1. Bayle et la question du théologico-politique
Dans son remarquable ouvrage Détresse du politique, force du religieux, le philosophe jésuite Paul Valadier revient sur le nœud théologico-politique de la modernité, estimant que la prétendue séparation du politique et du religieux se trouve désormais ébranlée, et conduit des deux côtés à des impasses périlleuses, qui appellent une réarticulation qui ne les confonde pas, mais ne les dissocie pas non plus. Je ne discuterai pas ce qu’il estime être la définitive renonciation de l’Eglise romaine à s’arroger le monopole politique de la vérité, même si sur ce point je suis moins optimiste que lui. Je crois même que cette prétention fanatique à apporter la Solution n’a fait que se répandre, qu’elle est devenue l’un des plus graves problèmes contemporains, parmi toutes les religions, mais aussi parmi les grandes idéologies sécularisées de la nation ou de la technique qui ont remplacé les religions de jadis. Bayle pensait que du moment que l’une des religions disait qu’elle était seule vraie, les autres allaient mourir de rire — ou plus précisément allaient mourir de ne plus pouvoir dire la même chose sans ridicule. Si jamais cette prévision s’est avérée juste pour quelques minorités des religions quasi-mourantes[1], cette sortie de la religion par le rire semble aujourd’hui ne plus très bien marcher.
J’en viens à ce qui nous intéresse ici : dans son introduction, Paul Valadier examine trois solutions au problème théologico-politique : celle de Hobbes, celle de Spinoza, et celle de Bayle. Et il ajoute que c’est la voie de Bayle qui a été généralement suivie et qui a triomphé. Nous pourrions aussitôt nous réjouir, mais quelle est-elle ? Selon Valadier, c’est la voie individualiste des droits de la conscience subjective. Elle exige une claire adhésion de la conscience et « tout ce qui baigne dans l’obscur et s’autorise de la complexité donne prise au particulier, favorise des autorités intolérantes et nuit donc à l’adhésion libre à la vérité » (p.13). Valadier poursuit sur le droit absolu de la conscience et résume : le message dogmatique et moral de l’Eglise « doit être entièrement soumis à la juridiction et aux évidences de la conscience qui devient centrale et, comme on dirait aujourd’hui, incontournable » (p.14).
Pour ma part j’estime que Valadier effectue une lecture de Bayle trop marquée par sa réception dans les Lumières françaises : or Bayle est plus « ténèbres » que cela, plus baroque, plus archaïque si l’on veut. La conscience se trompe, elle est égarée et errante. Mais on n’a rien d’autre et il faut trouver un modus vivendi dans l’errance même. D’ailleurs à proprement parler la conscience selon Bayle n’est pas maîtresse d’elle-même, elle est en quelque sorte inconsciente de ce qui est essentiel pour elle, et n’appartient qu’à Dieu. Et puis le cœur de l’argumentation théologico-politique de Bayle, dans le Commentaire philosophique, consiste surtout à réfuter les prétentions au monopole de l’interprétation juste des Ecritures. Paul Valadier n’a pas beaucoup lu chez Bayle ce genre de textes et il n’en fait rien, alors que ce point me semble central. C’est sans doute que ce qui l’intéresse est ailleurs : ce sont les effets directs de ce que l’on pourrait appeler la vulgate baylienne sur ce qu’il appelle les divers athéismes et les formes politiques de la souveraineté moderne. Valadier a peut-être raison de dire que c’est ce Bayle là, davantage que Hobbes ou même que Rousseau, qui a finalement ouvert la brèche par laquelle la modernité politique s’est engouffrée. Mais il me semble que l’élaboration de la question par notre exilé est un peu plus complexe que cela, et mérite un peu plus le détour.
C’est pour reprendre cette question et la faire bifurquer autrement que je voudrais m’attarder sur cette question du théologico-politique chez Bayle. Dans diverses petites recherches antérieures, j’avais notamment été intrigué chez Bayle par la question de la croyance et de la crédibilité, de l’obligation de croire, ou par celle de la suspension du jugement et de la condition pluraliste de l’homme moderne. Je voudrais ici revenir sur sa philosophie politique. Pour prendre un fil conducteur dans cet entrelacs de questions, je prendrai la double lecture qu’il propose de Hobbes et de Milton, parce qu’elle présente un contraste fort, expressif de quelque chose de significatif chez Bayle, et instructif pour nous. Bayle travaille souvent par construction de problèmes, en opposant des thèses aussi cohérentes les une que les autres, au premier abord incompatibles, et qu’il établit en quelque sorte comme les termes à prendre en compte ensemble, dans l’équation de la question qu’il cherche à formuler. Il montre la cohérence et la plausibilité de chaque point de vue, son faible mais aussi son fort, et l’on dirait qu’il épouse successivement non seulement le jugement mais le « programme narratif » des personnages, auteurs ou doctrines qu’il traite. D’où sa grande tolérance à l’hétéromorphie des jeux de discours, mais aussi sa rigoureuse recherche d’une sorte de dialectique discrète, en pointillé, des points de sincérité qui tiennent les discours dans le même monde. C’est ce qu’il fait encore avec nos deux britanniques, contemporains tous deux de l’un des événements les plus importants de l’histoire de l’Europe, la Révolution anglaise, quoique à partir de points de vue diamétralement opposés.
