De la dignité » (ou « la dignité de l’homme »)

Dans mon propos, je me propose d’abord de faire un premier tour pour mesurer la tension, qui me semble constitutive de la notion de dignité, entre l’estime de soi et le respect de l’autre — éventuellement l’estime de soi indiquant les figures de l’estime de l’autre comme soi-même, et le respect allant jusqu’au respect de soi-même comme un autre. Je ferai ensuite un deuxième tour sur les mêmes thèmes, mais au travers d’une réflexion à propos des institutions de la société. Nos institutions traitent-elles les gens avec dignité ? Je m’appuierai notamment sur l’ouvrage de Avishai Margalit, La société décente, qui pose cette question : « Qu’est-ce qu’une société décente? ». Il propose d’y répondre par l’idée que dans une société décente les institutions n’humilient pas les gens, en établit une différence entre une société décente et une société civilisée, dont les membres ne s’humilient pas les uns les autres. Comment faire, donc, pour que les institutions ne soient pas humiliantes, et soutiennent ainsi l’estime et le respect de la dignité ?

On le voit à cette réflexion sur l’humiliation, je voudrais partir de la notion d’indignation, comme plus éclairante qu’une évaluation directe et positive de la dignité. Chacun a fait cette expérience enfantine des partages injustes, des promesses non tenues, des punitions ou des récompenses imméritées, qui sont autant de causes d’indignation. Avec les partages injustes, nous avons tous les schèmes de la justice distributive, sur laquelle Saint Thomas d’Aquin a tellement travaillé. Les promesses trahies nous donnent tous les schèmes du droit des contrats. Si l’on réfléchit sur les punitions injustes, nous avons l’amorce du droit pénal. Les institutions de la justice sont liées à des indignations.

Aujourd’hui cependant, nous sommes trop focalisés sur l’injustice, et c’est pourquoi il nous faut élargir cette notion d’indignation. Nous réduisons l’injustice à une non-égalité dans les mesures, économiques et financières particulièrement. Il manque une réflexion sur la violence, la spécificité de la domination. Lorsque quelqu’un utilise son pouvoir sans laisser à l’autre la possibilité d’un contre-pouvoir, il y a violence, dit Paul Ricœur, et c’est une forme d’humiliation. Il faut toujours laisser à l’autre « un petit couteau ». Il manque aussi dans cette réflexion sur la justice la dimension de l’aliénation, sur laquelle le marxisme avait beaucoup insisté. Cette notion venait de Rousseau, avec le sentiment que les gens peuvent être dépossédés de leur propre désir, de leur propre estime et évaluation de ce qui est bon, de leur confiance en soi. Je travaille en ce moment sur un magnifique texte d’un auteur américain du début du XIX°s, Emerson, à propos de la confiance en soi. La dignité, au fond, ce serait la faculté d’avoir confiance en soi, en son propre jugement. Le conformisme consisterait à ôter aux gens cette confiance en soi — et c’est la pire des humiliations.

La dignité comme estime et comme respect

L’estime de soi

Ces deux orientations, on va le voir, sont complémentaires. Dans la dignité, ce que l’humiliation atteint, c’est d’abord l’estime de soi, ou bien l’estime de l’autre considéré comme un autre soi, comme capable de dire Je et de formuler le vœu de ce que serait pour lui une « vie bonne ». C’est un problème que l’on rencontre par exemple souvent dans l’éthique bio-médicale : à quel moment peut-on dire que la vie n’est plus digne d’être vécue ? La règle en éthique, c’est de faire crédit à chacun de la capacité de désigner ce qui est bon pour lui. Il faut imaginer chacun heureux. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus. On touche ici à la dignité sous l’idée de responsabilité, d’autonomie, de capacité physique, mentale, communicationnelle. Il s’agit de respecter chez l’autre cette capacité de s’imputer à soi-même des sensations, des sentiments, des actions, de dire « c’est moi », je suis responsable, de dire éventuellement : « je suis coupable, capable en tout cas » et d’en former une histoire de vie.

