Comment le philosophe que vous êtes perçoit-il les crises en cours ? Vivons-nous des temps singuliers ?
Disons déjà que sur cette planète il y a des agendas différents. Pour nous, Occidentaux, il y a le recoupement de plusieurs crises en même temps. On ne perçoit pas forcément cela dans d’autres endroits du monde qui peuvent être confrontés à une grave crise écologique, sans que cela corresponde en même temps à une grave crise de civilisation. Mais la société occidentale est globalement en train de comparer ses grandes intentions à ses résultats à certains égards catastrophiques, et elle se trouve en crise dans ce qu’elle avait longtemps cru. Nous avons en même temps, l’effondrement d’un système et de ce à quoi nous avons cru. C’est ça qui est grave et qui fait que c’est un temps singulier pour nous. Nous vivons un temps de remords, de retour sur nous, qui offre aussi une occasion de reprise de la grammaire profonde de nos intentions, de nos valeurs.
Ce temps de remords ne génère t-il pas d’abord de l’angoisse, de la culpabilité. Voire de la peur ?
Il faut peut être en passer par là, mais c’est plus intéressant de se demander comment faire pour transformer cette peur, pour sortir de l’immobilisme ou du cynisme. La transformer en une occasion de responsabilité, de confiance. Il faut en effet rester très prudent dans le rapport à la peur, ne pas la manipuler n’importe comment. C’est vrai aussi d’ailleurs dans la manière dont on manipule la confiance. Il ne faut pas redonner confiance trop facilement. Gérer cela, n’est pas facile.
Comment avancer alors prudemment
Il me semble que ce qui est en cause, ce n’est pas seulement notre peur du mal, mais aussi de notre image d’une « vie bonne ». Comme moraliste, j’ai le sentiment qu’on ne fait pas assez attention à cette dimension là. Ce travail d’anamnèse –« mais qu’est-ce qu’on voulait au fond ? » – est important parce que les choix que cela a entraîné ont aussi une très grande influence sur l’ensemble de la société, dans toutes ses dimensions. Actuellement il y a un travail de révision de ce genre en cours. On voit bien désormais ce qu’on ne veut plus, mais ce serait plus facile si on voyait en même temps ce que collectivement on peut vouloir, parce qu’on saurait que ça va être bien pour nous.
Cette difficulté peut être très décourageante…
D’où le besoin de réouvrir le « droit de rêver », comme un droit radical pour pouvoir avancer. Un rêve dans lequel il faudra aussi vérifier le prix de sa réalisation. Il ne s’agit pas juste de rêver avoir le « beurre et l’argent du beurre ». Ou dit autrement : avoir le gigot et supprimer les abattoirs. Il faut être prêt à penser un monde où on n’a peut être pas forcément besoin d’avoir accès au gigot…
Quels sont les lieux où ce rêve s’expérimente et se vérifie déjà aujourd’hui ?
D’abord dans tous les lieux où les gens doivent choisir. Et la crise est aussi l’occasion de faire des révisions parfois déchirantes de nos choix de vie. Or, notre société est toujours encore aveuglée en croyant qu’on va revenir à la « croissance », au « plein emploi », qu’on va finalement faire redémarrer comme avant tous les moteurs. Mais c’est là entretenir un mensonge, c’est dissimuler la réalité. Ce qui est le plus difficile et le plus important, ce sont les choses qui se font à la micro-échelle, dans une famille, un lieu collectif – écoles, paroisses…-, sur des choix de nourriture, d’habitat etc… Des choix qui vont, de proche en proche, avoir une très grande importance. Ce sont des lieux de révision courageuse. Mais il nous faudra aussi des hommes politiques, à tout niveau, capables de lever le nez de cette technique perpétuelle de dissimulation des difficultés pour dire clairement : « Là, il va nous falloir un peu de courage »…
Mais ce travail ordinaire est-il compatible avec l’urgence des défis écologiques ?