En quoi, sur ce sujet, Milton et Hobbes constituent-ils une opposition pertinente ? Bayle partage assez la question de Hobbes pour donner un amusant abrégé de son Léviathan : « le précis de cet ouvrage est que sans la paix il n’y a pas de sûreté dans un Etat, et que la paix ne peut subsister sans le commandement, ni le commandement sans les armes ; et que les armes ne valent rien si elles ne sont mises entre les mains d’une personne ; et que la crainte des armes ne peut porter à la paix ceux qui sont poussés à se battre par un mal plus terrible que la mort, c’est à dire par les dissensions sur des choses nécessaires au salut » (Bayle, Dictionnaire historique et critique, « Hobbes », Remarque F). Et Bayle a même cette remarque élogieuse, remarquable en un temps et un milieu où Hobbes était souvent très mal considéré : « on n’avait jamais si bien pénétré les fondements de la politique » (Remarque E). Dans son ouvrage sur Hobbes, Philosophie, science, religion[2], Pierre-François Moreau explicitait bien le problème : « Dès qu’un fidèle croit pouvoir trouver dans sa Bible la justification pour ne pas payer ses impôts, désobéir à l’Etat, ou prendre des armes pour édifier un autre Etat, dès qu’il peut se persuader que son salut est lié à cette lecture, alors la question des sources par lesquelles nous connaissons la parole divine n’est pas une querelle d’école : c’est un problème incontournable de toute théologie et de toute politique, et c’est pourquoi une politique ne peut faire l’économie d’une théologie » (p.70).
L’article « Milton », pour sa part, commence ainsi : « fameux Apologiste du supplice de Charles 1er d’Angleterre » : il faut replacer ce propos sous la plume d’un protestant loyaliste, attaché à la thèse selon laquelle ce sont les catholiques qui croient pouvoir se permettre d’être monarchomaques, et consterné que d’autres protestants aient pu, non seulement décapiter leur roi mais justifier après coup et légitimer une telle action, et la justifier à la fois pour des motifs politiques et théologiques ! Pourtant tout n’est pas blanc d’un côté ni noir de l’autre, dans cette opposition : on trouve ailleurs des notations assez négatives sur Hobbes qui « a fait un traité, De cive, où il parle bien cavalièrement de cette matière, insinuant que l’honnête et le déshonnête n’est fondé que sur l’opinion des hommes, et qu’en fait de religion il faut obéir au souverain du pays où l’on se trouve, aussi bien qu’à ses lois politiques, de sorte qu’il fait de cela une chose qui dépend uniquement du Prince »[3]. Quant à Milton, en dépit de l’horreur de Bayle pour les monarchomaques, on est étonné de le découvrir non seulement plein de curiosité pour le poète puritain, mais plein de sympathie pour son indépendance religieuse et sa passion politique pour la tolérance.
Au total les deux articles s’avèrent globalement assez élogieux, comme s’il fallait prendre la défense de l’un et de l’autre, face à des partis de préjugés différents. Il faut noter cependant que l’article « Milton » est d’une longueur double de celui sur « Hobbes ». Une dernière remarque encore : Bayle n’a pratiqué les œuvres des deux auteurs que par traductions ou de seconde main, car il ne connaissait pas l’anglais (cf « Milton », remarque N). Mais nous ne cherchons pas tant ici à nous renseigner sur Hobbes et Milton que sur leur lecture par Bayle, et sa façon de les mettre en page, de les mettre en scène.
Hobbes et Milton, monde terrestre contre monde marin
Commençons par deux considérations générales. Chez l’un et l’autre, on trouve en effet au départ des prémisses comparables. Il y a d’abord une égalité des humains devant Dieu, et une anthropologie de l’homme parlant et se comparant. Pierre-François Moreau commente Hobbes : « C’est parce qu’il parle que l’homme se bat. C’est aussi pour cela qu’il cesse de se battre »[4]. Quant à Milton le propre de l’homme est la conversation, et il est si mauvais pour lui d’être seul que toute l’épopée du Paradis perdu (mais aussi sa Doctrine du divorce) sont issus de ce désir originaire de converser[5]. Le lien humain fondamental n’est pas celui de la génération ou de la généalogie, mais celui du couple et de l’alliance : le pacte amical ou nuptial. C’est le point de plus grande proximité entre nos deux auteurs.
Il y a ensuite, et c’est le point de plus grande distance entre Hobbes et Milton, le point où se noue leur désaccord le plus profond, l’existence d’une pluralité d’interprétations des Ecritures. Face à ce fait périlleux, la stratégie de Hobbes revient à disqualifier le principe du Sola scriptura, qui permet à n’importe qui de se référer directement au texte. Il faut interdire à quiconque de se déclarer prophète. La solution hobbesienne ne consiste donc pas à séparer les deux pouvoirs mais à subordonner et associer étroitement le pouvoir religieux au pouvoir souverain issu du pacte politique fondateur. Il n’y a qu’une autorité, qu’un souverain, et il doit avoir le monopole de l’interprétation dans son royaume. Il ne faut pas entendre le mot « royaume » de façon métaphorique, comme si l’on pouvait séparer un sens temporel et un sens spirituel : il y a un royaume, puis l’autre, l’un après l’autre, et sans chevauchement possible des souverainetés[6].
