La faculté de discrétion, de confidentialité, la faculté de tenir un secret est une faculté centrale et souveraine, un pouvoir d’exception, un pouvoir « discrétionnaire », dans une société « managée » par l’impératif de communication et de transparence, qui n redoute rien plus que les pouvoirs « occultes ». Cela peut s’interpréter de diverses façons, mais je commencerai par un détour rêveur.
Les confidences angéliques
Dans les grandes élaborations théologiques médiévales, le thème du langage des anges pose une question redoutable, si ce langage immédiat et transparent est débarrassé des limitations et imperfections humaines. Un ange ne saurait se trahir : sa « parole », sans retenue, est d’une franchise et d’une transparence totales ; et son « silence », sans faille, est d’un secret et d’une opacité impénétrables. La parole humaine, par contre, s’inscrit dans le temps: quand je dis quelque chose à quelqu’un, j’entends aussitôt mon dire m’échapper, ne pas exprimer exactement ce que je voulais dire, ou trahir ce que je ne voulais pas dire. Mais les anges peuvent-ils avoir des secrets les uns pour les autres? Si ce sont des êtres translucides, toute pensée n’est-elle pas communication de pensée? Duns Scot pense qu’un ange verrait l’acte de la volonté par lequel l’autre ange lui cache quelque chose. Thomas d’Aquin estime que le secret de l’ange n’est pas l’opacité d’un état involontaire mais l’acte d’une occultation. Pour lui, les anges échappent à cette double angoisse humaine : de ne pas arriver à se manifester, à se montrer en plénitude ; de ne pas arriver à se cacher, à réserver parfaitement son secret. Il y a néanmoins selon Suarez une possible confidentialité de la communication angélique, qui n’est pas tant le vouloir-cacher qu’une expression adressée, orientée et limitée.
Ces querelles ont l’air d’un autre âge, mais dans le langage des anges, les humains ont imaginé ce qu’ils n’avaient pas : une communication immédiate, transparente, sans distorsion et universelle enfin. N’est-ce pas le rêve de communication universelle qui anime encore et plus que jamais notre société? Nous entrons peu à peu au paradis de la simultanéité, où la vitesse des transports et des télécommunications fait de l’échange universel l’espace sans corps d’une transparence, et où la confidentialité est encore simplement l’obligation d’une plus grande vitessede communication. La communication qui se déploie ainsi forme un espace sans subjectivité, sans cette densité de corps désirants, souffrants, pensants (parce qu’ils ne savent pas tout sur eux-mêmes) qui fait la subjectivité comme indépassable point de vue corporel sur le monde.
Le pouvoir du secret
Pour revenir ainsi de ces superbes élucubrations à notre monde contemporain, nous pouvons décrire l’allocation concrète des pouvoirs par la distribution de la confidentialité, du pouvoir de garder pour soi les informations décisives en laissant passer le flot des informations qui ne servent qu’à donner le sentiment de communication, de partage, de communicativité. Les exemples des secrets scientifiques ou militaires, ou économiques, le montre. On touche alors à cette dualité profonde du pouvoir, dont la face bénéfique est d’informer et rendre public ce qui touche à la chose publique, et de protéger les faibles et donner à chacun un droit de confidentialité ; et dont la face maléfique est d’occulter les vraies décisions, ou d’abattre les murs qui protègent la vie privée. Les grands conflits tiennent aux différents points de bascule entre ces différentes logiques, comme si une logique juste, à se pousser trop loin, devenait injuste. Mais ce qui complique encore les choses, c’est que le pouvoir politique se caractérise peut-être moins par la démonstration et l’engagement du prestige, que par la faculté de s’en retirer pour trouver les compromis amiables qui seuls apprivoisent peu à peu le problème sans prétendre le liquider.
