Cher Monsieur,
Vous ne me connaissez pas et je vous écris comme on lance une bouteille à la mer, ou plutôt comme on l’y relance pour tenter de répondre à un message dont on ignore l’éloignement ou la contemporanéité. Je ne sais si c’est vous-même qui lirez ces lignes, ou si ce sont les enfants de vos enfants, dans un monde différent. Je m’appelle Abel. Fils aîné d’un pasteur protestant, dans mon école ardéchoise, j’étais souvent mis à part, « pas tout à fait comme les autres ». Et comme Empédocle se souvient d’avoir été fille et garçon, et oiseau et poisson muet dans la mer, je me souviens de ce sentiment incertain d’être à la fois préféré et banni. Croyez bien, cher Monsieur, que je ne dis pas cela pour rapprocher mon expérience de la vôtre, mais pour l’y rapporter, et vous allez voir pourquoi. Quand on faisait l’appel, au début de l’année sous les marronniers de la cour, ou pour un examen, j’étais toujours nommé le premier, toujours perdu, ne sachant ce qu’il fallait que je fasse. Et aujourd’hui, j’éprouve le même sentiment, la même confusion. Vous avez posé une question qui survivra à tous les procès, et comme à la question du Sphinx je m’avance à mon tour pour tenter d’y répondre. Je voudrais céder ma place, savoir ce qu’ont dit les autres, ce que diront les autres, mais je ne sais quoi me l’interdit: j’ai été nommé, me voici. Votre question n’est pas seulement irrévocable, elle est impérative, c’est un appel. Lancé il y a quarante ans, et néanmoins contemporain. Immédiatement présent. C’est pourquoi j’écris à vous.
Pour y répondre, je dois pourtant me déplacer. Je pourrais garder votre question pour moi, redouter en y répondant qu’on se moque de moi. Votre narrateur exprime la même crainte, au moment de raconter son histoire à Arthur et à Josek. On pourrait le trouver très impudique, votre narrateur: en posant la question à ses amis connus et inconnus, ne fait-il pas ce qu’il reproche au SS de faire, de se tromper d’adresse, de s’adresser à quelqu’un qui n’est pas l’instance voulue pour répondre? Ne serait-il pas ridicule et dérisoire, de ma part, de dire en quelque sorte « me voici, je vais répondre à votre question »? Cher Monsieur, vous savez que celui qui vous répond se place dans la position de celui qui peut dire qui peut pardonner. Qui suis-je pour donner des places, pour donner au narrateur sa place, et me donner à moi-même une telle place? Mais dans le même temps, cher Monsieur, vous savez que ne pas vous répondre est encore une manière de répondre, que nous voici tous, sinon responsables du moins répondants: et vous avez raison de placer cette question sur la place publique, à l’orée de l’espace commun d’apparition. Ce n’est pas une question très privative, très morale et très spirituelle, d’accord avec soi-même. C’est une question politique, sous laquelle nous faisons cercle, debouts, égaux, dressés face au même événement. Contemporains enfin. Contemporains les uns des autres par cette interrogation.
C’est la seule chose qui m’autorise à répondre à votre question, à vous qui l’avez posée il y a quarante ans, dans un autre temps, dans un autre monde. Il n’y a rien de très évident à cela, à ce déplacement par lequel, à partir d’une question qui ne s’adresse pas à nous, nous venons nous placer en face d’elle. Car avec le temps les écarts deviennent irrémédiables. Dans son ouvrage sur le pardon, Vladimir Jankélévitch montrait le décalage temporel de la rancune, en la comparant à un tir dont la cible serait en mouvement, et non immuable dans sa culpabilité, mais dont la visée ne tiendrait pas compte de ce mouvement: un tir vers une place vide! Le rancunier s’en prend à une place vide. Tout le désespoir du ressentiment tient dans cette impuissance: le ressentiment ne sait même pas à qui en vouloir. Et il observe que tous avancent bon gré mal gré, mais inégalement vite, sur la route du temps. D’où ce sentiment de quiproquo général, d’incompréhension, d’incommunicabilité.
