« Une effrayante insomnie » sur

Emmanuel Lévinas parle de l’insomnie à plusieurs reprises, mais comme en passant, et il ne s’agit certes pas d’un thème central de son oeuvre. De la même manière cependant qu’un regard latéral et flottant perçoit des choses qu’un regard directement focalisé, sur un visage par exemple, ne voit pas, il m’est apparu que ce thème secondaire manifestait bien la fulgurance de l’intuition philosophique qui caractérise Lévinas. La question n’est d’ailleurs pas si anodine, de nos jours. Pourquoi tant d’insomnies? Quand avons-nous perdu le secret du sommeil? L’intérêt de la méditation de Lévinas sur l’insomnie est de nous montrer qu’avant de la soigner par la chimie[1], il n’est pas inutile de l’entendre un peu, de la prendre au sérieux sur ce qu’elle dit de nous tous, et de notre rapport à l’existence.

Pourquoi tant d’insomnies? Mais aussi: pourquoi tant de lassitude? Et quand avons-nous perdu le secret de l’action? Pourquoi avons-nous à ce point besoin de drogues pour le moindre repos, comme pour la moindre activité? Il est probable que la seule manière de bien traiter cette question de l’insomnie consiste à lier son sort à celui de l’action, la capacité à agir vivement supposant la capacité à dormir tranquillement. Celui qui jamais n’agit, qui jamais ne se fatigue ni ne s’oublie dans le poids d’actes qui soient proprement ses actes et augmentent sa capacité à agir, celui qui n’a jamais la chance de « faire » quelque chose, comment voulez-vous qu’il puisse dormir? Et celui qui se mobilise sans cesse pour la moindre chose, dans une vigilance constante où il ne s’abandonne jamais au sommeil, sera-t-il encore éveillé quand le moment viendra d’intervenir? Nous avons peur du sommeil, et nous sommes lassés de l’action, et c’est ainsi que nous sommes pris dans le cercle vicieux entre l’activisme anxieux qui multiplie les oeuvres et les performances[2], et le découragement de plus en plus général d’être désoeuvré, inemployé et inutile[3].

L’insomnie d’exister

Revenons donc à Lévinas. Je retiendrai chez lui deux occurrences de ce thème de l’insomnie, issues de la même constellation de textes de la fin des années quarante. La première occurrence se trouve dans De l’existence à l’existant[4]. L’insomnie apparaît dans la dernière partie de l’ouvrage, et donne le titre d’un chapitre (p.109-114 de l’édition citée). L’insomnie y est décrite comme « l’impossibilité de déchirer l’envahissant, l’inévitable et l’anonyme bruissement de l’existence ». La véritable insomnie surgit quand il n’y a plus de motif de veiller et que l’on veille quand même, dans une vigilance qui est vide d’objet, et dans une vigilance en quelque sorte sans sujet: ça veille, parce qu' »il y a » tout ça, toute cette présence, cette rumeur de l’existence à laquelle on ne peut se soustraire. On est tenu à être, sans échappatoire. Lévinas parle d’un « devoir de corybanthe », d’un envahissement par le bruissement de l’être d’où l’on ne peut se retirer ni s’absenter, même en se mettant en boule dans un coin: on veille pour rien, sans objet, mais sans véritable conscience non plus, roulant sans fin dans une sorte de présence où rien ne passe et où tout ça n’arrive même pas à moi. L’être de l’insomnie n’est l’être de personne ni de rien. L’insomnie est une expérience de l’éternité comme atrocité, où le temps échappe au rythme, et l’espace à la perspective.

L’être auquel se rapporte l’insomnie lévinassienne ressemble beaucoup à l’Être de Parménide: immuable, éternel, ne connaissant pas la possibilité de dire ni de penser le non-être, ni l’altérité, ni la pluralité. C’est contre cet être que Platon, qui pense le rapport du mythe et du dialogue comme le rapport indissociable de l’un et du deux, du rêve et de l’éveil, soulève l’interrogation. Et c’est à cet être que Heidegger revient comme à ce qui a été oublié. Le chapitre qui précède celui sur l’insomnie, dans De l’existence à l’existant, s’intitule « existence sans existant », et traite de ce murmure interminable de l' »il y a », où les existants retournent à l’être comme à une présence indifférenciée, qui est comme une nuit où « la disparition de toute chose et la disparition du moi, ramènent à ce qui ne peut disparaître, au fait même de l’être auquel on participe, bon gré mal gré, sans en avoir pris l’initiative, anonymement » (p.95). Nous y sommes irrémédiablement livrés à l’être, à son grouillement de points, à son champ de force, à sa lourde et « monotone présence qui nous étouffe dans l’insomnie. Le frôlement de l’il y a, c’est l’horreur » (p.98). On y est plongé dans l’indétermination de « quelque chose se passe »[5], sans pouvoir l’assumer dans la responsabilité, sans pouvoir même en mourir. Lévinas écrit plus loin que l’horreur est l’impossibilité de la mort[6], l’universalité de l’existence jusque dans son anéantissement. Lévinas oppose alors l’horreur de cette nuit à l’angoisse heideggerienne, la peur d’être et l’existence irrémissible à la peur du néant (EE p.102).

