La proposition de résolution sur "l’assistance aux mourants" a eu le mérite de soulever une question importante. Mais elle l’a posée dans des termes qui risquent de réduire le débat à une opposition simpliste entre approbation de l’euthanasie comme acte stoïque, ou réprobation de l’euthanasie comme meurtre camouflé. Sur une telle opposition, bien caractéristique d’un vieux clivage des mentalités françaises entre stoïcisme et catholicisme, aucune résolution de style juridique ne saurait être construite hâtivement. Il serait regrettable de clore un débat à peine commencé.
1. La mort enfin regardée, les soins palliatifs :
Trop longtemps la mort a été refoulée dans les marges de nos vies et de nos sociétés. On peut donc se réjouir de ce que la mort ne soit plus considérée comme l’échec d’une technique médicale, mais que l’on puisse en parler, comme d’une limite toute simple aux pouvoirs de la médecine. Ces pouvoirs existent, mais la mort n’est pas une maladie : les soins ici ne viseront pas à guérir, mais à pallier la vie qui défaille, à alléger les souffrances.
Des unités de soins palliatifs se développent un peu partout, et font ce travail admirable de réinsérer le mourant dans le simple tissu de paroles et de gestes qui fait la vie humaine ; encore un peu trop en marge des autres services, et sans avoir encore assez les moyens de développer ces soins à domicile (mais que faire quant les hôpitaux ni les familles n’y sont pas prêts?), ces centres recoivent des malades que l’on a renoncé à guérir. Avec les progrès de la neurochimie, et des neurosciences en général, la souffrance persistante devient l’exception (2 % environ).
C’est là un usage des produits neurologiques que l’on ne saurait condamner, contrairement à ceux qui risquent de se développer dans une société déjà habituée à l’automédication, et où la double quête de la performance et de l’absence de gêne ne connait plus de borne. Ici il ne s’agit pas de satisfaire un fantasme : toute souffrance qui peut être évitée doit l’être. Cela ne veut pas dire que nous puissions espérer un jour "nier" la souffrance, mais que nous devons tout faire pour la combattre.
Il y a donc le petit nombre de souffrances que l’on ne peut soulager, et qui ne sont pas toutes des souffrances physiques. C’est ici que le problème de l’"euthanasie" se greffe sur celui de l’assistance aux mourants : là où les soins palliatifs sont mis en échec. Là aussi où leur succès n’a pu mettre fin à l’irréductible douleur de l’angoisse. Encore faut–il qu’ils aient été tentés, et l’on sait que dans ces cas–là les demandes d’euthanasie sont plus rares. Elles existent néanmoins, et leur seule dénégation serait immorale.
2. L’euthanasie et la vie "digne":
La proposition de résolution soumise au Parlement européen présentait la demande d’euthanasie comme formulée par un malade, lorsqu’il a perdu le sentiment que sa vie est "digne" d’être vécue. Il n’est pas inutile toutefois de remarquer que toutes les souffrances morales ne sont pas concentrées sur le souci de "dignité", et que c’est souvent plutôt d’amour que les mourants ont soif. Restent ces situations où la personne ne sent pas sa vie comme "digne" d’être vécue. Cette question est une vraie question, qui de près ou de loin rejaillit sur l’entière condition humaine.
Mais de quelle "dignité" s’agit–il ? Aujourd’hui, on place trop cette dignité dans une image de l’Homme, qui est celle de l’individu moderne, assuré de sa forme physique et de sa formation professionnelle, de sa conscience, sujet maître de ses objets et mesure du monde. Jamais morale ne fut plus impérieuse et plus normative que celle–là !
Par exemple il n’est pas possible de dire que c’est le niveau de conscience qui définit l’être humain. Comme si l’image de la dignité était toujours la même, à tous les âges, pour tous les types de maladies ou simplement d’existences ! Là où cette image de la dignité se met à trembler, on découvre des dignités qui ne tiennent ni à une "conscience" ni à une "forme", mais qui attestent que tout "corps" peut aussi être sujet, et que nous n’en savons rien.