 

Or dans une vie, il y a des choses que je subis et des choses que j’agis. Une vie qui vaut la peine d’être vécue est celle où l’on est non seulement capable d’agir mais de sentir ce que l’on fait, et non seulement de subir et de sentir, mais d’agir à partir de ce que nous sentons, subissons et recevons. Une vie bonne, ainsi, ce n’est pas seulement un concept mais cela se raconte, dans un délicat enchevêtrement avec les histoires de vie des autres. Il y a donc une pluralité narrative des conceptions de la vie bonne et digne d’être vécue. Une personne s’estime elle-même par cette capacité à rassembler sa vie, à la raconter, à dire « je suis celui qui…, et qui et qui… », et à en faire voir, aux yeux des autres et à ses propres yeux, la cohérence parfois inédite ou inaperçue. Il y a donc aussi une unité narrative qui repose sur la capacité des sujets à s’interpréter eux-mêmes, en acceptant que cette interprétation soit embarquée dans les variations et les vicissitudes du temps. Lors d’un débat avec Simone Veil, alors ministre, à propos du désir d’adoption d’un couple séro-différent, j’insistai sur le besoin, pour ces personnes éprouvant la difficulté à penser leur vie comme durable, de voir l’enfant apporter cette dimension de durabilité. Car cela pouvait leur rendre la capacité de promettre et d’interpréter devant les autres qui ils sont. Ils devenaient ainsi acteurs et auteurs de leur propre vie.

Une société favorable à l’estime de soi, ce serait une société dont les institutions permettent à chacun de montrer qui il est, de quoi il est capable. Une société dont les institutions seraient les plus ouvertes au droit de paraître, et marcheraient le plus comme un espace d’apparition, un théâtre où nous nous essayons, où nous nous interprétons, tour à tour les uns devant les autres. Pour cela, une société d’estime doit pluraliser les espaces d’apparitions, et inventer une multiplicité de lieux pour que chacun ait la chance de trouver sa plus propre expression. À l’inverse, la torture cherche d’abord à atteindre cette faculté d’estime de soi, et les régimes totalitaires visaient à faire des gens sans racines, sans souvenirs : malléables, incapables de raconter eux-mêmes leur propre histoire, incapables de déployer leur propre visée de vie bonne.

Le respect de l’autre

Dans la dignité, ce que l’humiliation atteint, c’est ensuite le respect de l’autre, ou le respect de soi-même comme un autre (pour reprendre le beau titre du livre de Paul Ricœur). Le respect est fondé sur un concept beaucoup plus « kantien ». Il y a une dignité de chacun par principe, non par ce qu’il en fait, mais par principe, dans sa nature raisonnable. Traiter soi-même, et tout autre (et soi-même comme n’importe quel autre) comme une fin et non comme un moyen, c’est-à-dire comme étant sans prix, sans équivalent, et sans chercher à entrer dans le calcul des causes ni des conséquences utiles ou nuisibles, tel est ce principe radical. Le concept d’autonomie chez Kant, on le voit, n’a pas grand-chose à voir avec cette idée un peu affadie et conformiste que nous avons de l’homme maître de lui, en pleine forme physique et mentale, majeur, vacciné, etc. Avec le respect ainsi défini, il s’agit de concevoir la dignité justement là où elle n’est pas en forme, là où elle tremble, et c’est là qu’elle révèle sa structure intime. La vulnérabilité d’un corps est aussi indicatrice pour la dignité que la responsabilité d’une conscience maîtresse de ses moyens, et tout corps est sujet même là où nous ne savons pas. Lors d’une rencontre à la Fondation John Bost, qui reçoit des handicapés très lourds, on pouvait se demander ce que sont des sujets sans langage. Pourtant il y a bien évidemment dignité, même là où il y a moins responsabilité que vulnérabilité.

Dans la maladie, l’épreuve, ou le deuil, le respect de soi consiste aussi à accepter de se voir soi-même comme un autre. La dignité ouvre à nouveau la faculté de se voir soi-même autrement, avec un autre regard et on éprouve alors le besoin des autres pour se voir soi-même autrement. La réflexion qui consiste à dire qu’il n’y a pas de seuil que l’on puisse évaluer et fixer une fois pour toute de la vie bonne, de la vie digne d’être vécue, est tout à fait essentielle ; et il convient que des règles morales et juridiques protègent l’individu devant la réaction sacrificielle de la société qui dit : « ceux-là n’ont plus de dignité, on peut les laisser tomber. »

