On reproche souvent aux protestants de trop séparer le corps et l’esprit, le théologique et le relationnel. C’est que pour nous le sujet n’est pas une conscience séparée et le corps n’est pas une donnée de la nature: le sujet est un corps mais un corps historique et poétique, parlé et parlant, et capable d’incorporer la parole.
L’imaginaire occidental semble osciller entre deux figures du corps, tantôt manipulé et rabaissé au rang d’instrument, tantôt exalté et figé dans un statut sacré et hiérarchique, intouchable. Cette alternative pose deux sortes de problèmes.
Du côté instrumental, où le corps est un objet-machine pour un sujet conscience qui lui est comme extérieur, on oublie justement cette condition corporelle de la subjectivité. C’est dans l’oubli de cette condition indispensable que l’on se perd au rêve et au vertige de croire que l’on peut refaçonner le corps, comme un artifice de synthèse bientôt délivré des contraintes terrestres: le corps-instrument serait alors prêt pour l’exode extra-terrestre. On regrette alors l’irrémédiable fragilité, vulnérabilité finitude des corps humains.
Du côté sacralisateur, où le sujet est immanent à un corps dont la vie serait quasi-divine, et dont la nature aurait été voulue et conçue par le Créateur, on oublie la condition historique et langagière de la corporéité. On minimise alors les aspects aléatoire, tragique, et terriblement « limité » de l’existence corporelle; et en s’arrêtant au corps comme donnée de nature ou comme norme fixe voulue par le créateur, on sous estime l’évolution, l’histoire, le langage, l’image, tout ce par quoi nos corps sont sans cesse modifiés.
Seule la prise en compte de cette polarité entière donne l’amplitude de la condition éthique du sujet par rapport à son corps. Le propos ici est pour moi d’affirmer que le sujet n’est pas une conscience séparée, anesthésiée, comme on la trouve un peu dans le dualisme cartésien de la pensée et de la matière[1]. Ce faisant, nous voudrions aussi nous débattre contre la dimension gnostique de l’instrumentalisation technique du corps, qui croit pouvoir « matérialiser » et localiser dans des circuits organiques précis les figures subjectives probablement beaucoup plus « immatérielles »[2].
Mais du même mouvement, le propos serait d’affirmer que le sujet n’est pas réductible à son corps tel quel. Si l’on dit « mon » corps, le pronom possessif exprimant ici une sorte de propriété mais inaliénable, de disponibilité tellement première qu’indisponible, c’est que le sujet d’une certaine manière n’est pas son corps, tout en l’étant. « Avoir un corps » atteste cette distance initiale, par laquelle je ressaisis mon existence corporelle et son unité à travers le miroir, le regard de l’autre et le langage et dans laquelle mon corps ne se distinguerait jamais du corps maternel ni du reste du monde. Il y a, dans une certaine sacralisation catholique du corps et de la vie, un excès de « fusion » qui rejoint d’ailleurs assez bien une forme d’hédonisme contemporain du corps comme Arche de Salut, « comme sauvé de nature ».
Il est vrai qu’on reproche en retour aux protestants de trop séparer le corps et l’esprit, le biologique et le relationnel, le Bios et le Logos. Dans la filiation, par exemple, ils insisteraient trop sur le côté « adoption » au détriment du coté « génétique ». Bref ils s’inscriraient trop nettement sur le versant dualiste et cartésien de l’imaginaire occidental. Il y a du vrai dans ce reproche et je crois qu’il nous faut sérieusement nous y confronter. Mon sentiment est toutefois qu’il y a dans les sources même du protestantisme d’autres bifurcations possibles, des promesses encore inaccomplies, des ressources encore inépuisées. J’irai volontiers chercher chez Calvin, qui pourtant philosophiquement, prépare Descartes à plusieurs titres, une autre version de la théologie de la grâce, où le corps serait moins rapporté au thème du péché et du salut qu’à celui du néant, et de la création.
Pour bifurquer autrement, il s’agit donc d’abord de montrer la condition corporelle de la subjectivité, en quoi le sujet « est » un corps; puis de montrer que ce corps est historique et même poétique, parlé et parlant, fait de toutes les paroles d’amour reçues et données, et que c’est même un corps capable d’incorporer la parole.