Milton en revanche, obligé par sa fidélité même aux Ecritures et au Sola scriptura à rendre compatible des passages incompatibles, et porté et par ses interrogations neuves à y lire ce qu’on n’avait jamais lu, déploie une interprétation ultra-métaphorique et poétique des Ecritures[7]. De neuves lectures sont donc possibles et compatibles avec les plus anciennes, dont elles réouvrent les promesses trahies. Selon notre poète aveugle, la condition du politique c’est l’alliance, le couple, l’amitié égalitaire, l’aristocratie républicaine des saints. Milton propose un véritable congrégationalisme politique, et il y a autant d’autorités que de pactes, d’alliances, de ruptures et de nouvelles alliances. Nous touchons ici au cœur de notre différend.
Bayle rapporte dès le début de sa Remarque A de l’article « Hobbes » que ce dernier est né « à Malmesburi le 5 d’avril 1588 », de façon prématurée car « sa mère épouvantée par les bruits qu’on faisait courir de l’approche de l’Armée navale des Espagnols, accoucha de lui avant terme » ! Cette naissance sous la menace maritime de l’invincible Armada est en effet un fil possible pour raconter la vie et la pensée de Hobbes. Hobbes veut établir ou rétablir l’ordre et la sécurité terrestres contre le désordre marin. Il propose une conception de l’Etat moderne terrestre, centralisé, au sein de frontières fermées et protégées, et l’abolition des associations à l’intérieur de ce Léviathan continental. On pourrait ici reprendre l’hypothèse de Carl Schmitt, que les 16ème et 17ème siècles sont déchirés par l’antagonisme entre les puissances terrestres des sociétés closes et catholiques, et les puissances maritimes des sociétés ouvertes et protestantes — la France ayant un temps hésité entre les deux camps. Nous sommes chez Carl Schmitt dans une axiologie néo-antique, en quelque sorte, où le clos, le fini, l’achevé est une figure de l’idéal face à ce déficit que représente l’ouvert, l’illimité, l’inachevé, et ce sera le propos de Carl Popper que de retourner cette axiologie au profit des sociétés ouvertes — mais les sociétés ouvertes selon le vœu de Carl Popper n’ont probablement pas grand chose à voir avec la radicalité des intuitions océaniques de Milton et de la révolution puritaine. Hobbes et Milton, ce serait alors le choc entre une philosophie politique de la terre contre une philosophie politique de l’océan.
Bayle, au début de son article, résume Milton dans une triple rupture, une triple liberté. La société nouvelle suppose une nouvelle alliance religieuse, une nouvelle alliance conjugale (qui détermine un sujet éthique et même psychique nouveau), et une nouvelle alliance politique. Tel est le trépied de la modernité : « il considéra qu’outre la Liberté ecclésiastique, pour laquelle lui et tant d’autres avaient travaillé heureusement, il y en avait deux autres, savoir la liberté domestique et la civile, qui n’étaient pas moins importantes (…) Qu’ayant considéré que la Liberté domestique se rapportait à trois choses, au mariage, à l’éducation des enfants, et au droit de philosopher sans contrainte, il écrivit sur le divorce (…) Qu’ensuite il écrivit sur l’éducation des enfants, et enfin sur la liberté des Imprimeries ». L’homme doit pouvoir rompre ses vieux liens pour nouer des alliances nouvelles, de libres alliances entre égaux. Le libre partage des idées, les pamphlets sans censure, sont la condition pour sortir de la minorité sans attendre d’être mûrs pour la liberté — maturité qui sinon ne viendra jamais! La sortie du paradis figure cette épopée satanique, terrible mais nécessaire si Dieu veut être aimé librement. L’esthétique nouvelle est celle de la tempête où tout se délie. Du point de vue géo-politique comme du point de vue théo-politique, on est passé à l’océan, où il n’y a ni Roi ni Pape, et où rien n’est appropriable — Grotius développera ce point. Milton trace les grandes lignes d’une pensée de la dissidence, celle des puritains Diggers qui refusent la propriété et les frontières, celle des Quakers qui demandent une tolérance religieuse sans entrave, mais aussi bientôt celle des boucaniers des îles qui, à l’instar des anciens grecs, et même si cela exige une dureté inédite, recommencent ailleurs une vie nouvelle sur une plage blanche.
Selon les informations de Bayle, Hobbes passe en 1608 au service de William Cavendish, fils de Thomas Cavendish, l’un des corsaires de la Reine Elisabeth 1ère, les sea-dogs, qui avait fait le tour du monde par le détroit de Magellan et le cap de Bonne-Espérance, et qui était mort en 1592 sur les côtes du Brésil. En 1628 Hobbes traduit Thucidyde, qui l’intéresse pour penser la guerre civile, mais aussi l’opposition entre la puissance terrestre de Sparte et la puissance maritime d’Athènes. Bayle rapportelus tard encore il traduit l’Iliade (1673) et l’Odyssée (1676) et rédige une dissertation sur les vertus du poème homérique. C’est là encore un point qui montre le fond de proximité entre Hobbes et Milton, car la vertu de l’Iliade, cette éducation à l’amitié sportive où il s’agit d’apprendre à perdre en bon joueur, à honorer les perdants, touche aussi à l’éducation miltonienne. Comme le remarque Georges Steiner[8], étonné de dénombrer autant de traductions anglaises de l’Iliade et de l’Odyssée en quelques décennies, la question de savoir ce qui est supérieur, entre les combats du siège de Troie et les vicissitudes d’Ulysse, est une question qui a partagé les britanniques : il serait un peu simpliste d’opposer sans plus les guerriers de la terre et les aventuriers des mers, mais peut-être est-ce un aspect non négligeable de la question.
