Vous est-il arrivé de regarder dans un judas à l’envers, et d’y voir l’intérieur de ce qui est censé vous observer? Et si Judas était l’occasion de comprendre ce qui se passe dans l’oeil de la chrétienté, qui ne se voit pas lui-même? Et de comprendre que nous sommes tous des descendants de cette chrétienté, en ce sens-là, héritiers de cette « bévue »? J’ai mis longtemps à entrevoir cela, mais il vrai que l’enquête se présentait de façon assez brouillée. Dans ma hâte précipitée et confuse de refermer maintenant cet oeil sur ce que j’y ai vu, il est probable que je brûlerai les étapes et laisserai certains aspects principaux dans l’oubli. Ce sera ma manière de trahir mon sujet, de traiter cette intraitable histoire. Je m’y reprendrai à plusieurs fois. En commençant par ce qui m’arrêtera finalement.
Une légende fondatrice
Depuis la fin du troisième siècle, et avec des pères de l’Église comme Tertullien, Ambroise, Jérôme, Léon le Grand, Judas est devenu la figure du juif. On a parfois interprété l’impôt médiéval à Rome ou en Espagne sur les juifs comme le prix de leur trahison, et même si cela est historiquement faux l’idée même trahit leur identification à cette figure. Je dirai plus encore: leur incarcération dans cette figure, dans cette personnification. Que serait devenue la diaspora juive et sa culture s’il n’y avait pas eu cette incarcération? Nous ne le savons pas: peut-être aurait-elle été très vite assimilée, peut-être aurait-elle inventé autre chose. En tous cas Judas est devenu un mythe collectif, la figure d’une sorte de rejet, d’horreur, mais une horreur fondatrice, un rejet qui définit des places, des rôles, un scénario fondamental. La meilleure illustration en est probablement, au 13ème siècle, celle que Jacques de Voragine en donne dans sa Légende Dorée[1], qui se présente comme une suite de « vies de saints », selon une séquence de temps liturgiques.
Qu’il s’agisse d’une histoire de « place » dans une sorte de théâtre sacré, de « mystère » comme le Moyen-Age en abondait, nous le voyons d’abord au fait que c’est au chapitre consacré à Saint Mathias, le remplaçant de Judas dans le groupe des douze premiers disciples devenus les apôtres, que nous trouvons le long développement sur la vie de Judas. Voragine raconte comment Pierre se lève pour dire: « Mes frères, il faut que nous mettions quelqu’un à la place de Judas », et l’on peut affirmer que c’est le premier des Actes des Apôtres (Ac 1, 15-26). Mais avant de voir comment « Mathias remplaça Judas dans l’apostolat », Voragine reprend une histoire apocryphe que je n’ai pu identifier, et c’est là que commence la légende dorée. Son père s’appelait Ruben, de la tribude Dam, et sa mère Cyborée eut un songe la nuit de sa conception, qui lui prédisait qu’il serait « la cause de la ruine de toute notre nation ». Après sa naissance, parce « qu’ils ne voulaient pas élever le destructeur de leur race, (ses parents) le placèrent dans un panier de jonc qu’ils exposèrent sur la mer, dont les flots le jetèrent sur une île, appelée Scarioth.Judas a donc pris de cette île son nom d’Iscarioth. Or la reine de ce pays n’avait pas d’enfant. Etant allée se promener sur le bord de la mer, et voyant cette corbeille ballotée par les flots, elle l’ouvrit ».
On imagine la suite de cette aventure inspirée de l’histoire de Moïse. Cachant l’enfant, la reine feint une grossesse, et pour la joie du prince elle met au monde un enfant. Mais un deuxième, leur véritable enfant, naît ensuite, et les relations des deux frères sont difficiles, à un point tel que la reine finit par désavouer Judas et ne plus le reconnaître comme son vrai fils. Notre héros tue son frère et s’enfuit à Jérusalem. Cet épisode du crime premier de Judas, selon les lecteurs, évoque tantôt le rapport fratricide de Romulus et Remus, tantôt celui de Caïn et Abel. Remarquons qu’il s’agit encore d’une lutte pour la reconnaissance, d’une lutte pour la place du fils légitime, du fils aimé. Judas se met alors « au service de la cour de Pilate pour lors gouverneur, et comme qui se ressemble s’assemble, Pilate trouva que Judas lui convenait et conçut pour lui une grande affection. Judas est donc mis à la tête de la cour de Pilate, et tout se fait d’après ses ordres »[2]. Un jour, à la demande de Pilate qui y avait vu des pommes trop séduisantes, Judas saute dans un enclos pour les cueillir, tombe sur leur propriétaire, se dispute avec lui et le tue. « Pilate concéda alors à Judas tous les biens de Ruben; de plus il lui donna pour femme l’épouse de ce même Ruben ».
