« […] et tous mes os se disloquent ;
mon cœur est pareil à la cire,
il fond au fond de mes viscères ;
mon palais est sec comme un tesson,
et ma langue collée à ma mâchoire.»
Psaume 22.
Il est des moments où l’action prend un temps d’arrêt, le temps de penser ce qu’elle fait ou ce à quoi elle s’oppose. Mais peut-on penser la torture ? La pensée critique est indissociable des sentiments, de l’indignation et de la sensibilité. Or, ceux-ci ne sont pas eux-mêmes intemporels et s’inscrivent dans une histoire, un tissu de traditions et d’inventions qui répondaient à des questions concrètes et vitales tout en soulevant d’autres interrogations. Je prendrai ici appui sur quelques éléments de l’invention et de la tradition chrétiennes et tenterai de montrer dans quels domaines les déplacements théologiques introduits par le christianisme ont eu des effets sur la torture.
En guise de préambule, je voudrais aussi pointer la difficulté à parler de « pensée chrétienne » aujourd’hui. Qui en effet peut se targuer d’avoir une pensée chrétienne ? Certains qui se disent chrétiens ne semblent pas développer la moindre pensée chrétienne, comme si l’Évangile ne changeait rien à leur manière de vivre et de penser ; tandis que d’autres qui ne se disent pas chrétiens tiennent des propos implicitement ou explicitement ancrés dans la tradition biblique, évangélique ou chrétienne. Le christianisme possède en outre une histoire et une géographie d’une ampleur, d’une complexité et d’une diversité qui découragent les tentatives de simplification. Les quelques points d’appui que je vais évoquer dans la réflexion qui suit marqueront des apports parmi d’autres, chrétiens et non chrétiens, qu’il ne m’appartient pas de démêler. La révolte contre la torture n’a cessé de surgir, de s’inventer et se réinventer dans diverses circonstances et n’existe pas hors contexte. Il faut sans cesse la retraduire en parole, en pensée et en action. Cette retranscription est importante et ces efforts sont à réitérer. Le progrès n’est jamais sûr.
J’aimerais maintenant ouvrir quelques champs de questionnements possibles.
Le thème de l’image et de la ressemblance de Dieu
On pourrait d’abord remonter au thème biblique central qui suscite notre gêne et notre résistance à la perspective de lever la main sur le visage humain : l’idée que chacun est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. Ce thème apparaît par exemple dans le fameux épisode de l’impôt dû à César. Jésus, questionné par les Pharisiens pour savoir s’il faut payer ou non ce tribut, demande de qui est l’effigie marquée sur la monnaie et répond alors qu’il faut rendre à César et à Dieu ce qui est à leur image respective[1]. Il fait ainsi de l’image de Dieu un concept critique original.
Si l’humain est à l’image de Dieu, il y a un interdit biblique fondateur de se faire une image de Dieu, et donc de l’homme. Cette lacune doit être soutenue contre ceux qui prétendent savoir qui est l’homme et coupent alors tout ce qui dépasse leur vision. En ce sens, je ne suis pas très convaincu par l’argument selon lequel la sacralisation de l’homme, à la suite de la désacralisation de Dieu, a ouvert la lucarne de la lutte contre la torture. La mort de Dieu, à bien des égards et notamment dans la réflexion de Frédéric Nietzsche (1844-1900), annonce la mort de l’homme. C’est justement au nom d’une certaine représentation de l’humanité qu’on a traité les êtres humains comme des matériaux et des bêtes à l’abattoir. Pour mesurer la responsabilité de l’homme, c’est-à-dire aussi sa fragilité, il faut donc penser sa finitude à l’instar de ce que faisaient les penseurs de la renaissance évangélique, la Réforme.
