Disons-le d’abord : si la Réforme suscite et accompagne la profonde crise de légitimité politique dont sortira l’Etat moderne, ce n’est pas que son intention ait été d’établir la démocratie, la laïcité ni les Droits de l’homme. Ceux-ci ne sont que les effets d’un déplacement théologique, dû au fait que l’autorité a été rapportée aux seules Ecritures. Cela pose un problème nouveau, d’autant qu’à l’époque on passe d’une société orale traditionnelle à une société de l’écrit imprimé. Les réformateurs proposent, sous diverses formules, une profonde désacralisation de l’ordre politique, et une relative autonomie des lois « judiciales » des cités humaines. Calvin commente la distinction radicale de Luther : « il y a double régime en l’homme. L’un est spirituel, par lequel la conscience est instruite et enseignée des choses de Dieu et de ce qui appartient à la piété. L’autre est politique ou civil, par lequel l’homme est enseigné des offices d’humanité et civilité qu’il faut garder entre les hommes ». Calvin lui-même s’oppose ainsi à toute théocratie, et fonde le théologico-politique sur une séparation et une articulation dont certains arguments seront plus tard ceux de Hobbes et de Spinoza. « Car aucuns nient qu’une République soit bien ordonnée si, en délaissant la police de Moïse, elle est gouvernée par les communes Lois des autres nations. De laquelle opinion je laisse à penser aux autres combien elle est dangereuse et séditieuse (…) liberté est laissée à toutes nations de se faire telles lois qu’ils aviseront leur être expédientes (utiles), lesquelles néanmoins soient compassées à la règle éternelle de charité » (chapitre 16 de l’édition de 1541 de L’Institution). Et quand il rédige pour Genève des ordonnances sur le mariage, qui n’est plus pour lui un sacrement de l’Eglise, il estime que cela relève en dernière instance du pouvoir civil.
On pourrait même rapprocher Calvin de Machiavel. Tous deux protestent contre les prétentions de la Papauté à légiférer sur le temporel. Le florentin reproche aux papes de régner sans gouverner, sans s’occuper de prendre les armes, et c’est pourquoi selon lui les cités chrétiennes ont perdu ce rapport à la violence et au tragique qui fonde le respect des lois de la société politique — Rousseau et Karl Barth reviendront sur cette question importante. De son côté Calvin défend sans cesse l’autonomie de l’Eglise face au magistrat, qui a sa rationalité propre, à pas confondre avec celle de l’Eglise, qui est d’organiser une communauté éthique rapportée à la seule gloire de Dieu. Mais fidèle à l’épître aux Romains, il glisse cependant un grain de sable qui suffit à tout compliquer — à reconstituer cette double allégeance qui scandalise la philosophie politique moderne, de Machiavel et Hobbes à Rousseau. « Mais en l’obéissance que nous avons enseignée être due aux supérieurs, il y doit avoir toujours une exception, ou plutôt une règle qui est à garder devant toute chose. C’est que telle obéissance ne nous détourne point de l’obéissance de celui sous la volonté duquel il est raisonnable que tous les désirs des Rois se contiennent ». L’exception est la place « souveraine » d’une règle supérieure, et l’Etat n’est pas Dieu. Mais c’est justement avec ce grain de sable que cela devient vraiment intéressant, par l’équilibre instable et toujours problématique ainsi obtenu. Comme si les inventions politiques de la modernité avaient dû proposer des réponses à ce problème épineux, et c’est pourquoi tous les auteurs en philosophie politique comme en théologie politique, dans les siècles qui ont suivi, de Hobbes et Rousseau à Karl Barth et Carl Schmitt, ont dû se définir par rapport à cette question. Et de fait, dans la postérité de Calvin, on trouve des monarchistes loyaux qui se feraient piler plutôt que d’oser se révolter, et des quasi républicains prêts au tyrannicide.
Même les Droits de l’homme peuvent être rapportés tantôt à cette limite, sensible dans la pensée de John Locke : « l’humanité entière apprend que, tous étant égaux et indépendants, nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ni ses biens; tous les hommes sont l’œuvre d’un seul Créateur tout puissant et infiniment sage » — les droits de Dieu sur l’homme modèrent les droits de l’homme sur l’homme en les fondant sur la tolérance mutuelle et le consentement qui fonde chaque société civile. Et Bayle ose écrire en 1685 que « les droits de la conscience ( … ) sont directement ceux de Dieu même ». On pourrait dire que paradoxalement, c’est par l’affirmation de cette Seigneurie unique de Dieu, principe unique qui fonde en les distinguant les deux régimes (de la puissance ecclésiastique et du gouvernement civil), que va passer l’invention politique de la démocratie moderne. Durant la montée du nazisme, c’est bien ce rappel qui autorise Karl Barth à dresser l’Eglise confessante contre la nouvelle religion d’Etat. Comme l’écrit Stefan Zweig à la fin de son livre contre Calvin, « par la plus étrange des métamorphoses, le système calviniste (…) a enfanté l’idée de la liberté politique : ce sont les Pays-Bas, l’Angleterre de Cromwell, les Etats Unis qui acceptent avec le plus d’empressement les idées libérales et démocratiques ». Comment est-ce possible ?
C’est que Calvin invente une issue géniale à l’alternative de se révolter ou d’accepter le martyre. Le mieux est encore de s’exiler. L’appel de la souveraineté transcendante de Dieu à la conscience individuelle suscite des individus capables de se délier des liens traditionnels, pour aller fonder ailleurs, avec ceux qui souscrivent à cette libre alliance, une cité nouvelle. Sans que ce soit son intention, Calvin prépare ainsi toutes les philosophies du pacte démocratique — typique des colonies puritaines. La grande question politique deviendra alors « comment rester ensemble » alors qu’on peut toujours partir, se délier. Et il faudra inventer des institutions capables de supporter davantage de dissensus, pour s’installer ensemble dans des désaccords durables. C’est pourquoi aussi le calvinisme inaugure l’histoire des révolutions, c’est-à-dire l’organisation d’un groupe d’individus ayant la même utopie révolutionnaire. Ce que les puritains ont dit du saint, d’autres plus tard l’ont dit du citoyen, frugal, vertueux et discipliné. Et si ces militants furent des étrangers dans le monde où ils se dressèrent, ils sont devenus non moins étrangers dans le monde qu’ils permirent, parce qu’on ne comprend plus l’énergie qu’il a fallu pour briser les liens de l’ancien monde.
Olivier Abel