L’intitulé donne d’emblée l’angle d’attaque qui sera le mien. Il est certain que Bayle hérite beaucoup de Calvin, puisque il a grandi dans une famille de pasteurs calvinistes, et dans un contexte de persécution du calvinisme en France. Mais certainement aussi il s’agit d’un héritier hétérodoxe, profondément libre et critique. Cet angle paraît simple et évident. Il s’agit cependant d’un sujet délicat, d’autant plus que je suis moi-même impliqué par mes attaches autant que par mes intérêts : j’enseigne dans une faculté calviniste, et après avoir publié sur Bayle, j’ai travaillé sur Milton et Calvin . Par ailleurs Bayle avait une culture théologique immense, au moins pour les nombreuses controverses de son époque, et je ne suis pas assez historien des doctrines pour remarquer ses allusions. Je traiterai donc cette question avec mes moyens limités de philosophie morale contemporaine.
Pour la question posée, il est d’ailleurs impossible de s’en tenir à l’article Calvin du Dictionnaire historique et critique, plutôt élogieux à la fois pour le style, les qualités intellectuelles, et l’éthique de Calvin, et où Bayle réhabilite le réformateur face aux excès polémiques et caricaturaux de ses adversaires victorieux, estimant que le mensonge et l’ignorance l’emportent toujours : « les faussetés inventées la pipe à la bouche seront copiées de temps en temps selon qu’on en aura besoin (…) il est quelque fois très mal aisé d’ôter la vie éternelle à des erreurs en le réfutant » (art. Calvin, rem Q). Il faudrait équilibrer cet article par tous les autres du Dictionnaire où l’on trouve des allusions à Calvin. Mais la tournure générale resterait élogieuse. Bayle s’attarde notamment à l’article Bolsec sur l’accusation faite à Calvin d’être un libertin et un débauché. Et même dans l’article Castellion il pointe les malveillances exagérées à l’égard de Calvin, et prend sa défense. On pourrait aussi déployer une approche historiographique des divers temps forts de la réception de Calvin par Bayle : enfance, études, Genève, Sedan, Rotterdam, et des querelles de Bayle avec divers « calvinismes ». Ici je prendrai la liberté philosophique et un peu anachronique de proposer de façon plus générale dans l’ensemble de l’œuvre de Bayle un relevé de quelques thèmes et thèses qui me semblent profondément calviniens, puis de pointer les thèses et thèmes particulièrement hétérodoxes, libres, et inventifs par rapport à la tradition calviniste majoritaire.
Thèmes calviniens : Bayle héritier de Calvin
1. Contre les superstitions
Le premier thème, le plus évident et qu’il est inutile de trop développer, est celui de la lutte contre les superstitions, bien analysé par Elisabeth Labrousse dans son étude sur « quelques sources des Pensées diverses », etc. Les Pensées diverses sur la comète s’inscrivent aisément à la suite des pamphlets de Calvin contre l’astrologie, contre les fatalités astrales et les destins, autant que contre les reliques. On trouve ici et là le même ton ironique, où il s’agit d’entraîner les rieurs contre les superstitieux, et l’on pourrait multiplier les exemples pour montrer le parallélisme du style
Mais derrière le rire, on trouve la même thèse proprement théologique, que la superstition et l’idolâtrie sont pires que l’athéisme — cette tradition calviniste se retrouve jusqu’aujourd’hui dans la critique de la religion chez Karl Barth ou Jacques Ellul. On peut donc dire que la source première et principale de la critique de la religion chez Bayle lui vient de Calvin, qui estime que l’humain est une fabrique d’idoles, qui lui servent à se cacher de Dieu — l’homme préfère avoir des idoles que de ne pas avoir de Dieu.
Je rangerai encore sous ce premier thème la critique d’un usage superstitieux, enthousiaste, et prophétique des textes bibliques eux-mêmes. Contre la lecture quasi-prophétique de l’Apocalypse par Jurieu, Bayle va s’abriter sous l’autorité de Calvin, qui se méfiait de tous ceux qui se disent prophètes, et qui n’a jamais commenté l’Apocalypse. C’est pourquoi Calvin est si souvent un point d’appui solide pour Bayle.