Le paradoxe est là. Dans la situation actuelle, les formes de démocratie dans lesquelles nous sommes, ne sont pas à l’échelle de l’urgence et de l’ampleur des problèmes qui se posent à l’humanité. Du point de vue du capitalisme, il y a de plus un malentendu : il se soucie comme d’une guigne de notre démocratie politique. Or, celle-ci se croit liée à ce libéralisme économique et ne se rend pas compte qu’elle est complètement piétinée par elle. Il va falloir trouver des formes de décision politique qui restent profondément démocratiques mais qui ne soient pas la démocratie versatile et démagogique qui en est l’apanage aujourd’hui.
L’émergence des mouvements de la société civile, le travail des ONG etc., correspond-il selon vous à ces formes démocratiques nouvelles ?
Évidemment. Toutes les formes de sensibilités collectives sont des lieux très importants. Tous les lieux où on ose parler, où on partage là-dessus. Sans se décourager. Pour ne pas s’insensibiliser, parce que sinon on se désactive. Où, pire, on ne s’active que pour soi : « Moi, je vais vivre pour moi, en mangeant bio etc. », dans une approche très privative. Avec de plus l’illusion de croire que « si tout le monde faisait comme cela, cela suffirait ». Mais ce n’est pas comme cela que ça marche. Il faut que la parole circule, sous forme de consensus mais aussi de disputes… Il faut que « ça » se dise. Même à partir de dispositifs physiques, le vélo par exemple, qui sont autour de nous et qui sont autant d’occasion de parler.
Votre travail intellectuel doit beaucoup à la figure du philosophe Paul Ricoeur. Mais dans le monde protestant, on rencontre aussi cet autre penseur, très critique de la fascination technologique, qu’est Jacques Ellul. Comment nourrissent-ils votre réflexion ?
Jacques Ellul a été très important pour moi. Je l’ai beaucoup lu quand j’étais lycéen, dans les années 1970. C’est un penseur qui autorise à prendre de la distance et à formuler ce à quoi nous disons « non » dans ce monde. Cette capacité à dire « non », c’est son style, mais aussi la forme même de sa pensée. Mais le risque de l’excès d’ellulisme -qui frappe tout adolescent-, c’est de vouloir du coup fuir le monde. La pensée de Paul Ricoeur m’a été très utile pour y voir clair. Dans un de ces textes sur les évènements de Budapest que nous avions étudié au lycée, j’ai découvert son invitation à résister de l’extérieur aux évènements et en même temps à réorienter la liberté de l’intérieur. Cela m’a beaucoup servi dans mes réflexions avec mes amis en ce temps là : faut-il créer un lieu un peu retraite, dans des modes de vie alternatifs ou faut-il accepter de faire nos études et de travailler ce défi politique là où nous sommes ?
Etre dans le monde, sans être du monde, pour reprendre une vieille tension de la culture biblique…
Oui, voilà. Comment ne pas tomber dans le piège un peu facile de la dénonciation sans se donner les moyens d’être acteurs de changements de fond ? Chez Paul Ricoeur, c’est autour de la question de la responsabilité que cela s’exprime, à partir des réflexions de Hans Jonas qu’il connaissait bien avant la traduction de ses textes en français. Par ailleurs, Ricoeur a un sens cosmique de la chute et de la rédemption, dont il avait hérité à la lecture des Pères grecs, notamment d’Irénée de Lyon. Il développe cela dans un texte intitulé L’image de Dieu et l’épopée humaine où il montre que le mal n’est pas qu’une affaire privée et s’exprime aussi dans les dimensions collectives du politique, de l’économique et du culturel. Trois domaines dont les progrès sont sans cesse menacés par des revirements et qui nécessitent donc des figures prophétiques en garde-fous : des non-violents pour le premier, des artisans de la veine franciscaine pour le deuxième, et des artistes contestataires pour le dernier. Je me sens bien dans le prolongement de cette pensée.
Une forme de rédemption collective qu’on retrouve dans la pensée de différents courants du monde protestant.