Ici encore, nous sommes dans un scénario si bien connu que nous savons ce qui va se produire. Un jour Ciborée trop malheureuse s’épanche, et « quand elle lui eut raconté tout ce qui avait trait au petit enfant, et que Judas lui eut rapporté tous ses malheurs, il fut reconnu que Judas avait épousé sa mère et qu’il avait tué son père ». Le malheur s’arrêterait-il, comme pour Oedipe, dans cette lumière aveuglante, cette soudaine lucidité sur ce qu’il a fait sans savoir qu’il le faisait? Judas ne se crève pas les yeux, et il ne s’en va pas comme Oedipe sur les routes en errant sans fin au bras de sa fille Antigone. Non: « touché de repentir il alla par le conseil de Coborée trouver Notre Seigneur Jésus Christ et lui demanda pardon de ses péchés ». Et Jacques de Voragine ponctue: « jusqu’ici c’est le récit de l’histoire apocryphe qui est laissée à l’appréciation du lecteur, quoiqu’elle soit plutôt à rejeter qu’à admettre ». On se prend soudain à songer: pourquoi raconter si longuement une histoire trop « belle » pour que l’on puisse y croire? Certes le genre de la légende dorée s’y prête, où l’on doit trouver la compilation de tout ce qui s’est jamais dit ou écrit sur tous les saints et les personnages de l’histoire sainte.
Mais mon hypothèse est aussi que cette légende s’inscrit dans un scénario profond, qui explique l’incompréhensible trahison parce qu’elle en fait une tragédie telle que Judas est de toute façon incarcéré dans son rôle, qu’il ne peut en sortir, qu’il ne peut que l’accomplir jusqu’au bout. Encore une fois, Judas va capter la confiance de Jésus comme il l’avait fait de Pilate: c’est là que la légende apocryphe et dorée laisse la voix aux Evangiles et aux Actes des Apôtres, et c’est là que l’histoire tourne vraiment mal. Car il y avait une grandeur tragique de Oedipe, qui semble finalement déniée à Judas, qui ne remplit son rôle qu’en trahissant. La Légende dorée fait donc à la fois de Judas un enfant abandonné aux flots à cause d’un songe de sa mère, et recueilli par une princesse, comme Moïse. Mais fratricide comme Romulus, il finit comme Oedipe par tuer son père et épouser sa mère, avant de vendre son ami, son maître. Pourquoi commencer si « bien » pour finir si « mal »? À cette noirceur de criminel absolu, à ce condensé de l’histoire de la méchanceté et du malheur humains, il fallait sans doute faire correspondre une naissance miraculeuse, un sauvetage initial, pour que puisse retomber sur Judas la phrase terrible de Mt 26.24 (et Mc 14.21): « malheureux l’homme par qui le Fils de l’homme est livré! Il aurait mieux valu pour lui qu’il ne fût pas né! » Cela fait penser à cette autre phrase: « Il faut que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui il arrive! Il vaudrait mieux pour lui se voir passer une meule autour du cou et être précipité dans la mer » (Lc 17.1-2).
Une première histoire peut se boucler ici, mais c’est une histoire qui s’est mise en boucle, qui s’est emballée. C’est une histoire interminable, longue comme des siècles et des siècles, où l’on fera payer aux Juifs, inexpiablement et sans jamais l’oublier, non seulement cette minute de trahison, mais ce crime ou ce malheur d’être né. Il faudra bien trouver de quoi sortir de ce scénario terrifiant.
Un scénario introuvable
La littérature a essayé, tant qu’elle a pu, comme on vient de le voir avec la Légende dorée. Elle a fait varier les figures de Judas comme les scénarios de l’intrigue, et le cinéma aussi a tout essayé. Et de plus en plus, comme dans un affolement. Dans La dernière tentation de N.Kazantzaki, Judas est un zélote, un adversaire farouche de l’occupation romaine. Dans l’affaire Jésus de M.Plault, c’est un cupide. Pour Lanza del Vasto, c’est un amoureux déçu. Pour Pagnol c’est un héros tragique, aveugle et possédé par son destin. La mort de Judas de Claudel adopte le point de vue du pendu comme un regard suspendu, détaché, en parfait équilibre. Et Jorge Luis Borges dans ses Fictions essaye trois versions dont la dernière, la plus théologique, voit en Judas, et non plus en Jésus, le « serviteur souffrant », et donc celui par qui Dieu sauve le monde. Nous reviendrons sur ces hypothèses qui développent plusieurs sortes de plausibilité. Mais de manière générale, il nous faut soudain lever les yeux sur l’étendue du problème. Car la perplexité avec Judas n’est pas de trouver un scénario plausible ni des mobiles qui soient psychologiquement et narrativement, éventuellement même théologiquement, convaincants. C’est au contraire qu’il y a trop de motifs et de scénarios admissibles.