2. Contre les théologiens rationaux
Second thème, sur lequel la controverse a le plus porté, notamment dans les Réponses aux questions d’un provincial, la lutte contre les théologiens rationaux. Bayle retient de l’Académie de Genève une stricte frontière méthodologique entre philosophie et théologie, et ne cesse de marquer les limites, la finitude, on pourrait même dire la relativité de la raison — autant que celles de la foi. La raison ne peut s’autonomiser qu’en se désabsolutisant. Elle est parfaitement et entièrement valable dans le domaine de la connaissance, quoique les faits ici priment. Elle est plus valable encore dans le domaine moral. Mais elle n’est pas un Logos unique et architectonique : elle s’approche par le dialogue, la conversation, l’écart entre les points de vus finis et perspectivistes : « cogitas, ergo es ».
D’ailleurs la fonction de la raison est surtout critique : elle doit sans cesse démanteler les pseudos-rationalisations métaphysiques ou théologiques qui étendent nos discussions au-delà de ce que nous entendons, et qui prétendent adopter le point de vue de Dieu : la raison est justement l’impossibilité de ce point de vue. Or nous trouvons sans cesse la même démarche chez Calvin, qui n’a d’ailleurs pas de formation théologique et se méfie des constructions théologiques, comme si nous pouvions comprendre Dieu, le justifier, l’expliquer, etc. « Car l’entendement humain, à cause de sa rudesse, ne peut tenir certaine voye pour chercher la vérité, mais extravague en divers erreurs et, comme un aveugle qui tastonne en ténèbres, se heurte çà et là, iusques à s’esgarer du tout » (Institution de la religion chrétienne, II, 2, 12).
Ce refus du Dieu des philosophes, que Bayle partage avec Calvin et Pascal, tient au refus d’une sorte de premier moteur immobile et immuable : le Dieu biblique est actif, transcendant, libre. Du coup cela pose le problème inédit de sa responsabilité historique : Bayle ne cesse de montrer que le Dieu biblique est obscur, peut-être méchant. Comme dans l’Orestie, les Erynies ne sont jamais entièrement transformées en Euménides, et le thème calvinien de la prédestination garde quelque chose de cette incertitude tragique. Bref la raison sert à déconstruire les pseudos clarifications de ce noyau scandaleux qui est au cœur du texte biblique.
3. Le statut pragmatique des Ecritures
Troisième thème profondément calvinien, surtout déployé dans le Commentaire philosophique que ces paroles de Jésus-Christ ‘contrains les d’entrer’, le statut des Ecritures et de leurs interprétations. Il faut ici distinguer deux registres dans l’apport de Calvin : un registre critique qui lui vient de sa formation d’humaniste, et qui vise à revenir au texte dans sa langue d’origine, pour en redonner déjà une version critique, et dans son contexte d’origine pour mieux comprendre ce qu’il voulait dire. On s’aperçoit alors de l’épaisseur des procédés rhétoriques, métaphoriques, narratifs, etc. Mais aussi un registre pragmatique, que Bayle hérite certainement de Calvin : le texte est simple, et quand le sens littéral est absurde, il ne faut pas aller chercher derrière le texte une allégorie compliquée, mais regarder ce que le texte montre, ce qu’il fait faire. Or il ne peut pas nous faire faire quelque chose de contradictoire avec la pure loi morale telle que l’Evangile nous la répète, de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, et de le traiter comme nous-mêmes. C’est là un procédé permanent chez Calvin comme l’a montré Gilbert Vincent (Exigence éthique et interprétation chez Calvin, Genève, Labor et Fides, 1984).
Dans le Commentaire philosophique, Bayle utilise constamment l’ironie à l’égard de cette contradiction pragmatique qui consiste à refuser à nos adversaires les justifications que le texte biblique nous donne. Et il y pointe soigneusement le dénivelé entre la révélation générale que l’on trouve dans la Création et les révélations spéciales dont le sens est attaché à des contextes et doit être interprété pour être transposé (C.P., p.228, 234). Pour Calvin, de même qu’un roi peut changer de législation (il dit de « lois judiciales ») pourvu qu’elle soit compassée à la loi morale invariante, on peut changer les formes des cultes (il dit les « lois cérémoniales ») pourvu que l’honneur y soit rendu à Dieu. Bref il y a eu au long de l’histoire et au large de la géographie des manières diverses d’interpréter la loi morale qui est celle des Evangiles (aimer son prochain comme soi-même, et aimer Dieu de toute sa pensée).