On croit que face au mal tout le monde tombe d’accord. Quelle naïveté! Avec le temps je m’aperçois qu’il n’est guère de sujet sur lequel nous divergions davantage. C’est pourquoi il est si difficile de construire une morale universelle basée uniquement sur le combat commun contre le malheur. Le malheur n’est jamais commun, et c’est ça le malheur. C’est du moins ce qui en rajoute interminablement au malheur. Nous ne voyons pas le mal au même endroit, et sur le mal nous différons. Sur le même fait brutal, nous sommes comme obligés d’interpréter différemment, de différer, de rendre sens, de même que devant votre question nous interprétons différemment notre responsabilité ou simplement notre répondance. A fortiori avec l’écart des générations: ce qui était bonheur et idéal pour les parents devient dégoût et malédiction pour les enfants, et pour revenir à la question ce qui était pardonnable devient impardonnable, ou vice-versa. Que se passe-t-il quand disparaît la génération contemporaine du désastre, celle qui en fut victime, et coupable, et témoin? Que se passe-t-il quand cette onde de choc nous fait passer le mur de la génération? Ceux qui se souvenaient bien trop pour ne pas chercher à oublier laissent la place à ceux qui ne se souviennent pas assez pour qu’on ne cherche pas à leur rappeler. Les conditions du pardon sont profondément bouleversées par ce décalage généralisé.
Mais assez différé. Vous voyez, cher Monsieur, où je veux en venir avec mes histoires de places. Car on ne peut pas se pardonner à soi-même: c’est l’autre qui me permet de me voir autrement, et cela suggère une différence de point de vue, une différence de place. Je pense que votre narrateur a bien fait: il ne pouvait pas pardonner ce qui avait été fait à d’autres, comme l’observe à un moment Josek formulant les bonnes raisons qu’a eu le narrateur de ne pas pardonner. Celui qui pardonne doit être celui qui a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place. Comme l’écrivait jadis Emmanuel Lévinas, pensant à la même chose, pour moi je peux pardonner, mais pour les autres je demande justice. C’est la première condition d’un pardon moralement possible, d’un pardon à condition de justice. Il y a une autre condition du pardon, semblable à la première, et qui se trouvait remplie dans l’histoire de Simon et du SS mourant: on ne peut pardonner qu’à celui qui a reconnu son tort, et lorsqu’à la fin de votre récit vous parlez des anciens bourreaux qui n’ont jamais demandé pardon (Jankélévitch parlait de leur prospérité et les traitait de cochons), vous avez raison. J’ajouterai ici encore que nul ne peut usurper cette place: personne ne peut se repentir à la place d’un autre. Le pardon à cet égard est même plus proche de la vengeance que de la justice: la justice veut séparer les protagonistes, rétablir la paix sociale, elle ne connaît rien d’imprescriptible. Le pardon, quant à lui, se moque des prescriptions et des amnisties: la mémoire qu’il interroge survit à tous les procès. Le pardon ne se laisse pas déposséder par un tiers, alors que la justice interdit à chacun de se faire justice en personne, qu’elle introduit justement un tiers, tout un écran de représentations et de règles protectrices. Le pardon est plus archaïque que cela, plus immédiat. C’est pourquoi je discerne mal ces figures de la communauté de destin dont parle Bolek à Simon, reprenant d’ailleurs les mêmes arguments que Simon opposait plus haut à Josek: je ne vois pas ce que l’appartenance à la même communauté autorise en matière de pardon. Et je ne comprends pas bien aujourd’hui ces représentants de la mémoire qui se lèvent cinquante ans plus tard pour demander pardon ou pour accorder le pardon, sur ce qu’ils ne savent pas. Je ne connais pas de mémoire à ce point collective qu’un représentant puisse se souvenir ou oublier à notre place, faire ce travail en économisant à tous les autres, à chacun d’eux, de le faire. Un tel pardon, pour reprendre le mot de Jankélévitch, serait un pardon immoral, une farce.
Votre narrateur a bien fait de ne pas pardonner, car les conditions du pardon n’étaient pas entièrement réunies. Le pardon n’est pas une parole ou un geste sublime et magique, qui effacerait par enchantement ce qui a eu lieu, indifféremment des interlocuteurs et du contexte. C’est tout un travail que d’en rassembler les éléments, de les mettre en présence. Et le pardon demandé n’est pas le pardon obtenu. Allons plus loin, et admettons non seulement que le SS demandait bien pardon, mais que Simon était bien celui qui avait subi le tort et qu’il était vraiment autorisé à pardonner: il est probable qu’on ne puisse de toute façon vraiment pardonner que ce que l’on peut vraiment punir. Or cela suppose un contexte où le rapport d’intimidation a suffisamment changé pour que l’on puisse clairement désigner les places, imputer les souffrances et les crimes, et les punir. Dans le cas dont vous parlez, le crime était trop grand pour être jamais puni, et le contexte a tellement trop changé que les criminels presque autant que les victimes ont disparu. Vous écriviez que le monde exige de vous que vous tiriez un trait: mais les conditions du pardon ne sont pas davantage réunies maintenant que jadis, et je ne vois pas qui ni à quel titre pourrait exiger de vous, et moins encore de vos enfants, une chose pareille.
