Pourquoi les musées ont-ils pris une telle place au centre de nos sociétés ? Sont-ils un substitut des Eglises ? Sont-ils comme l’Arche de Noé conservatoire de nos humanités ? Est-ce parce que la religion du Nouveau, de l’invention et de la création incessantes, avait besoin de temples à son service ? Face à cela la tradition protestante, ici présentée comme une tradition auto-nettoyante, une tradition sans trace, propose un sobre théâtre d’apparition qui autorise les chants, paroles et actions de grâce à se montrer et à s’effacer. Cette sobriété même sera sa contribution à la conversation des cultures.
Spiritualité et musées
Les questions qui nous motivent sont diverses et forment une ellipse à plusieurs foyers. L’entrée dans le sujet sera conduite en nous demandant quelle est la place du spirituel dans nos sociétés. Et notamment, quel est l’esprit des musées ? Nous reviendrons de là vers le théâtre protestant pour nous demander comment montrer la spiritualité d’une tradition auto-nettoyante ? En guise de sortie, d’issue ou de conclusion, nous nous demanderons de quels musées nous avons besoin aujourd’hui.
1. Entrée : l’esprit des musées dans nos sociétés
1.1 Le musée au centre
La question urbaine, mais aussi la question politique, est ordonnée à partir de ce que nous mettons au centre. Or d’une certaine manière, les musées sont désormais au centre de nos cités. A considérer les foules qui s’y pressent le dimanche, ils ont remplacé les églises. Est-ce le déplacement de l’esprit hégélien, dont on sait qu’il s’empare et abandonne successivement des peuples, des figures, des personnages, des lieux ? Est-ce une évolution des médias liée à la sécularisation, un peu comme Victor Hugo avait prédit que le livre justement allait tuer la cathédrale ? Voici les musées en tous cas au cœur de nos cultures. Pourquoi ?
On peut évoquer plusieurs hypothèses. La première est qu’ils assument une fonction de sauvegarde. En muséifiant, on conserve, on arrête la dégradation, on retire de l’usage, d’une certaine manière on met sous verre et sous cellophane. Ce qui est ainsi sauvegardé ne peut l’être qu’une fois tué, vidé de sa vie. J’avais senti cela en 1977 lors d’un voyage pour le Conseil Œcuménique des Eglises en RDA, où nous avions rencontré le ministre de la culture et de la religion, qui nous avait en toute simplicité fait part de son bienveillant projet de muséification des églises protestantes — je dis bienveillant car dans un pays officiellement athée, ce projet était en effet d’une grande amabilité à l’égard du « fait religieux », et d’une totale incompréhension à l’égard de ce qui fait une tradition vive. Mais c’est peut-être une parabole de ce qui arrive à toutes les églises avec la sécularisation !
La seconde hypothèse est celle d’une marchandisation de la culture et du spirituel, comme si le marché, après s’être établi sur les choses matérielles puis sur les services à la personne, s’était attaquée à une nouvelle sphère à conquérir, la sphère des arts, de l’esprit, de la mémoire et de la culture, avec d’énormes bénéfices à y faire : exploiter ce qui était jusque là le gratuit par excellence, l’intangible et le non-représentable — et pourquoi pas, vendre la table d’évaluation elle-même. C’est ici non pas un esprit de conservation qui anime le musée, mais une utopie de convertibilité et d’ubiquité générale, la pointe avancée de la spéculation enfin libérée de toute contrainte réelle.
La troisième hypothèse que je proposerai, à l’intersection des deux autres, est que les musées assument une fonction de récapitulation, de bilan universel, de compilation, de Grande Mémoire et intelligence de tous les possibles. Le sentiment que nous approchons de la fin de nos civilisations ou plus vaguement de la fin de quelque chose, nous pousse à chercher à faire nos encyclopédies et nos anthologies. Face au Déluge, et ne serait-ce qu’au déluge informationnel et communicationnel, les musées sont l’Arche de Noé qui rassemble l’important, ce dont la mémoire ne doit pas se perdre, mais aussi le germe de tout futur possible, la sélection et le nec plus ultra de tout ce qui a été, est et sera.
