1 – Si tout est grâce, grâce et louange à Dieu, cela peut donner lieu à une forme de courage que l’on rencontre dans l’Amérique protestante ; mais cela peut aussi fournir un opium de masse non moins typique de la même Amérique protestante. All that’s jazz !
2 – Non pas seulement que la grâce résulte des oeuvres, comme moyens de l’obtenir, mais que la grâce justifie les oeuvres, comme la fin justifie les moyens : voilà ce que conteste la "renaissance évangélique". Pour la Réforme en effet, la grâce ne saurait payer les oeuvres ; fût–ce en les rendant dignes d’elle a posteriori. Elle rompt avec cette justification–là aussi.
3 – Tout est grâce et gratuit : on ne peut jamais rien payer, jamais rien "réparer". Alors on peut tout jeter ?! La grâce jeterait–elle les bases d’une psychologie générable du "jetable", de la non–maintenance ?
4 – Jules Michelet présente la Révolution Française comme la lutte entre le principe de justice et le principe de grâce. Car la grâce justifie la monarchie, le règne des "favoris". Emmanuel Kant et Dietrich Bonhoeffer également s’élèvent avec véhémence contre cette attitude qui, sous la logique de la grâce, cherche à plaire à Dieu par des cultes plutôt qu’à pratiquer la justice.
5 – L’intervention de la grâce est toujours comme un coup d’état (contre la logique de la rétribution), un coup de théatre. Au moment où le personnage allait être détruit le voici "épargné", et celui à qui il a été fait grâce doit sa vie (et tout dans sa vie) à son sauveur. Au moment où le personnage se désespérait d’être à moitié détruit, esclave de son espoir même de ne pas être détruit, voici le "coup de grâce".
6 – Monarchique (on ne peut pas obéir à Dieu, mais seulement lui plaire, pour rien, pour sa seule gloire) ou anarchique (a fortiori on ne doit obéir à personne, et encore moins à une loi), la grâce a–t–elle désorganisé notre vie morale –et d’abord cette loi fondamentale qui est celle de l’équité ou de la réciprocité exacte ?
7 – C’est l’ambigüité de la grâce, qu’elle provoque une folie de la performativité, de la productivité (multiplier les signes de la bénédiction reçue); mais que dans le même temps rien ne s’oppose plus farouchement à la prétention de l’homme occidental à s’auto–produire, à s’auto–justifier, à être sa propre cause et son propre but.
8 – La grâce nous rappelle que tous nos échanges, justes et injustes, commencent par un "don premier", plus originaire que tout ce que nous produisons et échangeons. C’est ce don que rappelle au Lévitique l’année du jubilé, où toutes les dettes sont remises et le sol redistribué. Car la terre n’appartient à personne, et tous y habitent.
9 – A l’économie de l’échange, qui comptabilise les dettes et cherche toujours à s’accroître, s’oppose l’économie de la grâce, qui ne compte plus. La grâce, en ce sens, est moins l’opération de la surabondance que l’acceptation de la "perte", de la limite de l’échange et de la croissance. C’est parce qu’il y a perte et universelle perdition, peut–être, qu’il peut y avoir "pardon" –en pure "perte", étymologiquement, "pour rien".
10 – Mon grand–père, instituteur ardéchois, qui avait grandi entre la Bible calviniste et celle de Victor Hugo, m’avait confié un soir : "je ne parviens plus à croire que le salut ne soit pas universel". La grâce comme fin du monde est une idée trop forte pour les enfants et les grands–pères.
11 – Le triomphe d’une théologie de la grâce, après Auschwitz, et avec Karl Barth, n’était–elle pas une manière de gommer l’histoire réelle, une manière de dire devant l’atroce : tout cela appartient quand même à une "économie du salut", à une (autre) Histoire. Mais la réalité peut–elle jamais être dite en face ? Même pour se battre contre l’absurde, ne faut–il pas en détourner les yeux ?
12 – La grâce est un principe iconoclaste, qui brise toutes les icônes visuelles ou même verbales, et qui désigne un "imprésentable", la tige d’absence de toute représentation. Est–ce à cause de la béance irrémédiable, de l’absence de Dieu, laissée par la grâce en nous que nous avons une telle frénésie d’images ? La télévision, religion d’aujourd’hui, pourra–t–elle boucher l’absence laissée par la grâce dans notre perception même du monde ?