On pourrait aussi se pencher sur un thème voisin, celui de l’incarnation : l’idée que Dieu s’est fait humain, qu’il s’est fait corps. Toute l’histoire chrétienne montre une véritable passion pour le corps et pour sa représentation. De l’art roman à Rembrandt, sans oublier Van Gogh peignant de simples chaussures, les artistes n’ont pas arrêté de chercher le visage, de rendre le visage de quelqu’un qui était mort pour eux. En même temps, la Passion ne doit jamais devenir l’arbre qui cache la forêt des souffrances humaines, des souffrances infligées par les hommes aux hommes. Comme il est écrit, « […], quand t’avons-nous vu avoir faim et t’avons-nous donné à manger […]. Toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »[2]
L’intention pratique des paraboles, comme celle du Bon Samaritain[3], est éclairée par une intention christologique supérieure : la praxis du prochain, du « se rendre proche», qui ne doit pas chercher à savoir, et conditionner son agir au rang, à la confession, à l’ethnie de celui dont elle s’occupe. Elle se place sur le plan de l’incognito, du visage proche dans son anonymat et dans sa non-figurabilité. La reconnaissance intervient toujours après coup. « Qui est mon prochain ? » a-t-on demandé à Jésus. « Ce qui est étonnant, c’est que Jésus répond à une question par une question, mais une question qui s’est inversée par la vertu corrective du récit : lequel de ces hommes s’est comporté comme prochain »[4] de celui tombé entre les mains des brigands ?
C’est à mon avis cette profonde et mystérieuse ressemblance entre tous les êtres humains et des êtres humains avec Dieu que la torture cherche à défaire, par la violence et par l’humiliation, au point de briser tout respect de soi et de pousser la personne torturée à proférer sur elle-même la pire des malédictions : « Il aurait mieux valu que je ne sois pas née. »
La question démocratique
On pourrait aussi revenir à la situation contemporaine des démocraties, qui inquiète. Penser la torture, c’est penser l’État et, de manière plus générale, le régime politique et institutionnel abrité par un Etat qui, chez lui ou ailleurs, pratique ou laisse pratiquer la torture, toujours au nom d’un bien supérieur. Je ne parle pas ici de l’État tortionnaire despotique ou totalitaire, mais de tout État qui s’en prend à ses propres sujets ou à des sujets étrangers, otages ou prisonniers, bref à des êtres humains privés de contre-pouvoir.
Ce raisonnement est donc valable pour toute institution humiliante, particulièrement en cas de mélange des règles et des genres entre la guerre et la police. Paul Ricœur écrit qu’il ne faut pas exercer de pouvoir de façon à laisser l’autre sans contre-pouvoir. « L’occasion de la violence, pour ne pas dire le tournant vers la violence, réside dans le pouvoir exercé sur une volonté par une volonté. […] Le pouvoir-sur, greffé sur la dissymétrie initiale entre ce que l’un fait et ce qui est fait à l’autre – autrement dit, ce que cet autre subit –, peut être tenu pour l’occasion par excellence du mal de violence. La pente descendante est aisée à jalonner depuis l’influence, forme douce du pouvoir-sur, jusqu’à la torture, forme extrême de l’abus. […] Sous ces formes diverses, la violence équivaut à la diminution ou la destruction du pouvoir-faire d’autrui. Mais il y a pire encore : dans la torture, ce que le bourreau cherche à atteindre et parfois – hélas ! – réussit à briser, c’est l’estime de soi de sa victime. »[5] Quand on en arrive là, quand ce sont les institutions protectrices – dont l’armée du vainqueur, puisqu’elle a détruit les autres –, qui violentent et humilient, alors il n’y a plus rien de solide. On entre en barbarie et on s’y habitue vite.