A la limite cette pluralité interprétative n’est pas seulement un constat, mais une résolution : hormis l’amour de Dieu et du prochain tout est relatif et confié à la responsabilité interprétative de chacun. D’où l’importance accordée à l’interprétation, et la possibilité d’une subjectivisation de la lecture dont Bayle fera grand usage. Mais alors nous sommes responsables de nos interprétations, et ne pouvons ouvrir le parapluie d’une interprétation officielle. Le statut des Ecritures n’est pas séparable du statut pragmatique du signe : il ne faut pas le prendre isolément, à la lettre, mais y joindre l’intention du locuteur et le contexte toujours particulier de la réception : qu’est-ce que cela fait voir ou fait faire .
4. Le respect du magistrat
Nous trouvons un quatrième thème calvinien dans le règlement de la question théologico-politique, le statut du magistrat, et la soumission aux autorités. On connaît les protestations de Calvin contre les débordements politiques de la papauté, et contre les débordements ecclésiastiques des magistrats. Il n’a cessé d’insister sur la séparation des deux registres et sur l’autonomie relative de l’Eglise et de l’Etat (qui représentent pour lui deux formes différentes d’obéir à Dieu). « Car aucuns nient qu’une République soit bien ordonnée si, en délaissant la police de Moïse, elle est gouvernée par les communes Lois des autres nations. De laquelle opinion je laisse à penser aux autres combien elle est dangereuse et séditieuse. Il me suffira à présent de montrer qu’elle est pleinement fausse et folle (…) liberté est laissée à toutes nations de se faire telles lois qu’ils aviseront leur être expédientes (utiles), lesquelles néanmoins soient compassées à la règle éternelle de charité » (Institution de la religion chrétienne, chapitre 16 de l’édition de 1541). Cela fait penser à des remarques très voisines de Spinoza : voir citation JM Gros p.232. Et nous avons de nombreuses lettres de Calvin à Coligny, Condé, Navarre, Soubise et autres princes protestants de son temps, pour soutenir la soumission au Roi et aux autorités, contre la sédition religieuse.
Or Bayle se tient sur cette ligne classique, majoritaire chez les huguenots français du 17ème siècle, et qui fait toute la force de son argumentation dans l’Avis aux réfugiés : ils se mettent en contradiction avec leurs propres principes s’ils pensent pouvoir revenir en France à la faveur d’une guerre des puissances protestantes contre le Roi de France. Certes Calvin écrivait un peu plus loin : « Mais en l’obéissance que nous avons enseignée être due aux supérieurs, il y doit avoir toujours une exception, ou plutôt une règle qui est à garder devant toute chose. C’est que telle obéissance ne nous détourne point de l’obéissance de celui sous la volonté duquel il est raisonnable que tous les désirs des Rois se contiennent, et que tous leurs commandements cèdent à son ordonnance, et que toute leur hautesse soit humiliée et abaissée sous sa majesté » (ibid). Et Bayle reconnaît aussi cela (C.P., p.237). Mais ce que cela accorde, c’est seulement un droit de désobéissance passive, de ne pas obéir aux ordres injustes : mais en tant que français, et même persécutés dans leur pays, ils ne peuvent prendre les armes contre leur roi. Ce qu’ils peuvent faire, en revanche, et c’est bien une forme de désobéissance puisque la Révocation interdisait l’exil, c’est de partir, de quitter un Royaume où l’on est contraint contre sa conscience à l’idolâtrie. Ce droit de partir, que Calvin n’a cessé de promulguer pour échapper à l’alternative effrayante d’être martyrs ou rebelles, devient chez Bayle un geste théologico-politique fondateur de la tolérance, dans l’affirmation des droits de la conscience errante.