Nous avons parfois eu l’occasion de débattre au Conseil National du Sida sur le paradoxe que les lois sont normalement faites pour le plus grand nombre et doivent être le plus avantageuses pour le plus grand nombre possible, en laissant à chacun le soin de voir ce qui est le mieux pour lui. Parfois cependant il faut inverser la syntaxe et accepter que la loi soit faite à partir de la « brebis » perdue, de la plus fragile, la plus vulnérable, et donc non plus conçue pour le cas général mais au contraire pour le cas particulier. Il s’agit de faire la loi pour les plus faibles, pour les protéger éventuellement d’eux-mêmes, comme ces enfants qui seraient touchés dans leur collège par un trafic de drogue mal surveillé. Faut-il donc traiter d’abord le cas général en se proposant le bien du plus grand nombre, ou au contraire courir derrière le plus désespérément perdu en pensant que lui faire du bien c’est faire du bien à tout le monde ? Mais c’est peut-être aussi se rassurer à bon compte. Il n’est pas sûr par exemple que de soumettre tout l’espace urbain à l’accessibilité pour les handicapés soit forcément une si bonne chose pour tout le monde. Penser un espace homogène accessible à tous pourrait être mortel pour l’urbanité. Bref, on a là un conflit des syntaxes de la justice. On le retrouve évidemment avec le sida et les populations les plus précaires, en prison par exemple ou encore en Afrique. Bernard Kouchner avait préconisé de porter tout particulièrement l’intérêt et l’émotion qui reste à propos du sida sur les femmes enceintes pour redonner de l’espoir. Ceci dit dans notre monde, aujourd’hui, il ne fait pas bon être un homme célibataire, et il y en a beaucoup tout particulièrement dans les centres pour réfugiés . Il convient de faire attention à l’expression « les femmes et les enfants d’abord », en effet avantager toujours les plus désavantagés tend à occulter, sinon à engendrer, d’autres problèmes.

Je terminerai ce premier moment à propos de la dignité sur une réflexion quant à l’image de Dieu. On se souvient de ce passage des évangiles où des pharisiens interrogent Jésus à propos de l’impôt qu’il convient ou non de payer à César ; et la réponse de Jésus est : « Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », c’est-à-dire à l’homme, qui est à l’image de Dieu. Il s’agit bien d’un discours sur la dignité humaine, non comme un droit mais comme la condition de possibilité de tous les droits. Cette réflexion sur l’image de Dieu que porte chacun est importante, parce qu’aujourd’hui les sciences, la biologie, les médias sont devenus une fabrique d’images de l’homme. Si la théologie était jadis fondatrice pour l’anthropologie, l’image de l’homme maintenant se fabrique ailleurs. La théologie ne se fait pas dans les facultés de théologie, elle se fait dans la recherche biologique, dans les média. Et là où une théologie un peu décente aurait dit : « nous ne savons pas ce qu’est l’image de l’homme, puisque nous n’avons pas d’image de Dieu », les nouveaux bio-pouvoirs réduisent indécemment l’humain à un corps de machine ou de programme génétique, et il faut être vigilant à ces nouvelles formes d’humiliation. Ce serait très bien dans une société où les choses seraient traitées avec respect, mais ce n’est pas le cas de la nôtre. Si les animaux étaient traités avec un respect infini, cela ne me gênerait pas d’être traité en animal, mais nous savons ce que sont les abattoirs aujourd’hui.

Or la recherche génétique arrive à faire que l’on sait, en gros, ce que va devenir quelqu’un. Le voile d’ignorance est déchiré. Naguère on ne pouvait pas savoir ce qu’allait devenir tel ou tel, aujourd’hui on est capable de dire : « Ce n’est pas la peine de soigner cet homme puisqu’on sait que de toute façon d’ici cinq ans il développera une maladie fatale, donc ne perdons pas l’argent des systèmes de santé. » Si cela se développait on irait vers quelque chose de très grave. Vous en êtes bien conscients, vous qui avez travaillé sur la confidentialité des soins et notamment des soins accordés aux mineurs, par exemple à propos de la nécessité d’une autorisation parentale pour une I.V.G. ou les questions autour de l’assurabilité et de la confidentialité à propos du sida. Ce sont là des débats qui nous préparent à résister à des sociétés totalitaires dans lesquelles il n’y aurait plus de voile d’ignorance. Au contraire plus on sait scientifiquement, plus il faut instituer politiquement, juridiquement ce droit d’ignorance. Il faut instituer des procédures qui donnent à chacun toutes ses chances. Les institutions, l’école, la santé publique, les prisons mêmes doivent briser les logiques de contamination de misère et de malheur. L’anonymat est très important ainsi que le droit de ne pas savoir. Le vrai savoir c’est un savoir narratif, c’est un savoir de soi sur soi, ce n’est pas un savoir scientifique qui tombe d’en haut.

