La fameuse satire par Montesquieu, dans les Lettres persanes, de l’ethnocentrisme de la société de cour française, en 1721, marque bien à la fois l’avènement d’un humanisme décentré et la conscience de l’irrémédiable pluralité de la condition humaine. Avec ce problème en sus, pour des humanités plurielles et sensibles à la diversité des moeurs et des climats, de devoir trouver ce qui permet de qualifier la commune humanité. Aujourd’hui, nous sommes encore devant un problème semblable, tant pour la connaissance anthropologique que pour l’action humanitaire: « comment peut-on être humain »? C’est à dire comment en est-on capable? Et comment y est-on autorisé?
Prenant à rebours mon titre elliptique, mon programme serait premièrement d’étudier les embarras de l’action humanitaire, et des anthropologies sous-jacentes. Notre difficulté, semble-t-il ici, est d’être empêtrés entre deux significations ou deux figures extrêmes de l' »humanité »: comme de Charybde en Scylla, nous passons ainsi de l’embarras sur l’humanité comme universalité, à l’embarras sur l’humanité comme proximité. Je m’explique: l’embarras sur l’humanité comme universalité, on le trouve parfaitement relevé dans le paradoxe anthropologique de Claude Lévi-Strauss, où le combat contre le racisme (le faux évolutionnisme) ouvre la voie à un péril supérieur quand l’ingérence humanitaire masque un impérialisme: les humanités doivent se faire commensurables à la voie unique du Développement et de l’échange planétaire, ou disparaître. L’embarras sur l’humanité comme proximité, et sur l’humanitaire comme compassion à distance, comme télécompassion, il est très bien relevé dans ce que Luc Boltanski appelle les incertitudes de l’action humanitaire, qui culminent dans la question de la « réalité » de l’autre, de ce qu’on appelle le prochain et qui n’est jamais un proche: n’est-ce pas toujours pour se faire plaisir que l’on s’adonne à la pitié?
Si nous reportons ces deux embarras sur le registre langagier de ce dont il est question quand nous disons l’humain, et comment nous parlons d’humanité, nous obtenons ce qui fera l’axe de la seconde partie. La thèse en sera approximativement la suivante: c’est que le langage se tient entre deux limites, entre deux impossibilités. En effet, il est impossible de dire l’universalité, ou plutôt: nous n’avons d’accès à l’universel que métaphorique, nos universaux sont toujours encore ou toujours déjà enracinés dans une langue, dans une culture, dans un réseau de métaphores plus ou moins sédimentées et actives, qui nous obligent à entrer dans un interminable dialogue des universaux, sans que l’un d’eux puisse prétendre éliminer les autres. Mais il est non moins impossible de dire la singularité, ou plutôt: nous n’avons d’accès à la singularité, et ici à la « présence » des humains, que par un certain nombre de procédés pragmatiques qui se révèlent être des métaphorisations, des manières de « faire voir » ou d’impliquer ce que l’on perd et que l’on manque dans les catégories du langage commun. Sur ces deux bords[1], il est possible que cette « métaphoricité » de l’humanité nous donne quelque indication pour nous orienter dans les embarras de l’action humanitaire.
Mais avant de commencer, qu’il me soit permis d’exprimer, comme on essaye de traduire la part d’imagination que tout discours transporte, la part proprement théologique qui anime cette méditation philosophique. Je ne suis pas « expert en humanité », bien au contraire, et c’est d’une anthropologie négative qu’il s’agit, si nous voulons rendre à Dieu ce qui n’appartient pas à César, ni à un quelconque clergé, ni religieux, ni médiatique, ni scientifique. En effet l’humain est dit, dans nos traditions, à l’image et à l’effigie d’un Dieu dont on n’a pas d’image. Cette absence d’image, qui n’est pas l’image d’un néant (comme un référent absent n’est pas une absence de référent), proteste inlassablement contre tout Humanisme qui saurait ce qu’est l' »humanité », contre toute anthropologie positive, naturelle ou culturelle, qui prétendrait avoir enfin qualifié le propre de l’humain, et qui en ferait le lit de Procuste de tout le reste. Ce principe d’interrogation jouera ici comme la « case vide » qui permet le parcours des embranchements, des bifurcations problématiques, et comme le contrepoint discret qui balance tout le reste. Peu importe où l’on commence, car ici nous reviendrons.
I. Les embarras de l’action humanitaire
Les deux coups de sonde initiaux que nous voudrions lancer porteront, avec Lévi-Strauss, sur la question anthropologique de l’humanité, et avec Boltanski, sur la sociologie de l’action humanitaire. Mais très pratiquement nous partirons de la question de l’ingérence humanitaire et reviendrons sur les malaises de la télécompassion.
1. Le paradoxe anthropologique
Le problème de l’ingérence/intervention humanitaire touche à ce premier paradoxe parcequ’elle est fondée[2] sur une sorte de « droit de naissance » des populations, qui précède leurs droits et obligations politiques: mais qui aura l’autorité pour énoncer ce droit originaire? N’est-on pas condamné à la pluralité politique de ses interprétations? Et par ailleurs, sur l’autre lisière du droit, elle suppose un intervenant capable de reconnaître un devoir supérieur auquel subordonner les souverainetés nationales: mais qui garantira ce devoir et cette subordination? Entre le moindre devoir de laisser passer l’assistance, le devoir certain de porter assistance à personne/population en danger, et le devoir éventuel de forcer ceux qui entravent cette assistance, qui portera le jugement?