5. La sincérité
La sincérité sera notre cinquième et dernier grand thème calvinien, très présent partout mais notamment dans le Commentaire philosophique, où il écrit par exemple que « la conscience est la pierre de touche de la vérité » (ed. Trévoux, p.437-b). C’est ici encore un thème central chez Calvin : la conscience est devant Dieu, et la véracité nous oblige. Dans un texte fameux à l’adresse des Nicodémites, gagnés aux idées évangéliques mais continuant à pratiquer les rites romains, Calvin ne cesse de le clamer : dites ce que vous pensez, vivez comme vous pensez, ayez le courage de votre pensée. Bayle d’ailleurs fait l’éloge de la sincérité de Calvin .
Bayle aussi toute sa vie a pratiqué cette liberté d’expression : quant on l’accuse d’athéisme, de manichéisme, d’obscénités, etc, il donne des éclaircissements dans lesquels il persiste et signe. Il est rétif aux orthodoxies et aux conformismes, indépendant. Et même quand il cache son identité il le fait sous un « masque » plus dangereux encore, comme celui de J.Fox, le fondateur des Quakers (puritains radicaux non-violents et qui ne croient pas à l’inspiration de la Bible ni à la résurrection), pour le Commentaire philosophique.
Mieux, on doit parler de son rigorisme éthique contre le mensonge. C’est que pour lui Dieu est d’abord vérace (cours de Sedan) et facteur de véracité. Et si Bayle biaise, c’est pour aller plus loin encore dans la sincérité, là où la sincérité devient justement perplexe : c’est que même là où je crois savoir, je sais que je crois. Ceux qui parlent de l’opiniâtreté des autres et de la constance des leurs ne voient pas que c’est une question de point de vue, et qu’il faut supposer autrui sincère . Quant à lui, il ne cesse de remettre un écart entre son dire et son dit, entre sa voix et son discours, et cela pour un motif qui devient interne à sa pensée proprement philosophique.
On le voit, il est temps de passer au second versant de notre propos, mais sur ces cinq thèmes, nous avons observé comment Bayle prend appui sur ce qu’il a reçu de Calvin, même si parfois pour aller plus loin et en déduire des conséquences et des effets qui excèdent de toute part le calvinisme.
Thèses hétérodoxes : Bayle critique du calvinisme
1. Eloge des hétérodoxies
La première thèse sera brève. Je voudrais appliquer à Bayle ce que lui-même ne cesse de pratiquer, notamment dans son Dictionnaire historique et critique : les hétérodoxies, ce que Bossuet appelait avec mépris les variations, sont autant héritières, et autant autorisées (par le texte de départ) que les orthodoxies. Pour comprendre une tradition, il ne faut donc pas considérer seulement la tradition telle qu’elle a fixé son orthodoxie, mais l’ensemble des variations qu’elle a suscitées. Ou pour le dire autrement il ne faut pas laisser le calvinisme se calcifier ! Si nous lisons les articles Arminiens, Amyraut, etc, on voit la passion de Bayle pour ces petites querelles sectaires, au sens étymologique du terme, qui déchirent la postérité calviniste — c’est que la Réforme ne s’est pas contentée de réveiller toutes les hérésies du passé : elle en a autorisé de nouvelles ! Et Bayle s’amuse à pointer les incohérences des orthodoxies et la cohérence interne des hérésies. Il fait éclater le scandale et le ridicule monothéiste de se croire la seule vraie religion, de croire disposer du monopole du vrai.
Bref il y a chez lui quelque chose de profondément anti-conformiste (le « témoignage de l’esprit » prime sur la tradition et l’opinion majoritaire), et ce qu’Elisabeth Labrousse (p.309 ?) appelait la réserve modeste autant que rétive de ne pas se croire trop vite chrétien. C’est pourquoi il ne cesse de réarmer la controverse : la critique est chez lui un exercice spirituel, cette toilette quotidienne qui nous lave de notre couche d’auto-complaisance. De ce point de vue là on l’imagine discutant dans la taverne du port de Rotterdam de son ami quaker xxx, et plus proche des dissidents réfugiés ou de passage, qui, comme Daniel Defoë en 1702, prônait Le plus court moyen d’en finir avec les dissidents, plaidoyer pour une tolérance absolue dans le sillage de Milton. Cela ne devait pas beaucoup plaire aux calvinistes orthodoxes.