Oui, chez Calvin par exemple. Mais plus encore dans les acteurs de la révolution protestante. Les puritains sont quasi collectivistes. Chez les Quakers, on trouve des positions radicalement non-violentes. Avec des appels au respect de la Création comme un don. Et aussi au décentrement de la figure de l’humain, qui ne peut plus être considéré comme le « roi » de son univers… Paul Ricoeur insiste sur l’importance de la pluralité. La « biodiversité », c’est aussi la diversité des langues, des religions, des êtres. Dieu aime le multiple. C’est dans ce sens que la biodiversité du vivant est éminemment une question métaphysique. Quelqu’un comme Whitehead, le fondateur de la Process theology, très active aux Etats-Unis, insiste beaucoup sur cette biodiversité. A la suite de Leibniz, il pense que Dieu souhaite un monde qui soit le plus dense en possibilités. Il ne s’agit pas tant de penser le monde comme un « autre » que de reconnaître que nous sommes « parmi » les créatures. C’est une affirmation qui mérite dans nos communautés chrétiennes encore un gros travail d’appropriation.
Les évêques catholiques réunis à Lourdes ont initié un travail collectif sur les enjeux écologiques. Ils l’inscrivent d’emblée dans le champ de la bioéthique, en soulignant qu’il est difficile de respecter la terre si on ne respecte pas en même temps l’humain…
Pour ma part, je crois qu’en France, la « bioéthique » nous a rendu un très mauvais service. Elle risque d’être l’arbre qui cache la forêt, masquant ainsi l’ampleur de beaucoup d’autres problèmes tout aussi urgents sur le plan éthique, comme l’accès aux ressources naturelles par exemple. Ce que je crois percevoir là c’est un rapport sacralisé à la notion même de « vie ». Or, selon moi, il faut faire avec la « vie » le même travail qu’Ellul fait avec la place de la voiture, de la télévision etc. Ce travail de déconstruction est important et c’est tout l’intérêt de la théologie de pouvoir apprendre à tout un chacun que Dieu ce n’est pas l’homme ou la technique. Ou l’histoire. C’est vrai aussi pour notre conception de la vie. Ça aide à remettre les choses en route, sans les idolâtrer.
Et permet d’éviter de tomber dans une pensée « gnostique » du monde.
En effet, la pensée gnostique peut nous pousser dans des réflexes manichéens d’évasion du monde (via la technologie par exemple) ou de rejet du monde. Dans le monde catholique le « péché » est plutôt inverse. La vie y est pensée comme un grand continuum. Mais ce triomphe de la vie, comme disait Hannah Arendt, n’est-il pas inquiétant ? Notamment pour les individus qui risquent d’être réduits à des éléments transitoires dans quelque chose qui les dépasse ? Encore peut-on entendre cela. Mais le risque est de manquer de place pour la singularité et le tragique. Or, dans la vie il y a aussi de la perte. Je me méfie d’une sorte d’identification entre la nature au sens biologique et la nature au sens aristotélicien qui serait en même temps ce que Dieu aurait voulu. Pourtant, cette manière de parler de la vie, on la retrouve dans les images d’auteurs tels que Hubert Reeves ou même Teilhard de Chardin. La vie se déploierait comme une hiérarchie dynamique, dans une montée vers de plus en plus d’intelligence, de complexité. Mais est-ce que c’est bien cela le Dieu de la foi chrétienne ? Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose d’inhumain à représenter Dieu comme celui qui comprendrait tout, qui serait la complexité infinie ? Cela ressemble davantage au rêve de nos ordinateurs… La vie nous montre que nous devons aussi faire face à sa part tragique, impitoyable.
Ce que Jürgen Moltmann, un autre grand théologien protestant allemand, évoque en insistant sur la place des oubliés de l’Histoire..
Oui, tous les laissés-pour-compte. Les oublier, c’est tomber dans une lecture très hégélienne de l’existence : on ne ferait pas d’omelettes sans casser des œufs ! Je me méfie de cette dénégation du tragique et des discontinuités. Il y a une naissance et une mort des individus. Et cela s’applique aussi à nos cultures, à nos civilisations. Il n’y a pas de pluralité s’il n’y a pas de mortalité.
