Les protestants ont la chance d’avoir une forme d’église qui autorise l’expression d’opinions divergentes sur des questions qui dans d’autres courants du christianisme dépendent d’un magistère. C’est le cas pour celle du mariage des personnes de même sexe et sa reconnaissance dans la loi. Pourquoi faut-il alors que la Fédération protestante de France émette un avis « moyen », qui ne satisfasse aucune de ses composantes ? Les autorités de nos Eglises, en bon « communicants », disent que la Fédération protestante de France risque de ne pas être entendue si elle exprime les désaccords qui la traversent, et que les médias attendent des prises de position claires, unifiées et précises. Il nous semble pourtant qu’en exprimant publiquement les débats qui se poursuivent en son sein, la Fédération protestante de France aiderait peut-être les protestants et les Français en général à réfléchir au-delà des slogans en refusant les simplifications dangereuses des débats médiatiques, et à percevoir le christianisme comme un espace d’interprétation et non une organisation hiérarchique.
Quels sont les désaccords que les protestants — et d’autres — reconnaissent sur cette question du mariage entre personnes du même sexe ? Beaucoup ont déjà été magnifiquement exprimés dans ces colonnes, au travers de positions qu’il faut entendre sans les caricaturer, en commençant déjà par reprendre avec attention les mots qui les formulent: « L’homosexualité est un amour qui se trompe de chemin » ou « l’homosexualité est une manière d’aimer qui ne se choisit pas, mais se découvre ». « Les personnes homosexuelles doivent chercher à guérir de leur orientation sexuelle », ou « elles sont invitées à la vivre dans le respect de leur partenaire ». « L’homosexualité est contre nature » (c’est-à-dire contraire à une théologie naturelle), ou « toute manière de vivre sa sexualité est une construction culturelle ». « Le couple hétérosexuel et la famille sont au fondement de toute société », ou « ce qui fonde une société ce sont les alliances, les contrats, et tout ce qui renforce la fidélité des liens ». « Les rôles des parents et leurs différences sexuelles ont une dimension symbolique indispensable à la structuration du psychisme des enfants », ou « l’altérité ne se réduit pas à la différence sexuelle et peut se donner à connaitre autrement ». « Le mariage est une institution sociale mais aussi religieuse » ou « le mariage n’est qu’une forme de contrat civil ». « On peut dissocier mariage et filiation, accepter le mariage homosexuel sans que cela implique la filiation » ou « tout mariage implique la présomption de paternité et la filiation ». « On peut accepter l’adoption par des couples homosexuels puisque des femmes seules peuvent adopter », ou « on ne saurait légaliser une parentalité homosexuelle, même si elle peut arriver du fait des accidents de la vie ». « Les lois de l’Etat doivent préserver un ordre symbolique sans lequel une société ne peut pas perdurer », ou « les lois de l’Etat sont une manière d’organiser des relations justes entre les membres de la société dans un contexte toujours mouvant ». « Les Eglises et les courants philosophiques ont vocation à promouvoir leurs points de vue sur l’élaboration des lois », ou « les Eglises et les courants philosophiques doivent seulement veiller à ce que les lois de l’Etat ne les empêchent pas de vivre leurs convictions ».
Ce premier relevé est d’ailleurs déjà faussé par sa présentation binaire, qui ne fait pas droit aux formulations plus complexes qui s’élaborent lorsqu’on travaille à plusieurs sur une question. Et c’est justement cela qu’il faudrait : faire travailler nos différends, les porter à leur meilleur niveau, entendre les plaintes, mais refuser les arguments d’autorité (« la Bible dit que », ou « c’est le progrès »), dégonfler les fantasmes de toute puissance et les paniques excessives, produire les meilleurs arguments, resserrer l’espace interprétatif mais aussi l’ouvrir pour qu’il reste un espace commun. Derrière ces désaccords gisent des désaccords plus théologiques : sur les manières de se référer à l’Ecriture, sur les conceptions de « la nature », sur les rapports à la Loi (la loi civile, les règles morales), sur la Grâce (conditionnelle ou inconditionnelle), sur ce qui définit l’Eglise véritable et sur les articulations entre Pouvoirs et Eglises. Il a longtemps existé une commission d’éthique de la Fédération, qui a produit jadis des « éléments de réflexion » sur ces questions, et qui rassemblait les théologiens de toutes les Facultés et de la plupart des confessions protestantes : ce genre de lieux de réflexion a été dissous au profit d’une stratégie unifiée de communication — mais une partie des « évangéliques » a formé sa propre Fédération, ce qui leur permet d’exprimer d’un côté leur avis clairement et de l’autre d’empêcher la formation d’un avis différencié. C’est bien dommage, et les protestants de France devraient être capables de célébrer leurs désaccords. Ils témoigneraient ainsi de leur vitalité intellectuelle, de leur liberté spirituelle, et rendraient service à la société entière.
Olivier Abel
Paru dans Réforme octobre 2012