Le mal
A. L’insistance de la question.
Le sentiment que « cela » est insoutenable et n’aurait pas dû être, que nous sommes responsables de tout faire pour que cela ne soit pas, mêlé à cet autre sentiment que nous sommes impuissants devant lui et comme toujours encore impréparés à lui, voilà quelques traits de l’expérience du mal. Ce dont le « Notre Père » demande (peut–être parce que l’enfant « n’a rien demandé ») que nous soyons délivrés, et c’est même son dernier mot, c’est de cette situation sans issue. On ne peut donc pas se contenter de dire, en consentant à la totalité du monde comme bon, qu' »il faut de tout pour faire un monde » et que le mal y est inséparablement annexé. Il y a toujours un point où cette sagesse se brise ; là peut–être où il ne s’agit plus de consentir ni de comprendre, mais d’agir, de « faire en sorte que ne pas ».
Ainsi quand PAUL écrit : « le bien que je veux je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas je le fais » (Rom.7.19), il désigne aussi ce paradoxe, qu’il n’y a pas symétrie entre la volonté humaine de chercher le bien, et celle d’éviter le mal. Cherchant le bien et en son nom, je peux faire le mal et parfois le pire. La tradition protestante, comparativement à d’autres, a davantage fondé son éthique sur une réduction du mal que sur une promotion du bien ; elle a développé ce sens aigu de la réalité du mal, non comme une catégorie théorique de l’être mais comme un trait de l’existence éthique. Le mal n’est ni le viatique du bien voulu par Dieu, ni une force ténébreuse et sacrée qui s’opposerait au dessein de Dieu : dans tous les cas ce n’est pas « notre » problème. Le mal est ce que nous ne devons pas faire, si nous voulons pratiquer la justice de Dieu.
Et pourtant, quand nous aurions éliminé la violence directe ou indirecte, la souffrance infligée aux humains par les humains, il resterait une souffrance nue, devant laquelle notre agir aussi se brise. C’est ce reste d’impuissance qui fait toute l’énigme. Car d’une part le mal devient ici le « malin », cela qui nous persuade qu’en faisant le bien nous serons heureux. Et d’autre part le mal ici devient tout simplement bête, et bête à pleurer. La sagesse est alors de ne pas en « rajouter », de pardonner au mal et à son absurdité ; mais qu’est–ce que pardonner ?
Telle se présente l’insistance de la question du mal. Au niveau du pensable, comme obstacle au consentement. Au niveau de l’agir possible, comme tragique de la responsabilité. Et l’insistance même qui nous renvoie de l’un à l’autre engendre le sentiment d’une impuissance irréductible. Ce n’est pas tout à fait un hasard si deux des plus grands philosophes modernes du mal, Pierre BAYLE et Paul RICOEUR, sont aussi ceux qui, dans la pensée protestante, ont porté ce problème à son plus haut point.
1. l’insoutenable absurdité du mal :
« Le Dieu des Chrétiens veut que tous les hommes soient sauvés ; il a le pouvoir nécessaire pour les sauver tous ; il ne manque ni de puissance ni de bonne volonté, et cependant presque tous les hommes sont damnés ».
Ce lazzi que BAYLE place dans la bouche d’un partisan de Zoroastre exprime une perplexité fondamentale de la pensée protestante. Cette perplexité n’incline pas au dualisme manichéen : celui–ci n’est autre (sous la plume de BAYLE comme sous celle des Basnage, Beausobre, La Croze et autres huguenots réfugiés à Berlin) qu’une machine de guerre contre le panthéisme implicite au déisme. Or l’histoire humaine est pour eux placée sous le régime de la Chute, de la séparation de Dieu. La perplexité que BAYLE argumente expose néanmoins une terrible alternative : plutôt que d’accepter l’énigme absurde du mal, les hommes préfèrent encore un Dieu despote qui les détermine, les aveugle et les juge ; ou bien ils préfèrent un Dieu faible et fragile. Or rien ne permet de résoudre l’alternative, et CALVIN lui–même souligne l’énigme davantage qu’il ne la résoud. Le mal ne saurait être expliqué, excusé, ni justifié.
Cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas été « pensé ». La masse des arguments accumulés dans le débat entre BAYLE et LEIBNIZ, à propos de la Théodicée (comment justifier Dieu de la présence du mal dans le monde?), est impressionnante. LEIBNIZ a été le plus loin possible dans la tentative de penser le mal. De même que l’inventeur du « calcul infinitésimal » montre qu’il y a encore une régularité des irrégularités, une intégrale possible des petites différences, il est possible, dit–il, de rapporter le mal à la totalité du monde. On s’aperçoit alors que Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles, celui dont la variété dans l’unité est la plus grande : Dieu a choisi le monde qui avait la plus haute densité de compossibilités, qui permettait de faire coexister le maximum de possibles. Dieu a choisi le maximum de perfection et le minimum de défauts. Certes il ne pouvait pas faire que les créatures ne soient pas limitées et qu’elles égalent le créateur. Le bien comporte le mal, comme la lumière porte des ombres, et tout n’est pas possible en même temps.
Le mal moral apparaît à l’occasion de cette limitation physique. Car les créatures ne perçoivent qu’une infime partie du monde : si elles pouvaient avoir la perception claire du tout, elles en verraient l’harmonie, et qu’il y a infiniment plus de bien que de mal. La faute survient quand la créature prend son point de vue comme le seul véritable et comme mesure du bien. Le péché est une conséquence de l’erreur. Mais même de ce mal–là Dieu sait tirer un bien plus grand, dans une sorte d’économie où le moindre mal est toujours quelque part compensé (de même qu’un prince sait faire couler le sang pour abréger la sédition et épargner davantage de sang). Ainsi rien n’est jamais perdu, tout est récompensé.