Le sujet est corporel
La conscience éclairée, décidée, contractante, dont on ne sait s’il faut chercher le paradigme chez Descartes ou chez Calvin, ne saurait supporter à elle seule toute la responsabilité, c’est à dire aussi toute la vulnérabilité du sujet éthique. Ce point apparaît par exemple très nettement avec les questions issues de la règle du « consentement » du patient. Ce sujet consentant, majeur et vacciné, n’est-il pas le postulat individualiste d’une certaine éthique protestante? C’est un postulat qui reste important et qui peut encore largement structurer toute une partie de l’éthique pro-médicale; mais il ne saurait suffire, car le sujet est aussi fragile, vulnérable, et sans cela par exemple on manque un sujet essentiel du combat contre l’invasion des drogues. dans bien des contextes médicaux le consentement est d’ailleurs problématique, parce que le savoir qui éclairerait le choix du patient en est inaccessible, ou que l’urgence est trop grande, ou que l’on a affaire à des « sujets limités », des enfants, des embryons, des personnes trop gravement traumatisées ou handicapées, des mourants: qu’est-ce que la présomption d’un consentement ultérieur ou celle d’un consentement antérieur?
Et puis la conscience n’est subjective que parce qu’elle a une structure radicalement perspectiviste; c’est un « point de vue » sur le monde ancré de mille manières dans cette condition corporelle. C’est ce qui fait d’ailleurs que la subjectivité et l’intersubjectivité ne sont pas réductibles à des interactions langagières ou communicationnelles dans lesquelles tout pourrait s’échanger. Il y a des limites à l’échange langagier, parce que nos points de vue sont enracinés dans un corps, un lieu insubstituables; on y reviendra.
Oui cet ancrage est d’abord celui, physique, dans une « chose » insubstituable à une autre, et c’est une condition que nos corps partagent avec les étoiles, les grains de sable, ou les gouttes d’eau: un « être » est un « être, disait Leitnig, et cela constitue déjà très fortement notre existence physique. Notre corps a ensuite la mémoire immémoriale, les habitats, territoires et habitudes, les attentes de tous les êtres vivants; nous avons si longtemps occulté cette parenté que la conscience a pu être montée par cette occultation même, comme une différence qui n’aurait recouvert aucune ressemblance, aucune identité.
Cet ancrage est enfin celui d’un corps tout pétri, et sans cesse modifié et transfiguré, par les bribes de paroles et d’images, de langage, de modes de vie qui font de nos corps physiques et vivants aussi des corps historiques, « cultivés », socialisés. C’est à travers l’ensemble de cette corporéité que le sujet se découvre dans un corps qu’il reçoit, qui est y toujours déjà là et le précède en quelque sorte dans la naissance, et par lequel il se découvre appartenant à un « monde de la vie » qui est aussi une histoire ou un drame familial tout à fait particulier[3].
Ainsi le sujet est corporel. Il n’a pas pour lui-même la transparence d’une pure conscience, mais l’opacité, le poids propre, les inclinations tendres ou les blessures immémoriales, les altérations enfin spécifiques et singulières d’un corps. Tout cela les machines ne sauraient l’avoir, pas plus qu’un cerveau super informé mais qui aurait été conçu, élevé ou synthétisé en absence de corps. Par le corps le sujet n’est pas même que lui même, il est confronté jour après jour à l’altérité, à la modification, à la variation. On le voit: si le sujet est corporé, son corps ne saurait être fixé et immobilisé dans une biologie immuable ou une normalité naturelle et morale qui serait ce que la nature ou Dieu aurait voulu.
Le corps est poétique.
Au fond le corps n’est sujet que parce qu’il a été nommé, convoqué à la parole est à l’image, et qu’il peut se révéler à son tour parlant, imaginant, projetant des figures possibles qui sont autant ‘interprétation de soi, du fait d’exister. Le corps n’est sujet que parce que , au fait d’être venu au monde, il réplique par un acte ou une parole d’initiative par laquelle il interprète cette existence , son existence.
C’est ici, comme une incidente, que j’aurais recours à une autre théologie de la grâce. La grâce de Dieu n’est pas seulement ce qui répond au péché: plus radicalement c’est ce qui répond au néant. Dans l’esprit de la Réforme, et très manifestement chez Calvin, la grâce ne vient pas couronner la nature, ce qu’elle aurait d’inachevé ou d’imparfait; la grâce est un commencement absolu. Le fait que Dieu ait créé ce monde est déjà une grâce. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà un grâce. Et ce fut apparemment un plaisir pour Dieu que cela -ces corps- soit, puisqu’il dit que cela était bon.
Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’être. Mais ce plaisir ne saurait pas plus être rendu tel quel à Dieu que nous ne « rendons » des cadeaux exactement identiques à ceux qui nous en ont fait. La forme originaire du plaisir d’exister comme « rendre grâce » ou « action de grâce » se décline toujours-déjà dans une extrême et infinie diversité. Ce que nous appelions à l’instant « interpréter notre existence » suppose une capacité à différer ce plaisir: on peut analyser cette capacité dans le langage, l’imagination, la volonté, les échanges, par exemple, mais elle s’atteste en créant des différences, des corps différents, différemment retenus et adressés vers les autres corps au monde, bref des plaisirs différents. Sinon l’éthique aurait la simplicité de « se faire plaisirs les uns les autres ». Faire plaisir: mais ce faisant je peux imposer à autrui, en voulant lui faire le bien que je voudrais qu’il me fasse, ma propre interprétation du plaisir. Et lui faire mal.
Ce n’est pas pour autant une raison d’oublier tout à fait cette orientation originale de l’éthique par le plaisir d’être. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un plaisir soumis (« la nature est comme elle est, il faut l’accepter avec ses souffrances »): le plaisir de Dieu veut le nôtre et le plus possible celui de toutes les créatures, et il faut donc augmenter ce plaisir, combattre par tous les moyens la douleur et le malheur. Est-ce à dire que l’on puisse éliminer toute douleur, toute souffrance, tout malheur? Probablement pas.
D’abord parce que tout n’est pas possible en même temps, toutes les existences, tous les plaisirs. La vie est tragique et ne laisse pas éclore toutes les promesses, loin de là. Tout ce qu’on peut faire, mais il faut le faire de toutes nos forces, de toutes nos pensées, de tout notre coeur, c’est d’augmenter la « compossibilité » du monde, sa densité en singularités, en promesses réalisées.
Et puis ce qui fait de la douleur, qui ne serait sinon qu’un jeu sur nos limites, une figure du Mal, c’est sa dimension irréparable, le fait qu’elle fasse signe vers l’irrémédiable, vers l’irréversible. La grâce, parce que la Création et l’existence sont plus absurdes d’une certaine manière, plus gratuites encore que le malheur, est seule à la hauteur de cette souffrance dénudée que nous ne saurions imputer à aucun péché. Fut-il originel.
Par ces deux bords, de partir du plaisir d’être autant que du manque à être tel ou tel, et de parvenir à la hauteur de cet irréparable sans chercher à y remédier, la simple et brève théologie ici proposée excède les versions « guérisseuses », thaumaturges ou thérapeutiques dans laquelle la théologie est aujourd’hui trop souvent enfermée, à vouloir copier la médecine ou la psychanalyse, ou faire de la loi/grâce le palliatif de la nature.
Autrement dit, laissant l’incidente théologie pour revenir à l’axe de mon sujet, le corps écologique ou « naturel » n’a pas cette densité de singularités qui caractérise un sujet que la corporéité même autorise à parler et à agir, à se singulariser par les figures et les oeuvres où il s’interprète. Loin de là. La recherche thérapeutique d’un corps « en forme » rejoint l’idéal d’une loi ou d’une norme naturelle, que nous croyons traditionnelle et qui convient surtout parfaitement à l’imaginaire contemporain, à l’âge de la reproduction en série, de la standardisation marchande des objets, et mimétisme télévisé des figures du désir. Dans cet imaginaire et sous cette « forme », les corps, donnés de nature, sont simplement destinés à être consommés. Pour nous au contraire, les corps sont travaillés par l’oeuvre interminable de notre « rendre grâce », travaillés par la parole: ils sont des figures à chaque fois singulières de cet écart poétique apporté par la parole.
Ainsi le corps est sujet non seulement parce qu’il a été nommé, convoqué à la parole et à l’image, mais parce que nous le faisons et le réalisons, le recréons sans cesse par nos dires, nos images et nos actes. Nos corps subjectifs parce qu’ils sont, de part en part, poétiques. Nos corps sont métaphoriques, comme la langue biblique traite le corps, chaque partie renvoyant aux autres dans une sorte de métaphorisation amoureuse, comme l’amante à l’amant dans le Cantique des Cantiques. Oui nos corps sont métaphoriques, s’écartant à chaque fois de la forme observable, du fonctionnement mécanique ou du code génétique auxquels on voudrait les ranger ou les réduire.
L’incorporation de la parole.