Bayle à l’appui de Hobbes et Milton
L’effort de Bayle consiste d’abord à montrer que Hobbes et Milton sont des penseurs crédibles, cohérents, et que leur hauteur morale interdit de les diffamer. Bayle n’a de cesse de souligner la cohérence de Hobbes, qui ne se soucie pas d’accumuler une bibliothèque et ne tire pas son savoir et ses idées de ses lectures, mais d’abord de sa vie et de ses propres méditations vécues (Remarque 0). Et même le fait que Hobbes « était peureux au dernier point » et craignait les fantômes, remarque Bayle pouvait être considéré comme entretenu par sa philosophie (Remarque N). Autre indice de cohérence : lorsqu’en 1651 il retourne en Angleterre, là encore Hobbes est en cohérence avec ses idées, car même s’il n’est pas d’accord avec Cromwell, ce dernier a rétabli l’ordre et c’est tout ce que Hobbes demande. Bayle va plus loin et fait l’éloge de la moralité de Hobbes : « il était franc, civil, communicatif de ce qu’il savait, bon ami, bon parent, charitable envers les pauvres, grand observateur de l’équité et ne se souciait nullement d’amasser du bien[9] » (Remarque M).
Quant à son rapport à la religion, si vilipendé, Hobbes aurait répondu qu’ « il y a un Dieu qui est l’origine de toutes choses, et qu’il ne faut pas enfermer dans la sphère de notre petite raison (…) il avait de l’aversion pour les disputes des théologiens, (et) estimait principalement ce qui sert à la pratique de la piété et aux bonnes mœurs ». La simplicité de la religion ne doit pas être gâtée par des superstitions ni des vaines spéculations (Remarque M). Il est frappant ici que ce qui va devenir le cœur de la religion pure (dans les limites de la simple raison) chez Kant, et dans la théologie libérale protestante du siècle suivant, est alors perçu comme une attaque de la religion. C’est pourquoi Bayle poursuit en défense de Hobbes : « il est indubitable qu’il n’y a pas d’accusation qui soit tombée dans un aussi grand abus que l’accusation d’athéisme. Une infinité de petits esprits ou de gens malins (i.e. méchants) l’intentent à tous ceux qui bornent leurs affirmations (…) aux doctrines générales de l’Ecriture » (ibid.).
On trouve le même effort de Bayle à l’égard de Milton. La pensée de ce dernier est en cohérence avec sa vie, jusqu’à propos du divorce, puisqu’il a lui-même éprouvé l’impossibilité de vivre en couple quand l’incompatibilité d’humeur est à son comble et que la conversation est devenue impossible : il avait donc un motif d’intérêt personnel, que l’on pourrait lui reprocher comme entachant sa doctrine — il n’aurait fait que théoriser et justifier sa pratique (Remarque C). Mais d’une part c’est sa femme qui le quitta pour retourner à la maison de son père, comme le note Bayle qui déplie plus longuement ce passage de la vie de Milton à la Remarque L, et d’autre part tout se termina par une grande réconciliation et « il consentit à tout ce qu’elle voulut ». Bayle commente ce point : « ceux qui traitent une matière qui ne les concerne pas personnellement ne produisent que des jeux d’imagination et ne font que déclamer, sans cette force et cette vivacité que l’expérience inspire ». Dans le corps de l’article Bayle décrit aussi le courage physique de Milton, poursuivant contre Saumaise avec obstination son plaidoyer pour le Parlement anglais, jusqu’à perdre son dernier œil.
Bayle fait enfin l’éloge de la douceur de notre régicide qui, aveugle, renonça à imposer à ses filles de rédiger sous la dictée ses poèmes épiques : « ce fut un homme d’une agréable conversation, d’une humeur douce et gale, extraordinairement sobre, et qui se plaisait infiniment à la musique. La Secte qui lui plaisait davantage dans sa jeunesse était celle des puritains, mais dans son âge viril celle des Indépendants (…) Enfin quand il fut vieux il se détacha de toute sorte de communion et ne fréquenta aucune assemblée chrétienne, et n’observa dans sa maison le rituel d’aucune secte. Quant au reste, il faisait paraître, par ses actions et par ses paroles, un profond respect de Dieu » (fin de l’article). Il me semble qu’il y a dans ce dernier trait un quasi-aveu de Bayle, au moins une pointe d’admiration pour cette sortie heureuse de la religion, dans une mystique de l’effacement des séparations inutiles. Bayle poursuit en note : « Il me serait difficile de bien marquer pourquoi il se détacha de toutes les sectes chrétiennes ». Peut-être fut-ce à cause de toutes ces disputes sans charité, ce « penchant à persécuter qu’il considérait comme une portion de Papisme inséparablement annexée à toutes les communions » ; ou bien ce fut qu’il était persuadé finalement « que toutes les Sectes avaient corrompu en quelque chose les Statuts de Jésus-Christ » (fin de la Remarque O).