BAYLE estime que dans ce « meilleur des mondes » l’homme est encore trop malheureux et trop méchant ; or avant la génération du monde, tout étant insensible on n’y connaissait pas le plaisir, mais pas non plus de chagrin, de douleur, de crime ! Dieu aurait très bien pu créer un monde sans douleur. Si même la cessation du plaisir résulte d’une usure des fibres du cerveau, Dieu aurait pu conserver éternellement ces fibres, ou faire en sorte que notre bonheur n’en dépende pas. De même Dieu aurait pu ne pas placer dans le coeur humain de penchant au péché. « On s’est toujours choqué que sous un Dieu tout parfait les méchants prospèrent et les gens de bien soient dans l’oppression, mais à mon sens on devrait être plus surpris de ce qu’aucun homme n’a jamais été exempt de péché et d’afflictions sous un Dieu qui n’a qu’à dire la parole et tout aussitôt les hommes seraient saints et heureux ». Et si c’était la liberté que Dieu voulait ainsi donner aux humains, il aurait suffi qu’il accompagne ce don par celui d’une grâce qui aurait porté cette liberté à la sagesse et au bien. La liberté devait–elle être méritée et obtenue par des bonnes oeuvres ? On ne peut pas imaginer Dieu comme « un monarque qui laisserait croître les désordres et les séditions par tout son royaume, afin d’acquérir la gloire d’y avoir remédié ».
Les arguments de tous genres accumulés par BAYLE, dans un style très shakespearien, montrent que pour lui la raison n’édifie rien mais déconstruit au contraire sans cesse son propre ouvrage (comme Pénélope). Ainsi se découvre l’absurdité d’une situation où apparemment Dieu a voulu qu’Adam et Eve lui désobéissent, et qu’ils croient qu’il voulait qu’ils lui obéissent. La conviction intime de BAYLE, c’est que si en effet c’est la subjectivité humaine (dans son ingratitude bornée) qui voit du mal ou du malheur partout, ce point de vue subjectif existe, et que l’individu ne saurait être consolé de sa misère en apprenant qu’il y un point de vue sous lequel tout est heureux. La plus petite cruauté est encore de trop, et « vous ne pouvez donc parvenir à la bonté de Dieu qu’en supprimant jusqu’à la dernière minute les supplices des Enfers ». Enfin cette subjectivité radicale est si troublée par le mal, qu’elle ne peut en rien se connaître ni se justifier elle–même (CALVIN: l’homme se connait en Dieu ; BAYLE: « Cogitas ergo es »).
LEIBNIZ reproche à BAYLE de faire taire la raison après l’avoir trop fait parler. En effet BAYLE compare l’usage de la raison à la méditation paulinienne de la Loi mosaïque : c’est ce qui nous fait découvrir notre impuissance. Et il est vrai que l’on trouve chez BAYLE une sorte de « surdialectique » à la manière de KIERKEGAARD, où le lecteur est comme écartelé par des alternatives sans synthèse. Il ne faudrait pas croire pour autant que LEIBNIZ soit le penseur rationaliste de la plate réconciliation : son discours ressemble plutôt au grand « poème » de la création sur lequel se termine le livre de Job. Il n’y a pas de vision simplement morale du monde qui justifie le mal : c’est en renvoyant la plainte humaine à la totalité du monde comme merveille et comme énigme (« où étais–tu quand je.. »), qu’il lui est répondu. Mais cette réponse fait–elle vraiment taire l’interrogation ? Ce serait déjà faire de la réponse une théodicée. C’est ce que BAYLE refuse.
Ainsi le mal ne peut pas être expliqué ni complètement pensé, il peut seulement être raconté. De même dans l’histoire de la rédaction biblique il semble que ce soit l’échec des constructions deutéronomiques, où le monde était « tenu » par un principe de rétribution et d’explication, qui ait fait appel, ultérieurement, au récit originaire du Pentateuque. On y trouve différentes métaphores de l’origine du mal : dans un combat primordial (mais le bien peut–il battre le mal sans devenir un mal plus puissant?); dans un acte de génération et d’engendrement (mais le « péché originel », qui désigne un héritage de culpabilité antérieur à toute responsabilité individuelle, ne cherche–t–il pas à biologiser et à rationaliser ce sentiment de dette?); dans une fabrication (mais doit–on dire qu’elle rencontre l’entropie et la résistance de la matière?); ou dans une parole (le mal est d’abord mensonge, mais d’où vient cette possibilité d’une parole qui ruine la parole?). Pourtant ce sont des métaphores et non des concepts. La narration refigure le monde vécu du souffrir et de l’agir, et n’allégorise pas un savoir théorique.
Revenant à l’intuition fondamentale des Réformateurs, KANT peut alors énoncer cette séparation du cosmologique et de l’éthique. Dans une sorte d’ambiguïté de lecture qui lui vient probablement de ROUSSEAU, on lit en effet tantôt chez lui un discours dans le style de BAYLE, montrant l’histoire de l’humanité comme une déchéance dans laquelle le paradis est perdu de sorte que maintenant (« mais ce maintenant est aussi vieux que l’histoire ») nous vivons l’âge de fer des guerres et de la méchanceté : ici la morale est une exigence individuelle aigüe. Et tantôt on lit un discours très Aufklärer, qui atteste à certains signes l’histoire de l’humanité comme progrès constant de l’émancipation de la raison : ici les contraintes physiques et les conflits mêmes conspirent à développer peu à peu les dispositions au bien.