D’où le rôle primordial des lieux de vigilance comme l’ACAT et le risque de voir les régimes les plus démocratiques préférer casser le thermomètre qu’évaluer l’état du malade. Ainsi, la pratique de la torture en Irak a choqué à cause de la contradiction entre l’objectif démocratique affiché et les moyens employés. Ces « bavures », loin d’être marginales contrairement aux déclarations de l’ancien président américain George W. Bush, témoignent d’un véritable système. On ne peut pas donner à des soldats l’ordre de faire craquer des suspects sans les amener à détester ceux à qui ils font mal. Dès lors, la mission pacificatrice devient douteuse, car les humiliations infligées, plus encore que la violence, sont grosses de guerres futures. L’inquiétude vient de la capacité des systèmes démocratiques à mener des guerres aussi impitoyables et de leur incapacité à éliminer leur face d’ombre. Nos démocraties nous semblent bienveillantes et protectrices, mais nous devons sentir qu’elles pratiquent souvent une sorte de double-régime, et qu’elles sont impitoyables à ceux qui de l’extérieur voudraient y pénétrer : que l’on pense aux embarcations surchargées de réfugiés que nous laissons couler à nos portes. On découvre avec effroi que les progrès dans les moyens de la douceur démocratique à l’intérieur d’un État sont également les moyens de sa terrible dureté à l’extérieur.
L’expérience cruciale de la démocratie, sur laquelle se définit son régime, repose sur son refus de chercher à sauver la vie des siens à n’importe quel prix, en faisant trop bon marché de la vie des autres, en ne les traitant même pas comme des ennemis. Voyez comment Hector, l’ennemi par excellence, est considéré dans l’épopée grecque. Posons-nous la fameuse question : « Que ferions-nous si nous apprenions que pour le salut de l’humanité, il y a quelque part un homme innocent que nous devrions soumettre au supplice ? »
Voici tout le paradoxe de la démocratie, régime qui doit penser sa défense (donc la guerre, la police et la violence), mais refuser de la justifiier au nom d’un principe sacrificiel. Nous touchons ici à un véritable malaise propre au régime chrétien du politique, à la manière « chrétienne » de poser le politique, critiquée depuis Machiavel et Hobbes jusqu’à Rousseau pour son instabilité, sa difficulté à justifier la violence néanmoins nécessaire. Et pourtant cette fragilité politique elle-même me semble précieuse.
La double racine de la torture
J’ai choisi de m’attarder sur deux figures de la torture, en racontant leur archéologie et leur fonction propre, avant d’essayer de montrer comment certaines expressions de la pensée chrétienne, mais aussi de l’humanisme classique, s’y sont confrontées et opposées. Cette archéologie de la torture devrait permettre de cerner ses formes, ses usages et leur cadre non pas de légitimité, mais de légitimation, en partant de l’hypothèse qu’on ne critique pas bien ce qu’on ne comprend pas du tout. Il s’agit aussi d’une archéologie de la cruauté et de l’indifférence à la souffrance d’autrui. Reprenant le mythe des âges successifs de l’humanité selon Hésiode, Emmanuel Kant (1724-1804) ne dit-il pas qu’à l’opposé de l’âge d’or, l’histoire de l’humanité est coextensive à l’âge de fer ? L’âge de fer de la torture oscille entre deux modes de légitimation, qui sont ses limites selon moi. En m’appuyant sur des distinctions déjà reconnues par d’autres, je fais une différence entre la « torture punition », qui vise à terroriser, à intimider, à réprimer et à faire taire et la « torture inquisition », qui vise à faire parler, à faire avouer, sinon même à convertir. La première montre l’incapacité des sociétés chrétiennes à sortir du vieux fond des sociétés « pénales », qui justifient le mal comme punition. La seconde est peut-être une invention perverse de la foi monothéiste, qui ne se contente plus de l’homme extérieur, mais veut toucher l’homme intérieur, au fond de sa spiritualité même.