L’autre occurrence ici choisie du thème de l’insomnie se situe presque au début de Le temps et l’autre[7], et condense en cinq pages ce que le premier texte explorait en vingt. C’est ensemble plus prudemment et plus brutalement que Lévinas y rapproche l’insomnie de l’être heideggerien. Plus prudemment parce qu’il ne croit pas « que Heidegger puisse admettre un exister sans existant qui lui paraîtrait absurde (p.24). Plus brutalement parce que Heidegger appelle Geworfenheit, le fait d’être jeté dans l’existence (une existence qui précède ainsi toute existence), une expérience qui n’est autre que celle de l’insomnie: « Approchons cette situation par un autre biais. Prenons l’insomnie » (TA p.27). Dans l’insomnie il n’y a plus de temps, plus de commencement[8] ni de fin, c’est le fleuve d’Héraclite mais un fleuve qui ne passe même pas. Il n’y a pas moyen de se retirer de la vigilance à l’être auquel on est tenu, « vigilance, sans refuge d’inconscience, sans possibilité de se retirer dans le sommeil comme dans un domaine privé ». Ce que Lévinas propose donc à l’encontre de Heidegger, c’est de traiter l’angoisse comme l’expérience de l’impossibilité de mourir, et le sentiment que cela ne finira jamais, que l’être n’a pas de porte de sortie. La présence qu’éprouve l’insomnie est infernale.

Que fait l’irruption du sommeil dans la vigilance atroce de l’insomnie? Lévinas écrit magnifiquement: « il faut précisément se demander si, impensable comme limite ou négation de l’être, le néant n’est pas possible en tant qu’intervalle et interruption, si la conscience avec son pouvoir de sommeil, de suspension, d’épochè, n’est pas le lieu de ce néant-intervalle »[9]. Plus loin encore: « la conscience a paru trancher sur le il y a par sa possibilité de l’oublier et de le suspendre -par sa possibilité de dormir » (EE p.115). Et dans Le temps et l’autre: « il faut se demander si la vigilance définit la conscience, si la conscience n’est pas bien plutôt la possibilité de s’arracher à la vigilance (…) de conserver toujours la possibilité de se retirer « derrière » pour dormir. La conscience est la possibilité de dormir » (p.30).

Y a-t-il une éthique du sommeil?

Faisons ici une pause pour nous attarder sur deux ou trois points, où la thématique du sommeil permet de faire voir chez Lévinas des distinctions sinon peu perceptibles, à propos de la nuit et de la lumière, à propos de la présence et du présent, à propos de l’irréversible. Il insiste souvent, on l’a vu, sur cette atmosphère d’irréparable, d’irrémissibilité de l’existence. Autre toutefois est l’irrémissible de l’existence anonyme et ténébreuse, à laquelle insomniaques nous sommes jetés sans pouvoir faire de différence entre la nuit et le jour, sans rien jamais qui commence ni rien qui finisse. Autre est l’irréversibilité de l’existant livré à la lumière de son présent solitaire. Autre est l’irréparable éprouvé dans la relation avec autrui, qui tient à une dissymétrie, à une différence dont j’aimerais dire qu’elle peut être le désordonné de l’obscurité amoureuse comme le jour du visage respecté.

Pour chaque existant pris dans sa lumineuse solitude, dans son insubstituabilité matérielle, ce qu’il y a de proprement irréversible dans tout malheur et dans toute souffrance, qui sinon pourraient n’être qu’un jeu réversible, c’est l’impossibilité de se détacher désormais de la souffrance, et donc là encore l’impossibilité d’en finir (TA p. 55). Parlant de l’espoir et du « temps de la rédemption », Lévinas oppose la résurrection du présent qui doit être consolé pour lui-même à la substitution économique d’un après à un avant dans la prétendue réparation (EE p. 153 sq.); il n’y a pas de réparation. Parlant du « retard apporté par l’existant à exister », Lévinas observe que « ce retard constitue le présent »[10]. L’existence traîne un poids, le fait d’être déjà là, le fait d’être né, comme un irrémédiable décalage à son propre commencement. Mais ce retard, ce décalage est aussi déjà ce qui nous permet de rompre avec la présence infernale dont nous venons de parler.