2. Les athées vertueux
On trouve des formules de cette seconde thèse critique ou hétérodoxe dès les Pensées diverses sur la comète, où il parle de la moralité d’une société d’athées, et refuse que l’on considère la religion comme le ciment moral de la société. (citation Bost 2009 p.53). Certes on peut dire que c’est une conséquence de Luther et Calvin qui insistent sur le fait que la foi n’a rien à voir avec les bonnes œuvres, et que la morale n’a pas pour but d’obtenir le salut. Mais cette thèse implicite de la séparation de la morale et de la religion, de leur autonomie mutuelle, n’avait pas encore été poussée jusqu’au bout.
D’où l’idée chez Bayle d’une « morale naturelle », qui n’a pas été obscurcie par la chute (ibid.p.71). En quelle sens naturelle ? Au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il a une bonne nature ? Ou bien au sens d’une seconde nature, peut-être, celle de l’habitude, donnée par l’éducation. Ou bien simplement par chance ? En tous cas le concept de morale naturelle est lui-même un concept critique : il faut qu’elle existe pour que Bayle puisse prendre appui sur elle pour critiquer les dévoiements de ceux pour qui la morale est un instrument de leurs intérêts. Elisabeth Labrousse commente : il est « plus navré par les vices des chrétiens que sensible aux vertus des athées » (op.cit. p.442). Cette thèse est donc une manière d’introduire un coin pour faire éclater le mythe commun à toutes les orthodoxies de l’époque, et selon lequel la société chrétienne serait moralement supérieure. Cette soi-disant supériorité était donc une idée reçue dans le calvinisme orthodoxe de son temps, et le fait qu’il s’en moque ainsi était d’autant plus critique qu’il ne faisait que pousser à son terme un argument théologique de la Réforme.
Allons plus loin. Cette thèse critique est peut-être une thèse limite : un parfait athée n’existe sans doute pas plus qu’un parfait chrétien, ce sont des figures types, des idéaux régulateurs, dont il est important de pouvoir en donner des exemples, des échantillons, mais en les prenant justement ailleurs que là où on les attend. Mieux : ces deux figures se recoupent peut-être, à se confondre, dans cette idée, issue de l’affirmation centrale de bien des paraboles, qu’entendre l’évangile ne peut se faire qu’en le pratiquant (la maison construite sur le roc), et que la vraie religion n’est pas là où elle s’affiche mais dans l’incognito des gestes qui sans rien dire, font la volonté de Dieu. « Il y a des gens qui ont la religion dans le cœur » (cité par E.Labrousse, xxx p.315). Il faut donc écouter le sentiment, qui éclaire l’entendement avant la volonté (Commentaire philosophique p.390-a)
3. La « tache hideuse » de l’affaire Servet
Cette thèse critique, énoncée dans le Commentaire philosophique p.415-a, s’accompagne d’une remise de l’affaire Servet dans son contexte d’intolérance générale, et du rappel du caractère exceptionnel de cette sanction à Genève, etc. L’attaque porte donc moins sur le plan historique des faits, qu’au niveau de la justification qui en a été donnée et donc des principes. L’affaire Servet est comme le péché originel, la souillure première, du calvinisme, dont il ne pourra jamais se défaire.
Sur le plan de la justification, c’est une thèse centrale chez Bayle et elle vise autant le calvinisme que le papisme : la contrainte en matière de religion ne peut fabriquer que des hypocrites, et la violence ne sert à rien (article Bèze remarque F). « Combattre des erreurs à coups de bâtons est comme attaquer des bastions avec des discours » (Commentaire philosophique p.245). Pour le dire théologiquement, la religion, l’amour, la grâce, ne sont irrésistibles que de la part de Dieu (et encore !) : entre humains, elles sont toujours résistibles — il prend l’exemple d’une femme forcée dans son consentement.