1.2 La religion de la créativité
La place, la fonction et la forme du spirituel dans nos sociétés a ainsi changé, à proportion que ce qui mène le monde change, ou se déplie. Jadis c’était la force pure, la domination, et cela touchait jusqu’à la forme et la fonction des religions : dans la Rome antique, mais peut-être dans l’Israël antique aussi, il fallait être sans cesse davantage victorieux pour vérifier l’augure des dieux de la cité, pour se montrer à soi-même qu’on avait la bonne religion, et cette logique est encore celle des nationalismes. Naguère encore c’était la richesse, il fallait être prospère et fortuné pour se donner des preuves de la grâce divine, et cela a jeté les bases d’une civilisation qui n’a pas dit son dernier mot. Il me semble que ce qui apparaît aujourd’hui, c’est l’obligation d’être sans cesse plus créatifs, car c’est le signe de la vitalité, de la croissance, et c’est au moins la seule chose qui puisse répliquer à l’absurde : multiplier les œuvres et les actes gratuits.
Dans les trois cas il y a dans cette auto-démonstration justement quelque chose de mélancolique, et même de désespéré. L’injonction de créativité est au cœur de notre culture, de son mythe de croissance illimitée, de son angoisse de la stérilité et de l’entropie — je dirai que c’est son noyau cultuel, mythologique, et nos théologèmes les plus refoulés forment le programme génétique du monde qui émerge ainsi. La créativité suppose l’inspiration, et entraîne la renommée, choses que l’on ne peut ni fabriquer, ni forcer ni acheter, mais qui sont données par vocation gratuite, et pour lesquelles il faut savoir tout sacrifier. Ce que nous propose le nouveau management, ce n’est certes pas le riche assis sur son capital et ses rentes, mais c’est le créatif, qui sait tout abandonner pour se lancer corps et âme dans un projet à chaque fois nouveau. Il lui faut pour cela être mobile, flexible, ouvert, inventif — artiste en quelque sorte ! Ce management artiste met en avant pour tous et avant tout l’obligation de trouver un intense plaisir à faire ce qu’on fait, à s’y donner à fond. Plus question de compter son temps, et la rémunération doit venir comme un surplus ! Tout le monde n’a plus à la bouche que les mots « projet », « créativité », et il nous faut sans cesse du nouveau, un peu comme la Rome impériale avait besoin de sa dose annuelle de victoires militaires pour garder sa confiance quasi-religieuse dans son imperium !
Dans le même temps on peut déceler des formes et des fonctions radicales de protestation spirituelle. Nous trouvons d’abord le sentiment d’une part non-malléable et inaliénable d’enracinement dans quelque chose qui résiste à l’universel échange. Nos attachements, notre ancrage dans des langues et des cultures, des traditions vivantes, résistent à l’uniformisation, à ce tourisme sceptique où l’on croit pouvoir tout effleurer avec détachement. Ricœur parle de cette tentation effrayante à « se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but » (Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964, p.281). Le spirituel est ici porteur d’une part d’inéchangeable, ou de difficilement échangeable. Nous trouvons ensuite le spirituel comme porteur d’une fonction de valorisation de ce qui peut être librement communiqué et partagé. Comme le notait Kant à propos de l’intérêt du beau : « Un homme abandonné sur une île déserte ne tenterait pour lui-même d’orner ni sa hutte, ni lui-même ou de chercher des fleurs, encore moins de les planter pour s’en parer; ce n’est que dans la société qu’il lui vient à l’esprit de n’être pas simplement homme, mais d’être aussi à sa manière un homme raffiné (…) et alors, même si le plaisir que chacun peut retirer d’un tel objet est insignifiant et ne possède en lui-même aucun intérêt remarquable, l’idée de sa communicabilité universelle en accroît presqu’infiniment la valeur » (Critique de la faculté de juger, § 41). Bref les joies, depuis le plaisir esthétique jusqu’à l’Evangile, demandent à être partagées, mais acceptent qu’on puisse ne pas les recevoir : c’est ce qui fait la difficulté de leur condition pragmatique, et leur résistance à la religion nouvelle.
