La rencontre de la philosophie occidentale et de la philosophie orientale est une affaire passionnante, et tellement délicate ! Quel occidental pourrait se sentir à ce point émancipé de la tradition occidentale pour prétendre adhérer sans contresens à la pensée orientale ? Quel oriental pourrait avoir assez rencontré la pensée occidentale, non dans la puissance technique de ses réponses, mais dans le dénuement de ses interrogations, pour sentir ce qu’il fait en la rejetant ou en s’y ralliant ? Cette question même a-t-elle un sens ? Pour reprendre l’image de Théodore Monod, ne faut-il pas s’être déjà élevé assez haut sur son propre versant de la montagne pour prétendre découvrir les autres versants ?
Avançant comme à tâtons à travers l’épaisseur des distances et des temps, pourtant, et sans céder aux facilités du survol, quelques rares traducteurs s’attachent encore à prouver l’hospitalité d’une langue étrangère. Parfois ils doivent batailler avec la récalcitrance des mots, des idées, des vécus eux-mêmes, rétifs à se laisser exprimer dans une autre langue. Parfois on sent que ces passeurs opèrent avec la bienveillance indulgente, avec l’appui communicatif de la culture concernée. Le livre de Philippe Thiébault, riche de tant de poèmes et de textes traduits, qui déplient leurs patientes distinctions et leurs métaphores fulgurantes sur quinze siècles, atteste que cela arrive ; que ce genre d’hospitalité de traduction est possible. Je dis que cela est rare, parce le développement constant des échanges, en volume et en rapidité, nous fait trop croire que les occasions de rencontre se multiplient : jamais il n’y eut autant d’échanges au monde, mais jamais sans doute il n’y eut une si profonde immunisation des cultures les unes à l’égard des autres. Jamais il n’y eut si peu de rencontres — je veux dire de dépaysement, de véritable déplacement pour se rapprocher de ce qui est éloigné.
Ce qui nous arrive le plus souvent, c’est le tourisme, tellement plus massif et dangereux que tous les fanatismes, et qui semble butiner les cultures. Ce qui nous arrive le plus souvent, c’est la fuite de soi, comme le remarquait déjà le grand philosophe américain Emerson au début du 19ème siècle, dans La confiance en soi : « celui qui voyage pour se distraire ou pour obtenir ce qu’il ne possède pas, s’évade de lui-même (…) Voyager est le paradis des sots (…) Je me réveille à Naples, et là, à mes côtés, se trouve l’austère réalité : le triste moi, implacable, celui-là même que j’avais fui ». Paul Ricœur, si souvent cité par Philippe Thiébault, écrivait lui-même il y a cinquante ans :
« Au moment où nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de monopole culturel (…) il devient soudain possible qu’il n’y ait plus que des autres (…) Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but (…) ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique »[1].
Et dans les mêmes années, dans Race et Histoire, Claude Lévi-Strauss analysait ainsi la situation nouvelle de l’humanité : « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ».
Ce problème, que l’Europe interloquée découvre depuis peu, les cultures extrêmes orientales l’ont sans doute intégré depuis longtemps, car elles ont dû, jadis, se redéfinir dans un contexte où les échanges étaient perçus d’emblée tout autant comme agressifs que comme bénéfiques. Toute la fin du présent livre atteste, pour la pensée coréenne, cette rencontre avec l’Occident, de mille façons. Et déjà la façon que proposent Yi Ik ou Tasan de repartir de l’expérience de ce qui est proche, plutôt que de prétendre aller chercher la vérité dans le lointain, n’est elle pas une sagesse issue de ces rencontres ? Mais la question est plus radicale, car il ne s’agit pas seulement de l’histoire de la pensée coréenne aux prises avec la neuve puissance occidentale, mais de toute l’histoire de ses démêlés avec l’antique puissance chinoise. Et ce débat est visiblement au cœur du confucianisme ou du néo-confucianisme, puisque c’est bien d’un art de vivre ensemble, de faire coexister une grande densité de différences, qu’il s’agit. Comment faire pour ne pas sombrer dans un excès dévastateur de comparaison où tout devient commensurable, ni se replier dans des singularités intraduisibles et comme murées les unes aux autres ? Cette question est finalement celle de presque tous les auteurs cités, car c’est foncièrement celle de la pensée coréenne au carrefour entre plusieurs grandes traditions, Tao, Bouddhisme, Confucianisme, qui ont suscité en elle un fécond « conflit des interprétations », un conflit entre plusieurs visions aussi légitimement universelles les unes que les autres. Quand on lit T’oegye ou Yulgok, on sent cet équilibre subtil, dont nous avons tant à apprendre, dans une longue explicitation mutuelle.