Quoi donc ajouter à votre récit? L’espace blanc ouvert par votre question, par votre convocation, est de toutes façons plus juste que toutes les réponses marginales par lesquelles nous pouvons l’interpréter, et c’est à cet espace que je veux faire place, à d’autres témoins dont j’espèrent qu’ils sauront répondre autrement. J’ai tenté pour ma part de distinguer les conditions d’un pardon moralement possible, et dans la cohérence avec ces conditions, je soutiens l’impossibilité du pardon dans la situation décrite par votre narrateur.
J’allais achever ainsi, cher Monsieur, et ma plume porte encore l’hésitation entre plusieurs politesses , quand je m’arrête saisi de honte. Vous n’êtes pas là, et pourtant je sais que je n’ai pas vraiment répondu à votre question. Vous ne cherchiez pas à mettre chacun à sa place, sinon vous ne vous seriez pas déplacé, vous n’auriez pas rédigé un récit qui mette en scène de tels déplacement, un tel bougé. Et vous ne nous auriez pas obligé ainsi à nous déplacer, à venir sur cette place publique où vous posez la question. Vous semblez avoir recherché, nommé et formulé, bien avant nous, toutes les conditions d’un pardon moral, juste, conditionnel: et mieux que quiconque vous saviez qu’elles n’étaient pas réunies. Et vous avez posé la question quand même, à côté de ce résultat; vous avez posé la retenue d’une toute autre question, d’un tout autre pardon. J’ai honte, parce que vous me poussez plus loin que ce que je viens de dire, qui me semblait pourtant bien assez; vous voulez que je vous dise moi aussi le fond de ma pensée, que je me découvre là même où je ne sais plus quoi penser. Que je réponde là même où je ne sais plus quoi répondre.
Par où recommencer? Vous l’écrivez vous-même, dans de telles circonstances on n’a jamais raison, comme dans les situations proprement tragiques où un choeur de protestations, d’opprobre et de lamentation s’élève quoi que vous fassiez. Mais aussi bien on a toujours raison, comme si une sorte de subconscient portait nos paroles et nos gestes vers leur juste place, vers leur vérité, et comme à notre insu. C’est ce que répond Josek, à la question de Simon: d’intuition tu as fait ce qu’il fallait faire. N’en cherche pas les raisons. Au fond, dans de telles conditions, il n’y a plus de morale, il n’y a plus de règle, on n’est plus dans le monde ordinaire, où l’on pardonne aux autres ce qu’on voudrait qu’ils nous pardonnent, sans voir qu’on leur pardonne ainsi ce qui est pour eux l’impardonnable, et qu’on ne leur pardonne pas ce qu’ils nous ont pardonné depuis longtemps. Dans de telles conditions, dans des temps si sombres, la pupille morale se dilate; on voit ce qu’on ne verrait pas. C’est la pénombre de la nuit dans le camp: Simon, le narrateur, se racontant et retournant dans sa tête sa rencontre avec le SS, le sait déjà. Le pardon ici est toujours immoral. Le pardon dont vous parlez, à partir du point où vous ne croyez plus à un pardon juste parce que vous ne pensez pas que justice sera jamais possible, se fout de la morale ordinaire. Il peut être supra-moral ou infra-moral; il peut être un acte sublime et quasi-impossible, tellement extra-ordinaire qu’on ne sait jamais s’il arrive, ou il peut aussi bien être un processus simplement nécessaire à la survie biologique, psychique ou sociale; mais il n’est jamais si clairement moral que le jugement puisse être catégorique et que tout le monde soit obligé de dire à quelqu’un qui a pardonné ou qui n’a pas pardonné: « là vous avez (ou n’avez pas) eu raison ». Demandant le pardon, j’espère que l’autre m’accordera son pardon, le partagera, comprendra ma demande; mais je ne peux l’y obliger. Pardonnant, j’espère que l’autre recevra mon pardon, le comprendra, le partagera, mais je ne peux l’y obliger.