Seconde trait de démarche que je voudrais ici relever : aussi bien Hobbes que Milton exagèrent sans doute, mais Bayle estime que sur le fond ils ont raison. A propos du De Cive composé à Paris en 1642, et par lequel Hobbes se fit beaucoup d’ennemis, Bayle écrit « je ne doute point qu’il n’ait outré plusieurs choses », et qu’indigné par la rébellion des parlementaires contre le pouvoir royal, « il passa dans une autre extrémité et enseigna que l’Autorité des Rois ne devait point avoir de bornes » (Remarque E). Hobbes exagère aussi la méchanceté humaine car « il y a des hommes qui se conduisent par les idées de l’honnêteté (…) et la plupart des hommes sont médiocrement méchants » (ibid.), c’est bien là ce qui complique encore le problème, car sinon l’équation politique serait simple[10]. Mais même si Hobbes, dans son Léviathan, exagère le désir d’ordre contre les risques de désordre civil, il n’y a pas de doute qu’en fin de compte Bayle accorderait à Hobbes que la guerre civile, notamment pour dissension religieuse, est pire que tout.
Quant à Milton, tout chez lui est exagération, jusqu’à sa poétique[11] : ses pamphlets sont remplis « de pointes et de plaisanteries outrées », il fait « le goguenard et le bouffon » (Remarque F). Dans son traité De la vraie religion, de l’hérésie, du schisme et de la tolérance, on voit « qu’il n’y avait personne qui eût plus de zèle que lui pour la tolérance », car les vrais militants de celle-ci, « par un excès d’amitié pour la Tolérance sont intolérants au dernier point à l’égard des sectes persécutrices ; et comme le Papisme est de temps immémorial le parti qui persécute le plus (…) c’est principalement à son expulsion que concluent les tolérants les plus outrés » (Remarque O). Milton, dans son zèle excessif pour la tolérance, exagère donc peut-être la liberté qu’il faut laisser à la diversité des sectes protestantes, meilleure antidote à terme aux sectes persécutrices et tyranniques, mais dans le fond Milton a raison de penser que l’intolérance religieuse et les persécutions pour motifs religieux sont pires que tout.
La construction du différend
Mais alors, qu’est-ce qui est le pire du pire : les désordres et la guerre civile, ou bien la persécution religieuse au nom du monopole de l’interprétation juste ? Comment Hobbes et Milton pourraient-ils avoir raison ensemble ? Si nous prolongeons les remarques de Bayle sur ce que nous dirions être la cohérence existentielle, la probité intellectuelle, la crédibilité psychologique de nos deux auteurs, nous avons les éléments d’un différend quasi-insoluble, mais représentatif d’une oscillation profonde chez Bayle. Dans le prolongement de l’article « Hobbes », on trouvera d’ailleurs l’Avis aux Réfugiez, texte probablement le plus hobbesien de Bayle, et qui se place tout entier au service du loyalisme contre l’anarchie prophétique et millénariste. Dans le prolongement de l’article « Milton » du Dictionnaire historique et critique, on trouvera plutôt le Commentaire philosophique, où Bayle prône la liberté et une tolérance pluraliste.
La philosophie politique de l’Avis aux Réfugiez est quasi-absolutiste, et son anthropologie est pessimiste : l’homme n’est pas d’abord porté par un désir d’association, un désir de sortir de la solitude, comme chez Milton, mais conduit par la crainte et la peur à choisir entre le mal et le pire, et à préférer tout ce qui peut assurer l’ordre : « pour moi, je ne saurais me persuader que les sociétés se soient formées parce que les hommes ont prévu en consultant les idées de la raison qu’une vie solitaire ne ferait honneur ni à leur espèce ni à leur créateur, ni à l’univers en général. Le plaisir présent et l’espérance prochaine de vivre en sûreté, ou bien la force ont produit les premières Républiques »[12]. La sécurité est ici le premier des biens humains. Dans ce texte important qu’est l’Avis aux Réfugiez, on voit aussi que Bayle s’élève contre la pluralité des suffrages et soutient que le pouvoir est plus que le pacte — comme si ce dernier manquait d’autorité intrinsèque. C’est par ailleurs, remarquons-le, un texte assez conforme à la doctrine classique de Calvin, et il s’agit de rester soumis aux autorités.
La philosophie politique du Commentaire philosophique insiste beaucoup plus sur cette pierre de touche qu’est la liberté religieuse, les droits de la conscience errante, au moins le droit de partir et d’aller recommencer sa vie ailleurs. Rien n’est plus doux que la liberté, et l’on sait que c’est une période où Bayle, qui aimait toujours être logé près du port, fréquente « le club de la lanterne » (De Lantaarn) chez le quaker Benjamin Furly, où se retrouve tout ce que la société de Rotterdam connaît d’esprits libres, hétérodoxes et originaux[13]. D’ailleurs le Commentaire est placé sous la plume d’un pseudonyme, celui d’un J.Fox, trop proche du nom de George Fox le fondateur des quakers pour que ce soit un hasard : il me semble qu’il faut prendre ce pseudonyme très au sérieux, parce qu’il ne cherchait pas à tromper qui que ce soit, mais constituait un message politique assez audacieux pour l’époque — les quakers, non-violents et tolérants absolus, sont des figures fortes de ces utopies marines ou flibustières dont nous parlions précédemment.