Mais pour aller au cœur de l’affaire, Bayle reprend l’argument de Castellion, que dans cette histoire Calvin s’est mis en contradiction avec lui-même, qui avait tant insisté dans sa préface à l’Institution sur l’inutilité des persécutions religieuses. Pour Bayle cela veut dire que la Réforme n’est pas encore entièrement cohérente, qu’elle reste inaccomplie, inachevée, et n’a pas été jusqu’au bout de ses idées. Il parle d’un « reste de papisme » en plusieurs endroits, dans le Commentaire philosophique comme dans son article « Milton », dont il apprécie le progressif détachement à l’égard de toutes les Eglises à cause de ces disputes sans charité, et de ce « penchant à persécuter qu’il considérait comme une portion de Papisme inséparablement annexée à toutes les communions ».
4. Une prédestination hétérodoxe
Notre quatrième thèse critique porte sur le motif qui soutient chez Bayle l’idée d’une tolérance universelle — un peu comme les sociniens parlaient de grâce universelle. Il s’agit d’une lecture profondément hétérodoxe mais originale de la prédestination. Pour Calvin il y a en nous quelque chose qui ne dépend pas de nous — et donc pas des clergés ni des magistrats, des prêtres ni des rois. Quelque chose qui n’est pas notre œuvre, qui n’est pas notre mérite, dont on ne sait rien, et auquel on ne peut rien. C’est la question de notre salut, dont nous devons nous dépréoccuper, et que nous devons entièrement confier à Dieu, qui est au dessus de tous les pouvoirs, de toutes les fatalités, de tous les destins. Nous ne pouvons à cet égard juger personne, puisque le jugement appartient à Dieu seul.
Dans son Commentaire philosophique, Bayle reprend l’idée : on ne peut pas plus punir quelqu’un pour ce qu’il croit avec sincérité du plus profond de lui-même qu’on ne peut le punir d’avoir les yeux bleus (p.113, 144) ou de ne pas aimer le merlu (p.153). La religion devient ainsi une question de goût (article Nicole, remarque C). On n’est plus très loin de Nietzsche qui ne fait d’ailleurs que résumer la grande tendance de son époque à intérioriser et intimiser la religion. Mais Bayle dans ce processus joue un rôle important.
Et c’est ainsi que, toujours appuyé sur une lecture assez libre de la prédestination, Bayle peut en venir à écrire que « les droits de la conscience sont ceux de Dieu lui même » (op.cit. p.129). La tolérance est donc la conséquence d’une lecture hétérodoxe mais pragmatique et féconde, efficace en terme de libération politique et ecclésiastique, de la prédestination. Celle-ci joue le rôle d’un voile d’ignorance qui oblige à la tolérance générale.
5. Le mal est absurde
La dernière des thèses hétérodoxes que j’ai voulu relever, et où l’hétérodoxie se retourne en critique, porte sur la question du mal. Bayle fait éclater le scandale monothéiste du mal, de même qu’il avait fait éclater le scandale de la prétention à l’exclusivité du vrai. Comment un Dieu tout sage, tout puissant et tout bon a-t-il pu créer un monde où il y ait tant de malheur. Et même si l’on accepte que le malheur provient du seul fait de l’homme, pourquoi Dieu n’a t-il pas fait la créature telle qu’elle soit portée au bon ?
S’il y a un athéisme de Bayle ici c’est un athéisme de révolte, que l’on peut opposer à un athéisme de rationalisation. Ce dernier, que l’on sent poindre chez Spinoza, consiste à couper des Ecritures tout ce qui dépasse la pure raison morale. C’est ce que l’on trouvera dans un certain kantisme et d’une certaine manière aussi dans la tradition du protestantisme libéral. La révolte, que ce soit celle de l’athéisme ou celle de la foi, consiste au contraire à mettre à nu les contradictions profondes des Ecritures, c’est une démarche que l’on trouve chez Kierkegaard et surtout peut-être chez Nietzsche.
L’argument central vient là encore du cœur de la Réforme, c’est que la grâce est imméritée et qu’elle ne rétribue rien. Elle est donnée, en dehors des Eglises et des dogmes, qui apparaissent soudain comme secondaires, factices en quelque sorte, et superflus — mais chacun aussi alors peut se sentir superflu, ne servant à rien, comme on le voit dans la Nausée de Sartre. C’est le même argument que Bayle applique au mal. Le mal est toujours immérité et ne rétribue rien. L’homme est parfois plus méchant que malheureux et souvent plus malheureux que méchant, et les deux registres sont complètement désarticulés et indépendants, d’où ce sentiment que le mal est absurde et injustifiable.