Nous sommes ici au cœur du livre, ce cœur ensemble inquiet et confiant, ce cœur fragile dont Philippe Thiébault a judicieusement fait le noyau de la pensée de Ricœur, son rythme, son équation entre la plus vive tension et la plus tranquille détente. Nous sommes au cœur de ce qui nous rapproche, de ce qui nous tient ensemble et singuliers comme ces bambous décrits par T’oegye. Au cœur de ce qui nous autorise à différer ensemble. Ricœur, dans le texte cité plus haut, parle des noyaux éthico-mythiques qui sont au cœur de nos cultures, noyaux à partir duquel diversement nous interprétons la vie. C’est dans la structure de ces noyaux éthiques et mythiques que réside l’énigme de la diversité humaine, puisque la condition humaine ne nous apparaît que dans ces figures historiques particulières que sont les cultures. A quelles conditions ce cœur peut-il demeurer battant, créatif et réceptif ?
La pensée contemporaine, qu’elle soit d’Orient ou d’Occident, qui rencontre cette question doit accepter la condition langagière de la pensée, la contingence de traditions de pensée qui partent de donnés pré-philosophiques donnant à chacune son principe de limitation, mais aussi cette profondeur qui lui permet de comprendre les autres — et n’est ce pas aussi souvent, pour chaque tradition de pensée, en creusant vers sa propre racine qu’elle s’élargit vers les autres ? La question alors n’est plus de laisser tomber ses particularités pour entrer dans l’universel échange, ni de savoir comment conserver ses particularités et les protéger de l’érosion, mais de savoir à quelles conditions chaque culture peut être confrontée aux autres dans sa teneur universelle elle-même. Or il n’est pas aisé de confronter nos universaux : la rencontre des cultures se fait difficilement par ce qu’elles ont chacune de plus universel, car la confrontation des universaux est toujours ce qu’il y a de plus dur, et nécessite des médiations patientes. Je voudrais juste ici déplier un peu plus ce que me semble caractériser les conditions de cette rencontre, qui forment désormais la condition humaine. La conditions des « herméneutes », des interprètes que nous sommes. Interprètes des pensées du passé qui se remettent à parler, interprètes des pensées lointaines que nous rapprochons des nôtres ou dont nous nous rapprochons. Interprètes de notre condition d’être nés, venus au monde, surgis au milieu d’une conversation déjà là, plus ancienne et plus vaste que nous ne nous le figurons.
Il nous faudra d’abord accepter le caractère réitératif des grandes inventions ou découvertes du monde moral, spirituel et culturel. À la différence des inventions techniques qui sont cumulatives, leur universalité ne s’inscrit pas dans un progrès au sens positiviste. C’est comme si à chaque génération et dans chaque coin du monde il fallait réinventer ce qui nous tient vraiment à cœur. Il y a des choses qui avaient été magnifiquement comprises et que l’on a oublié à la génération suivante, ou qui n’ont pas dépassé certains cercles avant de s’estomper. Et il faut refaire cercle, recommencer, croire que l’on invente, pour rouvrir à notre insu les couches les plus profondes et les plus archaïques de nos cultures. Ainsi le temps des cultures est discontinu et non cumulatif. C’est celui de la re-création qui voudrait revenir à ses propres sources, à ce que chaque culture porte en elle d’enfance, et qui voudrait rouvrir avec intrépidité sa propre tradition, au risque d’en briser la complaisance. La créativité d’une culture, au-delà de sa capacité de résistance ou d’absorption des obligations liées aux échanges planétaires, tient donc à sa capacité non à répéter le passé, mais à s’y enraciner pour inventer. Comment se moderniser et retourner aux sources? Comment réveiller une vieille culture endormie, et entrer dans la civilisation universelle? Telles sont les grandes questions que posait Ricœur dans le texte ici évoqué.