Le présent est le « départ de soi. Dans la trame infinie, sans commencement ni fin, de l’exister, il est déchirure. Le présent déchire et renoue; il commence ». Mais ce présent n’est pas encore le temps, qui ne saurait être le fait d’un sujet isolé et n’apparaît vraiment que dans la relation du sujet à autrui; c’est la simple déchirure qui permet d’éprouver le temps (TA p.32). « Le présent est assujetti à l’être. Il lui est asservi. Le moi retourne fatalement à soi -il peut s’oublier dans le sommeil mais il y aura réveil. Dans la tension et la fatigue du commencement perle la sueur froide de l’irrémissibilité de l’existence. L’être assumé est une charge » (EE p.134). Avec le présent apparaît la responsabilité pour les absents, et le sujet se trouve otage des absents. C’est ce que marque le sommeil, comme première forme de la conscience qui n’apparaît que dans un retrait du monde, et comme première forme de l’oubli de soi[11]. Il n’y a pas d’éveil sans sommeil. La possibilité de se retirer en soi est aussi la possibilité de faire place à autre que soi.

Ce qui est très original chez Lévinas, c’est de placer le sommeil à la fois comme ce qui me permet de me retirer de l’être inapaisable, du bruit perpétuel de sa présence, et ce qui dans l’oblation de moi m’ouvre aux absents. C’est de placer le sommeil comme le premier acte de la conscience, son état initial ou son acte de naissance, par lequel le présent et l’absent sont enfin distingués. Par lequel le temps commence. Là où Kant remercie Hume de l’avoir réveillé de son « sommeil dogmatique », pour sortir de l’éternelle minorité et entrer enfin dans les Lumières, là où Husserl veut réveiller l’esprit européen, retrouver sa conscience vigilante et son idéal, Lévinas traite du sommeil non comme cet état de préjugé dogmatique avec lequel l’activité philosophique doit rompre, mais comme ce retrait premier de l’être par lequel un sujet devient possible et peut faire place à la différence entre lui et l’autre. Qu’en disent les philosophes?

Le sommeil des philosophes

« Lorsque Jonas, de la Bible, héros de l’évasion impossible, invocateur du néant et de la mort, constate au milieu des éléments déchaînés l’échec de sa fuite et la fatalité de sa mission, il descend dans la cale du bateau et s’endort » (EE p.115). Le sommeil n’est possible que parce que l’on a fait son deuil de la présence, que l’on a consenti au temps, à l’irrémissible, à l’autre. Je ne peux dormir que parce que j’ai accepté l’irréparable et ma responsabilité. Parce que j’ai consenti à prendre le risque de me rencontrer moi même comme un autre. L’histoire de Jonas évoque celle, fameuse, où Pyrrhon, le maître du scepticisme grec, interrogé sur un bateau au milieu de la tempête, montre un pourceau qui mange paisiblement. Elle évoque bien sûr aussi celle de Jésus, qui dormait dans les mêmes circonstances. Le sommeil est ici un chiffre de la confiance.

Pourtant les philosophes ont souvent eu des mots très durs envers le sommeil. Nietzsche la brocarde au début d’Ainsi parlait Zarathoustra, quand dans « les chaires de vertu » il met en scène un merveilleux sage, enseignant la morale, et enseignant à bien dormir. Pour bien dormir, en effet, il vaut mieux ne pas tuer, ne pas voler, ne pas convoiter la femme de son voisin, etc. Et Zarathoustra s’esclaffe en trouvant au moins ce sage honnête. Mais il lui reproche d’être nihiliste, apologète de « la grande fatigue », cette fatigue d’exister mêlée à cette peur du néant, qui se caractérise selon Nietzsche par l’incapacité à en finir de rien. Il lui reproche de ne plus vouloir que fuir un monde décoloré, en proie à la mélancolie, et où les joies et les souffrances mêmes sont fatiguées et ennuyeuses[12]. Le sommeil serait-il une figure de ce désir de mort?