La torture punition est peut-être la forme la plus archaïque de la torture, son vieux noyau suppliciel aujourd’hui recouvert par des strates de rationalisation, mais qui a fondé nos régimes tant politiques et juridiques que moraux et religieux. Frédéric Nietzsche analyse ainsi la valeur exemplaire des châtiments corporels : « Comment fit-on une mémoire à l’animal homme ? Comment imprime-t-on dans cet entendement du moment, à la fois obtus et folâtre, dans cette capacité d’oubli toute corporelle, quelque chose qui puisse demeurer présent ? Ce problème très ancien, comme on peut penser, n’a pas été résolu par des moyens précisément doux. Peut-être même n’y a-t-il rien de plus épouvantable ni de plus inquiétant dans toute la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique. […] Ce ne fut jamais sans supplices, sans martyres ni sans sacrifices, que l’homme jugea nécessaire de se créer une mémoire. […] Plus l’humanité a eu mauvaise mémoire, plus ses coutumes eurent un aspect épouvantable. »[6] Ici, la torture ne s’intéresse pas au sujet torturé ou supplicié, ni d’ailleurs à l’éventuelle victime du crime dont on punirait le coupable : elle vise à ramener et à maintenir sur la durée un ordre social et cosmique, préférable au chaos. En ce sens, c’est une torture qui cherche à faire peur, à intimider, voire, dans ses formes les plus extrêmes, à terroriser. La torture punition permet de canaliser le futur et de réduire l’imprévisibilité humaine. Elle fait taire toute protestation et résistance et oblige à cacher, à contenir et à garder secret. Elle prolifère à l’ombre des sociétés despotiques.
La seconde forme de la torture, à l’œuvre par exemple dans l’Inquisition mais encore d’actualité dans la modernité, cherche à établir la vérité et la transparence, à arracher un secret et à découvrir ce qui est caché. Il s’agit non seulement d’arracher au sujet sa vérité cachée, mais aussi de lui faire admettre cette vérité jusqu’au tréfonds de son cœur. On ne peut pas comprendre « l’aveu » des interrogatoires staliniens sans pousser le raisonnement jusque là. Cette méthode « pour produire le vrai », dixit Michel Foucault (1926-1984), vise un rapport extérieur à une vérité de fait et une sorte d’aveu, de conversion intime et totale. Paradoxalement, on n’est pas très loin de ce que désire l’amour déçu quand il devient violence, coercition du désir d’autrui ! On pourrait multiplier les exemples depuis l’Inquisition albigeoise jusqu’au maoïsme. Il y a quelque chose de fanatique dans cette intention de faire avouer. Paul Ricœur parle de l’amour comme du « rapport d’une volonté à une volonté, lorsqu’il n’est plus d’imitation, de commandement, de solidarité, de fusion affective ou de cohésion sociale, mais une création amicale par le dedans. […] L’autre devient vraiment “toi” quand il n’est pas un motif ou un obstacle à mes décisions, mais lorsqu’il m’enfante par le foyer même de ma décision, m’inspire par le cœur de ma liberté. »[7] La torture punition aspire à cela : obliger l’autre de l’intérieur. C’est encore le propre des régimes totalitaires.
La résistance chrétienne à la résistance punitive
Je ne compte absolument pas passer sous silence les justifications apportées par le christianisme de chrétienté, comme fait historique, à toutes les formes de torture inventées et pratiquées au fil des variations entre la punition et la confession, mais je m’intéresse aux motifs « théologiques », évangéliques et bibliques qui ont pu conduire à réfuter ces justifications.