Le mal peut seulement être raconté : et raconté dans un récit brisé. Dans son Essai sur le mal radical qui constitue la première partie de « La religion dans les limites de la simple raison », KANT désigne en même temps en nous la disposition originelle au bien et le penchant radical au mal. Par–delà l’abîme inscrutable de l’origine de ce mal, qui corrompt jusqu’à notre bone volonté, retenons que ce mal radical consiste tout simplement à faire de la loi morale un instrument du bonheur, autrement dit à vouloir une récompense pour sa moralité, c’est à dire à produire son salut. Or le mal suppose, entre le registre « physique » du plaisir et le registre « éthique » de la liberté, une disproportion qui est vécue comme une « chute » : après coup, les humains rêvent du paradis où ils pouvaient folâtrer dans l’innocence enfantine. L’innocence ne se sait que perdue, et le jardin est le lieu où l’on ne retournera pas. Mais la « punition » n’est pas une malédiction et la Chute est indissociable de l’émancipation. Il faut accepter de tomber pour apprendre à marcher par soi–même. Dans un commentaire de la Genèse, KANT résume : « l’histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l’oeuvre de Dieu ; l’histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l’oeuvre de l’homme ». Mais la « synthèse » des deux histoires nous est interdite.
2. le tragique de la responsabilité :
« Les effets d’une action se détachent de l’agent, comme le discours le fait de la parole vive par la médiation de l’écriture. C’est ainsi que l’action a des effets non voulus, voire pervers ».
RICOEUR observe que l’acte devient autonome par rapport à l’intention, que les conséquences de notre agir sont irréversibles, et que pourtant nous en sommes responsables. C’est une manière possible de poser la responsabilité comme problème. Mais avant de faire problème la responsabilité est d’abord une « réponse », une manière de se tenir devant la question. Si le mal est ce dont on a peur (peur pour soi, pour ceux qu’on aime, les autres, les générations à venir) ou ce dont il y a plainte, la responsabilité est courage.
La question du mal est ici relancée par la racine éthique du problème, avec le relais de la question « pourquoi le mal ? » par la question « que puis–je faire contre lui ? » Dans une sorte d’inversion du regard, le sujet n’est plus le spectateur heureux ou malheureux, mais le sujet agissant et souffrant, l’agent ou la victime de ce mal. Il ne s’agit plus de prouver s’il y a ou non plus de bien que de mal dans le monde ; le mal est « éprouvé », on peut simplement en témoigner. Encore est–il difficile de témoigner de ce qu’on n’a pas éprouvé ; et même de ce qu’on a éprouvé : quand on survit à un mal il arrive que l’on s’en sente en quelque manière déjà coupable. Mais l’aveu de responsabilité lui–même prend la forme du témoignage ; il atteste : « c’est moi », « me voici ».
Paul RICOEUR a consacré une grande partie de son oeuvre à cette question de l’implation du mal dans la structure de la responsabilité. Selon le mot de KANT, il s’agit d’une anthropologie pragmatique (qu’est–ce que les humains font d’eux–mêmes) et non pas d’une anthropologie « naturelle », dont le chemin nous est précisément interdit par la Chute. Et le trait central de cette anthropologie est la « disproportion » qui fait la fragilité humaine. Disproportion entre la perspective ou la perception finie du sujet, et la parole qui ouvre en lui la possibilité infinie de l’autre point de vue. Disproportion entre le caractère et les désirs d’un sujet et l’idée en lui d’un bonheur qui soit tout à tous. Aucune de ces dimensions n’est « fautive », mais c’est dans leur démesure ou leur incommensurabilité, et dans la fragilité qu’elle introduit au « coeur » du vouloir humain, que réside la possibilité de la faute, et la condition tragique de la responsabilité.
C’est finalement l’unité éthique même entre l’agir et le subir qui est brisée par une dissymétrie intime. L’unité tient à ce que, comme l’écrit RICOEUR « faire le mal, c’est faire souffrir autrui »: le combat pour la justice exige le rétablissement d’une réciprocité possible entre l' »agent » et le « patient ». La logique de la réciprocité, c’est à dire de l’exacte rétribution, structure largement l’éthique de la responsabilité, en réglant l’ordre des échanges par un principe de symétrie (traiter l’autre en sorte que je puisse accepter qu’il me traite de même). La réparation, la compensation, c’est dans le monde la possibilité du salaire, de la récompense ou de la punition, l’échange d’un instant ou d’une durée contre un autre instant ou une autre durée.
L’idée de punition, notamment, où l’on fait payer par une douleur physique une faute morale pour ainsi rétablir l’équivalence entre le mal subi et le mal agi, a ce caractère « magique » et presque enfantin d’une sorte de répétition éthique (agie) du mal physique (subi), qui pourrait l’effacer, l’annuler. Mais est–ce possible ? La logique de la rétribution peut–elle réparer la distribution apparemment toute aléatoire des biens et des maux ? Et si l’on admet qu’il n’y a pas d’action qui ne soit limitée dans ses buts et comme environnée d’un « nuage d’inconscience » quant à ses conséquences infinies, comment réparer la disproportion entre l’agi et le subi, cet excès de l’un sur l’autre par lequel les humains sont encore plus malheureux que méchants ?
Si elle « répare » assez largement la dissymétrie des échanges, cette vision morale d’un monde gouverné par l’exacte rétribution soulève donc plusieurs problèmes. Dès que l’on pense la rétribution du bien et du mal dans « cette » vie, les biens deviennent les manifestations d’une bénédiction, d’une bonne conduite : d’où la vénération fanatique de la richesse, les amis de Job qui se détournent de lui dans sa misère, et ce scandale absurde qui brise toute solidarité dans l’adversité : que souvent les justes sont malheureux et les méchants prospères.
C’est pourquoi CALVIN développe l’idée de « loi » sous la métaphore du miroir : la loi civile exercée par les Autorités remplit son office si elle récompense les bons et punit les méchants ; et si elle se détourne de la justice elle est encore le miroir des méchancetés humaines et l’instrument détourné de la colère de Dieu. Mais la loi divine, elle, est ce miroir spirituel qui nous fait connaître à nous–mêmes, et que nous sommes injustifiables. Là donc où, conformément à la grande affirmation de Luther, la Loi devait nous tourner à autre que nous– mêmes, nous en faisons un usage pervers, en la réduisant à une sorte de thérapeutique, de pharmacie! CALVIN montre comment le sujet doit se détourner de lui–même et de la préoccupation de la Loi pour son propre salut, s’il veut entrer dans la liberté chrétienne d’aimer Dieu et ses prochains.