Ainsi nous avons d’une part un principe supérieur commun du « droit de naissance à continuer d’exister », qui comporte une conviction morale impartiale, parce qu’il dissocie l’humain du citoyen et vise une humanité « sans qualité »: une humanité simplement universelle et vulnérable. Et d’autre part nous avons la réalité historique et géographique des rapports de force, qui ont d’ailleurs leur mémoire et leurs cicatrices spécifiques (décolonisation, frontières, etc.), et qui ne peuvent pas s’inscrire en dehors de l’agenda des grandes puissances, placées ainsi dans l’obligation de choisir les malheureux dont elles font leurs prochains (ou leur client) au détriment d’autres qui restent plus lointains. C’est l’hétérogénéité de l’intersection entre ce principe et cette réalité, avec tout ce qu’elle comporte de graduation, avec des seuils, des limites réciproques que l’un donne à l’autre, qui fait de l’intervention/ingérence humanitaire un acte de compromis, une composition à la fois toujours risquée et prudente.
On verra plus loin que cet embarras sur la possibilité de s’arroger imprudemment et unilatéralement le principe d’humanité comme principe d’universalité, développe ce soupçon communautariste de « préférer » les victimes amies, ou amies de nos amies. Mais il y a un autre trouble, qu’il faut placer à la clé de nos réflexions. C’est que l’humanitarisme fondé sur ce « droit de naissance » apparaît comme exactement contemporain du totalitarisme/racisme, en tant qu’il est fondé sur une sorte de « crime de naissance ». Il faut penser l’ensemble du piège totalitaire/raciste dont nous ne sommes pas sûrement sortis, et qui joue sur une alternative terrifiante. D’une part nous avons une conception bouchère de la filiation[3], où le fait d’être né est déjà un crime, et que l’on trouve depuis le racisme et l’ethnicisme les plus féroces jusqu’aux nationalismes les plus admis dans leur gestion des peuplements et leur manière d’incarcérer les personnes dans une identité-prison. D’autre part nous avons un humain sans qualité, sans racine, sans identité propre, superflu à la société et donc remodelable à partir de zéro, et ce projet traverse conjointement l’histoire récente des stalinismes comme celle des capitalismes.
De même ainsi que Sade est la figure inversée de Rousseau (que se passe-t-il si l’on rapporte notre société à sa « nature »[4]) le totalitarisme est comme la figure inversée de l’humanitarisme, et c’est bien ce drame qu’il nous faudra dénouer. On pourrait dire sans excès que c’est à ce très vaste problème que Claude Lévi-Strauss s’est voué dans son Anthropologie structurale, mais plus directement encore dans les petits textes publiés par l’UNESCO en 1952 et en 1971 sous les titres de Race et Histoire et de Race et Culture. Pour combattre pratiquement le racisme, l’établissement d’une échelle à la fois de valeur et de développement pseudo-évolutioniste entre des civilisations supérieures et des barbares ou des primitifs inférieurs, il s’offrait deux voies: soit démontrer l’unité de l’humanité au risque de l’ouvrir sans réserve au marché planétaire, soit pluraliser les humanités et les rendre incomparables, au risque d’incarcérer les êtres dans leur appartenance ethnique ou religieuse (inéchangeable). La pensée de Lévi-Strauss voit dans l’humanité à la fois ce qui nous rend semblables et ce qui nous permet d’être différent.
La pitié[5] est cette affection fondamentale qui est aussi la voie de la connaisssance de l’humanité, car l’identification à autrui et au plus lointain me sort de mon ethnocentrisme, et me fait voir ce que je suis, ce que nous sommes tous, en portant ma vue au loin. Or ce qui nous rend semblables, c’est d’accepter que par nature tous les humains vivent à l’état de culture, et que ce qu’il y a de naturel et de commun à l’humanité, ce sont justement les invariants qui permettent les variations: l’interdiction de l’inceste ainsi vaut obligation à l’échange. Car il est certain que toute culture vit d’échange, et que « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul »[6]. Les petites cultures entièrement isolées s’étiolent. Mais il est non moins sûr, et c’est cela qui fait tout le paradoxe et tout le problème, que si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au–delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer: « ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur ». Une civilisation planétaire définitivement unifiée serait définitivement seule.
C’est pourquoi le combat contre le racisme rencontre d’énormes difficultés qui sont bien les nôtres aujourd’hui. La première est qu’il ne faut pas croire qu’en démontrant scientifiquement l’absurdité du racisme, à cause par exemple de l’impossible « pureté » des races et des cultures, on extirpera la racine des haines collectives. Celles–ci se déchaînent chaque fois que la pression démographique rassemble sur des territoires trop proches des populations qui ne sont pas égales en fait, ou bien qui ne se considèrent pas comme égales en dignité. Ce qu’il faut, pratiquement, c’est une relative égalité, et/ou une distribution territoriale suffisamment espacée. La seconde difficulté, plus incontournable encore, est que « la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles ». Pour combattre le racisme, faut–il abattre toutes les frontières et toutes les barrières?
On voit l’actualité de cette analyse. La planète est en train de se hérisser de nationalismes, qui transgressent quelques frontières, mais en font surgir beaucoup d’autres, au moment même où l’on croyait les frontières définitivement démodées, dépassées. Peut-être que les guerres « balkaniques » que nous voyons resurgir sur les vieilles cicatrices de l’histoire sont moins dues à la permanence des vieux conflits qu’à l’actualité et l’accélération de l’érosion des vieilles identités et cultures par le marché et ses brassages, et que les guerres sont des machines anthropologiques à refaire de la différence, là où les humains n’en sentent plus assez. Peut–être que l’écroulement du monde communiste, en laissant le capitalisme mondial comme seul champion de l' »universalisme », a marqué un retour de balancier qui entraîne dans sa déroute toute forme d’universalisme —et le libéralisme démocratique lui–même, dont des voix de plus en plus nombreuses se demandent s’il n’est pas instrumentalisé par l’Occident. L’humanité, semble–t–il, ne rêve plus vers son unité future; elle songe à sa diversité passée, et prise d’effroi voudrait s’y replier.