13 – La prédication luthérienne de la grâce, comme n’importe quel discours, n’a de sens que dans la mesure où il répond à une question possible de son auditoire. Celle de son auditoire était l’angoisse de la culpabilité et de la damnation. La prédication luthérienne de la grâce peut–elle avoir un sens, aujourd’hui, si la question à laquelle elle répondait est morte (comprise, intégrée avec sa réponse) ?
14 – Certes, il nous est possible de répéter dans la liturgie, de relancer sous des déguisements idéologiques ou scientifiques, bref de perpétuer cette question (la culpabilité) : nous avons déjà la réponse (la grâce) ! De même certains matamores font peur aux gens pour leur proposer la sécurité, ou certains charlatans provoquent des maladies dont ils ont le remède !
15 – La forme élémentaire de la crise traversée par l’Europe et l’Occident, et que certains ont appelée crise de civilisation, ou crise de légitimation, ou simplement l’absurde, est une "crise de justification". Aussi bien la Réforme en avait–elle placé les germes. Charles Maurras estime que Luther (l’allemand !) est la cause des démocraties et du nihilisme.
16 – C’est précisément en répondant à la question de la culpabilité que la prédication de la grâce a soulevé une nouvelle et redoutable question (telle est la destinée de toute réponse que de poser à son tour question): celle que l’on nomme usuellement l’"absurde". Car la grâce nous sépare de toute "nature" humaine, avec elle notre essence n’est plus qu’existence dans le vide, aventure gratuite et presque superflue.
17 – Plus nous répéterons, sous quelque forme que ce soit, la prédication de la culpabilité–loi–grâce, et plus augmentera la question de l’absurde, la dévaluation, la délégitimation générales. Cela ne veut pas dire que la grâce soit un énoncé "faux": ce n’est ni une bonne ni une mauvaise réponse, car ce n’est pas une réponse du tout. Quand consentirons–nous à l’énoncer comme l’expression pure d’une interrogation ?
18 – Longtemps la critique protestante a cherché le texte d’origine, en effeuillant la tradition jusqu’au "noyau" évangélique. Disons que ce noyau soit la "grâce": autant dire l’absence, car la grâce même peut–elle se nommer directement, se manipuler ? La grâce serait–elle un principe "sceptique", agnostique, qui nous place tous à équidistance de Dieu –de la question ?
19 – Je veux lire "La Dogmatique" de Karl Barth comme une poétique. Car en son fondement même, il y a une "Sceptique", une grâce qui suspend tout dogme littéral, toute référence, toute révélation. Et du fond de cette absence, de cet absurde même, le lecteur revient avec un extrême sentiment poétique. Dans leur enchevêtrement, les Ecritures ouvrent des mondes possibles.
20 – Ce n’est pas parce que l’éthique que nous cherchons est un art d’interprétation (une poétique même puisqu’ici il s’agit d’interpréter une Loi dont il n’y a pas d’image) qu’il n’y a plus de règle. Au contraire il y a des règles de l’art, et toute interprétation développe ses propres règles. Mais l’"interprète" en est responsable : ce sont des règles seulement poétiques (provisoires, fragiles, discutables).
21 – La grâce qui nous a été faite, c’est la multiplicité des langues à la face du monde, c’est la multiplicité même des révélations (puisque les révélations sont diffractées dans des langues diverses). La grâce qui nous a été faite c’est qu’il y ait plusieurs mondes en même temps possibles dans le même monde, plusieurs formes de vie, plusieurs manières d’habiter qui cohabitent.
22 – Ce que la grâce nous enseigne, c’est peut–être que Dieu ne "veut" rien : il laisse être, simplement. A la limite, par cette simple approbation, il disperse ce qui empêche d’être et termine ainsi son "oeuvre". Dieu signifie par là ce style en oui qui semble être l’orientation fondamentale des choses mêmes. La parole qui leur donne un monde.
Paru dans Réforme n°2429 du 2 Nov 91
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)