De la même manière, la souffrance ou le désir peut faire enfler la subjectivité, lui cacher les autres, et les autres souffrances. La fragilité est pourtant aussi ce qui ouvre en moi la possibilité du point de vue d’autrui, et c’est ce qui définit l’agir éthique, sa responsabilité (sa manière de répondre « devant l’autre »). Ne pouvant pas s’isoler dans un petit ilôt de sens ou de salut privé au milieu d’un océan d’absurde et de perte, le sujet éthique a deux issues.
Il peut espérer une « autre » vie, où tout sera jugé pour chacun, dans sa singularité absolue : le thème de l’au–delà apparaît en même temps que celui de la mort individuelle, avec un sens extrême de l’imputation individuelle (Jérémie niant que l’on puisse « payer » pour la faute des pères), avec une extrême intériorisation, individualisation, de la culpabilité et de la révolte. Parce que la loi de la rétribution laisse toujours un « reste », c’est le sentiment d’injustice qui a engendré le sentiment individuel. Pourquoi, ou pourquoi pas, le malheur sur moi ? Or le malheur dans le monde n’est le prix de rien et ne répare rien. La théologie de la Grâce se présente alors comme une tentative pour sortir de la vision « pénale » du monde, en proposant un discours qui, sans y répondre, soit en quelque sorte plus absurde encore, plus injustifiable. C’est peut–être le fond de la théologie négative, jusque chez Karl BARTH.
Le sujet éthique peut aussi penser que le malheur est une sorte de peine solidaire, une conséquence des erreurs ou des fautes des ancêtres ou des contemporains : cette culpabilité collective, qui est peut–être une forme originaire de lien social, est un sentiment de mutuel ou de commun endettement, que chaque sujet doit « honorer ». Cette vision plus archaïque trouve un regain de sens, là où nous découvrons avec RICOEUR que le mal a une épaisseur politique, économique et presque cosmique. Certes il faut se méfier des culpabilités collectives et héréditaires (car il doit être possible de désigner les responsables), mais nous sommes dans un temps où les résultats de notre « agir instrumental », avec les conséquences lourdes de nos techniques, sont tellement vastes que nous devons, au–delà de nos intentions morales, nous considérer comme responsables des effets planétaires de nos modes de vie, pour les générations prochaines et pour l’ensemble des vivants. Le « mal » n’est pas une petite affaire personnelle et très privée, comme si les humiliations et les misères dues à un ordre injuste, mais imputables à personne nommément, échappaient à toute recherche de responsabilité éthique.
La responsabilité complète indiquerait en même temps une sorte de « responsabilité structurale » (comment les responsabilités sont partagées), et une « responsabilité singularisée » (la différence infinie qui distingue chaque responsabilité). On établirait ainsi une sorte d’échelle des responsabilités, qui permette à chaque fois de distinguer le degré de responsabilité des uns et des autres, là même où le regard habituel ne discerne pas de responsabilité. Mais cela ne suffirait pas à couvrir entièrement le tragique de la responsabilité et laisse trois problèmes : 1) Celui de la disproportion entre ce que nous voulons et ce que nous faisons, de la disproportion entre ce que nous faisons et ce qui en résulte pour les autres et dans le monde, bref de la disproportion entre le mal que je commence et le mal déjà–là. 2) Celui du conflit tragique qui déchire la responsabilité entre des appels contradictoires. 3) Celui de l’aveuglement criminel.
1) Si la vision éthique du mal suppose que « je l’ai commencé », que la responsabilité m’en revient et que j’en ai l’initiative, la vision tragique expose le mal comme déjà–là, nous précédant toujours, nous dépassant de toutes parts. Or la logique du choix et celle de la destinée sont entrelacées. Car la vision tragique n’est pas dissociable de la vision éthique : elle l’habite comme sa limite. C’est la rigueur parfois presque héroïque de la loi éthique (et de la rétribution) elle–même qui permet de désigner ce qui la déborde. La tragédie grecque par exemple développe cet intervalle qui fait le propre de la temporalité tragique : entre le héros actif dressé dans sa résistance, qui cherche encore un acte possible à glisser avant qu’il ne soit trop tard et sur lequel le destin en quelque sorte rebondit, et la même personne mais passive, brisée, impuissante, comme abandonnée à l’irréparable et presque confiante, il y a un rythme indivisible. Ce délai ou ce sursis n’est d’ailleurs pas un rythme mais un écart. Et cet écart entre l’éthique de la justice et le tragique de la compassion est un des lieux où se noue le christianisme débutant, dans le dogme du « péché originel » chez AUGUSTIN notamment.
2) Le tragique est aussi ce qui montre comment le non–choix, le « destin », est un caractère du choix lui–même. Comme on le voit chez SOPHOCLE, et dans son Antigone où elle culmine, la forme tragique est celle d’une contradiction insoluble, d’un conflit non pas seulement entre deux désirs (conflit qui pourrait être soumis à une règle morale), mais entre deux règles, deux droits, deux devoirs aussi légitimes l’un que l’autre, et incompatibles. Cette situation première, quand on lit RICOEUR, apparaît comme le paradigme du tragique de la responsabilité.
C’est qu’on ne peut pas sortir du conflit tragique sans mourir, sans disparaître. Chez HEGEL le pardon est précisément ce qui termine le cycle éthique commencé par le tragique : ce qu’il y a de proprement tragique dans le conflit d’Antigone, c’est comme dit RICOEUR « l’étroitesse de l’angle d’engagement » de chacun des protagonistes. Le pardon hegelien repose sur le renoncement de chaque parti à sa partialité. C’est à dire qu’il repose sur l’acceptation par le protagoniste de sa disparition en tant qu’identique à lui–même. Le pardon est un désistement réciproque, un consentement du pardonnant comme du pardonné à devenir autre que lui–même.