Et pourtant, si l’on attendait que les conditions du pardon soient réunies, il n’y aurait jamais de pardon. Peut-être d’ailleurs n’y a-t-il jamais de pardon? Peut-être ne le faut-il pas? S’il suppose que l’on pardonne de telle sorte que non seulement celui qui pardonne oublie aussitôt être celui qui a pardonné, mais que celui à qui il est pardonné est à ce point bouleversé qu’il ne comprend plus celui qu’il était auparavant, et que l’un et l’autre peuvent se dire l’un à l’autre « non, c’est moi », jusqu’à mélanger leurs mémoires et redistribuer leurs passés, alors le pardon disparaît au moment de son apparition. Il disparaît rien qu’à prendre conscience de lui-même. Le geste qui chasse la mouche autour de la tête du mourant, voilà peut-être le pardon qui a eu lieu, mais on ne doit pas savoir qu’il est arrivé. Il est aussi imperceptible et pourtant aussi sensible que dans le souvenir d’enfance de Simon ce prophète invisible qui ne boit qu’une larme: il ne se voit pas. Quelle serait cette parole en même temps assez puissante et assez sainte pour rompre avec les intimidations de l’oubli et pour rompre avec le culte de la dette? Pourquoi la parole est-elle brisée? Pourquoi avons-nous des paroles puissantes mais pas très saintes, ou des paroles saintes mais pas très puissantes? Pourquoi avons-nous des paroles tellement justes que pour faire une petite place aux enfants à naître il faut vraiment se battre, ou des paroles tellement saintes et insouciantes de soi que le deuil des morts ne pèse plus que dalle? Est-il simplement possible de rompre avec l’oubli et avec la dette, du même geste?
Car le pardon sait que tant que l’on n’a pas brisé le couvercle du silence et de l’amnésie les crimes passés ne sont pas finis, que les plus vieilles blessures sont prêtes à se rouvrir, comme au premier jour. Peut-on oublier l’irréparable? On a cru oublier, mais simplement on était « amnésique », tant le traumatisme avait été profond. Tant que l’on n’a pas rompu avec l’oubli, avec la loi du silence, du refoulement des plaintes et des colères, le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Car c’est en reconnaissant ce qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans le présent. Et le pardon rappelle le passé, non seulement le passé de tous les vaincus et de tous les malheurs qui ont eu lieu, mais celui de toutes les promesses de vie et de bonheur qui ont été écrasées. Le pardon sait cependant aussi que tant que l’on n’a pas rouvert la possibilité de vivre ensemble le présent, la logique infernale du ressentiment se transmet et s’amplifie avec le temps et les générations. Peut–on vraiment se souvenir de l’irréparable? Faut-il entretenir une dette infinie comme on ressasse un ressentiment, une cicatrice incicatrisable et qui n’a plus rien à voir avec la blessure? Le ressentiment fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, et il rend incapable de réagir à autre chose, d’agir à nouveau. Cette mémoire malade est incapable de se souvenir d’autre chose, et le pardon est alors comme une guérison: une parole qui, parce qu’elle a fait le deuil de l’irréparable, parce qu’elle a consenti à la mortalité, fait place à la naissance, à la possibilité que tout puisse recommencer autrement. Le pardon, qui a su arrêter le passé, fait que le monde ne soit pas fini.
Mais cela n’est-il pas un rêve? Kundera, d’une manière inimitable et tellement caractéristique de l’Europe centrale contemporaine, avançait naguère dans La plaisanterie que « personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés ». Quel formidable défi pour une histoire occidentale, au faîte de l’accumulation, et qui croit parfois pouvoir trop facilement se souvenir de tous les irréparables! Mais peut-on se souvenir de l’irréparable, le retenir? Et peut-on oublier l’irréparable? Léo Ferré chantait qu' »avec le temps, tout s’en va », comme si le temps détruisait jusqu’à l’irréparé. Et Jacques Brel répliquait qu' »on n’oublie rien, on s’habitue »; comme si d’autres irréparables venaient relativiser les premiers, des plis multipliés en tous sens venant froisser le premier pli. Il est des moments où je me demande si notre société n’est pas un système pour éviter d’avoir à dire merci ou pardon, et finalement d’avoir à dire oui ou non. Une gestion visant à la domestication, puis à l’élimination, de toute approbation, de toute gratitude, comme de toute rupture, de toute refus. Aussi bien d’ailleurs nous remercions et nous pardonnons sans cesse, mais un peu sans y penser, au hasard, sans y croire. Or qu’est-ce qui nous y autorise? Qu’est-ce qui nous autorise à pardonner? Cette question me fait sortir des méandres de ma rêverie, cher Monsieur; c’est votre question. Elle a le timbre de votre écriture. J’imagine combien vous auriez donné pour sortir des terribles circonstances que vous décrivez, et revenir au monde ordinaire, à un monde où l’on puisse dire merci et pardon. À un monde où vous ne soyez pas contraint à l’exception, à l’extraordinaire, à une gratitude ou à un pardon démesurés.
