« Apprendre à être plus petit. Quelle place a l’Ecclésiaste dans la Bible ? »

La philosophie est partout présente dans la Bible puisque tout ce qui donne à penser est philosophique. Elle est peut-être plus marquée dans les « écrits de sagesse », tels les livres des Proverbes, de Job et de l’Ecclésiaste ou certains Psaumes. Jacques Ellul (+ présentation), donne à l’Ecclésiaste une position centrale en disant « l’homme doit désespérer de lui-même pour s’abandonner à la grâce de Dieu ». Pour ma part, je dirais que c’est un livre important mais parmi d’autres ; s’il n’y avait que lui, nous ressentirions un manque mais s’il manquait, il y aurait également un manque. Il faut passer par cette réflexion là.

Quel est son principal enseignement ?

L’Ecclésiaste propose une sagesse du quotidien. A contre-pied du livre de Job, tragique, ces textes permettent de relativiser tout ce qui se passe dans notre vie. Il s’agit de regarder à nos pieds. Nous sommes petits, rien n’est jamais acquis, il y a toujours un lendemain. Il faut apprendre à bien faire les moindres choses, à prendre ce qui nous arrive comme un don, avec la gratitude. Même si tout cela nous semble inutile ou superflu, il faut remercier Dieu.Cela me fait penser à une phrase de Schopenhauer : « La chance donnée à chacun est moins importante que la manière dont on la reçoit ». Je crois que là, on est au cœur de la sagesse et du message évangélique ; n’importe quoi peut être accompagné de gratitude.

Est-ce difficile à appliquer ?

Ces textes ne vont pas dans le sens du courant de notre époque. Notre société nous demande toujours d’ « aller plus haut », de gagner ce que l’on reçoit. C’est la course au mérite. Or l’Ecclésiaste rappelle ce qui est gratuit, que l’on ne peut que partager sans croire que cela nous est dû. C’est le bien commun ; le monde est à tous, le temps est à tous… L’Ecclésiaste nous demande de développer notre capacité à nous étonner et à recevoir alors que le monde contemporain insiste sur la rétribution, et au mieux sur le don. Mais que se passerait-il si tout le monde donnait et que personne ne savait recevoir ? Il s’agit d’inverser les valeurs, de revenir à ce que l’on a reçu, par exemple une musique que l’on n’aurait pas bien écoutée, partagée avec celui qui voulait nous la présenter. Plus généralement un malheur comme un bonheur peut nous rendre bête et méchant, cela dépend de comment on le reçoit…

Comment faire ?

Pour apprendre à recevoir, il faut apprendre à s’effacer. Mais pour apprendre à se faire petit, il faut avoir pu se montrer, grandir. Bref la grande sagesse de l’Ecclésiaste c’est qu’il y a un temps pour tout, que tout est rythme et question de moment. Il y a un temps pour montrer de quoi on est capable, et cela suppose de se sentir autorisés par les autres, approuvés, sinon applaudis. Et il y a un temps pour s’effacer devant les autres, pour les applaudir, les approuver d’exister. A ce moment là on désire se retirer, aussi au sens de la prière, de la retraite spirituelle qui nous enseigne à nous faire plus petit… C’est une toute autre manière d’être grand encore, ou plutôt d’être plus sage !

Sagesse

La sagesse est sans doute la chose au monde la plus désirée. On la désire dans le malheur pour ne pas s’en faire trop de peine, ou dans la joie pour savoir la goûter avec gratitude —il faut les deux, et les époques comme la nôtre qui placent trop la sagesse dans l’évitement du malheur, ou qui font trop de la convoitise le chemin vers la joie, manquent cruellement de sagesse. Mais aujourd’hui on va souvent la chercher très loin, alors qu’elle est la chose la mieux répandue : on la trouve dans le langage ordinaire, dans les trésors d’expressions de toutes les langues, véhiculant des expériences plus singulières et universelles, plus anonymes que tout savoir, et toujours ouvertes sur d’autres expériences, dont nul n’a le dernier mot. Les figures du sage sont donc infiniment dispersées, cependant j’en proposerai trois, appuyées sur des auteurs de jadis et de naguère.