Pour rassembler ce que j’ai dit, j’évoquerai Paul Ricœur chez qui on trouve une tension entre le sens de l’estime et celui du respect, entre la visée éthique qui fait appel à la responsabilité et la loi morale qui fait place à la fragilité de chacun. Il y a un lien d’implication mutuelle entre l’estime de soi et l’évaluation éthique qui tend à la vie bonne au sens d’Aristote, comme il y a un lien entre le respect de soi comme évaluation morale de ces mêmes actions soumises à l’épreuve de l’universalisation au sens de Kant. Estime de soi et respect de soi définissent la dimension éthique et morale de soi dans la mesure où ils caractérisent l’homme comme sujet d’imputation éthique. L’éthique c’est la capacité du sujet à être responsable de lui-même. Et la morale, quant à elle, protège la face vulnérable et fragile de l’humain. Or nous avons tendance soit à ne voir que l’aspect vulnérable (« les pauvres petits, il faut les protéger car ils ne seront jamais capables » et ainsi on ne leur fait jamais confiance), soit à enfermer les humains dans une responsabilité tellement écrasante qu’on ne veut plus voir leur vulnérabilité. Il nous faut donc penser ensemble la responsabilité et la fragilité et c’est pourquoi j’ai voulu penser la dignité comme cette tension entre l’estime de l’autre comme soi-même et le respect de soi-même comme un autre. La sagesse pratique consiste alors à ne majorer ni l’un ni l’autre mais à zigzaguer entre ces deux visages, sans prétendre liquider les conflits et les tensions que cela peut comporter. Il y a donc des conflits, des choix parfois tragiques. La dignité n’est jamais acquise une fois pour toutes, elle est toujours à réinventer.

La société décente

Nous en venons maintenant à la seconde question : comment la société peut-elle être la moins humiliante possible pour ses membres — mais aussi pour tous ceux qui sans en être « membres » dépendent d’elle, et par exemple, comment faisons-nous avec les sans-papiers ?

Avishai Margalit pose cette question dans son livre sur La société décente (Paris : Climats, 1999) à partir de l’idée que si nous ne parvenons pas à constituer une société juste, il faudrait au moins tenter de mettre en œuvre une société la moins humiliante possible. Ce sont quelques-unes des pistes de ce livre que je voudrais poursuivre ici, assez librement et en revenant sur la problématique estime-respect (interprétation de soi-réserve ou retrait ou insouci de soi) mise en place dans la première partie.

Les institutions humiliantes

Imaginons une société dont on aurait entièrement éliminé l’exploitation économique. Elle pourrait encore être soumise à une domination politique par les monopoles des moyens de coercition. C’est la naïveté du marxisme que d’avoir cru que supprimer toute exploitation amènerait ipso facto à la suppression de toute violence. Et on pourrait imaginer une société sans exploitation ni violence politique, il demeurerait sans doute alors une aliénation culturelle, comme on le voit dans les sociétés managées par la consommation de masse. Une société pourrait donc être très juste, très équitable, et demeurer très humiliante. Avec l’américain John Rawls on peut penser une société équitable où une certaine inégalité serait avantageuse aux moins avantagés, mais ce ne serait pas une société humiliante uniquement si, parmi les libertés fondamentales qui passent avant ces avantages économiques et sociaux, se trouvait quelque chose qui fonde pour tous le respect de soi. Mon hypothèse ici serait que l’institution du respect de soi se fonde dans la faculté de résilier. On a une garantie contre toute humiliation quand vraiment les citoyens ont la faculté de résilier, de dire « je sors, je ne joue pas le jeu… » C’est une conception un peu américaine, au sens où le réclame Emerson ou Thoreau se retirant dans une cabane en rondins dans les Appalaches pour protester contre l’esclavage. Il ne faut pas sous estimer cette faculté de résiliation, aujourd’hui quasi-nulle.