Mais remontons vers les premiers témoignages, déjà très élaborés théologiquement, et très divers littérairement. Dans le texte des Évangiles, qu’ils soient canoniques ou apocryphes, les choses ne sont en effet déjà pas si simples. Rien chez Judas qui personnifie les juifs; pour cela il faudra encore attendre deux siècles. Mais en revanche quelle diversité de figures de Judas! Que de contradictions passionnantes! La manière dont Judas se décide à trahir Jésus, la destinée de l’argent qu’il reçoit pour prix de sa trahison, le fameux baiser par lequel il désigne celui qu’il livre, la forme que prend la mort de Judas, tout est différent.
Et d’abord, Judas est-il vraiment coupable, responsable: savait-il ce qu’il faisait? Ou bien était-il « possédé », et par quoi? Cette question n’est pas si anachronique qu’il y paraît, et les tragédies grecques soulevaient des débats passionnés de ce type, sur Oedipe tuant son père et épousant sa mère « à son insu », ou sur la belle Hélène trompant son mari pour l’amour de Pâris, ou sur Palamède trahissant les Grecs. Mais le texte biblique connaît aussi ce genre de procès. Dans l’affaire Judas, selon les évangiles de Matthieu et de Marc, cela ne fait pas l’ombre d’un doute: le crime lui est pleinement imputable, et le mobile est clair. Judas semble ne pas avoir supporté le gaspillage d’un parfum de très grand prix sur les pieds de Jésus par une femme, et il aurait préféré donner cet argent aux pauvres. Ou plutôt: Judas semble ne pas avoir supporté s’être fait rabrouer par Jésus sur sa protestation, qui lui semblait cohérente avec la prédication du Messie (Mt 26.14 et Mc 14.10). Pasolini a fixé la plausibilité de cette scène. J’ai entendu parler d’un film italien de 1919, dont je n’ai pas réussi à retrouver le titre, où Judas est même amoureux de Marie-Madeleine (le texte ne dit toutefois nulle part que c’est elle qui verse ce parfum rare), et où il livre Jésus par jalousie.
Pour Luc au contraire, et la différence est de taille, même s’il y a préméditation c’est que Satan est entré en lui (Lc 22.3). Et dans l’évangile de Jean, tous les mobiles concourent à engendrer la scène: il raconte lui aussi la scène du parfum, il ajoute que Judas convoitait l’argent, mais surtout Jésus savait depuis le début celui qui le trahirait, et il avait lui-même choisi Judas. C’est en effet au moment où Jésus lui tend une bouchée qu’il vient de tremper que la possession le prend, et le texte à cet égard est impressionnant, puisqu’en réponse à la question de savoir qui va le trahir Jésus répond que c’est celui à qui il donnera la bouchée qu’il va tremper: « sur ce, Jésus prit la bouchée qu’il avait trempée, et il la donna à Judas Isacariote, fils de Simon. C’est à ce moment, alors qu’il avait offert cette bouchée, que Satan entra en Judas » (Jn 13.27).
Tout se passe ici comme si le don même qu’il avait reçu portait une force maléfique, une force qui « oblige » celui qui reçoit le don, pour reprendre les analyses de Marcel Mauss[3]. Cherchant en effet ce qui oblige celui qui a reçu le don, Mauss parle de « l’esprit de la chose donnée » chez les Maori. Il s’interroge sur ce qui fait que l’individu qui a simplement accepté la chose, sans chercher à rendre le don, peut en recevoir du mal, et même en être détruit, et il écrit: « Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui »; cette force, cet esprit ou cette âme de la chose donnée, que les Maori appellent le « hau », poursuit le détenteur. « Accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme; la conservation de cette chose serait dangereuse et mortelle ». La chose donnée doit être transmise selon le contrat implicite qui lie celui qui l’a reçue, et même dans le droit romain la « res » (la chose, dont Mauss rattache l’étymologie au sanscrit « rah », le don) « reste liée et lie l’actuel possesseur jusqu’à ce que celui-ci soit dégagé par l’exécution du contrat ». Dans cette archéologie animiste de la scène qui nous intéresse, on peut se demander si Judas meurt d’avoir trahi le don, de l’avoir gardé pour lui, ou d’avoir parfaitement accompli le contrat fixé.
