Depuis quelque temps, les frontières de notre monde sont en ébullition. On a même eu le sentiment que toutes les frontières devaient être abolies dans l’enthousiasme général de la liberté des échanges. Et puis on s’est aperçu que les frontières restaient l’expression dramatique mais incontournable de certains rapports de forces. Ainsi certaines frontières s’estompent tandis que d’autres s’élèvent à la hâte. Et il ne s’agit pas seulement des frontières politiques au sens strict : ce sont aussi les frontières symboliques, celles qui départagent nos religions et nos savoirs, et nos manières même de penser ce qu’est une frontière, qui sont en émoi.
Les textes ici rassemblés ont été réunis lors d’un Colloque organisé à la Sorbonne les Vendredi 26 et Samedi 27 Octobre 1990, par la Librairie Panthéon–Luxembourg et quelques universitaires protestants. Certains de ces textes étaient alors d’une actualité presque intempestive, mais tous ont assez d’élévation pour pouvoir se planter dans le contexte de 1992. Le Colloque était divisé en trois séances.
La première séance, sur "l’Europe et ses frontières", montrait avec la communication de P.Joxe (transmise par M.Boyer) que l’abolition des frontières internes à la "maison commune" de l’Europe signifiait aussi le renforcement des frontières extérieures (contre les trafics de drogue ou d’armes par exemple, mais aussi contre l’immigration sauvage), avec tous les problèmes juridiques et politiques que cela pose. L’avocat P.Bourguet en donnait des exemples terribles avec les aéroports internationaux, qui sont de plus en plus le nouveau visage de la frontière, où de curieuses "bulles" d’extraterritorialité se constituent, et où le fait prime le droit : où s’arrête une reconduite à la frontière, si cette frontière n’est pas celle avec un autre pays ?
Pour ma part, j’avais tenté d’explorer ce que pourrait être une "éthique" de la frontière, qui ne soit ni la volonté de "bétonner" une ligne séparant à tous points de vue mon territoire d’un autre, ni le désir de "liquider" toutes les frontières ; car il faut accepter la pluralité des échelles et des discontinuités spatiales. L’Europe, après avoir inventé l’Etat–Nation, doit inventer une nouvelle technique de frontière, qui soit une pratique de la discontinuité. A cela le géographe et géopoliticien Y.Lacoste a répondu qu’une frontière était au fond toujours un affrontement, et que l’échelle pertinente de ces affrontements restait celle des Nations, même si chaque Nation se caractérise par un "débat" interne spécifique, et par un style particulier de frontières. Il estime d’ailleurs qu’il nous manque un débat public sur ce que nous sommes prêts à abandonner comme souveraineté dans la construction de l’Europe.
La seconde séance, sur "La religion dans le partage des savoirs", rebondissait sur ce fait, que la frontière structure un espace symbolique par un acte proprement "sacré", qui rapporte un dedans à un dehors, et que chaque religion définit ainsi une forme de partage et de lien social. L’historien M.Vovelle nous a montré que les frontières religieuses étaient les plus stables, comme le montre la géographie religieuse de la Révolution Française comparée à celle d’aujourd’hui. Le philosophe A.Philonenko s’est demandé, à propos des rapports entre critique et religion, comment on peut critiquer un "rêve", critiquer la peur même où s’enracine le sentiment religieux, si cette peur aux frontières de la mort est dûe à une ignorance invincible.
D’autre part le philosophe J.Lambert analysait l’absence de toute culture religieuse comme la vraie source de toutes les confusions et de tous les fanatismes : il estime qu’il faudrait penser un enseignement religieux où l’on parle des religions de manière "audible" par n’importe quel auditeur, et désigne dans le fait que nous habitions la même planète le chiffre même de ce qui doit transcender nos clôtures. Le sociologue J.Baubérot, enfin, a insisté sur ce paradoxe, que la laïcité ne peut pas laisser un groupe religieux exercer une emprise totale sur les individus qui le composent, mais qu’elle ne peut empêcher cela qu’en exerçant à son tour une telle emprise. Quant à l’inculture religieuse, il l’attribue à l’interdit jeté non par la laïcité, mais par l’Eglise Catholique, sur l’enseignement religieux dans les écoles.
La troisième table–ronde réunissait autour de la question "Penser la limite" des philosophes et des théologiens. Le théologien A.Gounelle, à partir de P.Tillich habitant les frontières, établissait une corrélation entre la marche, qui cherche à faire reculer les limites à l’entour, et l’habitat, l’acceptation qu’il y a des limites, une pénurie, quelque chose que je ne produis pas mais que je reçois. Le père S.Breton proposait une philosophie des camps d’internement, où la limite des barbelés peut être considérée comme le lieu d’exercices de l’impatience (l’indifférence, la révolte, l’impuissance, la transgression, l’aménagement, etc.); ce faisant il explorait les formes mêmes c’est à dire les limites des communautés humaines.
Avec le philosophe A.Houziaux, nous avons eu une méditation métaphysique sur l’idée de limite : en mathématiques comme en physique, la limite de la série n’appartient pas à cette série ; et c’est cela même que raconte la structure des commencements du livre de la Genèse, où A.Houziaux voit l’espace pour repenser une théologie qui soit aussi une cosmologie. Le théologien L.Gagnebin, pour sa part, explorait les limites d’un art, celui de L.Bunuel, dont les films passent sans cesse les bornes, bornes de la décence, bornes de l’habitude, bornes de la perception, bornes du représentable ; et ce qui est montré à chaque fois, c’est l’inséparabilité de ce que les limites divisent, et la séparabilité de ce qui est d’ordinaire confondu ou regroupé.
Au fur et à mesure de cette progression du concept de frontière, à partir d’un noyau territorial solide, et jusqu’à des types de limites où la réalité même devient plurielle, les usages de la notion de frontière puis de limite deviennent de plus en plus métaphoriques. Mais c’est par de tels usages limites de modèles que progresse la recherche pluridisciplinaire. Et c’est également par de tels usages de métaphores qu’un nouveau langage se cherche et s’invente avec son "style" de frontière propre, qui sera un jour celui de la communauté. Une communauté qui serait à la hauteur de ces écritures enchevêtrées qui font les frontières à la surface de notre monde, comme un texte livré à nos interprétations et à nos passages.
Olivier Abel
Publié dans Réforme n°2391 du 9.2.1991.