2. Le théâtre protestant
2.1 La tradition et la grâce
Avec le protestantisme nous touchons tout de suite à un paradoxe et une limite. Il n’y a pas de musée sans collection, c’est à dire sans un ensemble de traces à la fois laissées, conservées et réunies par une intention, ou au moins une tradition. Dans notre protestantisme français, la difficulté est qu’il s’agit d’une tradition qui a été nettoyée, méthodiquement, par un Etat qui n’en voulait pas, mais aussi qu’il s’agit d’une tradition qu’il m’est arrivé de caractériser comme auto-nettoyante, et qui surenchérit à cet égard sur un style de traditionalité protestant et particulièrement calviniste d’une extrême sobriété.
Les traditions qui ont leurs arts sacrés ou la liturgie de leurs pratiques rituelles complexes, comme les cultes juifs et catholiques, ont un avantage certain à cet égard. Les protestants ne peuvent montrer que leur histoire et manquent d’anachronismes, je veux dire d’objets, d’œuvres, de pratiques qui perdurent et qui formeraient en quelque sorte des trous dans le temps, qui permettraient de voir le passé presque vif. Car notre seul médiateur, le seul trou dans le temps qui nous rende immédiatement contemporain de lui même, de l’humanité et de la création entières, c’est le Christ, comme le remarquait Kierkegaard dans Les miettes philosophiques. Le reste, c’est la suite des générations qui paraissent et s’effacent tour à tour. Il me semble ici être au plus près de l’esprit d’Emerson comme de celui de Kierkegaard.
Il ne faut donc pas oublier qu’en protestantisme la grâce n’st pas ce qui vient couronner l’édifice de la nature et de l’histoire, à la fin, mais au contraire ce par quoi tout commence et peut sans cesse recommencer, absolument. La grâce est ce qui répond non au péché, mais au néant. Le fait que Dieu ait créé ce monde est une grâce. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà une grâce. Et ce fut apparemment un plaisir pour Dieu que cela soit, puisqu’il dit que cela était bon. Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’exister. Mais nos façons de rendre grâce, d’interpréter la grâce d’exister, sont infiniment diverses, comme autant de styles, de modalités de l’agir et du dire. C’est que ce plaisir ne saurait pas plus être rendu tel quel à Dieu que nous ne « rendons » des cadeaux exactement identiques à ceux qui nous en ont fait. Nous rendons grâce en différant dans le temps l’expression de notre gratitude, et en donnant tout autre chose. Et c’est ainsi qu’à tour de rôle, comme on le voit dans les improvisations, les solos et les variations du jazz, chacun vient se montrer et s’effacer. Ou pour le redire avec les mots d’Hannah Arendt : au simple fait d’être né, à ce hasard absurde qui pourrait nous laisser le sentiment d’être superflus, désœuvrés, inemployés, les humains répondent par l’initiative, la parole, l’action, la capacité à commencer à leur tour quelque chose de neuf. La gratitude d’exister se décline toujours déjà dans cette pluralité.
2.2 Le théâtre de l’éphémère
Dans le même temps la spiritualité protestante ne vise pas sortir du monde, à le fuir dans une contemplation qui serait supra-mondaine ou opposée à la vie active. Elle vise seulement on l’a vu à rendre grâce, en interprétant les psaumes, en rapportant la joie comme la tristesse à la gloire de Dieu, par des actions et des paroles qui se savent fugaces, éphémères. Elle sait l’impossibilité de retenir le bon, et qu’aucune œuvre solitaire ne saurait emmagasiner le crédit qui se forme là où deux ou trois sont rassemblés par cette gratitude. Les matériaux de la spiritualité protestante sont en ce sens des immatériaux : musiques, voix, lumières, projections, mouvements. A cela s’ajoute l’idée que dans le temps déjà tragique de la culture, le temps spécifique est celui de la réitération. Il faut sans cesse tout recommencer : ce qui débordait de vie à la génération précédente paraît sclérosé à la suivante. Mais dans le même temps pour commencer à nouveaux frais il faut avoir de quoi ! On marche mal sur le vide, comme le remarquait Malraux dans Les voix du silence.
C’est pourquoi il faut un cadre durable pour autoriser cette fugacité des paroles et des actions, et faire accepter le caractère éphémère de nos existences, pour les instituer. Cette autorisation est importante, car sans elle on refuse cette fugacité, on veut tout garder, on est envahi par les traces qui finissent par tuer la vie — c’est une remarque de Nietzsche. C’est cela que j’appelle le théâtre protestant, ce cadre portatif qui suppose une institution ecclésiale qui se sait seconde, et capable d’instituer une triple différence constitutive (et que je n’aurai pas le temps de détailler ici) : la différence entre le dedans et le dehors (comme au théâtre ou au cinéma), la différence entre le temps de la suspension, de la mise entre parenthèse, et le temps de la reprise, du retour au monde ordinaire, et enfin la différence entre le temps de se montrer et le temps de s’effacer, de se retirer.