Passons à l’argent et à son usage: Matthieu parle d’un prix fixé de 30 pièces d’argent, là où Marc et Luc ne parlent que d’un argent promis. Chez le premier, Judas jette ces 30 pièces au visage des grands-prêtres; c’est du moins l’interprétation qu’en donne Pasolini, quand le texte dit « en direction du sanctuaire »[4]. L’argent est-il un mobile plausible de la trahison, de la « livraison », comme on le voit explicitement avancé dans l’évangile de Jean et dans quelques interprétations littéraires et cinématographiques? C’est très discuté. Jacques de Voragine propose aussi toute une exégèse des trente deniers, en rapportant cette somme au prix du parfum (300 deniers). On pourrait continuer ainsi à relever les contradictions pour le fameux épisode du baiser[5], ou pour celui de la mort de Judas, suicide ou punition, ou même ni l’un ni l’autre[6].
Dans toutes ces contradictions, le lecteur éprouve le sentiment que l’on cherche à mettre en scène, ou plutôt à reconstituer, à remettre en présence, les différents éléments d’une figure énigmatique de la traîtrise nécessaire. Pourquoi cette trahison était-elle vraiment nécessaire, puisque Jésus ne semble pas avoir eu une garde rapprochée armée ni puissante, et que ses détracteurs savaient à peu près toujours où le trouver, comme Jésus le dit lui-même à ceux qui viennent l’arrêter: « Chaque jour, j’étais parmi vous dans le temple à enseigner et vous ne m’avez pas arrêté. Mais c’est pour que les Écritures soient accomplies (Mt 26.54-56 et Mc 14.49). Les pièces du puzzle étant à peu près disposées, on peut essayer de faire des hypothèses, comme celle qui prend comme premier fil le surnom accolé à Judas (Iscarioth), et fait de Judas un zélote ou sicaire, déçu par la douceur un peu « apolitique » de Jésus, qu’il aurait ainsi cherché à forcer à se dévoiler, à retourner le procès contre les accusateurs, à appeler les légions célestes à débarquer pour transformer la crucifixion en victoire absolue. Toutefois cette hypothèse laisse de côtés les détails scripturaires qui montrent que Jésus n’a pas précisément été pris en traître par cette trahison.
Une autre hypothèse a été risquée par H.Stein-Schneider[7], qui fait de Judas un messager fidèle de Jésus. Ce dernier devait, pour « accomplir les Écritures », pour accomplir la prophétie du « serviteur souffrant » d’Esaïe (53.12), venir au moment de fête juive de la Pâque à Jérusalem et s’y faire arrêter, juger et condamner à mort. Ainsi son sang répandu comme celui d’un agneau serait le signe d’une nouvelle libération et de la venue du Royaume de Dieu. Mais personne ne l’arrête en dépit des mouvements de foule qu’il suscite. Avec ses disciples il change de tactique: les discours de Jésus prennent une tournure nouvelle (« que celui qui n’a pas d’épée vende sa tunique et achète une épée » Lc 22.36), et Judas est désigné au cours du dernier repas comme celui qui va se charger de le livrer, de dire qu’il prépare une sédition; pour montrer qu’ils sont des rebelles, deux glaives dans le groupe des disciples feront l’affaire (Lc 22.38). Quand il revient avec la troupe, Jésus l’appelle « mon ami » et dit « c’est par un baiser que tu as trahi/révélé le Fils de l’Homme » (Lc 22.48, dans cette lecture le même mot signifie livrer et enseigner). C’est pourquoi Pierre, Judas et les autres remontent à Jérusalem « jusqu’à la cour du Souverain Sacrificateur, pour voir la fin » (Mt 26.58) du procès. « Désormais vous verrez le Fils de l’Homme assis à la droite de Dieu et venant sur les nuées des cieux » dit Jésus (Mt 26.64). Mais les légions d’anges attendues ne se montrent pas, le ciel ne s’ouvre pas; rien ne se passe, et Jésus est emmené vers Ponce Pilate, pour être crucifié comme rebelle. Un tout autre dénouement que celui attendu. D’où l’horreur qui s’empare du groupe. Judas tente encore de venir racheter Jésus et de rendre cet argent: on le lui refuse et il va le jeter dans le tronc des pauvres à l’entrée du Temple, avant d’aller se pendre. On peut ainsi comprendre ce sentiment de trahison générale, Pierre qui renie Jésus et qui pleure, et tous ces proches en larmes au pied de la croix. Mais Judas est innocent: il a parfaitement accompli sa mission. C’est Dieu qui n’était pas au rendez-vous. Le traître avait été trahi. Tout traître n’a-t-il pas été d’abord trahi?