Mais le tragique consiste précisément à ne pas pouvoir devenir « autre » que soi–même, comme pourrait l’objecter KIERKEGAARD : car la responsabilité consiste à répondre à un appel, et l’identité du personnage se tient « devant » cet Autre qui l’appelle et auquel il répond. Devant lui le personnage est obligé de ne pas se contredire, il est obligé à l’étroitesse. Il ne lui appartient pas de changer d’identité. Il peut dépouiller le « vieil homme » des réponses successives et parfois contradictoires : ainsi des pseudonymes sous lesquels KIERKEGAARD s’avance (à l’encontre de HEGEL il ne change pas de discours comme de chemise : c’est un arrachement). Mais l’identité du « nouvel homme » qui resterait seul et simple enfin devant l’Interrogeant ne lui appartient pas.
3) Le tragique, c’est enfin l’idée d’une possession et même d’un aveuglement du personnage par une « force » étrangère à lui, jalouse ou méchante. Cette idée se retrouve dans le calvinisme tragique de BAYLE, pour lequel la conscience est dans le même temps libérée des puissances civiles ou ecclésiales par un jugement qui n’appartient qu’à Dieu, et captive de cette prédestination qu’elle ne sait pas. Car personne ne connaît les décrets de la prédestination. C’est pourquoi la conscience est « errante » et comme aveugle.
Dans cette lecture plus shakespearienne que grecque du tragique, mais aussi plus shakespearienne que puritaine de CALVIN, l’aveuglement du personnage atteint son comble lorsque c’est lui– même qui s’enfonce dans le crime, soit que victime il cherche aveuglément un coupable, soit que déjà criminel il en rajoute. Car lorsqu’on a commencé à faire du mal, presque par hasard, on préfère se donner les raisons d’en faire plus encore, plutôt que d’arrêter. Plus généralement, encore une fois, les humains en effet préfèrent encore que leur douleur ou leur mort soit la rétribution ou la conséquence d’une faute, d’eux–mêmes ou des autres, plutôt que d’accepter qu’elles soient dénuées de toute signification.
B. Responsabilité, sagesse, et pardon :
Nous avons réservé le dernier mot au pardon. Le pardon ne prétend résoudre ni l’insoutenable énigme, ni le tragique de la responsabilité. Il nous fait passer du renoncement théorique à prétendre comprendre et justifier le mal à l’obligation éthique de ne pas en rajouter ; il nous fait inversement passer de l’échec éthique à prendre en charge la responsabilité totale du mal à la sagesse qui espère malgré l’excès du mal. D’un passage à l’autre toutefois ce n’est pas exactement le même pardon.
« Ne pas en rajouter » consiste à briser la spirale irréversible des conséquences d’une action. La logique de la rétribution doit en effet résoudre le problème suivant : comment fonder l’échange de « biens », tout en arrêtant l’échange de « maux », de violence ? La solution de ce problème est extrêmement difficile. En effet, on glisse sans solution de continuité de l’échange de biens à l’échange de « maux »: l’échange de biens n’est pas forcément lui– même un bien. Il s’agit donc de trouver une « dernière violence », de briser le mimétisme du mal. Le pardon est ce mal dernier, qui répond au mal premier par–delà la logique de l’échange et de la rétribution ; le sujet pardonnant fait comme si c’était lui qui avait commencé ; il est un accusé qui n’est pas accusateur, un consolateur qui n’est pas consolé. Il « prend sur soi », décide que la violence précédente était la dernière violence, sacrifie son droit en quelque sorte et rend le bien pour le mal ; plus simplement il ne rend pas. Par là il répare le mal, il restaure un avenir possible.
Pardonner à l’excès du mal est une attitude toute autre. Si l’on prétend à tout prix rétablir la réciprocité, ne se leurre–t–on pas sur la possibilité de réparer ? Ne fait–on pas du pardon une machine à réconcilier, à résoudre toutes les dettes ? N’y a–t–il pas des dettes impayables, intraitables ? Car le plus terrible dans le mal, ce n’est pas tant la souffrance que le sentiment d’irréversible, d’irréparable, qui l’accompagne. Un pardon qui prétendrait à l’universelle réparation, réconciliation, et que tout ce qui se perd est quelque part sauvé, ne serait qu’une perversion, une pathologie de l’espérance. Le seul pardon possible ici est plutôt (au plus près de l’étymologie du pardon) une « perte ». Savoir la perte sans appel de tout ce qui ne sera jamais rappelé, « rétribué », qui n’aura jamais son salaire. Non pas la volonté de synthèse, de réintégration, de réconciliation à tout prix. Mais une manière de désigner ce qu’on ne peut pas raconter, ce qu’on ne peut pas représenter, l’intraitable. Là où nous sommes condamnés à l’irresponsabilité.
Ainsi le pardon lui–même vibre–t–il entre deux interrogations incoordonnables, entre deux prières. Entre la supplication de BAYLE de ne rien justifier qui puisse rajouter au mal et l’invocation par LEIBNIZ d’une sagesse plus vaste que nos points de vue, entre l’intervention courageuse de l’individu agissant et le geste d’abandon de celui qui ne peut plus rien, se trouve peut–être l’écart entre le cri « Mon Dieu mon Dieu pourquoi m’as–tu abandonné » et le soupir « Père je remets mon esprit entre tes mains ».
C. Le courage de la plainte et l’audace de la prière
Il est révélateur du mal que la question et la réponse ne s’emboîtent pas comme deux pièces d’un mécanisme. La réponse laisse subsister la question; la question ne régit pas la réponse. Elles se rencontrent dans un au–delà non maîtrisable, où l’on distingue mal l’une de l’autre.