On peut du coup contester l’idée même de « croissance » sans limites pour notre vie collective ?
Il faut simplement penser la croissance au pluriel. On accepte alors que certaines formes de croissance doivent mourir et laisser place à d’autres. Il n’y a pas de croissance infinie sur tous les tableaux. Si c’était ça notre idée du Royaume de Dieu, ce serait l’enfer à coup sûr. C’est une fausse conception de l’idée de surabondance de la grâce.
Je voyais, l’autre jour, la grève des déchets dans certaines villes de France. Au bout de deux jours ( !), c’est l’exaspération générale. Mais cela montre surtout ce qui ne va pas ordinairement chez nous. Tout ce qu’on accumule et qu’on jette chaque jour, sans choisir de renoncer à rien. Une société d’accumulation est solidaire d’une société où on jette de plus en plus. Voilà le paradoxe. Il faut oser faire ce travail du tri, du choix, entre ce qui mérite d’être gardé ou de ne pas être gardé. Il y a aussi des choses qu’on ne peut pas ne pas garder, qu’il faut donc réparer. Autant de questions métaphysiques profondes, qui s’appliquent aussi à nos relations humaines.
Comment la « surabondance de la grâce » peut-elle nous aider à vivre ce tri nécessaire pour croître ?
En nous souvenant que la grâce c’est d’abord la gratitude. « Merci pour ce qui a été. Pour tout ce qui est. » C’est un point de départ pour accueillir aussi ce qui est donné, gratuitement. Cette part commune indispensable pour vivre. Il y a beaucoup de biens dont on s’équipe parce qu’on ne croit pas vraiment au sens du bien commun. Il est urgent de redécouvrir la possibilité d’avoir du bien commun. Or, la gratuité, ça se paye. Il n’y a gratuité que parce que je laisse moi aussi des choses en commun.
De quelle manière peut-on retrouver ce sens du bien-commun, quand tout nous pousse à l’individualisme consumériste ?
Il y a des moments de crise dans la vie, quand on a failli tout perdre, où on redécouvre la gratitude de ce qui nous reste, quoi que ce soit. Je redoute qu’il faille des expériences de plus en plus tragiques pour que de plus en plus de gens fassent ce genre de découverte. Quelle prix faudra t-il payer ? C’est cela qui m’inquiète. Nous devons travailler à augmenter cette sensibilité commune à la gratitude et à la gratuité. Si je crois qu’il faut travailler notre système de l’intérieur pour le changer, je suis persuadé en même temps qu’il faut faire d’autres choses dans ses interstices. Le meilleur moyen de dénoncer, c’est de faire « autre chose ». Là où existe cette imagination, c’est là qu’il faut applaudir, approuver. Et on peut approuver des choses contradictoires, ou diverses en tout cas. Pour l’heure, il faut pouvoir essayer dans tous les sens.
Cela joue t-il de la même manière pour tout le monde ?
Je crois qu’il faut accepter que les gens sont à des moments différents de leur vie et que la pluralité de nos morales peut jouer favorablement en se corrigeant mutuellement. Je suis impressionné de voir quelqu’un qui, après une longue carrière professionnelle, fait des choix de vie nouveaux et radicaux. Mais c’est encore plus impressionnant quand un jeune de vingt ans décide de faire ces choix aujourd’hui pour sa vie. Là il faut vraiment écouter ce qui se passe. Je crois que l’orientation des souhaits est ce qui détermine à terme l’orientation du paquebot, qu’est notre aventure collective. Le paquebot peut virer peu à peu. Souvent, les gens ne croient pas qu’il puisse virer, du fait des contraintes économiques qui rendraient toute évolution impossible. Pour ma part, je crois qu’il peut virer très fortement.
Olivier Abel
Paru dans les Cahiers de Saint Lambert-
Entretien d’ouverture novembre 2010