Depuis l’antiquité, la sagesse a d’abord quelque chose à voir avec le tragique, avec l’irréparable car rien jamais n’est à l’abri du sort absurde, avec le sentiment coupable que nous pouvons faire notre propre malheur sans le savoir. Elle surgit dans les décombres de la rétribution, quand on cesse de croire que le juste est récompensé, l’injuste puni, et que l’on mérite son bonheur. Elle prend avant tout la forme de la révolte, et ce n’est pas un hasard si les livres sapientiaux dans la Bible comportent aussi celui de Job, qui reste sans réponse, et qui est avec Œdipe et Antigone l’une des plus hautes figures que nous ayons de la sagesse tragique. Car les sagesses ne se comprennent pas toujours ente elles. Ce que la sagesse comprend, c’est que les forts ne le seront pas toujours, et qu’il y a des limites à la faiblesse. Les purs, ceux qui croient être cohérents, elle les attend au tournant. Elle attend les sages eux-mêmes au moment où leur sagesse ne leur sert plus de rien.

Apparaît ici une seconde figure où la sagesse touche au comique, à l’art de relativiser, de se faire petit face aux grandeurs tragiques, de regarder à nos pieds. « Nobody is perfect ». Cette sagesse un peu sceptique renonce à se placer au centre du monde, et sait avec les cyniques grecs qu’on ne parle jamais de la même chose, surtout pas du malheur. Elle accepte les compromis, de survivre à sa propre histoire, et que le destin ne nous en veut même pas. Elle accepte que l’autre, ne pouvant vous communiquer son malheur, vous fasse mal. Elle sait que tout est décalage. Lorsqu’on a atteint son but, soi-même on a changé, et l’effort était vain. Quand on veut éviter la répétition d’un malheur on ne voit pas venir le suivant, tout différent. Schopenhauer observe avec une merveilleuse ironie que les plaisirs et les chagrins viennent à leur heure, et qu’à cette heure-là n’importe quoi fait l’affaire. Que la chance donnée à chacun est moins importante que la manière dont il la reçoit, et que ce qui est anodin pour l’un, l’autre en tirera une immense découverte. Mais qu’il est inutile de se faire trop de reproches, car ce qui nous arrive n’est pas entièrement notre œuvre, nous sommes trop faibles, trop bêtes, et pas assez méchants pour cela.

La dernière figure de la sagesse est alors celle de l’effacement de soi pour faire place aux autres et au monde. Il ne s’agit pas d’éliminer l’espérance pour n’être plus déçu. C’est plutôt une sollicitude et une docilité, une réceptivité un peu folle, l’acceptation que d’autres vous communiquent leur joie, et la faculté de saluer celle-ci lorsqu’ils ne vous ne la communiquent pas. Imaginer chacun heureux, cesser de (se) comparer. Le philosophe américain Emerson, à propos de la confiance en soi, écrit que « chaque fois qu’un esprit empreint de simplicité reçoit la sagesse divine, tout ce qui est ancien passe —coutumes, maîtres, textes, temples s’écroulent ; il vit maintenant et absorbe le passé et l’avenir dans le moment présent (…) Quiconque a plus de docilité que moi me domine, ne lèverait-il même pas le petit doigt ». Cessant de s’agripper aux choses qui nous échappent, la confiance en soi est une confiance au monde présent. C’est aujourd’hui ce qui nous manque le plus, et il nous faut cesser de croire que nous puissions être sages tout seuls, retirés du monde. C’est en revenant ensemble au monde ordinaire que nous augmenterons la sagesse commune, la faculté de rompre avec les conformismes ou les dogmatismes qui croient qu’il y a une réponse à tout. Mais aussi de rompre avec le scepticisme contemporain qui estime inutile d’essayer encore de partager nos joies.

Olivier Abel

Paru dans Ze Bible, 2010