Il nous faudra ensuite accepter le caractère résistible de ces immenses découvertes, car elles donnent lieu à des universaux qui ne sont pas imposables — un peu comme dans l’analyse du jugement esthétique chez Kant, le beau (une belle tulipe !) n’est pas un jugement imposable. Il ne s’agit pas cependant de quelque chose d’incommunicable : ce sont des choses que l’on peut communiquer, parce que nous pouvons supposer que tout le monde peut les comprendre et les partager, mais ils sont non-contraignants, et leur autorité est justement résistible : elle suppose un libre accord qui définit peut-être la véritable universalité. Ce serait une universalité non surplombante, mais qui se communiquerait de proche en proche. Cette curieuse communicabilité non-imposable montre à quel point la réception, la réceptivité est aussi importante que la créativité, que l’action. Là encore ce sont des équilibres qui ont été profondément incorporés à la pensée chinoise et coréenne, depuis bien longtemps.
Il nous faudra enfin accepter que nous n’avons, pour reprendre le mot de Merleau-Ponty cité à la fin du livre, que des universalités obliques. Des universaux en contexte qui sont encore attachés à des monde de langage et de culture, de telle sorte que nous n’avons d’accès à l’universalité qu’au travers de métaphores. Nos universaux sont métaphoriques. C’est en respectant cette condition que nous pourrons entrer dans la conversation universelle, en cessant de croire que notre langue et nos catégories sont de plain pied déjà universelles. Il est absurde de vouloir séparer les concepts des métaphores qui les ont portés et qui leur donnent leur sens, leur visée inachevée. Nous n’y avons pas accès autrement que dans un long débat, à peine ébauché, entre ces « universaux en contexte ». C’est une erreur de croire que l’on puisse accéder à l’universel en reniant la différence des manières de formuler l’universel, de l’interpréter, d’en être traversé. Au contraire ce qu’il y a de plus singulier, de plus vivement métaphorique dans une culture, est aussi ce qui entre avec le plus de bonheur en consonance avec ce qu’il y a de singulier et de créatif dans une autre. C’est dans la profondeur de la foi ou de la création artistique, là où l’attestation est la plus vive et la plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la foi ou dans la créativité des autres. Comme l’écrivait Ricœur :
« Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l’absence de tout accord. C’est ainsi que je comprends le très beau théorème de Spinoza: « plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu ». C’est lorsqu’on est allé jusqu’au fond de la singularité, que l’on sent qu’elle consonne avec toute autre »[2].
D’ailleurs on peut aussi saluer de loin l’existence d’une pensée ou d’une tradition de culture, non pour la convertir à soi ni pour se convertir à elle — c’est peut-être la forme la plus perfide de colonialisme — mais simplement pour approuver de loin son existence. Même si nous ne pouvons pas tout recréer, s’il y a des créations perdues pour nous, et même s’il est nécessaire qu’il en soit ainsi si nous voulons nous-mêmes pouvoir continuer à créer, loin de cracher sur ces belles vies possibles, nous pouvons saluer de loin leur simple existence, et leur désirer d’exister.
Olivier Abel
Notes :
[2] Ibid, p.287.
Publié dans Paris : Editions Autres Temps, 2006, p.7-13.