Le signe que la question persiste chez ceux mêmes qui ont perçu l’écho de la réponse? Elle engendre l’élégie. L’élégie, ou complainte, ou lamentation, donne son nom à tout un livre de l’Ecriture (les Lamentations), où l’on voit bien s’opérer le travail de deuil: la question n’est pas supprimée, le douloureux « Comment? » insiste, mais elle est réellement dépassée. En formant sa plainte, le poète déjà l’apaise. Il reprend courage (Lm 3.20, 27s). Même dépouillé de toute réponse il assume sa responsabilité (Lm 3.39s). Il confesse sa foi (Lm 22s,31s). La pastorale ne devrait pas ignorer la valeur de l’élégie. Elle consiste à espérer contre toute espérance. Car la plainte refuse toute espérance qui prétendrait donner le chemin de la réconciliation ici–bas, du bonheur achevé, et qui pourrait bien être ainsi ce qu’il y a de plus malin dans le mal. L’espérance qui s’élève dans la plainte reste timide, elle ne sait rien. La plainte est ce qui brise la malice toujours possible des réponses au mal. L’élégie, c’est l’espérance seulement.
Si la question se dépasse en élégie, qu’en est–il de la réponse? Elle appelle, suggérons–nous, la prière. En suscitant la prière, la réponse démontre son respect pour la question qui continue à retentir en elle. Prier en dépit du mal, c’est espérer quand même. Prier, comme pleurer à la manière des Lamentations, est un acte.
Disciple
La relation de maître à disciple peut être l’interrogation socratique du maître qui éprouve la cohérence et la « responsabilité » des réponses : le disciple est accouché d’une vérité qu’il ne savait pas porter en lui. Pour Kierkegaard toutefois (Les miettes philosophiques), dans le rapport à Jésus, le disciple est au contraire amené à rompre avec les vérités qu’il croyait porter, à se vider de tout souci de soi, de son salut même (Calvin, Insitution de la religion chrétienne chap. 14), et accepter de recevoir d' »en haut » une interrogation qui révèle en lui une dette irrémédiable et fait de lui un enfant.
Mensonge
L’éthique de la parole n’est pas seulement individuelle : le statut entier du langage, et de la société, est en cause avec le mensonge. On définira ainsi comme mensonge toute parole qui ruine la confiance à la parole. E.Kant en parle dans son opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité (Paris Vrin 1967), où il affirme qu’il ne faut pas entrer dans le calcul des conséquences, mais dire vrai, et agir de sorte à ne pas contredire ce que l’on dit! Même « devant Dieu » pourtant, il arrive que nous soyions partagés quant au vrai. Nous devons en ce sens renoncer à unifier et à totaliser trop vite le Vrai : peut–être même est–ce une autre définition possible du mensonge, que toute parole qui prétend clore et achever la vérité. Car « la vérité vous affranchira », ouvrant un autre rapport entre la parole et le monde.
Témoignage
On oppose souvent le témoignage convaincu et la tolérance du pluralisme. Mais il y a, dans l’idée de porter témoignage, l’acceptation implicite de la pluralité des témoignages. Dans l’exemple du témoignage historique ou juridique, on trouve ce rapport très particulier à la vérité qu’est la vérification par recoupement, la pluralité qualitative des témoignages. Et certes le témoin ne doute pas : attester, c’est accompagner le discours par un « je réponds de ce que je dis, j’en suis responsable ». Le témoignage pourtant se rapporte à autre chose, que le témoin ne maîtrise pas, et ne peut répéter à volonté : il a besoin du témoignage des autres. Que vaudrait un témoin qui nierait toute valeur aux autres témoignages? On peut donc faire de l’acceptation de la pluralité des témoignages, accompagnée de la fermeté et de la cohérence existentielle avec laquelle le témoin atteste sa part de vérité, les deux indices indissociables de l’authenticité d’un témoignage. Enfin ce pluralisme convaincu n’est pas un accident extérieur, mais le déploiement d’une structure intérieure du témoignage des Evangiles. La procédure littéraire surprenante qui consiste à raconter la même chose plusieurs fois, à partir de milieux de langages différents, porte un germe de pluralisme qui n’a pa encore pris sa dimension véritable. P.Bayle, Dictionnaire Historique et Critique, P.Ricoeur Soi–même comme un autre Paris Seuil 1990.
ELLUL Jacques
Né en 1912 à Bordeaux, professeur de droit révoqué par Vichy en 1940 après un discours aux étudiants, il fut professeur d’histoire des institutions de 1944 à 1980, et reste un des grands leaders de l’Eglise Réformée de France. Polémiste heureux, son oeuvre (33 livres) se distribue sur deux versants. Etudiant notre société de puissance et de bluff, il a forgé depuis 50 ans des épithètes cinglantes pour dire « non » au système technicien et à ses masques démocratiques. Lecteur de l’Ecclésiaste et de l’Evangile, protestant contre le protestantisme même, apôtre de la non–puissance, il a cherché à déplacer les questions sous le seul commandement d’aimer Dieu de toute sa pensée. La réputation de son oeuvre est bien plus grande à l’étranger (aux USA, en Israël, au Japon, ou même chez les islamistes) que dans son pays. Histoire des institutions Paris PUF (5 tomes); La technique ou l’enjeu du siècle Paris A.Colin 1954 ; L’illusion politique Paris Laffont 1965 ; La raison d’être, méditation sur l’Ecclésiaste Paris Seuil 1987.