Il faut nous attarder ici, nous laisser intriguer. Car une nuée d’interrogations surgissent. Cette version qui fait coller beaucoup d’éléments apparemment contradictoires n’est à son tour cohérente que si Judas, Pierre et les autres disciples n’avaient pas du tout compris que Jésus devait mourir. Comment comprendre sinon qu’en croyant révéler le Messie ou le Fils de l’Homme Judas découvre ensuite qu’il l’a tout simplement trahi, livré? Jésus lui-même ne le croyait-il pas? Cela semblerait nécessaire pour rendre psychologiquement plausible qu’il ait transmis la conviction d’une victoire, au dernier moment à ses proches. Mais il semble au contraire avoir beaucoup parlé de sa mort à venir. Si Jésus était convaincu de sa résurrection immédiate, et s’il avait su convaincre ses disciples de ce point capital, pourquoi ont-ils tous aussitôt perdu confiance? Dans le récit de la résurrection, le tombeau est « vide », et montré vide par l’ange. Et cette absence est elle-même inauguratrice du mouvement ou du retournement des disciples de Jésus, qui passent alors du désarroi à la recherche du ressuscité. Mais ce tombeau vide n’est-il pas lui-même la « réplique » de cette absence d’événement au moment du procès de Jésus, de ce fait proprement médusant qu’il ne se passe rien, ou en tous cas rien de ce qu’attendaient les protagonistes. Ce serait le vide de cette scène qui serait alors l’étonnement premier, dont tout le reste serait le commentaire et l’intrigue impossible.
Pourquoi le fallait-il?
Toutes les hypothèses au fond, et la dernière encore une fois, s’appuient sur le sentiment, l’argument, ou la résignation qu' »il le fallait », et qu’il le fallait « pour accomplir les Écritures ». Si la forme de cette histoire est celle d’une « petite » tragédie, une petite formule condense ce tragique: « il faut que » (Lc 22.37) « il fallait que » (Ac 1.16). Judas fait partie d’un scénario tragique, où son rôle semble depuis toujours déjà écrit: c’est le rôle d’une trahison nécessaire au déroulement de l’histoire. Les éléments de la scène, d’abord, préexistent dans le texte biblique, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises; et leurs diverses mises en récit servent pour les différents acteurs à déchiffrer prophétiquement le sens de leurs situations. Quant au reste, il importe peu finalement que les mobiles soient ou non plausibles; ils le sont probablement mais ils ne servent qu’à permettre le jeu narratif.
Reprenons la dialectique de la dernière hypothèse: en croyant révéler le Fils de l’Homme, Judas l’a trahi et l’a conduit à une mort scandaleuse et inutile à ses yeux, de la même manière que Oedipe en croyant faire le bien a fait le mal, et le mal impardonnable. Mais sans le savoir, en trahissant, en conduisant Jésus à la mort ignominieuse sur la croix, Judas a ainsi accompli le plan de Dieu, et révélé le véritable Messie glorieux, son identité avec le « serviteur souffrant » jusqu’à la mort. Donc « il le fallait », même s’il ne le savait pas et ne l’a jamais su. On peut ici se rassurer en relativisant la fable par une morale du genre: nous ne savons jamais si nous faisons le bien ou le mal, et c’est un morale judicieuse. Mais pour celui qui est si intimement convaincu qu’il a fait un tel mal, et d’abord son malheur propre, qu’il va se pendre, cette morale ne peut plus le toucher aussi facilement. C’est qu’il ne peut pas sortir de son rôle, sortir de son point de vue, se voir lui-même depuis ailleurs, et que son point de vue est écrasé par le destin. Si sa mort même sert à quelque chose il n’en sait rien. Imaginez un serviteur souffrant, mais souffrant pour personne, pour rien. Nous reviendrons sur ce « point de vue de Judas ».
On le voit: c’est un point de vue « tragique », au sens propre de ce genre littéraire tel qu’il a été lu par Ricoeur après Hegel et Georges Steiner dans ses Antigones. Le personnage est coincé dans son point de vue sans possibilité d’en sortir autrement que par la mort. Une objection est ici possible: dans cette antiquité-là, les tragédies ne pouvaient arriver qu’à des Grands, des rois, des princes, des Héros; et des gens aussi simples que Judas ou Pierre n’étaient susceptibles que d’être des personnages de comédie. Erich Auerbach, dans sa Mimésis, a montré, à propos de l’histoire de la Passion diversement racontée par les quatre évangiles, que « l’esprit de la rhétorique, qui classait le sujet en genres distincts et revêtait chaque sujet de sa forme spécifique de style comme de l’habit qui convenait le mieux à sa propre nature, cet esprit ne pouvait y devenir dominant, pour la simple raison que leur sujet ne rentrait dans aucun des genres connus. Une scène comme celle du reniement de Pierre n’entre dans aucun genre antique; elle est trop sérieuse pour la comédie, trop proche de la vie quotidienne des contemporains pour la tragédie, politiquement trop insignifiante pour l’histoire »[8]. Avec le reniement de Pierre, avec la trahison de Judas, voici donc une tragédie mettant en scène des gens simples, des gens que l’on n’aurait pas cru « capables » de tragédie, capables de tenir leur rôle jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Ou des gens qui, en croyant renier et trahir, accomplissent leur rôle. Chacun, acteur à sa manière.