Quelles sont les institutions non humiliantes, pouvons nous en proposer un test ? Prenons l’exemple des institutions judiciaires pénales. Les châtiments sont la pierre de touche pour une société décente. Peut-on punir sans humilier ? Respecter l’autre c’est un peu vague, par contre ne pas humilier l’autre c’est une notion sur laquelle on peut se fonder pour établir des règles, des tests qui ont valeur d’avertissements. On traite les appelés du « service national » beaucoup plus durement que les détenus, et pourtant ils ne se sentent pas humiliés. Il y a donc autre chose en cause que la dureté physique du traitement. Qu’est-ce qui est le plus humiliant : être battu en public ou isolé pendant dix ans, soustrait aux regards. Nos formes de châtiment sont des concentrés anthropologiques, et donc théologiques, auxquels nous devons être attentifs

Cette question est introduite par Avishai Margalit à partir de la tension entre une conception anarchique et une conception stoïcienne. Pour la première toute institution est forcément humiliante, et il faudrait supprimer toute institution comme abritant un lien pervers entre un pouvoir exercé sans contre pouvoir et le désir d’être ainsi traité. Mais une société qui exerce un capitalisme absolument sauvage pourrait à la limite être une société sans institution : ne serait-elle pas une société humiliante ? La conception stoïcienne tient à l’inverse qu’aucune institution ne peut humilier, et qu’aucune forme de société ne saurait être humiliante pour qui a atteint un minimum de maîtrise de soi-même. L’esclavage n’atteint pas l’esclave : Epictète était esclave et fut pourtant le maître à penser d’empereurs, on venait de loin pour l’écouter. Cette maîtrise de soi inaliénable et commune à tous pourrait sans doute être rapprochée de l’idée kantienne dont nous parlions plus haut.

On peut signaler au passage une variante chrétienne du stoïcisme, dont on a vu l’affirmation que nous sommes tous à l’image de Dieu. Dieu donne à tous sans mérite, sans égard au rang, et cela donne dignité à tous. Saint Augustin disait : Dieu ne choisit pas les dignes mais en choisissant, il rend digne. Nous avons un rapport à l’humiliation assez stoïcien dans ce genre d’affirmation : si l’on est humble on ne peut pas être humilié. Soyons donc tous humbles. Mais il est un peu facile d’être humble pour n’être jamais humilié, et il est sans doute important de faire parfois l’expérience de l’humiliation. Il y a aussi une variante laïque de la même idée que nous sommes tous à l’image de Dieu, quand Rousseau affirme qu’il y a une bonté humaine en tous, et en tout homme une faculté de reconnaître le bon (que l’on éprouve éventuellement à travers le remords, le repentir…).

Pour revenir à la question la sagesse recommande ni de dire que les institutions humilient toujours ni de dire qu’elles n’humilient jamais. Elles n’humilient pas forcément, mais elles peuvent le faire, quant elles manquent à leur fonction positive de théâtre d’apparition et de scènes favorables à l’estime de soi, mais aussi quand elles manquent à leur fonction négative de protection des faibles, d’écran qui oblige au respect, et finalement chaque fois que leur exercice ne laisse pas à l’autre de contre pouvoir ni la faculté réelle de résilier.

Le sens de l’humiliation

Qu’est-ce donc qu’humilier ? C’est d’abord traiter quelqu’un comme pas vraiment humain pas tout à fait, pas normalement, pas complètement. On ne le voit pas, on ne voit pas sa ressemblance avec nous. Ainsi les esclaves étaient dressés à ne pas regarder leurs maîtres et les maîtres pouvaient agir devant leurs esclaves ou leur domestiques comme si ceux-ci ne pouvaient pas les voir. Dans les camps de concentration également. On peut se demander si la banalisation du sida ne relève pas du même mouvement : on ne voit plus, on n’en parle plus. Humilier c’est aussi provoquer une perte de contrôle de soi, de son corps de ses sentiments, comme c’est parfois le cas à l’hôpital où l’on vous prend en charge sans rien vous dire de votre état. Être humilié, plus généralement, c’est être rejeté de la famille humaine. Et si je suis passé du sens de « humilier » à celui d’ « être humilié », c’est qu’on peut se sentir humilié sans raison valable ou avoir toutes les raisons d’être humilié et ne pas se sentir humilié !