En matière de punition, Paul Ricœur pointe bien l’aporie du sens de la « peine » : « ce qui dans la peine est le plus rationnel, à savoir qu’elle vaut le crime, est en même temps le plus irrationnel, à savoir qu’elle l’efface. »[8] Comme si la douleur infligée pouvait par magie faire disparaître la souffrance déjà endurée. C’est l’ambiguïté du mot « peine », qui désigne tout à la fois le chagrin, la douleur subie, la punition et l’acte de faire souffrir. La peine voudrait refaire l’unité brisée, dans une vision pénale du monde où chaque malheur pourrait enfin trouver sa place dans une rétribution générale. Les hommes en viennent alors à préférer une approche du malheur comme punition ou conséquence d’un crime ou d’une erreur criminelle, plutôt qu’accepter son absurdité. Et Paul Ricœur remarque que l’évolution juridique a été moins dirigée contre la religion que « contre des thèmes chrétiens dégradés, pervertis, et même, contre un vieux fond religieux pas très chrétien, peut-être même antichrétien, contre une religion de la vengeance et de l’expiation qui n’est pas le christianisme. » Selon lui, « dans cet archaïsme religieux, le magistrat est vraiment ministre de la vengeance divine. Or, c’est cette théologie de la colère que le droit n’a cessé de refouler ; cette lutte contre la théologie de la vengeance est absolument contemporaine du droit. Certains ethnologues estiment même que le droit est né contre l’idée de vengeance, pour conjurer la vengeance des dieux, plutôt que pour l’exécuter, pour se soustraire à cette espèce de déchaînement divin. » Depuis Job jusqu’au philosophe René Girard, en passant par les messages de Jésus dans les Évangiles et de Paul dans ses Épitres, la « logique chrétienne » réside dans le refus de cette vision pénale du mal comme punition, nécessaire à l’ordre du monde. C’est l’idée même de la justification par la grâce.
On voit ainsi s’élever dans les sociétés qui se sont mises à l’école de la Bible un véritable refus théologique des punitions corporelles. Le cas de Jean Calvin (1509-1564), dont l’anthropologie ne pêche pas par excès d’optimisme, est intéressant. Il sait combien l’homme peut être malheureux et méchant : « Telle région serait bientôt ravagée par les meurtres et les brigandages si elle n’appliquait d’horribles supplices en réponse aux homicides. Telle époque demande que les punitions soient accrues. »[9] Mais il préfère un maintien de l’ordre plus débonnaire, fondé sur le simple respect des lois, et il s’oppose notamment aux pratiques fréquentes en son temps des châtiments corporels pour les enfants. C’est que Jean Calvin, théologiquement, ne croit pas à un ordre « pénal ». La liberté chrétienne n’a plus besoin des représentations de récompenses ou de punitions puériles et la réforme juridique des ordonnances de Genève dont il est l’auteur propose un régime des punitions qui abroge les grandes mises en scène de châtiments publics et abrège la durée des mises à mort – on parle ici des punitions civiles pour crimes, vols et menaces à l’ordre public[10]. Ceux qui ne sont pas d’accord peuvent partir. Quant aux Quakers, ils jugent inutile d’ajouter du mal au mal et conçoivent une vision rédemptrice de la prison. Il n’est plus question de punir, mais d’amender et de rééduquer le coupable. Cette seconde chance accordée au criminel représente une invention juridique extraordinaire pour l’époque, même si on voit bien aujourd’hui que la prison pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.