Comment avez-vous fait pour y revenir? Laissez-moi essayer: vous avez écrit, vous avez eu le courage ou la chance d’écrire, de déposer ou de composer une intrigue. Le pardon aussi est à la fois un travail, un effort volontaire, et une passivité, une distraction, quelque chose qui arrive un matin on se lève et le monde est lavé on ne sait pas pourquoi. Et le pardon aussi a un problème d’écriture, d’intrigue, car il se trouve dans l’embarras de trouver un langage autorisé. Comment trouver un langage qui puisse en même temps exprimer le tort subi et être entendu et repris par celui qui l’a commis? Ou à l’inverse un langage qui puisse énoncer le tort commis et être entendu et reçu par celui qui l’a subi? N’y a–t–il pas une disproportion irrémédiable? N’est–on pas condamné au « différend », c’est à dire à l’impossibilité de définir ensemble le langage dans lequel le tort sera formulé? Est–il même possible d’exprimer complètement une souffrance ou un crime? Ne se trouve-t-on pas ici aux limites du communicable? L’échange des mémoires n’est-il pas rendu impossible par leur enracinement dans un immémorial trop douloureux, inéchangeable? Si le pardon arrive à se frayer un chemin dans cet embarras, c’est que l’on a accepté de ne pas chercher à savoir quels seront les rôles tenus par les uns et les autres dans la scène. Le pardon reconstruit ainsi un mixte entre plusieurs langages, et les oblige chacun à faire place en lui-même à la possibilité de l’autre, au sein d’un récit dont l’intrigue est assez vaste et polycentrique pour que tous les lecteurs y trouvent leur place. Mieux: par votre intrigue, vous ne laissez pas en place les présupposés de vos personnages, pas plus que de vos lecteurs. Vous les remaniez, vous bouleversez leur imaginaire. En replaçant chacun des brins d’histoire où ils se reconnaissent dans un contexte narratif plus large, vous déplacez leur perception, vous leur permettez et vous leur exigez de se voir autrement qu’ils ne pouvaient eux-mêmes se voir. Mais vous mettez vos lecteurs dans la position de vous faire faire le même déplacement, celui qui vous a ramené parmi les contemporains. Vous vous faites contemporain.
La dernière « sortie » d’Arthur annonçait: si on en sort, il sera temps de discuter de cette affaire là à fond. Il y aura des pour et des contre, mais personne ne pourra comprendre de ceux qui n’auront pas subi ce que nous subissons. Il avait tout dit. Il avait annoncé le décalage irrémédiable et la différence des générations, qui fait que ce n’est pas du même pardon que nous parlons. Il avait d’avance répondu à Bolek qui ne croyait pas qu’il y ait de différence entre les religions sur ce point du pardon, qui est aussi le point du jugement, de ce qui nous autorise à pardonner: car on peut être contre ou pour le pardon sans voir le pardon de la même manière. Et plus le pardon nous rapproche de l’absolu de chaque religion, de sa part imprenable, plus les voies du pardon peuvent devenir les voies de l’exclusion. Rien n’est plus dangereux et plus fou de douleur qu’un amour non partagé, qu’un pardon incompris.
Et pourtant vous avez continué votre récit jusqu’au bout, jusqu’à nous parler. Jusqu’à oser nous en parler. En sortant de cette caverne, vous ne vous êtes pas non plus laissé éblouir par la lumière du monde ordinaire. Vous avez gardé une pupille capable de discerner cette ombre qui rend le pardon incontournable. Comment faire en effet pour répondre au fait d’être né par l’action, par la parole, la création, le fait de commencer quelque chose de bon, et simplement de le promettre, sans répondre au fait de devoir mourir par la destruction, par la surenchère à l’irréversible, à la souffrance, la tentation de faire disparaître tout ce qui est mortel? C’est la réponse que je vous adresse, comme une interrogation, ou comme une gratitude. Mais c’est peut-être la même chose.
Olivier Abel
Publié dansLes fleurs de soleil, Paris: Albin Michel, 1999, p.165-182.