Il faudrait vraiment être étranger à la Méditerranée pour négliger le désir d’ombre, de pénombre, qui traverse non seulement toutes les architectures, mais toutes les pensées vraiment méditerranéennes. Nombre de ceux qui sont allés vers la Méditerranée comme fascinés par sa lumière n’ont pas encore perçu cet envers inséparable du bel endroit. On sait que Camus achève L’homme révolté par des pages magnifiques sur « la pensée de midi », cette pensée méditerranéenne qu’il oppose à l’idéologie allemande, cette nature immédiate qu’il oppose aux religions de l’histoire : « l’Europe n’a jamais été que dans cette lutte entre midi et minuit (…) au cœur de la nuit européenne, la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore (…) Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu’elle soit. Par-delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance »[1]. Mais qu’est ce pour Camus que cette pensée solaire, ces Noces avec la terre et la mer de Tipasa ? C’est la préférence pour le réel, c’est Ulysse qui préfère revenir à Ithaque plutôt que de goûter l’immortalité dans les bras de Calypso —et Ithaque, et toutes les îles de la Méditerranée, ce sont des femmes endeuillées[2], et non des paradis perdus ou des promesses touristiques.
La part d’ombre est donc inséparable de la pensée solaire. On trouve cela chez Platon, de quelque côté de la Méditerranée qu’il ait été lu ou interprété, car il est autant un père de la pensée islamique que de la pensée européenne. Platon, c’est la Méditerranée. Il faut justement avoir connu l’éblouissement, la difficulté à accoutumer le regard à l’excès de lumière, pour imaginer un mythe de la Caverne. Dans le soleil tout peut devenir noir. Qu’il est difficile de fixer les idées, de soutenir leur regard ! Il vaut mieux chercher à les interpréter à partir des ombres qu’elles projettent, de leurs différents profils, esquisses ou silhouettes[3], ou de leurs reflets affaiblis. Il faut également avoir connu la pénombre, la difficulté du regard à s’habituer à l’ombre, pour discerner encore, comme le fait Platon, les idées de poil, de poussière, de saleté (Le Parménide, 130-c), de voir ce qu’il peut y avoir de lumineux là où l’on ne voit d’abord que ténèbres et matière informe. Et que tout peut être lumineux. C’est avec Platon que nous poursuivrons cette traversée de la pensée méditerranéenne —dans le dialogue que je viens de citer il parle d’un océan de pensées qu’il faut traverser et retraverser sous plusieurs hypothèses, sous plusieurs dialectiques. Il y aura successivement celle de l’insularité et de l’illimité, de l’ordre et du désordre, de l’un et du multiple. Puis celle de la tradition et de l’innovation, de la séparation et de la mixité, de la ressemblance et de la dissemblance. Nous reviendrons pour finir au soleil.
L’insularité et l’illimité, l’ordre et le désordre, l’un et le multiple :
Lorsqu’il invente le mythe de l’Atlantide, Platon désigne par cet au-delà de la Méditerranée ce que ne sont pas les cités méditerranéennes : elles ne sont pas unifiées vers l’unité par la figure parfaitement isonomique, géométrique, ordonnée, du cercle. La mer commune place au contraire les cités en archipel sans cité centrale. Parménide, qui cherchait l’invariance de l’être dans la variation des discours que l’on peut tenir sur ce qui est et sur ce qui n’est pas, présente le sage comme celui « qui va de ville en ville »[4], un peu comme Ulysse connaît maint et maint pensers humains. La mer isole, et la pensée méditerranéenne est une pensée de l’insularité. Comme on le voit pour la Corse, l’insularité exige des humains qu’ils refassent des différences entre eux, des clans, des cloisonnements. Comme on le voit pour la Crête, elle exige d’eux le labyrinthe, c’est à dire la symétrie brisée, le décalage invisible qui brouille toute figure géométrique. Tel est l’envers du royaume méditerranéen.
Cet archipel dispersé entre l’ordre et le désordre, jamais parfaitement ordonnable, jamais entièrement désordonné, ouvre amplement les variations sur le thème de l’île. On peut avoir l’île comme isolement, comme rocher battu par les flots (c’est un peu l’âme selon Marc-Aurèle), ou l’île comme jardin (c’est un peu le monde pour Épicure, mais ce pourrait être le jardin andalou). L’insularité, cela peut signifier l’amertume de l’exil, ou bien le pays où tout ce que l’on aime est simplement là. On retrouvera cette différence[5] entre les moines stylites du désert syrien, juchés sur leurs rochers et tendus vers l’ailleurs, et le monachisme égyptien qui enclot l’ici-bas des jardins dans le delta du Nil. De l’un à l’autre, il ne s’agit pas exactement du même monothéisme, comme plus tard ce ne sera pas le même islam.