Ainsi, nous nous berçons « du rêve que l’égalité et la fraternité règneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité ». Tel est le dilemme et la condition tragique dans laquelle nous place Lévi–Strauss : soit l’égalité universelle que permet et empêche la liberté des échanges ; soit la diversité et le différenciation que permet et empêche l’isolement des populations. Car « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ». En ce sens la crise actuelle apparaît comme plus grave, plus radicale, et beaucoup plus révélatrice de la condition anthropologique que l’ancien conflit entre capitalisme et communisme[7]. En définissant ainsi un seuil optimal des échanges, Lévi–Strauss pose clairement le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui tous confrontés.
2. La crise de la pitié
C’est le titre de la troisième partie du livre de Luc Boltanski sur La souffrance à distance[8]. Dans l’Avant-propos à cet essai de sociologie de l’action humanitaire, l’auteur indique deux crises. La première réside dans la tension entre la justification universaliste de l’humanitarisme comme solidarité planétaire et le soupçon communautariste de privilégier les liens historiques ou économiques entretenus par l’intervenant avec ses anciens alliés ou ses futurs clients. La seconde, à laquelle nous allons nous arrêter, réside dans la contestation de la spectacularisation de la souffrance à distance, où l’on se demande si le sentiment humanitaire et l’action qu’il mobilise touche bien à la réalité du malheur, à l’authenticité de l’acteur, au réalisme de l’action, ou touche plutôt à la fiction, à la pure mise en représentation, sinon à la complaisance du spectateur pervers.
Pour situer ce problème, Boltanski repart de ce que Hannah Arendt appelait « la politique de la pitié ». Si la misère des malheureux a longtemps été ignorée par une sorte de cécité morale, si elle fut ensuite intégrée par la compassion muette à la bienveillance apolitique d’un corps mystique, Rousseau et la Révolution française en font un usage inédit. Ici ce n’est pas immédiatement que la misère indiquerait pour ceux qui en souffrent une inégalité politique, objet d’un mouvement social des petits contestant l’ordre justifié par les grands, où les premiers se mobilisent de proche en proche en découvrant qu’ils se ressemblent. C’est plutôt la découverte, par ceux qui ne sont pas malheureux mais qui sont spectateurs du malheur des autres, que ce malheur, au-delà de tout justification, est insoutenable, et devient ainsi l’objet d’une pitié éloquentes. La pitié, comme passion proprement politique, part de cette séparation sociale entre les acteurs et les victimes, et elle se nourrit de cette distance qu’elle cherche à surmonter. D’où l’invention d’un espace proprement politique issu du repartage du malheur que la pitié établit.
Ce sont les suites de cette politique de la pitié, mêlée dans la « question sociale » du 19ème siècle avec les indignations et les argumentations critiques d’une politique de justice sociale (et qui s’en dissocie peut-être à nouveau aujourd’hui avec les désillusions de celles-ci), qui réapparaissent à la fois dans le développement du secteur caritatif lié à une partie du monde associatif et des ONG, mais qui ressurgissent aussi dans le malaise des médias comme institutions vecteur de l’action humanitaire. Boltanski relève trois problèmes ou soupçons principaux. 1) Le premier est que la télécompassion nous intéresse aux malheurs des autres dans la mesure où ils sont lointains, et entretient notre indifférence pour ce qui se passe juste devant chez nous. 2) Le second est que l’efficacité médiatique, qui introduit le regard du spectateur en tiers entre le persécuteur et la victime, exige de présenter le malheur, de lui donner corps, éventuellement au risque du sensationnel; mais que l’exigence proprement politique demande à s’arracher au local et de monter en généralité, parce que ce spectacle ne concerne pas une victime médiatisée mais toutes les victimes, et tous les citoyens. Comment trouver l’équilibre entre l’émotion de la présence efficace et l’équité de la distance seule apte à créer un véritable espace public international? 3) Enfin les médias ne montrent que des malheureux passifs, souffrants, et jamais des malheureux agissants, éventuellement un peu coupables mais capables aussi de se prendre en main.
A ce malaise des médias correspond un trouble du spectateur, et éventuellement de l’acteur humanitaire. Cette position du spectateur moral, dont nous avons pu remarquer combien elle prend conscience d’elle-même au 18ème siècle (Rousseau, Sade, Adam Smith et sa théorie des sentiments moraux, etc.), se trouve particulièrement illustrée par Kant dans « le Conflit des facultés »: le spectateur éloigné (public universel) de la révolution française qui s’enthousiasme pour celle-ci, même si elle ne lui rapporte rien sinon des ennuis (désintéressement), révèle en l’être humain une faculté morale désormais inoubliable. Or cette émotion n’est authentique que si elle s’exprime (cf note n°4), si elle veut se communiquer, non pas de n’importe quelle manière mais par une parole affectée par ce qu’elle exprime et dont le sujet s’engage dans son récit. Mieux elle n’est authentique que si elle fait agir, et détermine une forme de vie cohérente avec la prise de parole[9]. Mais justement on peut lever de terribles soupçons contre ces sentiments moraux du spectateur. Cette émotion, cette motivation à passer à l’action, quel n’est pas son intérêt caché, sa complaisance? La bonne conscience et le désir de bien dormir? Le voyeurisme malsain? Et comment le spectateur moral peut-il être à la fois ému, sincère, impliqué, et non-engagé, impartial, désintéressé?