Le monde alors est ce « théâtre de la gloire de Dieu », où il est donné à chacun un droit de paraître, de montrer « qui » il est, de s’essayer, avant de s’effacer à son tour devant les suivants. Je peux saluer n’importe quelle créature, elle est mon semblable en tant déjà qu’elle rend grâce d’exister. C’est avec et parmi elles que j’existe. Et c’est ensemble que nous pouvons différer, « mutuellement témoins » de nos diverses façons de rendre grâce, comme le demandait Saint Basile de Césarée.
En remarquant que le protestantisme laisse peu de traces et qu’il est une tradition auto-nettoyante, je ne propose pas seulement ici une description, mais je formule le vœu que nous fassions de ce fait un style. Un cadre sobre et classique, pour laisser paraître et comparaître les voix éphémères et fugaces de la louange et de l’élégie, dont la trace s’efface au fur et à mesure, comme la buée sur la vitre. Dans le même temps, ce théâtre lui-même n’est composé de rien d’autre que des formes laissées par la gratitude, mais comme rendues inoubliables par leur effacement glorieux lui-même.
J’y vois l’avantage de faire face au nouveau problème, qui n’est plus l’effacement, la disparition, l’entropie, mais au contraire la néguentropie, la folle prolifération, l’amoncellement. Nietzsche a raison de mettre en avant la sélection, le tri. Ce qui rend une tradition vivante et un art contemporain, c’est cette incessante sélection des joies qui demeurent, et qui loin de tout garder, forment les portes de l’oubli heureux, et font place aux voix nouvelles. J’y vois aussi l’avantage de proposer un cadre qui supporte les tensions, les différences, la diversité, un peu comme le Musée imaginaire de Malraux proposait de rapprocher et de comparer des différences, là où le voyage culturel de jadis, comparant des perceptions et des souvenirs, privilégiait les ressemblances. Comment faire une culture assez spirituelle pour supporter et soutenir la diversité apparemment inaccordable des façons de rendre grâce ? Telle est la question.
3. Issues : de quel musée avons nous besoin aujourd’hui ?
3.1 Lieux de mémoire, lieux de sensibilité, lieux d’imagination
Les propositions que je formerai pour conclure ne seront pas à la hauteur de la critique que j’ai proposée en introduction, ni du déploiement de gratitude (je n’ai pas dit de gratuité) que j’ai esquissée dans mon développement central. Ce seront juste quelques remarques modestes et prudentes sur les formes et les fonctions des « musées » dont nous avons besoin aujourd’hui.
Je dirai d’abord l’importance de sortir de la nervosité d’un présent sans passé ni futur, d’un présent présentiste, pour reprendre en respiration plus large le passé et le futur. Si nous avons si souvent le sentiment d’une guerre des cultures, et d’une culture en guerre, c’est que chacune, rétrécie sur son identité présente la plus étroite, cherche à courir plus vite que l’autre. La culture n’est plus un espace de sensibilisation, mais d’insensibilisation. Les lieux de contact entre le passé et le futur sont rétrécis, et les musées sont au mieux des espaces pour se retirer d’un monde épris de vitesse, mais souvent destinés à accélérer encore la compétition et l’ubiquité. D’où d’abord l’idée qu’il faut aussi des espaces qui autorisent le ralentissement, mais un ralentir durable, des espaces qui autorisent la finitude, qui nous fassent accepter que nous sommes nés quelque part, que nous n’avons qu’un seul corps, et qui nous fassent découvrir la largeur du monde en même temps que l’étroitesse de notre point de vue.
Nous avons en ce sens besoin de lieux de mémoire, mais aussi de sensibilité et d’imagination, qui permettent d’abord de rouvrir pour chacun et pour chaque événement la pluralité des antécédences, des passés, des attachements plus ou moins radicaux dont il est issu, afin de se mieux comprendre à « sa place dans une conversation déjà commencée avant lui, et dans lequel il s’oriente, avant d’y apporter à son tour une contribution » (comme disait Ricœur).
