, une interprétation éthique. Interpréter l’évangile, c’est toujours l’interpréter dans l’existence, donner une interprétation qui est mon interprétation, ici, maintenant ; une interprétation qui est ma manière de répondre au texte, et une interprétation dont je suis responsable.
L’interprétation est une attestation, un témoignage, une manière de dire "me voici"; interpréter, c’est toujours dans le même temps accepter que mon iterprétation est singulière, limitée, et se place parmi d’autres interprétations possibles, dans le respect d’une irréductible pluralité des interprétations. Le sujet éthique interprète les Ecritures comme le musicien ou l’acteur interprète la partition ou le rôle, sans prétendre tout interpréter à lui seul, ni donner dans le même temps toutes les interprétations correctes.
Il y a ainsi une indépassable "simplicité" de l’interprétation comme attestation singulière. Et de la même manière que l’on vient de dire que le sujet "répond à" une question qui l’oblige à un minimum de cohérence, on peut dire ici que le sujet "répond de" la réponse qu’il lui propose, en assume la simplicité, c’est à dire la finitude.
C’est donc dans l’attestation elle–même que nous pouvons trouver les ressources de cohérence et de limitation qui permettent de penser une éthique du pluralisme. En effet la cohérence, la simplicité même de l’attestation comme manière d’être et d’agir sont ce qui permet de tenir dans un espace différencié (celui d’une société vraiment pluraliste), des personnes libres d’aller et venir parce que capables de se tenir toutes seules, responsables.
A cette première conclusion, on pourrait ajouter en annexes deux remarques supplémentaires, qui nous concernent plus particulièrement, mais plus problématiques encore.
J’introduirai la première, à la faveur d’un reste de question sur l’identité chrétienne en société pluraliste, et notamment sur le sens de la "mission" ou de l’évangélisation. Je ne reviendrai pas sur la crédibilité du témoignage, qui repose à mon avis en même temps sur la cohérence, la probité de l’attestation (d’une manière d’être, de dire et de faire entière), et sur son humilité, le sentiment qu’elle donne d’accepter d’être une parmi d’autres. Mais je crois que cela ne touche que les franges de l’univers chrétien, ses marches, ses frontières (même si c’est par cette frontière que le centre, symboliquement, se définit). Et que l’essentiel du problème, quantitativement, est démographique : en société pluraliste en effet, une religion se définit par sa manière de traiter des mariages mixtes.
Là est le problème central : un enfant issu d’un foyer mixte peut–il être bi–religieux, comme on dit bilingue et pour reprendre notre assimilation des religions à des langues ? Ou bien un mariage mixte engendre–t–il un vague mélange, un syncrétisme, un espéranto religieux ? Ou bien est–il religieusement stérile, n’engendre–t–il que des "mulets"? Cette question est vitale : une démographie religieuse exogame est–elle possible ? Ou bien sommes–nous condamnés à l’endogamie religieuse, sinon à cette sorte d’inceste par lequel les familles religieuses bétonnent leur identité, sans s’apercevoir qu’une identité ne vit que par ses variations et ses échanges ? Par rapport à cette grâve question, je crois qu’un certain christianisme est prêt à assumer une telle transformation. Dès le départ le Christianisme est une communauté polyglotte, travaillée par une disparité de langues, prête à accepter que Dieu soit l’absent de toute langue, ou que toute révélation soit déjà une traduction. Mais aurons–nous la force de définir un christianisme de l’exogamie, d’en faire notre frontière ?
La seconde remarque porte sur l’éthique protestante plus que sur l’identité chrétienne : car enfin l’Evangile n’a pas pour but ni pour fonction l’identification ni la légitimation d’une communauté d’appartenance. En rappelant la simplicité de l’exigence évangélique, l’éthique protestante apparaît comme une manière d’interpréter les Ecritures, et le protestantisme en ce sens est davantage un "art éthique" qu’une religion. Cet "art éthique" s’inspire de la manière dont Jésus de Nazareth a "interprété" le judaïsme héllenisé de son temps, et l’a mis dans un rapport très particulier avec la Vérité ou avec la Justice. Mais on peut très bien imaginer que cette éthique protestante interprète de la même manière d’autres traditions que celles de la Chrétienté classique. C’est comme "art éthique" que le protestantisme est un témoignage en société pluraliste : au sens où il porte en lui ce pluralisme, et au sens où il atteste au sein du pluralisme une exigence qui le transcende.
Olivier Abel
Publié dans Bulletin de la Fédé 1990/4.