Le tragique est donc que ces gens-là, en agissant, sont encore des lecteurs, des interprètes d’un texte dont ils se distribuent les rôles. Pierre et Judas, certes, s’opposent, et l’horreur qui s’empare de nous à la lecture de la trahison et de la mort de Judas n’a d’égale que la compassion qui s’empare de nous à la lecture du reniement de Pierre, qui précède une vie de martyr. Pourtant Judas est moins que Pierre un lâche, et lui aussi est un martyr de la Passion. Et pourtant Jésus dit à Pierre « arrière, Satan! » (Mt 16.23) et à Judas « mon ami » (Mt 26-50). Au fond il n’y a que des trahisons, et toutes concourent à l’avancée du récit. Entre les deux pôles où la traîtrise et le reniement suscitent tantôt l’horreur et tantôt la compassion toute une gamme d’attitudes, toute une suite de variations, sont possibles. Toutes ont été essayées. S’il y a plusieurs versions des faits, s’il y a tant de légendes ultérieures, et d’interprétations romanesques, c’est qu’il fallait bien essayer toutes les fonctions possibles du récit.
Et s’il y avait douze disciples de Jésus, c’est que l’on peut présenter douze manières différentes de trahir. Douze manières différentes d’être fidèle ou parjures, et de faire l’expérience du point où la promesse (de se maintenir identique à celui que l’on avait annoncé être) s’efface devant le pardon (qui fait place en moi à un autre moi). Il n’y a pas que Pierre et Judas qui soient des figures de la trahison, Jacques et Nathanaël, Jean et Thomas aussi, et bien plus tard encore Paul plus terriblement encore que tous les autres, tous font l’épreuve de la conversion, tous trahissent pour être fidèles. Apostasient pour devenir des apôtres. C’est ici la « boîte noire » de notre récit, le coeur de l’intrigue narrative. Il s’agit de trahir apparemment une tradition pour l’accomplir, de la rouvrir à sa vérité par un scandale, comme si elle n’était plus qu’une trahison cachée sans cette rupture résolue avec ce qui ne serait plus une fidélité vivante mais une complaisance à soi-même. C’est l’ambivalence même de la traduction, qui trahit ce qu’elle transmet. C’est peut-être pourquoi « Il faut que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui il arrive! » Il s’agit de trahir apparemment un ami pour le dévoiler, pour pouvoir dire et faire voir véritablement qui il est. Il s’agit d’accepter qu’il n’y a pas de conversion sans abjuration. C’est peut-être ici que l’on pourrait relever la différence que l’on trouve, dans les vicissitudes de l’histoire, entre les personnages irrémédiablement « tragiques », comme Agrippa d’Aubigné[9], et les personnages « comiques », qui ont traversé le tragique et qui ont la sagesse d’abjurer, de pardonner, de changer de rôle, et je pense à Henri IV, l’ami du précédent[10]. Nous aurions donc ici l’éloge d’une abjuration vitale, qui lâche ce qu’elle voulait garder, et qui découvre que c’est peut-être la seule manière de le trouver. Il s’agirait de traduire la fidélité dans la rupture elle-même. De l’interpréter.
Pourquoi, dans cette distribution des rôles, dans cette variation de traductions possibles, de trahisons, d’interprétations, fallait-il cette place faite au rôle de celui qui « livre » Jésus? Pourquoi cette figure noire d’une trahison nécessaire, et d’une trahison ourdie dans les textes de telle sorte qu’elle nous oblige indéfiniment à continuer de l’interpréter, à nous la figurer, à en inventer encore et encore de nouvelles interprétations, de nouvelles figures? Pourquoi le fallait-il? Louis Marin s’est penché sur cette question, du point de vue de la structure du récit[11]. Il montre que le traître est le « neutre », ce qui permet d’échanger les places, et que c’est un point mortel. La mort de Dieu est nécessaire au récit, et elle est impossible: il faut donc monter une intrigue qui la rende possible, qui livre la possibilité de cette scène, et Judas est ce transformateur qui permet à l’éternel de devenir mortel pour que le mortel devienne éternel. Par le neutre, le négatif devient positif et le positif devient négatif, la réalité et l’apparence échangent leurs rôles.