Tous ces malaises des médias, des spectateurs et des acteurs de l’humanitaire, convergent et culminent dans ce que nous appellerons la crise de la réalité. Et d’abord quelle est la réalité du malheur? Dans un mouvement vertigineux de dérobade du référent, on peut commencer par montrer que les victimes d’aujourd’hui ont été les criminels d’hier ou le seront probablement demain. Puis que les images de tel ou tel malheur ne sont que des abstractions, découpées du réel et représentées. Bientôt on ne voit plus de victimes mais le travail de découpe et de montage, sinon de numérisation et de manipulation. De l’autre côté, quelle est la réalité de l’action? Si c’est une parole vraiment gratuite, n’est-elle pas que « verbale » Si c’est de donner l’argent, est-ce un véritable engagement, et n’est-ce pas trop apolitique? Si c’est un engagement politique et physique, n’est-il pas marqué par des préférences communautaristes? N’y a-t-il pas une vanité de l’agir, surtout quand l’agir est à ce point mis en scène et représenté lui-même? Et qu’est-ce qui permet de distinguer la fiction complaisante au principe de plaisir, et la réalité qui échappe à nos images? Bref, dans la télé-compassion ou la télé-pitié, n’y a-t-il pas une « proximité à distance » impossible?
On a retrouvé dans ces malaises de la pitié le premier embarras sur la crise de l’humanité comme « universalité », quand il s’agit de sentir le semblable, le ressemblant, au travers du différent, du dissemblable. Mais cette crise redouble maintenant avec celle de l’humanité comme « proximité », si la réelle présence à autrui doit vraiment se rapprocher du très lointain.
Ii. Comment parler de l’humanité?
Après ce premier relevé de divers embarras de l’action humanitaire, dont on a tenté de suggérer qu’ils font cercle et que l’un nous prend quand l’autre nous laisse, on peut se sentir submergé. J’ai longtemps piétiné pour reconstruire une problématique pas trop décourageante, et je m’en tiendrai maintenant à des éléments de réflexion sur un aspect très limité du problème: comment parler de l’humanité, en dépit de ces embarras. Plus exactement, comment d’une part argumenter et interpréter ses universaux, ses règles communes, si l’humanité comme espèce, comme nature humaine, ne nous est toujours déjà donnée qu’à travers des cultures, des langages particuliers? Et comment d’autre part exprimer et raconter la compassion la plus muette, le rapprochement d’êtres singuliers dans leur corporéité même, si cette compassion ne nous est donnée qu’à travers des cultures et des langages?
N’est-ce pas en effet parce que les humains parlent et se parlent qu’ils passent le plus clair de leur temps à comparer et à se comparer, cherchant à voir le semblable dans le différent, puis le différent dans le semblable? N’est-ce pas pour cela qu’ils sont des « êtres métaphorisants »? Et cette condition langagière qui leur est faite, n’est-ce pas cet ange à l’épée flamboyante qui les sépare à jamais du paradis des universaux ou des singularités? Comment pourraient-ils accéder à l’identité enfin absolument universelle et à la singularité enfin absolument incomparable?
C’est ici l’axe de cette deuxième partie, que si nous avons tant de peine à penser l’humanité et à agir humainement, c’est qu’il est difficile de toucher à ces deux limites qu’indique l’humanité. Et cela simplement parce que le langage se tient entre ces deux limites, ces deux impossibilités: 1) il est impossible de dire l’universalité; ou plutôt: nous n’avons d’accès à l’universel, par exemple l’humanité universelle visée par les « droits de l’homme », que métaphorique, et nos universaux sont encore et toujours déjà enracinés dans un tissu langagier, dans un réseau toujours particulier de métaphores; 2) il est impossible de dire la singularité; ou plutôt: nous n’avons accès à la singularité, à la présence des humains en personne, que métaphorique, et nos nominations ne peuvent que déplacer et déformer à la proximité de cette présence les catégories encore générales du langage. Sur ces deux bords le langage se met à trembler. Et sur chacun d’eux nous allons au passage repérer comment cette métaphoricité de l’humanité universelle et prochaine peut nous donner des indications pour les droits de l’humanité et pour l’action humanitaire.
1. Les métaphorisations de l’universalité
L’humanité, avec les droits de l’homme, mais aussi la liberté, la justice, la démocratie et bien d’autres notions, fait partie de ces universaux dont nous avons vu combien ils étaient contestés. La thèse ici sera qu’en dépit de ces contestations, et même à travers ces critiques elles-mêmes, ce travail incessant de rectification, il faut maintenir la visée de l’universel. Et l’argument initial doit être cherché chez les adversaires mêmes de l’universel, ceux qui font l’éloge des différences et du différend. Car s’il y a du différend, c’est justement parce que chaque langage et tradition maintient sa prétention à l’universel. Sans le maintien de cette visée de l’universel, nous n’aurions qu’une plate juxtaposition de particularismes engoncés dans leur intraductibilité mais indifférents les uns aux autres, sans tension, sans ressort, sans conflit mais sans vie. Et inversement une visée de l’universel qui ne serait pas travaillée par ces différends n’obtiendrait que le vide d’une universalité de convertibilité sans entrave, que ce soit dans la monnaie ou n’importe quel équivalent général. Pour sortir de ce piège nous allons suivre Ricœur sur trois exemples: la pratique juridique du jugement, l’élaboration des droits de l’homme, l’institution du politique. Chaque fois nous y verrons à l’oeuvre cette nécessaire métaphorisation de l’universalité.