À peu près seul, Arthur Schopenhauer, qui fut le maître de Nietzsche, fait l’éloge du sommeil. Il estime à l’inverse que les grands génies ont besoin d’une quantité de sommeil inhabituellement importante, un peu comme les enfants, dont l’intelligence se forme. C’est précisément parce qu’on est conscient, parce que l’on pense, que l’on parle et que l’on agit, c’est à dire que l’on déploie une certaine activité cérébrale, que l’on dort. Plus il y a conscience claire et active, plus il y a tranquillement sommeil. Les lichens dorment probablement assez peu. Les poissons déjà davantage, quoique d’un sommeil tout autre que le nôtre. Quant à nous, Bachelard disait avoir trop tard découvert le rythme majeur du jour et de la nuit, du clair concept et de la tendre image[13]. Le sommeil est une activité supérieure, et une faculté rare à l’échelle du cosmos. Dans ce débat entre Nietzsche et Schopenhauer, sur le nihilisme que le premier reproche au second (tu es fatigué d’exister) et que le second renvoie au premier (ta volonté de volonté t’interdit de voir que le néant est au fond tout autre chose), débat dont on peut dire que la question du sommeil est la pierre de touche, il semble que Lévinas soit plus proche du vieux Schopenhauer, quoique sous une argumentation très différente.

Il est pourtant un point au moins où Lévinas diverge profondément de Schopenhauer. Ce dernier pensait que dans le sommeil, entendu non seulement comme « entretien » de nos facultés supérieures, mais lui-même comme faculté supérieure, manière spécifique d’être au monde, nous sommes au plus proche du noyau de notre être, de ce noyau de désir et de vouloir-vivre par lequel nous poursuivons le désir de nos prédécesseurs, et par lequel nous comprenons et participons de tout ce qui, proche ou lointain, enfants, génies, poissons, lichens, désire être. Dans le sommeil, je romps avec le principe d’individuation, et je fais moins de différence entre moi et un autre qu’entre moi et moi-même. Cet éloge-là du sommeil nous le rend bien plus attendrissant que les vertus couronnées de pavot dont Nietzsche montrait le ridicule, et qui font du sommeil le lieu où nous croyons enfin être définitivement à l’abri de la rumeur du monde. Seul est bon à prendre la sommeil où nous ouvrons la fenêtre à cette rumeur, pour nous oublier en elle, et simplement y songer un peu. Mais du coup, dans l’abnégation divine du sommeil où je m’oublie et me dilate, je fais l’expérience de mon identité profonde avec tous les êtres, l’expérience divinatoire de la compassion, de la pitié. Je romps avec la roue d’Ixion qui m’attache au vouloir-vivre, à sa lutte et à son interminable reproduction[14]. Nous sommes ici évidemment très éloignés de Nietzsche. Le sommes-nous de Lévinas?

Le sentiment d’une responsabilité océanique, infinie, où nous sommes coupables de tout, serait-il un sentiment dû au sommeil de notre faculté de juger? Cela est possible, et Dostoïevski, à qui Lévinas a pris ce thème (à vrai dire assez luthérien), l’avait peut-être lui-même emprunté à Schopenhauer. Mais Lévinas, on l’a vu, ne croit pas que le sommeil rompe avec le principe d’individuation: au contraire, son argument fait du sommeil le premier acte qui nous individue. Plus généralement, le coeur de la morale de Lévinas ne se trouve pas dans la pitié, dans l’expérience et l’intuition d’une profonde identité entre les êtres, mais au contraire dans le respect, dans l’expérience d’une radicale altérité.

Comment dormir aujourd’hui?

C’est à partir de ce point décisif que nous repenserons le sommeil qui nous fait défaut. Ce bruissement de l’être, cet incessant mâchonnement qui empêche Lévinas de dormir en le livrant à l’existence sans retrait possible, ce grouillement de points sans perspective ni scansion, montre assez que l’être en question est horreur et nausée. À la différence de Sartre, Lévinas en sort par l’altérité, et non par le néant, mais chez l’un et l’autre le geste est le même: il s’agit de s’arracher, de se désengluer, de se désembourber. Que s’est-il passé, que se passait-il alors pour que l’être soit à ce point infernal? On l’imagine assez bien, mais comme on est loin de Spinoza, pour lequel l’être était lui-même désir, et comportait en lui-même son altérité et sa pluralité!