Pour composer ensemble ces deux discours, nous avons quelques indices. Le principal se situe dans la Remarque C de l’article « Hobbes ». Bayle écrit : « si vous voyez d’une part les grandes maximes de la Liberté, et ces beaux exemples du courage avec lequel on l’a maintenue ou recouvrée ; vous voyez de l’autre les factions, les séditions, les bizarreries tumultueuses, qui ont troublé et enfin ruiné ce nombre infini de petits Etats, qui se montrèrent si ennemis de la tyrannie dans l’ancienne Grèce. Ne semble-t-il pas que ce tableau soit une leçon bien capable de désabuser ceux qui s’effarouchent de la seule idée de Monarchie ? Hobbes le croyait, puisqu’il publia dans cette vue la version d’un historien d’Athènes. Tournez la médaille, et vous trouverez que ce tableau sera propre à donner une instruction bien différente de celle-là, et à fortifier l’horreur pour la Monarchie : car d’où vient, demandera-t-on, que les Grecs et les Romains ont mieux aimé être exposés à ces confusions que de vivre sous un Monarque ? Cela ne vient-il pas de la dure condition où les tyrans les avaient réduits ? Et ne faut-il pas qu’un mal soit bien rude, bien insupportable, bien déplorable, lors qu’on veut s’en délivrer à un si haut prix ? ».
Voici donc notre drame ou notre chaos d’opinions ramené à une sorte de carré tragique, avec une double médaille, ou un double revers. Si l’on veut la liberté, on aura la sédition. Si l’on veut l’ordre, on aura la tyrannie. Ou bien, pour reprendre une autre image employée par Bayle au début de sa remarque C, où l’on voit une censure intelligente autoriser une certaine dose de poison, car le poison même contient l’antidote : le Remède au Mal peut s’avérer un poison, mais l’antidote à ce poison renforce le Mal auquel on souhaitait initialement échapper. Elisabeth Labrousse rapporte ce passage des Nouvelles de la République des Lettres : « si vous soumettez les ordres du prince à l’examen des sujets, vous jetez l’Etat dans le péril continuel des guerres civiles. Si vous donnez au Prince une puissance sans borne, vous jetez le peuple dans la malheureuse nécessité de ne pouvoir jamais sauver ses biens ni sa vie sans se rendre criminels » (op.cit. p.306).
On pourrait dire que telle ou telle de ces positions par rapport au théologico-politique l’emporte en théorie, mais qu’en pratique cela ne marche pas, et que l’avantage reste alors à celle qui ne cherche que le moindre mal, et vise modestement à réparer les effets pervers de la tendance de toutes façons dominante. Mais Bayle écrit dans la Remarque E de l’article « Hobbes »: « il y a des gens qui croient qu’à ne qu’à ne considérer que la théorie, son système est très bien lié, et très conforme aux idées qu’on se peut former d’un Etat bien affermi contre les troubles. Mais parce les idées les plus justes sont sujettes à mille inconvénients, quand on veut les réduire en pratique, c’est à dire quand on veut les commettre avec une horrible cohue de passions qui règne parmi les hommes, il n’a pas été mal aisé d’apercevoir bien des défauts dans le système politique de cet auteur. Il pouvait répondre que le système opposé enferme, même dans la théorie, un principe nécessaire de confusion et de rébellion ». Chaque théorie ainsi voit la paille qui est dans la pratique de son adversaire, et non la poutre qui est dans la sienne.
L’opposition entre les théories optimistes du politique, et l’examen pessimiste des pratiques politiques démenées par les passions, laisse un match nul général : dans tous les systèmes, l’irrationalité politique est de même poids que la rationalité politique qu’elle affecte. Dans notre carré tragique il n’y a pas de dominance, mais un équilibre des problèmes. Plus loin dans la même remarque, Bayle revient sur les faiblesses de la mise en pratique du système de Hobbes : « ce n’est pas l’endroit par où il les faut combattre, car le système opposé n’a-t-il pas dans la pratique plusieurs grands inconvénients ? Qu’on fasse ce qu’on voudra, qu’on bâtisse des systèmes meilleurs que la République de Platon, que l’Utopie de Morus, que la République du Soleil de Campanella, etc : toutes ces belles idées se trouveraient courtes et défectueuses, dès qu’on voudrait les réduire en pratique. Les passions des hommes, qui naissent les unes des autres dans une variété prodigieuse, ruineraient bientôt les espérances que l’on aurait conçues de ces beaux systèmes. Voyez ce qui arrive quand les mathématiciens veulent appliquer à la matière leurs spéculations… » (Remarque E). Nous avons ici la présentation d’une aporie et d’un paradoxe politique, et la seule issue sera de trouver dans ce carré tragi-comique un modus vivendi, une oscillation la plus sage possible.
Trois suggestions de la sagesse pratique
Comment Bayle se tire-t-il de cette aporie dont il a tendu lui-même le face à face tragique ? Je voudrais terminer ma rapide lecture par trois suggestions. Selon la première, on peut d’abord atténuer le problème en le relativisant à la géographie des peuples. Après tout, c’est un argument de sagesse immémoriale, et dans cette idée d’un « esprit des peuples », ou dans cette théorie des climats, Bayle est moins le prédécesseur de Montesquieu que le successeur de Calvin ou de Machiavel. Machiavel dresse le portrait des différents peuples d’Europe, avec un descriptif de leur caractère et notamment de leurs mœurs guerrières. Quant à Calvin il remarquait la diversité géographique des façons d’interpréter la loi judiciale, et qu’on ne peut guère comparer les formes de gouvernement sans leurs diverses circonstances[14] : « nous avons à suivre la coutume et les loix du pays où nous vivons et une certaine règle de modestie »[15].