Nous ne traiterons donc pas le corps comme s’il avait de nature, et dès le départ, un stock immuable de schèmes, plus ou moins parfaitement déployés[4]. D’un point de vue éthique, le corps est par la capacité qu’il atteste d’incorporer les figures, les paroles ou les actes qu’il propose ou qu’il rencontre. Par ce travail de l’incorporation, il augmente son schématisme et ses compétences natives par un schématisme proprement poétique[5].
Que se passe-t-il, par exemple, quand je lis un poème de Verlaine ou de Mallarmé, l’évocation d’un doux chant badin ou d’un air assoupi de sommeil touffu? Ce n’est pas seulement un perception qui m’est reconstituée, mais une nouvelle possibilité de perception qui m’est donnée. Une parole vive, neuve, une image créatrice, un geste inédit peuvent me donner une perception qui modifie ma perception, qui bouleverse mon rapport au monde, qui relance ma faculté d’agir. Et ce qui m’arrive dans le simple fait d’avoir lu, d’avoir reparlé l’assemblage de quelques traces sur un fond, entendu quelques sons vibrer dans l’air, c’est quelque chose de la subjectivité corporelle et singulière de Verlaine qui me traverse des pieds à la tête, et qui m’est ainsi transmis. S’il y a miracle dans certain geste ou parole de Jésus rouvrant une communication touchée ou entravée, c’est dans la simplicité de la communicativité inédite que je le chercherais.
Par le travail de l’incorporation, par cette recréation de soi à travers autre que soi, le corps augmente sa densité en singularité, sa subjectivité. Est-ce à dire que cette incorporation serait l’Incarnation ou la Résurrection? A la fois non et oui. C’est serait l’approximation philosophique, ou le figuratif seul possible dans l’intervalle de nos vie. D’ailleurs il serait dangereux de croire que le corps peut se singulariser et s’enrichir à l’infini. On ne peut pas tout incorporer. Cette finitude corporelle est d’ailleurs essentielle pour justement laisser place à la diversité des formes de vie, des formes de l’interprétation de l’existence, des manières de s’offrir au temps, aux autres. Du même coup cette finitude laisse place aux échanges, qui n’ont aussi tout leur sens que rapporte à cette pluralité des corps. C’est probablement l’erreur que nos démocraties marchandes et communicationnelles de croire que tout pourrait s’échanger et se communiquer. C’est une illusion, car il y a des blessures, des joies, des convictions incommunicables: nos points de vue restent ancrés dans les corps insubstituables.
Que seraient nos corps, pourtant, si la parole ne pouvait s’y incorporer? Nous ne pouvons ni le dire ni le penser, nous ne pouvons figurer à quoi nous en serions réduits. Le corps humain est toujours-déjà un corps cultuel et d’une certaine manière un corps de toute part greffé, un corps poétique, un corps artificiel. Et toute l’histoire des moeurs et des représentations atteste cette aptitude à assimiler les inventions et les découvertes, à les recréer en nous. Depuis le feu et le dessin « primitif » jusqu’aux télécommunications, aux voitures et aux synthétiseurs musicaux, en passant par l’écriture ou le piano[6], nous voyons à chaque fois nos corps subjectifs, nos corps parlants les incorporer à son schématisme, et abandonner ce qui déborde sa capacité d’incorporation. C’est cela qui nous donne ce minimum de confiance par lequel nous pouvons envisager à la fois de réintégrer pleinement la technique à la vie humaine et le résister à ses abus. Dans cette confiance, nous ne pourrions pas même juger ni critiquer le nouveaux pouvoirs que nous avons obtenus, sur le vivant et sur nous mêmes.
Olivier Abel
Publié dans Ouvertures n°81/1er trimestre 1996.
Notes :
[2] Comme Merleau -Ponty (mais aussi André Dumas et France Quéré) avait cherché à le montrer.
[3] Les travaux de penseurs aussi différents que Husserl et Freud, Heidegger et Michel Henry, attestent bien cette redécouverte.
[4] Leur déploiement parfait serait la norme, par rapport à laquelle tout écart serait fixation à un stade inférieur, ou pathologie.
[5] Paul Ricoeur a souvent insisté sur ce jeu de l’incorporation et de la sédimentation dans l’histoire de la langue, de la littérature, des cultures. L’incorporation dont je parle n’est toutefois pas une sédimentation dans un thésaurus des usages, mais dans les plis, capacités ou facultés d’un corps subjectif.
[6] Philippe Fauré, le fils de Gabriel, avait écrit dans La Recréation du réel (PUF 1940) de très belle page sur la recréation imaginaire en soi d’un piano, d’une voiture, d’une ville, et cette « correspondance » que l’habitude autorise entre le réel et nous.