Premier exemple: cherchant le jugement juste, que fait Ricœur? Devant les cas insolites ou rebelles, il part de l’écart entre deux versions, deux narrations, deux droits dont on ne sait s’ils sont compatibles; cet écart manifeste donc la relative non-pertinence de chacun d’eux relativement à la situation. Comme s’il n’y avait pas de langage possible pour cette situation, pas d’expression de la question qui soit acceptable pour tous et pour chacun. L’intervention du jugement ou de l’agir juste est alors quasi-poétique : elle reconstruit une pertinence juridique, refait du sens et, par là, se fraye une nouvelle voie, une nouvelle représentation de la réalité. C’est, pour Ricœur, le rôle des tribunaux que d’être ces « instances publiques qui ont autorité pour construire la nouvelle cohérence requise par les cas insolites »[10]. Ricœur se rapproche ici du paradigme littéraire et narratif proposé par Dworkin du droit comme d’une œuvre à plusieurs, où chaque nouveau jugement, réinterprétant les « chapitres » précédents à l’occasion d’un événement inédit, reconstruit une cohérence acceptable avec l’ensemble des jugements déjà sédimentés.
La pluralité des poids et des mesures incommensurables ne doit donc pas faire perdre de vue le souci de la cohérence et de l’universalisation. Et nous ne sommes pas condamnés au face à face de la cohésion de chacun dans sa différence, et du consensus ramené à quelques règles de non-contradiction: « Cette réduction de l’épreuve d’universalisation à la non-contradiction donne une idée extraordinairement pauvre de la cohérence (…) la question n’est plus de savoir si une maxime considérée isolément se contredit ou non, mais si la dérivation exprime une certaine productivité de la pensée »[11]. Ce que Ricœur propose ici c’est une universalité proprement poétique, où le jugement et l’agir refigurent autrement la réalité. Il n’est pas interdit d’envisager une universalité inédite, produite dans un contexte donné par la confrontation même des langages et des versions hétérogènes.
Disant cela nous touchons déjà au deuxième exemple, celui des droits de l’homme. Ricœur écrit: « Un exemple d’une telle dialectique fine nous est fourni par la discussion actuelle sur les droits de l’homme. (…) Il faut, à mon avis, d’une part, maintenir la prétention universelle attachée à quelques valeurs où l’universel et l’historique se croisent, d’autre part offrir cette prétention à la discussion, non pas à un niveau formel, mais au niveau des convictions insérées dans des formes de vie concrète. De cette discussion il ne peut rien résulter, si chaque partie prenante n’admet pas que d’autres universels en puissance sont enfouis dans des cultures tenues pour exotiques. (…) Cette notion d’universels en contexte ou d’universels potentiels ou inchoatifs est, à mon avis, celle qui rend le mieux compte de l’équilibre réfléchi que nous cherchons entre universalité et historicité »[12].
Nous n’avons donc pas accès à l’universel autrement que dans un long débat, à peine ébauché, entre ces « universaux en contexte ». C’est une erreur de croire que l’on puisse accéder à l’universel, ou à l’urbanité, ou à la laïcité (selon les termes du débat), en niant ou en reniant toute appartenance, tout fondement dans une tradition particulière; ou bien en affirmant que le seul fondement possible est l’absence et la perte des fondements (E.Morin). Ce qui gêne dans cette « absence de fondement », c’est justement son universalité immédiate, aisément imposable à tout concurrent. C’est vraiment un fondement trop « indiscutable »! Qu’elle le veuille ou non toute culture comporte, pour reprendre l’expression de Ricœur, un « noyau éthico-mythique » formé d’un mélange singulier. Et ce noyau est souvent d’autant plus actif qu’il est nié et non plus critiqué. Je pense notamment à la dimension religieuse de chaque culture, à la dimension religieuse de toute clôture d’un espace social et politique. C’est ainsi que plus on nie l’enracinement du droit dans son archéologie religieuse, et plus on en est prisonnier, plus on a du mal à comprendre un autre droit. Par exemple le droit moderne et occidental a du mal à comprendre le droit musulman. Il faut simplement le constater: notre accès à l’universel reste métaphorique, pris dans l' »univers » du langage chrétien, ou musulman, ou bouddhiste, etc[13]. Seule une longue conversation entre les cultures permettrait d’établir, prudemment, les écarts et les correspondances entre ces « universaux en contexte ». Or il faut avouer que la rencontre des cultures se fait difficilement par ce qu’elles ont chacune de plus universel, car la confrontation des universaux est toujours ce qu’il y a de plus dur, et nécessite de longues et complexes médiations. Celui qui opère de telles médiations ne peut s’installer au-dessus de ces universaux, un pied sur chacun, et la tête dans les étoiles de la transcendance! Il doit accepter son contexte d’origine, pour se dépayser peu à peu, en sachant que le dépaysement est un déchirement.