Bayle reprend ce thème par exemple dans son article « Cappadoce » : il est arrivé, dans l’histoire ou dans certaines régions, que la démocratie ne tourne pas en démagogie ou en guerre civile. En revanche le génie français, particulièrement brouillon et indiscipliné, exige un gouvernement fort pour éviter que se développent un peu partout des petits tyrans locaux (Article « Louis XIII », Remarque A). Selon Bayle, il ne faut pas regretter la féodalité et le travail de Richelieu pour mettre au pas la grande noblesse (Article « Guise » Remarque E et G[16]), et pas davantage regretter le Parlement (Article « Michel de l’Hospital » Remarque K). Selon les peuples, il faut donc accepter des régimes différents : il n’y a pas de bon régime politique dans l’absolu, mais relativement à un contexte de géographie, d’histoire et de culture.
La seconde suggestion de sagesse est plus radicale, plus originale. Il s’agit de dissocier politique et religion, comme répondant à des questions d’ordres différents. Pour Bayle, le politique montre sa maîtrise dans l’art de faire cohabiter dans la paix et dans l’ordre une diversité de gens. L’unité politique autorise et exige la tolérance civile, et la tolérance d’ailleurs concourt à cette prospère unité, comme le montre l’exemple des Pays-Bas. C’est pourquoi il vaut mieux un pouvoir fort, capable d’imposer à la majorité le respect des minorités, et de toujours « prendre le parti du plus faible menacé » (Article « Léonin » Remarque B). L’autorité politique s’exerce ainsi derrière un voile d’ignorance : le politique ne doit rien « savoir » du religieux, il y a quelque chose de ses sujets qui lui échappe. Mais il doit maintenir l’ordre public et l’équité des institutions.
En revanche on ne saurait exiger des Eglises et des religions une tolérance ecclésiastique : les religions ont sans doute un noyau incompressible d’intolérance quant à ce qu’elles estiment être le vrai ou le juste, et il faut faire avec cette situation sans croire que l’on puisse y changer quoi que ce soit. Les religions ne sauraient jamais parvenir à l’unité, et ne cessent de se diviser : au contraire, c’est peut-être même leur force que de maintenir une pluralité irréductible de points de vue, d’opinions, de jugements. Ce qu’il faudrait donc de ce côté-là, ce sont les règles purement morales[17] d’une sorte de République des lettres, d’une société sans Etat, qui repose sur le consentement mutuel à la pluralité des points de vue. Nous allons y revenir tout de suite, mais Bayle soumet ici le point de vue de Hobbes à celui de Milton : le plus petit désordre possible, « c’est de se tolérer les uns les autres »[18]. Et comme il écrit dans son cours de philosophie de Sedan il vaut mieux pour maintenir l’ordre public renoncer à faire l’unification religieuse. C’est sur ce point que Bayle manifeste son éloignement de Hobbes.
La troisième suggestion de sagesse prolonge et approfondit cette oscillation, d’ailleurs exposée tout au long de notre lecture. C’est l’idée que sinon pour les peuples et les régimes, du moins pour Pierre Bayle lui-même il y a un temps pour rester tenace dans les controverses, et un temps pour les taire. Bayle a vécu, au moins une fois très fortement, et sans doute souvent de façon plus passagère, une sorte de dépression ou de mélancolie qui le ramenait vers des rivages plus hobbesiens, simplement par désir de faire cesser ou de laisser tomber les controverses religieuses et historiques inutiles, quitte à laisser triompher l’erreur et le mensonge. Mais dans le même temps, la forme même du scepticisme critique de Bayle lui interdit, jusqu’à la fin de l’histoire qui serait aussi la fin de la violence et du mensonge, de s’abriter dans un port aussi calme. Et il est sans cesse renvoyé vers des controverses qui ne sont plus un jeu, comme on pourrait encore croire que c’était le cas dans les Pensées diverses, mais qui décrivent la condition humaine embarquée dans la tempête de l’histoire. L’oscillation est alors intériorisée en conflit intime.
D’un côté alors il faudrait pouvoir discuter, disputer, attaquer et défendre, chercher à comprendre, à expliciter ses convictions de façon intelligible, en toute liberté de conscience, par une sorte de libre-adhésion adulte, de libre élection, de libre-alliance. C’est même une exigence que de sans cesse chercher à s’émanciper des préjugés de sa communauté, de sa religion ou de sa nation. La République des Lettres « est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison, et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres (…) les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans demander la permission à ceux qui gouvernent » (Article « Catius » Remarque D[19]). Cette utopie de société de libre tolérance, sans lois et sans Etat, a bien quelque chose de marin, mais cette liberté de pirates n’est pas sans rigueur éthique : elle suppose de reconnaître le subjectivisme religieux et historique, et de pratiquer une sorte de géométrisation des points de vue, à équidistance d’une vérité également recherchée par tous. On doit tenter d’épouser le point de vue des autres comme si c’était soi-même, et de traiter son propre point de vue comme si c’était celui de n’importe quel autre.