La résistance chrétienne à la logique de l’aveu
En ce qui concerne l’aveu forcé, les juges du Moyen Âge et de l’Ancien régime se sont largement servis de la « torture judiciaire » ou « question » pour recueillir des confessions contraintes de la part des accusés et des renseignements sur leur(s) éventuel(s) complice(s), à défaut de pouvoir collecter les preuves nécessaires à l’établissement de la vérité. Cette pratique permet d’aboutir à une certitude et montre l’importance de l’aveu dans l’Ancien Droit et, une fois encore, le noyau religieux et théologique du problème. On trouve chez Michel de Montaigne (1533-1592) et Pierre Bayle (1647-1706), ce fut tout un combat philosophique entre la Renaissance et les Lumières pour rendre la torture anachronique, inutile et grotesque. Michel de Montaigne écrit, à propos des tortures : « Et celui qui peut les souffrir, cache la vérité, et celui qui ne peut les souffrir. »[11] Mais quand Denis Diderot (1713-1784), commente la formule du juriste italien Cesare Beccaria (1738-1794), « Le supplice des coupables effraye les autres hommes et les détourne du crime, ce qui est l’unique but des châtiments », il ne craint pas de justifier la torture tout autrement : « Pensez que quelques minutes de tourments dans un scélérat (convaincu), peuvent sauver la vie à cent innocents que vont égorger ses complices, et la question vous paraîtra (alors) un acte d’humanité. »[12]
C’est plutôt ici la critique de Pierre Bayle qui m’intéresse. Avant de renverser la théodicée – la justification de Dieu face au malheur – il cherche à briser la justification du couple formé par la violence et le mensonge, ce monstre « moitié Dragon, moitié Prêtre », appelé « convertisseur »[13]. Parmi les arguments proposés à l’encontre des confessions forcées, comme le fait que les persécutions renforcent les hérétiques dans leur opinion, son objection de fond est théologique. L’obligation de croire est une absurdité, car commander à la main de signer n’est pas commander à la conscience d’affirmer : les sujets « sueraient plutôt au milieu des neiges, ils tireraient plutôt de leur chair et de leurs os du vin et de l’huile que de leur âme telle ou telle affirmation. »[14]. Car il ne dépend pas de nous que telle affirmation nous paraisse vraie. Forcer quelqu’un à acquiescer à une croyance est plus absurde encore que punir les sujets qui n’auraient pas les yeux bleus ou n’aimeraient pas telle sauce[15] ; plus ridicule encore que si le pape Adrien VI avait voulu contraindre ses États à aimer le merlan. La confession est de l’ordre de la prédestination, qui appartient à Dieu, et loin que les puissants et le clergé puissent mettre la main dessus, elle échappe au sujet lui-même. La torture est impuissante face à ces « droits de la conscience » entendus dans le registre de la foi, c’est-à-dire de quelque chose comme l’amour, qui ne saurait se commander ou se forcer.
On le voit, le refus de la torture a été inventé de plusieurs façons, par des efforts réitérés. Nous disions que le progrès n’est jamais assuré. Ce sont ces frêles acquisitions qu’il nous faut défendre mais aussi réinventer pour aujourd’hui, dans des contextes inédits.
Olivier Abel
Publié dans Un monde tortionnaire,
Rapport de l’ACAT-France 2011, p335-344.
Notes :
[1] Évangile selon Matthieu, chapitre 25, verset 37.
[2] Ibid., verset 40.
[3] Comme le remarque Paul Ricœur dans son ouvrage Histoire et vérité (Paris, Éditions du Seuil, 1964, 333 pages), pp. 113-127.
[4] RICŒUR, Paul, op. cit., p. 114.
[5] RICŒUR, Paul. Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, 424 pages, p. 256.
[6] NIETZSCHE, Frédéric. La généalogie de la morale, 1887, deuxième dissertation, chapitre 3.
[7] RICŒUR, Paul. Philosophie de la volonté, tome 1, « Le volontaire et l’involontaire », Paris, Éditions, 1950, p. 34.
[8] RICŒUR, Paul. Le conflit des interprétations, Paris, Éditions du Seuil, 1969, 500 pages, p. 352.
[9] CALVIN Jean. Institution de la religion chrétienne, édition de 1541, chapitre 16.
[10] Contrairement à ce que l’on croit, il n’y a pas eu à Genève de condamnation pour raison religieuse, en dehors de l’affaire Servet qui fut d’abord le résultat d’un conflit des partis.
[11] MONTAIGNE de, Michel. « De la conscience », livre II, chapitre V, dans Essais, édition posthume, Paris, 1595.
[12] Denis Diderot, « Des délits et des peines », in Miscellanea philosophiques, Garnier, 1875-77 (pp. 51-69).
[13] BAYLE, Pierre. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer, dans Œuvres diverses, tome II, seconde édition posthume, La Haye, 1737, .p. 358.
[14] Ibid., p. 385b.
[15] Ibid., pp. 375a et 384a.