Troisième exemple: l’institution du politique. Il réside dans cette sorte de « consensus par recoupement » que Ricœur emprunte à Rawls, de préférence au fondement vide de Lefort, car il ne croit pas que l’on puisse fonder du symbolique à partir de rien. Il ne voit pas très bien comment fonder sur un pur « vide » une institution ayant autorité et non seulement pouvoir. Ce qui gêne dans cette « absence de fondement », c’est ici encore son universalité immédiate, aisément opposable à tout concurrent. L’intérêt du consensus par recoupement, c’est d’abord l’idée d’un « désaccord raisonnable » par lequel les différents protagonistes s’accordent et fournissent leur force d’adhésion à une solution commune, sans préjuger d’un accord sur le fond. C’est ensuite que les différentes parties prenantes, chacune dans sa tradition, son style d’argumentation, et sa capacité propre d’innovation, peuvent apporter leurs motifs spécifiques au même corps symbolique de croyances, de figures ou de principes communs. On en trouve un bon exemple dans la manière dont Ricoeur propose de revenir sur les Lumières et sur la modernité: « Pour libérer cet héritage de ses perversions, il faut le relativiser, c’est-à-dire le replacer sur la trajectoire d’une plus longue histoire, enracinée d’une part dans la Torah hébraïque et l’Evangile de l’Eglise primitive, d’autre part dans l’éthique grecque des Vertus et la philosophie politique qui lui est appropriée. Autrement dit, il faut savoir faire mémoire de tous les commencements et recommencements, et de toutes les traditions qui se sont sédimentées sur leur socle. C’est dans la réactualisation d’héritages plus anciens que celui de l’Aufklärung — et aussi peu épuisés que ce dernier – que l’identité moderne peut trouver les correctifs appropriés aux effets pervers qui aujourd’hui défigurent les acquis irrécusables de cette même modernité »[14].
L’institution, qui est l’instance par excellence du pluralisme des huamnités, suppose à la fois le respect de la pluralité des sources et des fondements, et l’élaboration d’une cohérence qui n’est ni la juxtaposition de communautarismes, ni la pure procéduralisation d’un consensus pragmatique minimal, mais la possible invention à plusieurs, dans un moment et un lieu donnés, d’une cohérence nouvelle. Cette cohérence poétique travaille les institutions en leur offrant l’image d’une universalité inachevée. Elle ouvre une communication inédite en pariant sur une sorte de « communauté métaphorique ». Ricœur estime, par exemple, que le jugement esthétique de Kant « constitue une avancée d’une extrême audace dans la question de l’universalité, dès lors que la communicabilité ne résulte pas d’une universalité préalable. C’est ce paradoxe de la communicabilité, instauratrice d’universalité » qu’il cherche retrouver dans le domaine politique, historique et juridique[15].
Pour achever cette première lignée de réflexion, dans un texte intitulé « Rhétorique, poétique, herméneutique »[16] Ricœur écrit: « La conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion, dès lors qu’il s’agit moins de trancher une controverse que d’engendrer une conviction nouvelle ». Seuls les paroles et les actes les plus chargés de poésie peuvent nous montrer ce que serait une justice, un droit, une institutionalité vraiment universelles. Or nos métaphores ne seront vives que si nous parvenons à faire tenir dans le même énoncé deux ou plusieurs propositions de l’universel apparemment rivales, et dont le choc même engendre une proposition nouvelle. Par ce travail poétique, nous ne sommes pas condamnés à fonder la justice et le lien social sur le minimum commun à nos traditions ni sur les procédures seulement formelles d’une discussion critique: nos sociétés peuvent toujours rouvrir leurs traditions, délibérer en s’ouvrant à d’autres « possibles », et, finalement, refaire ensemble leurs institutions.
2. Les métaphorisations des singularités
L’humanité, comme vertu ou sentiment, est aussi une passion pour la singularité; la capacité à se faire « présent », corporellement, à d’autres êtres présents, en chair et en os, en personne. C’est l’aptitude à se faire proche. Or dans l’humanitaire à distance, dans la télé-pitié, cette proximité est douteuse et cette réalité est contestée. La thèse sera ici qu’en dépit et au travers de ces doutes croisés sur la réalité, ce sentiment troublant d’iréductible approximation, la visée du singulier doit être maintenue dans cette tension même. Ici encore le premier argument peut être cherché chez les adversaires mêmes de la « présence », ceux qui font l’éloge d’une représentation ayant rompu avec le crédule réalisme: l’image n’est pas la réalité du malheur ni de l’action contre le malheur. Mais si nous avons besoin de fiction, ayant rompu avec la référentialité du langage ordinaire, n’est-ce pas justement parce la réalité est bien autre chose que cette référence encodée dans nos usages? N’est-ce pas justement parce que la fiction ouvre un autre rapport au réel, plus incertain, mais plus troublé par son absence, par le désir de sa présence? Ici encore nous allons suivre Ricoeur sur quelques exemples: comment disons-nous la singularité et qu’est-ce que cela fait à la justice? Quel est le langage de l’amour ou celui de la sagesse pratique et qu’est-ce que cela nous faire faire et sentir? Chaque fois nous y verrons à l’oeuvre cette nécessaire métaphorisation de la singularité.
A l’approche du singulier, le langage se met à trembler comme sur sa limite. Non qu’il faille céder au « prétendu dogme de l’ineffabilité de l’individu »[17]. Ricoeur travaille ce sujet dans deux directions qu’il cherche ensuite à coordonner. D’une part nous avons des opérateurs d’individualisation, noms, descriptions, « embrayeurs » comme les pronoms, qui forment des indices convergents largement suffisants dans les contextes d’interlocution ordinaires pour produire l’effet requis d’univocité (sémantique, référentielle, pragmatique). Mais d’autre part le travail de l’identification singularisante n’opère cet effet qu’en manifestant l’irréductible plurivocité de l’individu ou du singulier visé. La diversité des approches et des esquisses du soi dans Soi-même comme un autre en est une bonne illustration, et l’identification narrative se fait à travers les variations de l’ipséité, qui loin de s’en tenir à de purs descriptifs vont jusqu’à la promesse[18].