RICOEUR Paul
Né en 1913 et bientôt orphelin, pacifiste convaincu et bientôt prisonnier de guerre, Paul Ricoeur a rencontré le thème du mal à l’échelle du désastre collectif. De même que le temps, le mal ne peut pas être « pensé », il peut seulement être raconté au travers de l’histoire et des fictions qui aident à constituer un sujet responsable, en dépit de sa fragilité, de sa dispersion. Doyen démissionnaire de Nanterre en 1971, mais poursuivant alors son enseignement entre Paris, Chicago, et de nombreuses villes dans le monde, Ricoeur n’a jamais renoncé à nouer le dialogue philosophique entre la phénoménologie française dont il fut avec Merleau–Ponty l’une des grandes figures et l’herméneutique allemande, ou entre la poétique structuraliste et la philosophie analytique anglo–saxonne : et c’est ce qui rend sa pensée difficile. Herméneute, il met en scène un insurmontable « conflit des interprétations » et dégage un espace de sens moins « caché derrière » le texte que ouvert par lui, dans une proposition de monde habitable par le lecteur. Moraliste et philosophe du politique, il cherche à équilibrer le sens aristotélicien et latin de la pluralité des visées éthiques du bien par le sens kantien et protestant du respect de règles morales universalisables. Philosophe et théologien, il cherche le passage entre la sagesse tragique du compromis et la poétique de l’amour qu’il entend dans le sermon sur la Montagne, et dont il fait cette affirmation originaire qui court à travers son oeuvre entière. Philosophie de la volonté Paris Aubier 1950–1960, La métaphore vive Paris Seuil 1975, Du texte à l’action Paris Seuil 1986, Temps et Récit Paris Seuil 1983–1985, Soi–même comme un autre Paris Seuil 1990.
Dans la nouvelle édition :
Ricœur, Paul (1913-)
Très tôt orphelin, pacifiste convaincu et bientôt prisonnier de guerre, Paul Ricœur a rencontré le thème du mal à l’échelle du désastre collectif. De même que le temps, le mal ne peut pas être objet de savoir ou de description «directe», il peut seulement être raconté au travers de l’histoire et des fictions qui aident à constituer un sujet responsable, en dépit de sa fragilité, de sa dispersion. Doyen démissionnaire de Nanterre en 1970 – après avoir été porté à cette responsabilité sur la base d’un projet réformiste consécutif aux événements de 1968 –, mais poursuivant alors son enseignement entre Paris, Chicago et de nombreuses villes dans le monde, Ricœur n’a jamais renoncé à nouer le dialogue philosophique entre la phénoménologie française, dont il fut avec Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) l’une des grandes figures (sa Philosophie de la volonté s’y inscrit très directement en sa partie I; cf. aussi sa traduction des Idées directrices pour une phénoménologie [1913] de Husserl, Paris, Gallimard, 1950, et le recueil d’études, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986), et l’herméneutique allemande (Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969), ou entre la poétique structuraliste et la philosophie analytique anglo-saxonne (La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975).
Penseur de la volonté, mais intégrant une méditation du poids et des passivités de l’«involontaire» (cf. le titre de la partie I de sa Philosophie de la volonté: Le volontaire et l’involontaire [1950], ainsi que son passage par Freud auquel il consacre son De l’interprétation [1965], Paris, Seuil, 1991), du corps et de l’opacité (dès son Gabriel Marcel et Karl Jaspers. Philosophie du mystère et philosophie du paradoxe, Paris, Temps présent, 1947), de la «faillibilité» et du «serf arbitre» (cf., en 1960, L’homme faillible et La symbolique du mal, partie II de la Philosophie de la volonté; cf. aussi sa lecture de saint Augustin dans Le conflit des interprétations [1969]), Ricœur est en quête d’une pensée renouvelée du sujet humain, sujet «pratique» ou sujet de l’«action», foncièrement inscrit dans le monde des institutions, sociales et politiques (cf. Histoire et vérité [1955], Paris, Seuil, 19642, et Lectures 1. Autour du politique [1991]), et le monde des œuvres, culturelles (d’où son herméneutique). Ces variations le conduiront à Soi-même comme un autre (1990), qui construit l’articulation entre la vulnérabilité et la capacité du sujet qui parle, agit et subit, se raconte, s’accepte responsable, et dont la trilogie éthique, morale, et sagesse, est devenue un classique. Puis à son Parcours de la reconnaissance (Paris, Stock, 2004), où le sujet n’apparaît que dans un tissu de reconnaissances mutuelles.
Herméneute, il met en scène un indépassable «conflit des interprétations» et dégage un espace de sens moins «caché derrière» le texte qu’ouvert par lui, dans une proposition de monde habitable par le lecteur (Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986). Philosophe du temps et de l’identité narrative, il jette dans son grand Temps et récit (trois tomes, Paris, Seuil 1983-1985) un pont audacieux entre l’aporétique du temps et la poétique du récit, tant historiographique que de fiction. Puis il en pointe les apories résiduelles. Il revient sur ce thème dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris, Seuil, 2000), qui recroise le difficile problème de la représentation du passé absent avec la délicate question politique de la juste mémoire, et culmine dans la tension entre un oubli terrible et un oubli heureux.
Moraliste et philosophe du politique, il cherche à équilibrer le sens aristotélicien et latin de la pluralité des visées éthiques du bien par le sens kantien et protestant du respect de règles morales universalisables. L’équilibre délicat entre les deux orientations s’accomplit dans une sagesse pratique pleine de sollicitude. D’abord philosophe, mais n’hésitant pas à entrer dans le champ biblique, sinon théologique, parmi d’autres recours aux sources non-philosophiques de la philosophie, (cf. notamment Lectures 3. Aux frontières de la philosophie [1994] et Penser la Bible ), membre fidèle et engagé de l’Église Réformée de France, et longtemps président de la Fédération Protestante de l’enseignement, puis du Mouvement du Christianisme Social, il cherche le passage entre la sagesse tragique du compromis et la poétique de l’amour qu’il entend dans le Sermon sur la montagne, et dont il fait cette «affirmation originaire» (un héritage de Jean Nabert) qui court à travers son œuvre entière.