Si je commence ainsi, c’est pour dramatiser la question, faire voir que les « affaires » qui traversent nos églises sont passionnantes, que le devoir de réserve ou de secret professionnel d’un pasteur n’est pas chose à prendre à la légère. Il ne faut pas abuser du droit ni du devoir de confidentialité. Prenons l’exemple d’un adultère inconnu de tous (mais c’est le propre de tout véritable adultère, et c’est sa limite car un amour heureux désire être connu). Prenons l’exemple de violences familiales qui transparaissent à l’extérieur (mais n’est-ce pas le propre de la famille, que de tenter la transmutation délicate du tragique en comique). Prenons l’exemple d’un donateur extrêmement généreux (non seulement discret mais oubliant son propre don, et dont le pasteur ne doit pas forcément donner le nom à tous les solliciteurs). Prenons l’exemple d’un secret médical (un enfant séropositif qui doit être protégé des réactions de son entourage, ou atteint d’une maladie génétiquement programmée et qui doit néanmoins pouvoir vivre dans un horizon temporel libre de cette angoisse). Prenons l’exemple d’une homosexualité qui souhaite s’exprimer au grand jour (et ne pas se cacher honteusement, mais qui désire maintenir une intimité contre l’impératif moraliste de transparence absolue). Chacun de ces cas soulève des questions spécifiques et complexes dont je ne traiterai pas ici, mais aussi des questions générales : qu’est-ce par exemple que s’exprimer ? Faut-il à tout prix toujours s’exprimer, selon la mode actuelle, et peut-n dire ce qu’on veut ? qu’est-ce que vouloir dire ? Ne sommes-nous pas frappés d’une sorte de double illusion, que d’une part on pourrait tout partager, tout communiquer, et d’autre part que la parole ne sert à rien, dans une sorte de résignation sceptique à ne jamais rien connaître d’autrui (ni de soi-même peut-être). Et les deux faces s’amplifieraient alors mutuellement.
Inconditionnalité du secret
Mais toutes ces questions renvoient à la fois aux conditions pragmatiques de la confidentialité, et à la nécessaire inconditionnalité du secret. Parmi les conditions pragmatiques, je m’arrêterai surtout à la nécessaire « amitié » qui préside au partage d’un secret, à la conversation confidentielle. Je sais qu’un secret professionnel n’est pas un secret d’ami, mais je désigne par là cette condition essentielle, que l’un ne soit pas subordonné à l’autre, ou dans une position sans contre-pouvoir sur le pouvoir exercé par l’autre. C’est pourquoi il me semble essentiel par exemple que les utilisateurs des fichiers informatiques touchant à des données individuelles laissent eux-mêmes des traces ineffaçables. Car la faculté de soustraire ou de livrer à l’espace public un élément confidentiel doit être balancée par la faculté du sujet à ne pas être obligé de montrer ou de cacher ce qui le concerne trop intimement. J’ajouterai cette remarque pragmatique, que pour tenir un secret, il faut déjà avoir un secret plus lourd, ou bien être entièrement vidé de tout souci de soi.
Quant à l’inconditionnalité du secret, je pense qu’il faut que les protestants, qui ont une formidable culture de la confession communautaire (du sentiment qu’il y a une dimension collective et publique de la culpabilité), cessent de se moquer de la confession auriculaire et individuelle qui caractérise paradoxalement la culture catholique : le secret professionnel est inconditionnel, inviolable et sans exception, ou il n’est pas. Comme le disait Augustin : « ce que je sais par confession je le sais moins que ce que je ne sais pas du tout » —même au temps de l’Inquisition, la déposition d’un prêtre d’une information donnée sous le sceau de la confession était sans valeur juridique. On pourrait aisément imaginer des cas policiers où le récepteur, le récipiendaire du secret, serait coupable de ne pas avoir prévenu les autorités de ce qu’il sait : mais pour ne pas courir un tel risque, le « secret » ne serait alors justement jamais confié, et aucun repentir ne serait rendu possible par cet acte de confiance, aucun aveu.