Et cette horreur de la présence, d’une irrémédiable et totale présence, ne pourrait-elle être retournée en bonheur? N’est-ce pas le bonheur, que vraiment enfin tout soit présent! Quand on pense à tout, d’ailleurs, le plus souvent ne s’endort-on pas heureux? Il faut avouer plus généralement que lorsqu’on pense on s’endort assez vite! C’est d’ailleurs un bon conseil pour dormir, pour autant que penser ne soit pas penser à une chose mais au moins penser à deux en même temps: non pas de ne penser à rien, de faire le vide (aussitôt rempli par le bruissement dont parle Lévinas), mais au contraire de penser à tout, et comme le disait magnifiquement Jacques Ellul, d’aimer Dieu de toute sa pensée.

Là où Lévinas nous apprend quelque chose d’essentiel sur le sommeil, c’est quand il y voit le commencement d’un rythme, ce qui est un pléonasme (le contraire d’une contradictio in adjecto): le pouvoir de suspendre, le pouvoir de finir et de commencer. Ce qui peut nous sortir de l’insomnie anxieuse comme de l’activisme fébrile et vain dont nous parlions au début, c’est ce rythme. Jamais il ne pourra être vigilant, celui que l’on a tenu sans cesse sur le qui-vive pour des riens, et que l’on a empêché de dormir, dans une mobilisation et une conscientisation de tous les instants qui finit par le laisser incapable d’une véritable action éveillée. Et jamais il ne pourra s’endormir, se laisser gagner par une bienheureuse fatigue, celui que l’on occupe tellement qu’il n’a plus de marge d’action à lui, qui lui donnerait le sentiment que sa fatigue est bien la sienne, qu’il est fatigué par son action propre. Et les deux processus se renforcent, car celui qui a peur de se réveiller, de se réveiller vraiment, on comprend qu’il ait peur de s’endormir. En ce sens, Schopenhauer avait raison, quand il estimait que le sommeil est le noyau de notre être, car perdre le sommeil, n’est-ce pas perdre notre noyau, ce à partir de quoi peuvent se déployer les ramures de la parole et de l’action?

Mais pour accepter cela, encore faut-il ne pas avoir peur du sommeil, de l’ensommeillement; ne pas avoir peur de perdre le maîtrise de nos expressions faciales, de perdre le fil de cette continuité narrative par laquelle nous nous assurons, parfois à bon compte, que nos existences sont bien uniques de bout en bout, bien individuées, bien clairement et distinctement nôtres. Et là encore, nous revenons à Lévinas, à son thème du visage. Placer le visage si je puis dire en regard du thème du sommeil nous aide à voir jusqu’où le visage échappe à la maîtrise. Par le thème du visage, Lévinas reprend autrement l’enquête de Husserl sur la passivité, une passivité qui suspende nos jugements, nos activités prédicatives et judicatoires, nos facultés de connaissance, d’appel moral, ou simplement d’expression. Le visage endormi atteint peut-être ce que la conscience n’atteint jamais[15].

Le dernier trait que Lévinas nous enseigne quant au sommeil, peut-être le plus important, c’est son rapport très particulier au lieu. On ne peut suspendre l’activité sans se coucher, c’est à dire accepter de « précisément borner l’existence au lieu, à la position. Le lieu n’est pas un quelque part indifférent, mais une base, une condition (…) En nous couchant, en nous blottissant dans un coin pour dormir, nous nous abandonnons à un lieu » (EE p.119). Pour pouvoir être au monde, il faut pouvoir se retirer du monde. Pour être disponible à autre que soi, il faut avoir un retrait indisponible, et c’est précisément ce que n’ont pas les SDF, ce « chez-soi » dont parle Lévinas (ibid.). Et ici encore nous retrouvons notre question de la passivité, d’une passivité sans laquelle nos activités s’exténuent: « La position ne s’ajoute pas à la conscience comme un acte qu’elle décide, c’est à partir de la position, d’une immobilité, qu’elle vient à elle-même. Elle a un engagement dans l’être qui consiste à se tenir précisément dans le non-engagement du sommeil. Elle a une base, elle a un lieu. Le seul avoir qui ne soit pas encombrant mais qui est la condition » (EE p.120).

Le sommeil suppose l’habitat. Une société où d’une part on n’habite plus, où l’habitat ne soit plus le lieu d’un retrait toujours possible, d’un retrait inaliénable, indisponible, inaccessible au marché et à l’universel échange, et une société d’autre part où l’on ne puisse plus sortir de cet habitat familier dans un espace commun, un espace public, un monde à plusieurs, où nous puissions chercher sous le regard des autres à montrer qui nous sommes, de quoi nous sommes capables et incapables, il n’est pas très étonnant qu’elle soit une société d’insomnie. Les addictifs n’y changeront rien.