Olivier Abel et Pierre Gisel
Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté, partie I: Le volontaire et l’involontaire (1950) et partie II: Finitude et culpabilité: 1. L’homme faillible et 2. La symbolique du mal (1960), 2 vol., Paris, Aubier Montaigne, 1988; Id., Histoire et Vérité, Paris Seuil, 1964 ; Id., De l’interprétation, essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965 ; Id., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique (1969), Paris, Seuil, 1993; Id., La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975; Id., Temps et récit, t. I: L’intrigue et le récit historique (1983), t. II: La configuration dans le récit de fiction (1984) et t. III: Le temps raconté (1985), Paris, Seuil, 1991; Id., Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986; Id., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990; Id., Liebe und Gerechtigkeit. Amour et justice, Tübingen, Mohr, 1990; Id., Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991; Id., Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992; Id., Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994; Id., Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995; Id., La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), Paris, Seuil, 2003; Id., L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 2001; Id. et LaCocque, André, Penser la Bible, Paris, Seuil, 2003; Id., Parcours de la reconnaissance (Paris, Stock, 2004)«Paul Ricœur», Esprit 140-141, 1988; Abel, Olivier, Paul Ricœur. La promesse et la règle, Paris, Michalon, 1997; Azouvi, François et Revault d’Allonnes, Myriam (éd.), Paul Ricœur, Paris, L’Herne, 2004; Dosse, François, Paul Ricœur. Les sens d’une vie (1997), Paris, La Découverte, 20012; Greisch, Jean, Paul Ricœur. L’itinérance du sens, Grenoble, Jérôme Millon, 2001; Mongin, Olivier, Paul Ricœur, Paris, Seuil, 1994.
Habermas, Gadamer ; herméneutique; individu; mal; phénoménologie; philosophie; philosophie de la religion; raison; symbole.
ROCARD Michel
Né en 1930. Homme politique français. Entre le jeune inspecteur général des finances protestataire, qui quitte la SFIO en 1957 à l’occasion des évènements de la guerre d’Algérie pour fonder le PSU, et le 1er Ministre (1988–1991) pragmatique qui a obligé les socialistes à un certain réalisme et établi les compromis sur la Nlle–Calédonie, ce qui reste commun est la tension maintenue entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, reçue de M.Weber à travers P.Ricoeur. Rocard a toujours cherché à placer les décisions actuelles au service de convictions finales, mais en se méfiant de convictions trop partielles ou unilatérales, là où la responsabilité doit déployer l’intelligence des totalités et des durées où s’inscrit l’agir. Son pessimisme quant à la nature humaine reste de facture très calviniste. Parler vrai Paris Seuil 1987, Un pays comme le nôtre Paris Seuil points 1989.
Dans la nouvelle édition :
Rocard, Michel (1930-)
Homme politique français. Entre le jeune inspecteur général des finances protestataire, qui quitte la Section française de l’Internationale ouvrière en 1957 à l’occasion des événements de la guerre d’Algérie pour fonder le Parti socialiste unifié, et le Premier ministre (1988-1991) pragmatique qui a obligé les socialistes à un certain réalisme et établi les compromis sur la Nouvelle-Calédonie, ce qui reste commun est la tension maintenue entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, reçue de Max Weber à travers Paul Ricœur. Rocard a toujours cherché à placer les décisions actuelles au service de convictions finales, mais en se méfiant de convictions trop partielles ou unilatérales, là où la responsabilité doit déployer l’intelligence des totalités et des durées où s’inscrit l’agir. Son pessimisme quant à la nature humaine reste de facture très calviniste. Héraut de la «deuxième gauche» (social-démocrate et non marxisante), défenseur de l’État de droit, de l’éthique individuelle et du dialogue social, très attaché au projet européen, Rocard fut et reste, écrit justement le politologue Alain Duhamel dans Libération du 17 juin 1994, le produit d’«une culture typiquement calviniste dans une France plus catholique latine qu’elle ne le croit».
Olivier Abel
Rocard, Michel, Parler vrai. Textes politiques précédés d’un entretien avec Jacques Julliard, Paris, Seuil, 1979; Id., Le cœur à l’ouvrage, Paris, Odile Jacob, 1987; Id., Un pays comme le nôtre. Textes politiques 1986-1989, Paris, Seuil, 1989; Id., Éthique et démocratie, Genève, Labor et Fides, 1996; «Chrétien social et militant politique». Interview de Michel Rocard par Jean Baubérot, in Itinéraires socialistes chrétiens, Genève, Labor et Fides, 1983, p. 137-146. Sylvie Santini, Michel Rocard. Un certain regret, Paris, Stock, 2005
Christianisme social/socialisme chrétien; politique.
SCHOPENHAUER Arthur
(1788–1860). S’appuyant sur la séparation kantienne entre phénomène et noumène, il montre la différence entre la connaissance du monde comme représentation, connaissance soumise à un principe de raison et d’individuation, et la connaissance du monde comme volonté, énergie du désir ou vouloir–vivre identique en toutes choses et qui permet une intuition de l’intérieur, où se révèle la lutte universelle des différentes formes de la volonté pour se dominer les unes les autres. On mesure difficilement l’influence de cette idée sur des auteurs comme Nietzsche ou Freud. Mais Schopenhauer s’oppose au principe qu’il découvre : se réclamant de Platon, il voudrait détacher la représentation de la volonté et en faire une contemplation pure ; ce détachement serait l’art. Et il voudrait que la volonté se détache de la roue d’un vouloir–vivre individualisé, accède à la pitié, l’âme véritable de la morale. Dans ce renoncement, Schopenhauer rapproche Jésus d’une pensée bouddhiste qu’il introduit en philosophie de la religion. Educateur d’une littérature allemande qui, de T.Mann à H.Hesse, lui doit nombre de ses thèmes, il donna quelques cours dans une Université de Berlin dominée par Hegel. Contre ce dernier il introduisit un style inhabituel en philosophie : la vitupération. Quant au reste, il consacra sa vie de rentier à rédiger son oeuvre capitale, Le monde comme volonté et comme représentation Paris PUF 1968.
Olivier Abel
Publié dans Encyclopédie du Protestantisme,
Paris: le Cerf-Labor et Fides, 1995.