On a beau faire cependant, on est né quelque part. Et c’est ici que Bayle s’éloigne de la liberté miltonienne. Hubert Bost cite ce magnifique passage où Bayle remarque que « s’il arrivait que les chrétiens et les Turcs qui vivent dans les mêmes villes fissent échange de leurs enfants à la mamelle, ceux des chrétiens seraient tous mahométans et ceux des Turcs chrétiens » (op.cit. p.306). Ce n’est pas par égocentrisme biographique que Bayle parle de son enfance au Carla, mais pour évoquer ces doctrines sucées avec le lait de l’enfance, et qui font que si l’on convertit les pères par la force, on aura les enfants par la préjugé de l’éducation. L’intelligence est alors celle de la modestie, qui reconnaît ses attachements, et qu’il y a une finitude non entièrement substituable : on n’est jamais entièrement émancipé et un total libre examen est impossible. Comme l’écrivait Ricœur de sa conviction protestante, ce n’est qu’un « hasard transformé en destin par un choix continu (…) une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes »[20]. Au risque de l’anachronisme, ces formules me semblent exprimer assez bien le sentiment de Bayle. Ce thème des hasards absurdes de la naissance[21] pourrait même pointer vers une conception ultra-démocratique de la Monarchie elle-même : c’est que nous y sommes au-delà de l’ordre des mérites, car le Roi, qui n’est tel que par un hasard de naissance, pourrait être n’importe qui.
Olivier Abel
Publié dans les Actes du colloque de Foix, 2006.
Notes :
[1] Ou bien trop sincères dans leur rapport à la vérité, comme ce fut le cas pour la meilleure partie des protestants français, entre autres — mais ils n’avaient aucun mérite à cela, ils devaient leur sincérité et leur civisme à la situation historique dans laquelle ils ont été placés.
[2] Paris : PUF, 1989.
[3] Lettre à Jacob Bayle, novembre 1678, in Correspondance t.3, p.93, cité in Hubert Bost, Pierre Bayle, Paris : Fayard, 2006, p.137. On pourrait dire qu’il faut faire ici la part des concessions de Bayle aux préjugés de son frère, ou bien qu’il n’a pas alors été éprouvé par ces expériences sombres qui le rapprocheront ensuite, au moins par moment, des solutions hobbesiennes.
[4] Pierre-François Moreau, Hobbes, Philosophie, science, religion, Paris : PUF 1989, p.63.
[5] Voir sur Milton les travaux de Stanley Cavell, dans À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris : Les cahiers du cinéma, 1993.
[6] Pierre-François Moreau, op.cit., p.85-92.
[7] Sa position devait être assez proche de celle de Winstanley, l’un des fondateurs des radicaux Diggers, ici cité par Pierre-François Moreau : « vous dites que vous détenez la version conforme de leurs écrits ; vous ne savez que ce que vos pères vous ont conté, ce qui peut être faux aussi bien que juste, si vous n’avez pas de meilleur fondement à votre croyance que la tradition… comment peut-on appeler ces Ecritures l’Evangile éternel, à le voir mises en pièces quotidiennement parmi vous, par diverses traductions, déductions et conclusions » (op.cit. p.95-96).
[8] « Homère en anglais », in De la Bible à Kafka, Paris : 2002.
[9] Bayle ajoute que le souci d’amasser du bien lui semble la source des plus mauvaises actions.
[10] Le pessimisme anthropologique de Bayle est plus radical et plus équivoque, car on ne peut selon lui expliquer les conduites humaines par le seul intérêt : les humains ont une capacité à détruire, à se faire du mal pourvu d’en faire à leurs adversaires, qui les montre capables d’une terrible faculté de sacrifice, de don de soi ! Par ailleurs Hobbes garde une sorte d’optimisme désespéré : il pense que le plus faible a toujours le moyen de faire du tort au plus fort. Bayle ne partage pas ce postulat simplificateur.
[11] Bayle rapporte que Milton a fait deux grands poèmes, l’un sur la tentation d’Eve, le Paradis perdu, l’autre sur la tentation du Christ, le Paradis retrouvé, mais reprend le mot des railleurs sur la différence de qualité entre les deux : on trouve bien le Paradis perdu, mais pas le Paradis retrouvé (Remarque G) !
[12] Suite de la Critique générale, cité in Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme, La Haye : Nijhoff, 1964, p.478. Voir également l’ensemble de ce chapitre consacré à la théorie absolutiste du pouvoir royal.
[13] Hubert Bost nous apprend que c’est chez Furly que Bayle rencontra Locke, réfugié chez son ami en 1687-1688, et Shafetesbury (op.cit. p.176). On imagine qu’il s’agissait de milieux méfiants vis à vis du mouvement orangiste, et plus républicains probablement comme l’était Paets, l’ami et protecteur de Bayle.
[14] Calvin explique la différence entre les régimes politiques par la métaphore de la diversité des climats à la page 207 de l’Institution de la religion chrétienne, Chap.16, Paris : Les Belles Lettres, 1961, tome 4.
[15] Ibid. p.194.
[16] Pour lui, les monarchomaques, en France, ce furent les Guises.
[17] La première de ces règles est celle de la rétorsion, par laquelle aucune de ces religions ne saurait se justifier à l’encontre des autres par un principe qu’il refuserait à son adversaire. Ainsi les religions doivent-elles se traiter mutuellement avec équité, ne pas faire aux autres ce qu’elles ne voudraient pas qu’on leur fasse.
[18] Commentaire philosophique cité in E. Labrousse op.cit.p.591.
[19] On peut se demander si ce n’est pas une allusion aux propos de Jésus (Luc 14-26, Mt 10- 34-37). Ou à l’idée johannique que la vérité libère (jean 8-32).
[20] La critique et la conviction, Paris : Calmann-Levy, 1995, p. 219.
[21] Qui reprend sur un autre registre le caractère absurde du mal (parce que l’homme est parfois plus méchant que malheureux et souvent plus malheureux que méchant), et l’absurdité même de la grâce divine.