C’est là un renversement que le philosophe reconnaît au premier coup d’oeil: toute l’ironie socratique visait ainsi à produire une dissociation, une dualisation: il y a un savoir apparent (de ceux qui croient savoir et qui ont réponse à tout) qui est une ignorance réelle; et il y a une ignorance apparente (de ceux qui ne croient pas savoir et qui interrogent) qui est un savoir réel. L’ironie socratique est cette puissance qui transmute la réponse en question et la question en réponse. Mais la ressemblance ne s’arrête pas là: dans ces deux procès, dans ces deux condamnations à mort justifiées dans chacun des deux mondes et pourtant tout à fait injustes dans l’un et l’autre, les premiers témoins ont commencé par trahir. A la mort de Socrate, Platon avait quitté Athènes, de crainte d’être traité comme son maître, condamné par un tribunal démocratique à boire la ciguë pour avoir corrompu la jeunesse et inventé des dieux. Dans plusieurs de ses dialogues, Platon tente de remettre en scène ces derniers moments de Socrate, comme s’il cherchait à réparer sa propre absence. A la mort de Jésus, la nuit même où il fut livré, Pierre nia avoir le moindre rapport avec lui, et c’est sur cette « pierre » que l’Église est bâtie! La pluralité des Évangiles tient peut–être à cette ombre de dénégation qui s’attache à tout témoignage, qui lui interdit de se suffire à lui-même, et qui l’oblige à entrer en recoupement avec d’autres. Philosophie et Chrétienté auraient la même hantise d’un reniement premier, d’une incapacité à soutenir leur propre origine. Une traîtrise nécessaire, nécessaire à l’intrigue mais nécessaire à l’histoire.
Tout cela est très bien, mais il me reste encore une gêne, dont je ne parviens pas à me débarrasser, comme si quelque chose me retenait, quelque chose d’intraitable. Comme le sentiment d’être « observé » par quelqu’un. Reprenons encore une fois ce récit. Ce scénario déjà écrit, où « il fallait que » pour que « s’accomplissent les Écritures ». Dans la Genèse, c’est là encore et déjà un Juda, fils de Léa et de Jacob, qui prend l’initiative de vendre Joseph, fils de Rachel et de Jacob (Gn 37.26), et qui relance ainsi toute l’histoire. L’histoire est très semblable, dans son « économie », à celle de notre Judas. C’est une économie que le philosophe reconnaît elle aussi au premier coup d’oeil, une économie hégélienne. Israël en effet ne sera pas sauvé par la tribu d' »irréductibles » restés purs, dans des déserts en marge de l’histoire, mais par celui qui a été vendu, qui est descendu en Égypte, qui est devenu serviteur, qui a croupi, fermenté, travaillé dans les citernes, les silos, les geôles. Joseph ne sera pas tué et on l’épargnera en substituant à son sang celui d’un chevreau (pour que Jacob croie à sa mort: on est ici dans le négatif exact de l’histoire d’Oedipe). Quand Juda trouve la solution ingénieuse (vendons–le!), il est trop tard: les Madianites qui passaient l’ont déjà fait et ils ont réalisé le bénéfice. Cette économie se trouve peut–être déjà dans le schème des semailles, où il faut perdre du grain pour en trouver davantage. Mais « si le grain ne meurt » (Jn 12.24) est aussi le schème de la pensée hégélienne: il faut se perdre pour se trouver. Hegel parle, on le sait, de cette « ruse de la raison », par laquelle les passions les plus folles servent la rationalité de l’histoire, et par laquelle les plus grands malheurs comme les plus grandes méchancetés sont compris dans la grandiose machination de Dieu, de l’Esprit ou de l’histoire. « On ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs », et notre XXème siècle finissant est encore rempli de la fureur et du retentissement de cette formule. Mais pourrait-on adopter le point de vue de l’oeuf, le point de vue de Judas écrasé dans cette histoire?
Ce que ne supporte pas Pierre Bayle (un auteur de la fin du XVIIème siècle que j’affectionne) dans toutes les théodicées, c’est cette justification du mal, de la méchanceté et du malheur par la grandeur du point de vue et du dessein de Dieu. Parlant de l’histoire, il la résume sous la formule suivante: « Cent désordres honteux et absurdes et un malheur presque continu ». Leibniz soutient dans son Essai de théodicée que ce monde est le meilleur des mondes possibles; mais Bayle ne s’occupe pas de l’intelligibilité du monde, et son problème n’est même pas de prouver l’existence factuelle du mal: le fait que le mal soit vécu subjectivement comme tel suffit. L’individu ne saurait être consolé de sa misère en apprenant qu’il y a un point de vue sous lequel tout est heureux. Le fait que quelqu’un vive quelque chose comme une souffrance insoutenable est déjà trop, et c’est visiblement le cas de Judas. Le désespoir de Judas est injustifiable. Pour supprimer le problème du mal « il faudrait supprimer jusqu’à la dernière minute les supplices des enfers », et le moindre malheur humain. Bayle est donc très éloigné de cette théologie du salut, qui plante sa croix dans le pathétique du vécu humain pour le transformer dans un sens de l’histoire.