Ricoeur va jusqu’à dire que « c’est parce que nous pensons et parlons par concepts que le langage doit en quelque manière réparer la perte que consomme la conceptualisation »[19]. Cette observation est importante car elle replace l’actuelle réflexion en contrepoint de la première sur les universaux, sur le registre le plus ample qui va de l’image au concept et vice-versa; je me demande en effet si ce n’est pas la fonction de ce que Ricoeur appelait la « métaphore vive » que de relancer le langage au-delà de ses possibilités déjà admises, encodées, sédimentées dans des schèmes déjà disposés et sédimentés, pour: 1) montrer la « perte », l’absence, la résistance d’une distanciation; 2) tenter la « réparation » en montrant néanmoins la présence sous la figure du rapprochement.
On peut se croire loin de notre sujet, mais c’est pourtant ce geste que retrouve Ricoeur quand il propose, dans Amour et justice, cette affirmation courageuse: « Je dirai même que l’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes — code pénal et code de justice sociale — constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable »[20]. Le code de la justice pénale, sociale, comme du droit international, est bien un langage, qui doit être déporté non seulement pour tenter de s’égaler à l’universalité de l’humanité, mais pour tenter de rejoindre la singularité de l’humanité; et cela c’est la tâche de la compassion. En déformant les codes toujours trop généraux en direction de cette singularité, de cette irrémédiable, irratrapable présence, elle intercale de fines plages d’information inédite, elle introduit un peu d’inouï dans la répétition générale. Elle ne le fait pas pour demeurer en lisière, en dehors du langage, mais pour que ces plages intercalées finissent par s’incorporer au code usuel, et ouvrir en lui de nouvelles dispositions, qui seront aussi de nouvelles disponibilités à d’autres singularités.
C’est ce que l’on trouve de manière admirable dans ce que Ricoeur appelle la sagesse pratique. Travaillant sur les livres bibliques de la sagesse, il observait que ces derniers brouillaient comme à l’envi les contours historiques de leurs personnages. On pourrait voir dans cette déshistoricisation, dans cette perte d’identité ou d’individualité qualifiée une perte de singularité. Il n’en est rien. Au contraire elle semble permettre une singularisation supérieure, et susceptible d’une communicabilité inédite. Une plainte, une gratitude, disent une émotion si singulière que l’autre peut la faire sienne; et le souvenir très privé contenu dans « l’odeur d’un capuchon mouillé par toi, automne », peut réveiller des remembrances écolières singulières pour chacun de nous. Tout cela montre combien il est un point à partir duquel les qualifications individualisantes entravent la singularisation. Il est même possible que ce que nous avons chacun de plus singulier, loin d’être ce que nous avons de plus individuel et personnel au sens biographique, soit quelque chose d’inimaginable, d’indicible dans le langage normal.
Or nous rejoignons par là un des problèmes des médias, qui était celui de la possibilité de figurer le malheur, d’exprimer l’expérience vécue. Car il est possible que certaines « fictions », tout en faisant bien sentir que la fiction n’est pas la réalité, et parce qu’elles font sentir cela, indiquent cette réalité, lui font une place dans les lacunes mêmes des documentaires, et parce qu’elles lui font cette place, la représentent authentiquement, la refigurent. Elles donnent ainsi à la singularité de ce qui est vécu une proximité, une présence, dont on sait qu’elle est encore métaphorique.
Si l’on rapproche maintenant l’humanité comme compassion, disons même comme charité, de l’amour amoureux, on comprendra aisément que le langage en soit si métaphorique: la métaphore est le langage même de l’amour, où les identités sont altérées, bouleversées, pulvérisées, métamorphosées par le désir, comme on le voit superbement dans le Cantique des Cantiques: « Retourne là-haut! sois, mon chéri, comme une gazelle ou un faon sur les montagnes » (Ct 2.17). Ricoeur reprend d’ailleurs l’impératif relevé par Rosenzweig du « toi, aime-moi! », pour y dévoiler un impératif métaphorique, où l’amour échappe autant aux descriptions d’états qu’aux prescriptions morales, pour les remêler autrement. Mais justement ce qui importe dans ce renversement de l’ordre ordinaire, c’est son analogie avec l’ordre de l’agir bouleversé par la compassion. On le sait, lorsque, au terme de la parabole du « Bon Samaritain », Jésus demande qui s’est fait le « prochain » de l’homme tombé à terre, il répond bien à la question posée de savoir qui est mon prochain, mais en la renversant[21]. « Comment peut-on être prochain? » Nous rejoignons ici la boutade de Montesquieu, le décentrement qu’il propose.
Pour Boltanski relisant cette parabole, le prochain n’est pas qualifié: ce n’est pas un juif ni un samaritain, ce n’est pas un prêtre ni un marchand, ce n’est pas un riche ni un pauvre, on ne sait ni sa communauté, ni sa confession, ni sa parenté; on ne connaît pas même sa langue. Mais ce n’est pas non plus une catégorie d’être abstrait, universel, puisqu’il s’agit de cet être-là tombé à terre, un être concret, en chair et en os, présent: c’est même pour Boltanski le propre de l’agapè, comme âme de l’action humanitaire, que de ne pas se laisser entraîner sur le terrain du calcul des antécédents et des conséquences, et de s’en tenir à la pure présence de l’être souffrant. Pour cela l’agir bouleversé par la compassion doit se porter « en personne », sur le « terrain », sur place. Ce disant Boltanski ne doit pas se tenir très éloigné de Ricoeur montrant qu’à entendre ce que fait faire Jésus à son interlocuteur, je n’ai pas de prochain, je suis le prochain de l’homme tombé à terre. Il n’y a pas de sociologie du prochain, et l’humanité comme sentiment de proximité, comme capacité à se rapprocher des êtres les plus lointains (qui sont parfois à deux pas de moi) est une praxis.