Pour nous la dignité est d’être à l’image de Dieu. C’est pourquoi cette dignité n’est à la libre disposition de personne, et nul ne peut en administrer le critère (pas même les Eglises)! Ainsi, aucune loi ni aucune instance morale ne peut prétendre supprimer la responsabilité éthique du patient, des médecins, et de l’entourage ; ni en légalisant la pratique de l’euthanasie, ni en l’interprétant systématiquement comme un meurtre. Dans les deux cas d’ailleurs de graves dérives seraient possibles.
3. Le refus d’une maîtrise de la mort :
Ce que tous les protestants s’accordent probablement à trouver inquiétant, dans l’euthanasie, c’est la prétention à disposer totalement de soi, à être encore le sujet actif de sa vie jusque dans la mort, et de faire de celle–ci un acte, une décision (et non quelque chose que l’on subit ou que l’on reçoit).
Cette euthanasie, derrière les apparences, correspond exactement à l’acharnement thérapeutique auquel elle s’oppose : c’est le même activisme par lequel les humains refusent leurs limites, et veulent rester les maîtres.
4. L’écoute d’une détresse interminable :
Certains protestants, néanmoins, pensent qu’une demande doit être entendue, qui n’est pas la décision d’en finir, mais la supplication par laquelle le mourant demande que son temps ne soit plus rongé par le caractère interminable de sa douleur ou de sa déchéance. Or la loi, non plus que la morale ni aucune thérapeutique, ne peut rien sur un désespéré ; le vouloir–vivre est comme l’amour, et ne se commande pas. Il ne nous appartient pas d’en juger.
Il nous appartient d’autant moins d’en juger que par là le mourant ne juge rien, ne décide rien : il demande simplement la mort. Elle n’est pas pour lui un acte, mais une passivité à autre que lui–même, l’acceptation d’aimer soi–même comme un prochain, de laisser être soi comme un autre.
5. Pluralité éthique et commune législation :
On le voit, de même que la "dignité" est une notion équivoque et qu’il faut utiliser avec prudence et sollicitude, la notion même d’"euthanasie", même si elle reste en elle–même fondamentalement ambiguë, recouvre des situations et des demandes très diverses. Entre la critique de toute prétention à justifier de l’euthanasie, et la compréhension d’une demande du mourant qui ne peut être jugée, les protestants peuvent diverger. Et ils ont quelques raisons de le faire, car on ne voit pas comment trancher aisément ce débat qui est un vrai débat. C’est pourquoi il ne faut pas légiférer trop vite sur ces questions–là.
A l’échelle européenne, en outre, on a parfois le sentiment que les contradictions qui nous scandalisent tiennent davantage à des questions de langage et de culture qu’à des questions de fond. C’est pourquoi nous souhaitons un certain souci de la diversité des traditions éthiques vivantes en Europe, avant que les groupes de pressions correspondant aux sociétés et aux cultures dominantes n’aient trop marqué de leur empreinte la législation commune. Nous devons garder le sens de l’écart entre l’éthique et le droit.
Nous retenons que :
1) Les soins palliatifs doivent être développés et encouragés ;
2) À l’occasion des souffrances irréductibles par ces soins palliatifs le débat sur la "vie digne" doit être l’occasion de remettre en cause l’"image de l’humain" que nos sociétés ont développée ;
3) Tous les protestants s’accordent à penser qu’un certaine euthanasie est la réplique exacte de l’acharnement thérapeutique, la prétention humaine à rester les "maîtres" ;
4) Certains toutefois pensent qu’une demande du mourant, d’être délivré d’un vain combat, doit être écoutée et non jugée ;
5) Qu’elle soit laxiste ou restrictive, aucune loi ni instance morale ne saurait supprimer la responsabilité éthique du patient, des médecins, ni de l’entourage ; dans tous les cas il ne faut pas légiférer hâtivement et le droit européen ne se construira que s’il est porté par un vigoureux débat public.
Nous appelons les Églises à réfléchir en commun à ces questions, et à être les témoins de ce que le débat est vital pour la communauté même.
Olivier Abel
Publié dans Réforme n°2411 du 29 Juin 1991, et dans Bioéthique.