Qu’est-ce donc qu’une raison valable de se sentir humilié ? L’humiliation est une atteinte à l’estime de soi. On (les institutions ou la manière dont les institutions sont utilisées) rend les gens honteux de leur appartenance, de leur identité de leur forme de vie ou d’expression, rejetés avec leur groupe d’inclusion, Irlandais, catholique, prolétaire ou homosexuel. Car l’interprétation de soi ne se fait pas tout seul mais dans un espace d’expression qui l’autorise et l’encourage. Des groupes ont été rendus vulnérables parce que leur forme d’expression a été rejetée, ou est devenue la cible d’évaluations perpétuellement négatives. Ainsi n’est-il sans doute pas très facile d’être un homme de 40 ans, protestant, américain, marié et père de famille ; il faut avoir une bonne dose d’avantages par ailleurs pour supporter l’infamie qui s’attache à cela ! Plus gravement, il est risqué de ne dépendre que du bon vouloir des autres : l’humiliant est ici dangereux, puisque comme l’écrivait Simone Weil « on est toujours barbare avec le faible ».

Par ailleurs l’humiliation est une atteinte au respect de soi, à la décence, à la vie privée. La société civilisée a érigé des espaces d’intimité à l’abri des médisances et des rumeurs, des ragots. D’où l’importance de la ville depuis 2 ou 3000 ans comme lieu où la médisance disparaît grâce à l’anonymat. Il y a là une libération de la pression humiliante de devoir sans cesse pouvoir être identifié et comparé, de devoir susciter l’estime, de devoir être considéré. Dans la société civilisée nous pouvons tous être des veuves ou des orphelins, des étrangers de passage, des êtres vulnérables, sans que cela se sache, à une distance respectueuse. Mais on peut toujours basculer dans une société totalitaire, où cette séparation entre vie publique et vie privée est délibérément abattue : justement, le totalitarisme cherche à rendre l’intimité et par là, l’amitié ou la famille, impossibles. Entre les antiques sociétés de médisance et les neuves sociétés totalitaires on trouverait peut-être le chaînon manquant dans ce que Michel Foucault appellerait des sociétés d’humiliation institutionnelle, qui transforment les déviants en pervers, ainsi rejetés hors de la société humaine justement dans son processus même de civilisation.

Je ne voudrais cependant pas finir sans évoquer ce que Avishai Margalit appelle le paradoxe de l’humiliation, rapportée à ce noyau dur de gestes, paroles ou situations qui dépouillent quelqu’un de sa confiance en soi. Le paradoxe est que la marque apposée sur le front de Caïn ne devrait pas être humiliante, parce qu’elle est juste, y compris pour Caïn lui-même. Mais une marque sur le front d’Abel ne devrait pas non plus être humiliante, ce ne serait qu’une erreur judiciaire, et Abel devrait savoir qu’il est juste. Or l’humiliation est quelque chose de complexe qui embrouille ces cartes. Bernard Williams, philosophe de la morale américaine, affirme qu’il y a des émotions rouges, celles qui apparaissent sous le regard d’autrui, et des émotions blanches, qui se condensent sous le regard intérieur d’un autre soi-même en nous. Ainsi la honte est une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche. Mais l’humiliation serait comme une émotion rouge-blanche. L’humiliation touche d’abord à l’estime propre de quelqu’un à ses propres yeux et au respect que les autres ont de lui. C’est que le respect de soi-même, bien que fondé sur la valeur d’un homme à ses propres yeux, suppose implicitement le besoin d’autres êtres humains respectueux de lui. Il faut les deux pour réaliser la dignité. Mais aussi en touchant au respect que les autres ont de lui, on touche à sa propre estime de soi, et en touchant à son estime propre on affaiblit le respect que les autres peuvent avoir de lui. Il n’y a pas d’estime de soi sans respect d’autrui, et réciproquement. C’est ce zigzag entre soi et l’autre qui est atteint dans l’humiliation.

Même Dieu est dans cette situation embarrassante. S’il a créé l’homme en face de lui, c’est qu’il avait besoin en face de lui de quelqu’un capable de résilier l’alliance et par là capable aussi de lui dire librement oui —quelqu’un qui puisse en quelque sorte entretenir avec lui quelque chose qui de l’ordre du consentement amoureux ! On revient donc sur ce que j’appelais le droit ou simplement la faculté de résilier. Car ce n’est pas une question de droit : si j’ai un droit, c’est que tu as un devoir… Mais ce qui est le plus fort dans l’exigence morale telle que nous la cherchons, et notamment dans l’exigence de dignité, c’est qu’elle est résistible. La vie morale ne doit pas être réduite à la question du droit et du devoir, nous y perdrions ce zigzag essentiel à la vie même de la dignité !

Olivier Abel

Paru sous le titre « la dignité de l’homme »,
dans Evangile et liberté, juillet 2004 n°178-179, p II-VIII.