La différence, c’est que la faute confessée n’est pas absoute : dans le face à face « amical » le pardon n’est pas sans condition (puisqu’il implique la victime du tort et nul ne peut prendre sa place), et ne court-circuite pas le travail en tiers de la justice. Cette inconditionnalité repose plutôt sur le sentiment que la conscience n’appartient qu’à Dieu, et que l’obéissance à Dieu peut toujours faire exception à toute obéissance humaine. La faculté de tenir un secret s’apparente à la résistance spirituelle, et elle se fonde concrètement sur le sentiment que nous ne savons jamais entièrement « qui » est quelqu’un —ni d’abord qui nous sommes. Un tel secret n’est pas très éloigné de l’idée théologique de la prédestination : le destin de chacun, loin d’être accessible au regard du prêtre ou du roi, n’est pas même ouvert à lui-même, il l’est à Dieu seul. Et le rôle du secret professionnel consiste à arrêter la contamination du malheur, et à redonner chance à quelqu’un, de se dévoiler sous une autre face, de se montrer autrement. Ce motif est central, impératif, et inconditionnel.
Les institutions comme écran et théâtre
Je dirai volontiers que toutes les grandes institutions qui véhiculent du secret professionnel, celles de la santé, de l’éducation, de la justice (secret médical, dossier scolaire, casier judiciaire), fonctionnent comme des écrans qui interdisent à un malheur sur l’un des tableaux de la vie de toucher de proche en proche tous les tableaux. Or la réputation de quelqu’un est, peut-être plus encore que l’argent, l’une de ces monnaies de conversion qui jouent sur presque tous les tableaux, et c’est pourquoi dans les sociétés orales où la réputation était si importante, la calomnie était si sévèrement traitée. La réputation est aujourd’hui beaucoup plus importante que nous ne le croyons, et nous devons penser les équilibres non seulement juridiques mais éthiques entre renommée et confidentialité : quand veut-on la réputation, quand veut-on l’anonymat, dans nos vies, dans nos sociétés ?
Le bien commun, comme le bien de chacun, ne supposent pas seulement le partage et la communication de ce qui est bon : ils supposent aussi de ne pas partager le malheur n’importe comment, d’en retenir prudemment les échanges. C’est ce que j’appelle redonner chance à chacun. A cet égard la famille est l’une des institutions qui font écran, redonnent chance, protègent l’intimité et le droit pour chacun de se retirer des échanges et de l’espace public, de sortir de son « rôle ». c’est le tragique de la famille que d’être justement le lieu de la distribution des rôles la plus archaïque, et de devoir ménager pour chacun cette possibilité « comique » de changer, de se métamorphoser. La confidence est l’élément de ce passage. Mais la violence contenue peut être trop grande, et la famille est trop fragile pour pouvoir toujours la contenir —heureusement, sans doute.
Je dirai la même chose pour la communauté confessante ; et plus encore. Dans les différents exemples exposés en commençant, l’amitié de la conversation (pastorale ou pas) peut servir à délier de trop lourds secrets ou à relier amiablement (c’est à dire dans une certaine confidentialité) ce qui était rompu (Mt 18, 15-18). Cette rupture par le secret de la circulation-communication généralisée, et par lui cette réouverture de la possibilité d’une conversation nouvelle, désigne même la forme la plus profonde de la communauté entière. La communauté confessante est ainsi un lieu où chacun peut se retirer du monde, de l’échange général, de l’espace public. Elle doit et devrait donner concrètement à chacun la possibilité de se retirer, de se soustraire, de se cacher. Mais pour cela elle doit aussi, elle devrait concrètement, redonner à chacun et sans cesse la possibilité de montrer « qui » il est. Chaque communauté est un théâtre, où nous sommes mutuellement témoins de nos interprétations des divers rôles, des diverses scènes, qui nous traversent. Ce théâtre où nous apparaissons tour à tour et laissons place aux autres, institue plus que toute autre institution de nos société la possibilité pour chacun de se montrer et de se retirer. Cette institution n’est pas celle de la vérité qui vise l’unité et suppose la transparence communicationnelle : c’est l’institution de la justice ou de l’amitié, qui suppose l’acceptation du décalage, et du fait que le deux n’est jamais complètement réductible à l’un.
Olivier Abel
Publié dans Information–Evangélisation n° février 2003, p.36-40.