L’archipel méditerranéen oscille ainsi entre la figure du deuil et celle des noces. Ce sont des figures du féminin, et on va voir que la dualité masculin-féminin y est exacerbée, et non harmonisée comme dans d’autres civilisations. L’opposition du dedans et du dehors elle-même est si forte qu’elle peut s’inverser. L’exilé nostalgique voudrait revenir à son royaume d’Ithaque, où il a laissé son cœur et son lit taillé dans un olivier encore enraciné; mais que fera-t-il si Ithaque n’est plus qu’un rocher isolé, séparé du monde par le désert salé. De l’autre côté il faut « comprendre ce que peut avoir de desséchant un excès de biens naturels »[6], et l’habitant peut aussi être tellement comblé de lumière qu’il n’aspire plus qu’à la brume, à l’exil. Cette oscillation définit la pensée méditerranéenne comme pensée de l’insularité. Et je ne parle pas que des îles et des archipels : assiégeant la terre, la mer fait de tout continent une île, un archipel cloisonné —et les montagnes appuient cette tendance humaine à recloisonner autrement et par culture ce que la nature cloisonne.
Car la mer, qui est le « pont », la passerelle et le passage de n’importe où vers n’importe où, est aussi l’abîme qui sépare et engloutit, l’informe, l’indéterminé, l’illimité, qui assiège la terre barricadée. Toutes les pensées méditerranéennes ont d’abord dû repousser le chaos, les pirates de la mer ou du désert, les horribles démons qui habitent l’inhabitable et le stérile. Cet ordre entre parenthèses, cette île au milieu du désordre, c’est la pax romana, mais c’est aussi la Genèse, ou le Djihad, ce combat contre un ennemi qui est à l’intérieur, qui est au milieu de nous. La cité est toujours divisée par cet abîme central. Le coup de génie du monothéisme a été de faire de l’illimité, du dissemblable, de l’infini, qui était jadis pour les anciens la figure de l’horreur, la figure non figurable de Dieu lui-même.
Le monothéisme méditerranéen ne doit cependant jamais être séparé du polythéisme, de même que l’Un parménidéen ne doit jamais être séparé du multiple. C’est justement tout l’effort de Platon que de rapporter le multiple à l’un et d’appliquer l’un au multiple, et sa dialectique n’est pas seulement une dialectique ascendante mais aussi descendante. La notion de Trinité porte encore trace de ce travail incessant, de cette conversion perpétuelle de l’un à l’autre. Comment penser ensemble l’universalité et la différence, sans que la première rende insignifiante toute différence, et sans que la seconde ne vire à l’intraduisible. Sans cette boîte noire par laquelle l’un aime le multiple et le multiple désire l’un, l’invariance solaire et géométrique serait vide, et les variations ou les incarnations multiples des dieux selon les lieux seraient aveugles à leurs ressemblances comme à leurs dissemblances. Comment faire cohabiter plusieurs dieux dans le même espace commun, dès lors que les gens s’en vont ailleurs, ou en reviennent ? Toutes les hérésies, depuis les hétérodoxies berbères à l’islam jusqu’aux discussions byzantines, ont exploré comme méthodiquement les hypothèses de l’un et du multiple, du bien et du mal, de l’esprit et de la matière, de leur mixte et de leur séparation, avec une passion où l’européen d’aujourd’hui, qui pourtant en aurait bien besoin pour penser l’Europe, aurait du mal à se reconnaître[7].