Il est certes temps de conclure. Je pourrais tenter de remettre entre ces deux bordures du langage tous les intermédiaires sans lesquels ces extrêmités s’effondreraient dans l’insignifiant: il ne faut pas déserter ces échelles intermédiaires où l’humanité se consolide, faute de quoi on risque de se trouver avec des universaux vides et des singuliers aveugles. Je pourrais également relever toutes les issues suggérées et non poursuivies, mais je m’en tiendrai à deux remarques qui s’attachent à notre perception de l’humanité.
La première est que la métaphorisation de l’humanité comme proximité nous donne le courage de sentir ce que nous ne sentons pas du premier coup: que d’autres souffrent. Ceci n’est pas une fiction: il existe d’autres êtres humains, peut-être très loins de moi, et je peux sentir leur proximité en dépit de l’irrémédiable distance qui m’en sépare. Si le langage, dans son ordinarité comme dans cet état d’émergence où il entre en métaphore, ne me donnait pas à sentir ce que d’autres humains peuvent sentir, je ne sentirais jamais qu’à mon tout, de près ou même de loin, je peux leur faire mal, je peux leur faire du tort. Je m’anesthésierais, je retrancherais de moi des possibilités de sensation, je me mutilerais. J’imposerais aux autres cette mutilation, cette impuissance à l’humanité.
La seconde est que la métaphorisation de l’humanité comme universalité permet de voir et de faire voir le semblable là où lon ne voyait plus que des différences ou une identité abstraite. Comme le raconte Kundera de l’expérience d’un camp d’internement dans La plaisanterie, les yeux du narrateur mirent quelque temps, dans la pénombre de l’inhumanité de ce camp, à pouvoir y discerner encore quelque chose d’humain; mais en s’habituant à cette obscurité, qui est bien celle de la condition humaine, nous pouvons voir l’identique dans l’altérité, dans les différences où l’humanité semble se disperser. Mais cette ressemblance, nous ne la voyons que parce que nous renonçons à mettre la main sur l’humanité. Comme s’il y avait un reste, l’absence d’une humanité plus vaste et plus intime, plus universelle et plus singulière, et qui reste en nous comme un désir.
Olivier Abel
Publié dans in Humanité, humanitaires,
Publications des Facultés Universitaires
Saint-Louis, Bruxelles: 1998.
Notes :
[2] Comme le remarquait Paul Ricoeur dans un article de Libération de Décembre 1993.
[3] Selon la formule bien sentie de Pierre Legendre.
[4] Il y a une autre similitude, c’est qu’alors que la compassion ou la crauté simples sont des épreuves silencieuses que l’on ne cherche ni à justifier ni à partager, la pitié au sens de Rousseau comme le « sadisme » font intervenir le point de vue du spectateur: ce sont des émotions éloquentes, qui veulent être partagées, et qui peut-être n’existent qu’à être partagées, comme le jugement esthtique chez Kant.
[5] Lévi-Strauss exprime ici son admiration pour Rousseau, fondateur de l’anthropologie: « L’ethnologue écrit-il autre chose que des Confessions? »
[6] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, chap.9.
[7] Je me suis souvent demandé si l’opposition entre capitalisme et communisme, étant donné la proximité de leurs systèmes techniques et de leurs présupposés anthropologiques, ne résidait pas dans l’obligation « culturelle » pour les sociétés d’avoir d’autant plus des finalités différentes que l’on a des résultats semblables.
[8] Paris: Métailié 1993, sous titré « morale humanitaire, médias et politique ».
[9] Charles Taylor développe des remarques importantes sur cette authenticité dans Le malaise de la modernité (Paris: Cerf, 1994) p.33 sq.
[10] Soi-même comme un autre, Paris: Seuil, 1990, p. 323.
[11] ibid. p.321.
[12] ibid, p. 335-336.
[13] Ma thèse globale est ici la suivante : les différentes religions, c’est leur immense « avantage » sur les idéologies planétaires qui se sont succédées, et notamment sur l’idéologie « démocratique », sont porteuses d’un rapport à l’universel qui se sait à chaque fois enraciné dans les particularismes d’une langue ou d’une tradition. Enoncer cet avantage des religions n’est pas abdiquer toute approche critique des préjugés religieux. Au contraire, c’est aussi exiger des religions, si elles veulent accéder au privilège que nous venons de leur accorder, qu’elles acceptent de n’être (à cet égard) que des langues, et qu’il ne saurait pas plus y avoir une religion universelle et unique qu’il n’y a de langue universelle. Mais ce pluralisme leur est possible, parce que les religions savent, d’un savoir intime et non pas théorique, que leurs universaux restent métaphoriques.
[14] Lectures 1, Paris: Seuil, 1991, p. 173.
[15] Le Juste, Paris: Esprit, 1995, p.148.
[16]in Lectures 2, p. 487. (texte paru dans De la métaphysique à la rhétorique, À la mémoire de Chaïm Perelman, M.Meyer ed., Éditions de l’Université Libre de Bruxelles.).
[17] P.Ricoeur, Du texte à l’action, Paris: Seuil, 1986, p.202, voir également p.253.
[18] C’est ainsi que se terminait déjà la contribution de Ricoeur à Sur l’individu, Paris: Seuil, 1987.
[19] Soi-même comme un autre, ibid. p.40.
[20] Amour et justice, Tübingen: Mörh, 1990, p.66.
[21] Ricoeur en traite dans Histoire et Vérité (Paris: Seuil, 1964) p.99 sq., et Boltanski également dans son livre (op.cit.) p.25 sq. Mais ils n’en traitent pas sous le même angle, puisque Boltanski défait et refait une sociologie de l’action humanitaire, là où Ricoeur suit le renversement (déjà bien noté par Calvin) pour proposer une éthique de la proximité.