Je veux dire que nous avons besoin de lieux qui cultivent nos facultés de réception, qui fassent de nous des récepteurs, des auditeurs, de lieux qui donnent à nos enfants le désir d’hériter, de se sentir disposés à puiser dans l’héritage les matériaux auxquels ils sauront donner leurs formes. Cette force de voir l’héritage non comme un joug et une charge, mais comme une chance et un don à réinterpréter pour donner à son tour, suppose que l’on ait su creuser nos propres traditions jusqu’en leur noyau éthico-mythique, qu’on en ait éprouvé le cœur battant. J’estime cependant que si l’on ne peut rompre avec une tradition si l’on n’a jamais eu la force d’en hériter vraiment, on ne peut hériter d’une tradition si l’on n’a pas eu la force de rompre vraiment avec elle.
C’est pourquoi dans le même temps nous avons besoin de lieux qui sachent briser avec l’auto-complaisance (sous la forme parfois de l’auto-flagellation) mortelle des traditions, qui sachent faire place au scandale, au cri, à la vitupération, à l’ironie. Comme le remarquait Philipp Roth c’est parfois en rouvrant ses propres poubelles que l’on fait les meilleures découvertes. N’est ce pas ce que Bayle a fait en proposant de recenser les erreurs, ignorances et mensonges de l’histoire ? C’est en rompant la tradition pour innover le plus hardiment que l’on rouvre sans le vouloir les foyers les plus archaïques de nos cultures, de même que c’est en creusant vers le noyau de nos traditions que l’on fait jaillir des recommencements radicaux. Bien malin ici celui qui sait ce qu’il fait — seul est assuré de ce qu’il fait celui qui s’est converti à la religion de la créativité, laquelle dès lors n’est plus le résultat inintentionnel et même inespéré, mais devient le but de l’affaire.
3.2 La voie royale
De quoi l’art et les musées, au sens le plus large de ces termes, sont-ils la voie royale ? De la rencontre des cultes et de la conversation des cultures. Pour aller dans un musée on n’est pas obligé d’être « dedans », d’appartenir au milieu ainsi visité : vous y êtes doté d’un statut spécial, qui vous protège en même temps qu’il vous donne des droits, une distance de passant. Ce sont par excellence des lieux d’éducation à la tolérance, à l’observation bienveillante, à la curiosité. Les musées sont de bons lieux témoins entre le dedans et le dehors, de bonnes interfaces entre l’usage interne et l’usage externe.
Mais là encore cela se travaille et se cultive. Il y a une manière de présenter le patrimoine écrasante pour la culture des autres, ou au contraire une manière de présenter qui est une façon de garder pour soi, de s’approprier en expropriant les autres destinataires possibles. Accepter que les patrimoines spirituels soient communs, confiés à tous, mais aussi que chacun d’eux ne soit que l’un d’eux, parmi d’autres, tout cela se sent à la mise en scène muséographique. De même qu’on peut montrer que cela n’est pas fini, mais que ça continue et que le témoin d’aujourd’hui peut attraper le geste et continuer à son tour. Tout cela ce sont des conditions pour que la rencontre entre les traditions reste vivante et respectueuse, féconde pour la suite.
Oui l’art est la voie royale de la rencontre des cultures et de la conversation des religions ! L’art autorise chacune des traditions, entendue comme une école, un style, une voix, à se retirer dans une certaine surdité au bruit du monde, pour entretenir son propre chant et retrouver sa voix. Et dans le même temps l’art autorise chacune des traditions, entendue comme une école, un style, une voix, à chercher ce qu’elle comporte de plus universel, pour le lancer sans crainte dans le bruit du monde. Quand j’entends le blues ou le flamenco, le jazz ou le gospel, mais aussi tant de chants et de rythmes d’Afrique qui de loin se mêlent désormais pour moi aux cantates de Bach et aux psaumes de la Renaissance évangélique, j’entends ces interprétations comme autant de prédications. Et je sens combien, comme le disait Ricœur, « lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l’absence de tout accord » (op.cit.p.287).
Olivier Abel
Paru dans Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme Français,
Tome 157, 2011, p.473-480.