Tradition et innovation, séparation et mixité, ressemblance et dissemblance
Nous repartirons pour une seconde traversée, à partir d’un autre paradoxe. La pensée méditerranéenne s’appuie sur la géographie physique propre à la Méditerranée, qui est moins le fossé grandissant entre des continents à la dérive que l’abîme qui se creuse entre des continents qui s’apprêtent à se chevaucher. La Méditerranée est ainsi une région où les reliefs sont jeunes et en plein mouvement, et le voyageur a le « sentiment géographique » de cette morphologie. Or c’est aussi une région où l’on est comme accompagné par le « sentiment archéologique » de l’antiquité des peuplements humains, des vestiges cités enfouies : il y a trop de morts dans le sol —et déjà le calcaire odorant est plein de fossiles. Cette tension entre l’ancien et le nouveau, entre le très ancien et le tout neuf, s’inscrit dans le sol, dans ses failles, ses rejets, ses métamorphismes, son relief tourmenté. La Méditerranée, c’est un rapport tout à fait singulier entre la tradition et la novation. Et Platon, là encore, est celui qui a mimé cela dans ses dialogues entre de vieux sages et de beaux jeunes gens, où le mythe est plus ou moins réinventé par l’argumentation neuve, et où les vielles idées sont retravaillées par la poésie. Patocka écrit que Platon fait penser autant le sommeil et le rêve que l’éveil et la critique, et qu’il en fait jouer les passages. Mais regardez Averroes, et Maïmonide, et Paul de Tarse, et Augustin : tous se tiennent sur cette lisière.
Augustin ! Voilà une autre grande figure de la pensée méditerranéenne. Lorsqu’il oppose la Cité de Dieu à la cité terrestre, cette séparation fondatrice (ou cette fondation séparatrice) fait la seconde à l’image de la première, d’une République dont les idées seraient assez claires pour qu’il n’y ait pas besoin de murailles puisque chaque être aurait trouvé sa part d’ombre exacte. Mais c’est aussi chez lui que l’on trouve cet étonnant mélange des genres, entrelaçant la démonstration et la prière, le pamphlet et la poésie, juxtaposant des bouts de phrases qui obéissent cependant à des « grammaires » différentes. Au commencement était la séparation, y compris la séparation des sexes, la mer infranchissable, la pureté qui place isolément chacun devant Dieu. Mais tout recommence avec la mixité, avec la mer où tout se mêle et où tout revient, avec ce combat amoureux, y compris celui des sexes, où les différences se cherchent ensemble. La pensée méditerranéenne est ainsi sexuée que cette tension entre séparation et mixité du masculin et du féminin y est particulièrement instable, exacerbée.
Une dernière grande dialectique que je voudrais emprunter à Platon est celle de la ressemblance et de la dissemblance —plus subtile encore que celle du même et l’autre. Lorsque Pline (l’ancien) estime que les portraits des ancêtres sont tombés en désuétude, que la ressemblance est morte, et que « ce sont des images de leur argent et non d’eux-mêmes qu’ils (romains décadents) laissent à la postérité »[8], il nous fait bien sûr penser à la répartie de Jésus devant la monnaie de l’impôt, mais il est d’abord romain. Ce qui attire sa colère, c’est qu’ainsi la chaîne de la transmission soit interrompue, que la ressemblance soit usurpée dans une permutatio générale (de l’argent, des sexes, des dieux). Il faut bien quelque chose qui ne s’échange pas, et interdire à la ressemblance de s’échanger, pour restaurer la dignité généalogique de la ressemblance.
Mais pour comprendre l’ensemble de la pensée méditerranéenne il faut dresser en face de la ressemblance romaine (c’est aussi celle de l’Égypte antique) l’horreur islamique de la ressemblance. Cela modifie complètement le rapport à l’image, aux formes, au volume, à l’espace commun. Là où l’Occident latin interprète à la lettre l’affirmation que Dieu « les fit à son image, homme et femme », Byzance biaise et répugne, et l’islam refuse : Allah ne ressemble à rien, et c’est ce qui fait de la cité musulmane une cité sans cette hiérarchie de la ressemblance, un cité entièrement horizontale, une cité purement fraternelle ; une cité sans image. Entre ces deux limites toutes les cultures méditerranéennes ont varié, et on trouve notamment la variation grecque. Platon aussi se méfie de l’image, tout en cherchant à penser une réminiscence par laquelle on puisse reconnaître ce que l’on cherche. Ce n’est pas la ressemblance continue de la transmission généalogique ou apostolique, non plus que l’interdit de toute ressemblance sous l’idée qu’Allah est le dissemblable absolu, c’est plutôt une sorte de ressemblance discontinue.
On reconnaît ici cette vieille différence entre Rome et la Grèce, la première ne s’autorisant que d’une fondation première, religieusement continuée et perpétuellement augmentée, la seconde n’hésitant pas à se refonder sans cesse, partout où deux ou trois grecs se trouvaient, sans emmener de traces de leurs ancêtres : c’est l’inventeur ici qui est à chaque fois l’ancêtre, et Athènes pourrait aller se refonder ailleurs. Mais c’est peut-être que les grecs avaient des mythes d’autochtonie assez puissants pour être partout chez eux ! Il n’empêche que le débat entre ces deux formes de « politiques » reste un des désaccords fondateurs des sociétés méditerranéennes.