[1] Deux millions de boîtes de somnifères par mois en France.

[2] Des oeuvres et des performances si impersonnelles que ceux qui les font ne peuvent pas même les « sentir ».

[3] « On peut parfaitement concevoir  que l’époque moderne, qui commença par une explosion d’activité humaine si neuve, si riche de promesses, s’achève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l’Histoire ait jamais connue »  (H.Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris: Calman-Lévy poche p.401).

[4] Paru à Paris chez Fontaine en mars 1947, et rédigé pour l’essentiel en captivité, ce livre commence par une réflexion sur « la paresse essentielle et désespérée ». Il sera désigné ici par les initiales EE.

[5] EE. p.93. Il faut penser à ce texte comme pensé en captivité, pendant la guerre, comme sur le fond d’une rumeur indistincte et angoissante.

[6] Suit une très belle page sur la tirade de Hamlet et l’impossibilité de se retirer dans un sommeil, et sur le spectre qui hante Macbeth.

[7] Paris: PUF (collection Quadrige), 1983, initialement paru en 1948, dans le premier des Cahiers du Collège Philosophique animé par Jean Wahl, reprenait quatre conférences données dans le cadre de ce collège en 1946-1947. Ce livre sera désigné ici par les initiales TA.

[8] « Un sujet éternel est une contradictio in adjecto, car un sujet est déjà un commencement (…) L’éternité n’est pas apaisée, parce qu’elle n’a pas de sujet qui prenne sur lui » (p.28). Cette locution de contradictio in adjecto, remarquons-le au passage, est caractéristique du style de Schopenhauer, auquel nous reviendrons plus loin. Ce qui rapproche également Lévinas de Schopenhauer, c’est leur capacité à interpréter en termes métaphysiques des expériences parfaitement ordinaires, banales et quotidiennes, comme manger, dormir, etc.

[9] EE p.105. Que le sommeil soit comparé à la suspension phénoménologique, à l’épochè, est à la fois d’une grande audace et d’une grande fécondité. Je me souviens en effet d’un séminaire, en 1977, où Lévinas nous faisait relire Expérience et Jugement de Husserl, cherchant à penser la passivité d’une expérience qui soit vraiment une pré-donation, en-deça de toute activité de jugement, libre en quelque sorte de tout préjugé. On sait que Husserl n’y parvient pas: la conscience est toujours-déjà un acte de saisie et de synthèse prédicative. Le sommeil permet peut-être de faire le départ entre une passivité interminable et étouffante pour tout sujet, celle de l’insomnie, et la passivité comme interruption, intervalle, épochè, re-commencement. Le sommeil permet à la conscience de se re-faire, de briser ce qu’elle aurait sinon de définitif, de clos dans ses jugements, et de re-commencer.

[10] EE p. 51. Un peu plus haut, il écrit: “Nous sommes comme dans un voyage où il faut toujours s’occuper de ses bagages” (p.36). On est toujours en retard.

[11] Il ne me semble pas impossible en ce sens de rapprocher ce que Lévinas dit du sommeil et ce qu’il dit des nourritures quotidiennes, de ces jouissances qui sont « déjà une manière de se libérer de la matérialité initiale par laquelle s’accomplit le sujet. Déjà elle contient un oubli de soi. La morale des nourritures terrestres est la première morale. La première abnégation. Pas la dernière, mais il faut passer par là » (TA p.46).

[12] L’argument de Nietzsche emprunte ici beaucoup à Kant, dans La religion dans les limites de la simple raison. Un devoir que l’on accomplit non pour lui-même, immédiatement, selon l’inconditionnalité de l’impératif catégorique, mais médiatement, comme moyen d’obtenir autre chose, est « impur », et sa moralité est viciée par un mal radical, qui la vide de son sens.

[13] On a signalé plus haut combien pour Patocka la pensée de Platon se caractérisait par une équation spécifique du mythe et de la dialectique, du sommeil et de l’éveil.

[14] Souvenons-nous de la formule de Lévinas parlant d’un devoir de corybanthe.

[15] Schopenhauer, encore lui, observe la différence entre la beauté du visage d’un enfant endormi et la beauté du visage d’un vieillard éveillé, comme formulant la différence entre ce que contient le corps et ce que l’esprit anime, la diagonale de ce que nous avons de plus heureux.

 

Olivier Abel

Publié dans Foi et Vie n° Déc 1999, p.71-81.