Et nous revenons ici à notre point de départ. C’est ce « grand récit » qui voulait encore donner un sens à la Shoah. Et donner un sens à la phrase terrible et probablement désespérée de Jésus: « Il aurait mieux valu pour lui qu’il ne fût pas né! » Il faut écraser le point de vue de Judas pour que les Écritures s’accomplissent, de même que la renaissance de la nation d’Israël est le prodrome de la fin de l’histoire, de son accomplissement. Et cette théologie a gagné en se sécularisant, en devenant le grand mythe laïc du progrès et de l’émancipation. « On ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs ». Mais on ne fait jamais assez attention à l’étendue, à la diversité, à la profondeur de la souffrance et du malheur. Et s' »il aurait mieux valu pour lui que de n’être pas né », nous devons ensemble réinterpréter cette interpellation, qu’elle fasse au contraire bifurquer nos vies, comme le montre Franz Capra dans La vie est belle: l’intervention de l’ange-narrateur au moment décisif où le suicidant fait cet énoncé horrible sur lui-même, pour lui montrer le film de la vie de ses proches et de sa ville s’il n’avait jamais été, est la métaphore de cette réinterprétation de nos existences. Peut-être parce que l’enfant n’a rien demandé, il ne nous est pas demandé de nous soumettre au malheur et à la souffrance, qu’ils soient naturels et inévitables, ou qu’ils soient infligés par l’être humain à l’être humain, ou à tout être, directement ou indirectement. La modernité s’est déployée dans ce combat contre les malheurs et les manques naturels, mais n’a fait probablement qu’aggraver le second type de maux, d’où la démoralisation actuelle. C’est à cette bifurcation qu’il nous faudra revenir. Mais pour cela il nous faudra briser la boîte noire, la camera oscura du « il fallait ». Car si nous y collons notre oeil, nous n’y voyons que nous-mêmes.
Olivier Abel
Publié dansParis: Autrement, 1999, sld Catherine Soulard, p.41-60.
Notes :
[2] Si l’on continue à chercher des analogies, celle qui frappe ici est celle de Joseph, vendu par ses frères et devenu le ministre préféré de Pharaon.
[3] Marcel Mauss, « essai sur le don », dans Sociologie et anthropologie, Paris: PUF, 1980, p.157 sq., 214 sq., 234.
[4] Il y a une analogie avec un texte du livre de Zacharie (Za 11.12), où le salaire de trente sicles est jeté au trésor du Temple.
[5] Qui évoque ces renversements d’amitié dont parle le psaume 41.8: « Même l’ami sur lequel je comptais, et qui partageait mon pain, a levé le talon sur moi »? En tous cas c’est une histoire qui ne se comprend que dans un milieu d’interprétation juif, où les actions ne prennent sens, et ne pourront éventuellement se déposer à leur tour dans une tradition, que par analogie à des textes plus anciens qu’ils répètent, réveillent et « accomplissent ». Dans le livre d’Osée ainsi, il est dit « que des sacrificateurs offrent des baisers à des veaux » (Os 13.2).
[6] Si « Judas, qui l’avait livré, voyant que Jésus avait été condamné, fut pris de remords » (Mt 27.4), qu’est-ce qui a pu se passer pour qu’il soit ainsi « retourné »? Quant à la punition racontée par le livre des Actes, Jacques de Voragine en propose l’exégèse allégorique suivante: s’il a crevé par le milieu du ventre et ses entrailles se sont répandues sans passer par la bouche, c’était pour ne pas souiller de façon ignominieuse ce qui avait été touché par la bouche de Jésus-Christ, mais qu’il fallait que les entrailles qui avaient conçu la trahison (le ventre ou la tête?) fussent déchirées et répandues, « et que la gorge par oùla parole de trahison avait passé fut étranglée avec un lacet. Il mourrut en l’air, afin qu’ayant offensé les anges dans le ciel et les hommes sur la terre, il fut placé ailleurs que dans l’habitation des anges et des hommes, et qu’il fut associé avec les démons dans l’air » (La légende dorée, op.cit., p.319). Selon un évangile apocryphe, celui de Barnabé, au dernier moment Judas a été crucifié « à la place » de Jésus, et c’est une tradition qui eut une certaine vogue en Islam.
[7] Herbert Stein-Schneider, « À la recherche du Judas historique », Études théologiques et religieuses, 1985 n°3.
[8] Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris: Gallimard, 1958, TEL p.56.
[9] Dont on sait que le surnom était le « bouc », le chant du bouc étant étymologiquement la tragédie.
[10] Qui semble avoir eu du mal à avaler son « Paris vaut bien une messe ».
[11] Louis Marin, Sémiotique de la passion, Paris-Neuchâtel: Aubier-Montaigne/Cerf/Delachaux et Niestlé 1971.