Il y en aurait d’autres, et qui divisent la Méditerranée entière. Chaque fois que nous buvons du vin et mangeons du pain, nous marquons notre appartenance à cette vieille culture, à la filiation de Cham, qui ne chercha pas à cacher son père Noé étendu nu, ivre de vin, sous sa tente. Or Platon propose aussi dans ses Lois un éloge du vin. Et Jésus est celui dont le premier acte public fut de transformer l’eau en vin, et dont le dernier fut de briser, par le partage du vin, le prestige affreux du sang[9]. Le vin, dira-t-on, mais c’est aussi Dionysos? Et c’est aussi Mithra, dont la liturgie du repas partagé avait envahi les caves de l’Empire romain tardif. Certes, et le mélange intime, dans le même noyau cultuel de nos cultures, de plusieurs traditions, de plusieurs interprétations, me semble indépassable. Mais il y a aussi Sem et Japhet, et leur descendance, et tout cela montre que la Méditerranée reste notre grande frontière d’aujourd’hui, la plus active souterrainement, le plus morte apparemment la plus mortifère, la plus stérile. C’est le premier et le plus grand de nos différends, pris que nous sommes entre ce que Braudel appelait des « grammaires de civilisations » différentes. Lorsqu’au bord de la mer du milieu devenue la poubelle commune, je vois passer les grands cargos rouillés, j’entrevois le choc des mondes qui se rencontrent ici, je vois déjà les carcasses échouées après une guerre qui n’a pas eu lieu mais dont les couleurs m’épouvantent, car tout conduit à la guerre.
L’Europe portait en elle (au moins) deux codes majeurs (le gréco–romain et le judéo–chrétien, dont les traits d’union sont eux-mêmes à chaque fois la suture entre deux codes opposés), mais elle n’a jusqu’ici jamais été obligée d’intégrer le code islamique. Quand le débat entre les deux faces de l’Occident ne sera plus qu’une habileté, et il semble que ce soit pratiquement devenu le cas, nous serons seuls; ce sera notre maladie mortelle. De son côté l’Islam a peu à peu éliminé et gommé les traces de la pluralité des codes dont il est lui-même issu (et il fait semblant de n’avoir qu’une langue): réduit à lui–même, ce code unique s’est réduit, desséché, décharné; c’est sa maladie mortelle.
Je voudrais néanmoins revenir sur le soleil et la lumière de midi par lesquels j’avais commencé. Ce qui limite l’ensemble de la pensée en archipel que nous avons parcourue, c’est la pensée solaire, le sentiment que le soleil rayonne en surabondance. Le soleil brille avec une justice énigmatique sur les bons et sur les méchants, car simplement il est créateur, il donne sans retour. D’abord les vivants reçoivent cette énergie et l’interprètent au maximum, par la croissance de leurs échanges, et la diversité des formes sous lesquelles les êtres peuvent l’interpréter. Mais il est toujours un point où cette croissance et cette diversité d’interprétation touchent le limite de leurs variation. Les êtres ne peuvent alors rendre grâce qu’en acceptant de dilapider cet excédent, gratuitement[10]. Les diverses formes de la pensée méditerranéenne ne sont peut-être que des interprétations diverses de cette manière de dépenser l’excès de soleil, à l’ombre des platanes. Différentes manières d’explorer les limites de la lumière.
Olivier Abel
Notes :
[2] Voir J.T.Desanti, « effacer la mer ; réflexion sur l’identité corse », Esprit 1997/5.
[3] C’est tout le geste de la phénoménologie, si bien décrit par Jan Patocka dans Platon et l’Europe (Lagrasse : Verdier, 1983).
[4] Prologue de son poème sur la Physis.
[5] Selon une belle idée de Françoise Smyth-Florentin, parmi tant d’autres ici réempruntées.
[6] A.Camus, Noces, début de « l’été à Alger ».
[7] Ici encore on lira avec délice le Parménide de Platon (comme plus haut on a lu le mythe de la caverne dans la République, ou l’Atlantide dans le Critias).
[8] Pline, Histoire naturelle XXXV, 4-5, Paris : Les belles lettres, 1985, p.37-38.
[9] Je reprends ici des remarques de Simone Weil.
[10] Voir G.Bataille, La notion de dépense, Paris : Minuit, 1967, p.66 sq.
Publié dans Autres temps n°73 sur la Méditerranée, p.42-48.