Avant de passer à nos conclusions, on remarquera que dans chacune de ces cinq thèses, Bayle fait éclater le calvinisme à partir d’un thème hérité de Calvin. C’est donc en déconstruisant le calvinisme que Bayle hérite de Calvin, et en inventant librement en marge des orthodoxies qu’il fait preuve d’une libre fidélité, et qu’il en tire des suggestions inédites et inaperçues.
Le rire de Bayle
Pour conclure je commencerai par dire que Bayle n’est jamais au port, et c’est ce qui le distingue d’un pyrrhonisme absolu, ou d’un fidéisme paresseux. Il est plus sceptique que tout cela, plus attaché à l’indépassable controverse que constitue l’histoire humaine — en ce sens E.Labrousse a raison de dire qu’il a un protestantisme de persécution : on n’abandonne pas une religion persécutée (op.cit. p.294). Mais c’est aussi l’idée que le port est en Dieu et que tant nous sommes dans l’histoire humaine nul ne peut s’y prétendre.
Je dirai ensuite que sa sincérité ne va pas sans un certain décalage à soi, comme si Bayle n’était pas sûr de sa voix. Ce n’est pas seulement l’insouci de soi si caractéristique de Calvin, ni le peu d’importance subjective des auteurs pour eux-mêmes à cette époque là (voyez Shakespeare) : mais le besoin de tenir plusieurs discours pour trouver sa voix, comme faculté de s’absenter d’un discours.
Troisième remarque conclusive : après Calvin le Dieu volonté l’emporte sur le Dieu intelligence, et le Dieu biblique sur le Dieu de la raison. Le démantèlement d’un certain Logos monologique laisse la place à une forme de sujet, de souveraineté, de divinité, qui fait la place à ce qui semble un caprice, même si cela n’en est pas . Mais du même mouvement tout retourne à l’informe, à la guerre perpétuelle, à l’obscurité. Ce sera exactement la question de Bayle : comment reconstruire une morale, une politique, une ecclésiologie, dans une telle situation qui est celle de l’Europe de l’époque. Il faut renoncer à trancher sur le fond, ou a croire que la fin justifie les moyens, et trouver un modus vivendi dans le désordre même. D’où cette recherche de règles pragmatiques, en dehors de nos opinions, et Bayle inaugure la démarche qui conduira jusqu’à Kant.
Dernière remarque : chez Bayle comme chez Calvin il y a un rire énorme. On commence par attirer les rieurs, mais certains ne trouvent pas cela du tout drôle et l’affaire se termine par des bûchers et des persécutions. Le rire alors devient tragi-comique, il s’étrangle. Chez Calvin la figure la plus nettement déployée est celle de l’ironie, qui marque un écart au monde tel qu’il va et auquel on ne croit plus. Chez Bayle, l’ironie souvent se retourne sur soi dans des figures de l’humour. Le travail de Bayle en ce sens n’est pas tant de marquer un écart, une distance, que de réduire cet écart, de revenir au monde tel qu’il va, d’accepter d’être avec, parmi, dedans. D’accepter d’en être. Mais jusque là il est peut-être le plus grand continuateur de Calvin, la tige d’une autre lecture du réformateur français.
Olivier Abel
Publié dans Pierre Bayle et la liberté de conscience
(sous la direction de Philippe Frechet),
Toulouse : Anacharsis, 2012, p.19-34.
Notes :
Jean Calvin, Paris, Pygmalion, 2009. Un exemple : l’édition chez Labor et Fides à Genève du colloque organisé en 1994 avec Pierre-François Moreau (c’était lui à l’époque qui m’avait recommandé de lire Calvin avec une attention philosophique), n’a pas eu pour titre La confiance dans le doute, comme je l’avais demandé, mais La foi dans le doute — or je ne crois pas que Bayle ait été « croyant », au moins au sens actuel du terme.
Par ex. dans le Commentaire philosophique, seconde édition des Œuvres diverses de Bayle, t. 2, Trévoux 1737, p.371-a.