Il est difficile pour un philosophe d’intervenir sur un tel sujet, décalé par rapport à ses champs ordinaires. Et la difficulté est d’abord sémantique, avec un terme qui, comme celui de « transcendance », est équivoque, à la limite de l’inconsistance tant il peut vouloir tout dire et ne rien dire. On ne serait parfois pas très loin de ce que Hegel, dans le chapitre de la Phénoménologie de l’esprit où il traite de la Terreur et du culte de l’Etre suprême, désigne comme un « gaz fade ». J’essaierai de résister à la tentation de m’évaporer dans cette fumée un peu vide, ou à ce risque d’asphyxie dans un gaz trop inodore ! Pour cela je procèderai en deux temps, assez empiriques.
Je proposerai d’abord une analyse sémantique des usages du terme, qui ordonnent leur disparate sous plusieurs traditions de signification que l’on peut tenter de reconnaître, ainsi qu’une analyse pragmatique des manières dont le terme est engagé en situation, souvent comme une protestation. Telle est ma première thèse : la vigueur du terme tient à sa charge de protestation. Mais les religions traditionnelles, par exemple, peuvent aussi protester contre la protestation, donner de bonnes raisons de résister à la dilution « spirituelle » — dans le spirituel.
Dans un second temps, je proposerai un essai de typologie de ces demandes, à la fois pour décrire et déchiffrer un paysage, l’installer sous le regard, mais aussi pour arrêter les lignes, ne pas laisser les questions glisser en tous sens : cette description sera donc en même temps une décision morale, un jugement en quelque sorte. J’assume donc ma responsabilité de philosophe éthique en estimant qu’il y a trois grands types de « demande spirituelle » : une recherche de racine, une recherche de vérité, et une recherche de vie bonne[1]. En présentant ces trois figures, je chercherai aussi à creuser le terrain, car que serait une spiritualité « chrétienne » qui se bornerait à répondre aux demandes existantes, au marché de la demande ? Il nous faut donc interroger les demandes, ne pas les laisser à elles-mêmes, nous déplacer et les travailler jusqu’à comprendre les questions vives qui les portent, de façon à ce que les figures par lesquelles nous leur répondons soient aussi des figures vivantes, des appels.
Diversité des figures et usages
Une mise en ordre des significations est rendue malaisée par le fait que le terme a pris au long des époques des valences très diverses. Déjà en philosophie, entre le « νουσ », l’esprit platonicien (une intelligence en quelque sorte antérieure à tout langage), la substance pensante de Descartes (qui s’oppose à la substance étendue) ou la phénoménologie de Hegel (où l’esprit ne s’accomplit qu’au travers d’une série dialectique de métamorphoses), les traditions sont extraordinairement variées, et ne parlent pas du tout de la même chose. Mais il faudrait aussi évoquer la diversité des traditions théologiques : entre la pneumatologie des Pères (souvent concentrée dans la liturgie), celle de Calvin (qui confine à la confiance en soi, mais où l’esprit est cet élément commun qui fait la communauté), ou celle des « negro spirituals » (les chants de la servitude et de l’espérance), les différences sont immenses. Entre ces théologies il y a non seulement des époques, mais des esthétiques, des styles de spiritualité différents : celui de la Contre-Renaissance exerce la sobriété la plus classique, qui sera commune aux calvinistes et aux jansénistes ; celui de la Contre-Réforme exerce au contraire une expressivité baroque emblématique des grands « mystiques » qui jalonnent l’histoire moderne. Enfin, dernière grande tradition de signification, et pour mémoire, le mot spirituel peut vouloir dire simplement « drôle », « piquant », « malicieux », « fin », dans un sens que l’on trouve chez Marguerite de Navarre et Shakespeare, puis Molière et les salons des Lumières, et que Freud a analysé à sa façon dans Le mot d’esprit et ses relations avec l’inconscient. Le spirituel n’est alors plus très éloigné du surréalisme. Il est difficile, et probablement inutile, de chercher le dénominateur commun à toutes ces significations plus ou moins sédimentées.
C’est pourquoi il est plus utile de rebondir en essayant de procéder à une analyse pragmatique. Certes, les usages du terme varient, à la mesure de son flou sémantique. Le mot est employé conjointement au retour à l’éthique des années 80-90, et accompagne alors l’appel à des Droits de l’Homme considérés comme universels au-dessus des droits utilitaires, ou l’appel au bon cœur des organisations caritatives ; mais on le retrouve aussi porté par la vague new-âge des thérapies douces et harmonieuses, ou exprimant la demande de culture religieuse et biblique. Il ne faut donc pas trop vite confondre tous ces usages, ni planter sur eux le drapeau « chrétien ».
Pour pousser un peu cette ligne critique, je dirai qu’au fond le mot se vend bien, car il épouse la segmentation du marché, et s’accommode parfaitement avec l’individualisme et le libéralisme ambiants, avec l’idéologie du libre-choix. Les livres qui véhiculent les épanchements d’une petite spiritualité « perso » se vendent bien mieux que les travaux plus critiques de théologie ou de sciences humaines. On y cherche des réponses rapides, sinon éphémères, où l’investissement soit facile, et le désinvestissement aussi, car on doit toujours pouvoir aller chercher ailleurs. Et dans ce parcours libre des spiritualités, on passe de l’une à l’autre sans rejeter ce qu’on vient de laisser, sans comparer ni s’attarder aux contradictions. Voici un exemple : au milieu des années 90, j’ai dirigé un numéro des éditions « Autrement » sur les Anges, et c’était alors une grande mode, car les anges sont une figure porteuse, un bon medium pour la demande de spiritualité, avec ses dimensions d’images du corps idéal, mais aussi de pureté angélique parfois révolutionnaire, ou bien du messager comme interconnexion ou télé-communication instantanée ; bref, l’ange a très bien marché par son équivocité même.
Il y a pourtant au travers de tous ces usages quelques arêtes plus solides, qu’il faut aussi relever, et qui prennent la forme pragmatique de « protestations ». D’abord, le spirituel exprime une protestation contre le matérialisme d’une société consumériste d’accumulation : il y a autre chose dans la vie. Ensuite, et de manière toute différente, il exprime une protestation contre ce qui est trop intellectuel, trop rationnel : le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ; le spirituel est ici proche de l’affectif. Troisième figure de protestation, le spirituel résiste à tout ce qui, dans nos sociétés, nous impose une accélération : c’est alors une protestation de la lenteur et de la contemplation. Enfin, une dernière figure serait la protestation contre l’instrumentalisation généralisée : le spirituel est alors du côté du désintéressement, du gratuit, du plaisir peut-être.
On pourrait même aller plus loin, en prenant appui sur un très beau texte, « L’image de Dieu et l’épopée humaine »[2], où Ricœur proteste contre le côté individualiste d’un certain protestantisme, qui a réduit le mal et la déchéance à un petit péché moral très privé, et l’élan de la rédemption au recrutement d’élus solitaires. Il faudrait donc restituer la dimension épique, collective, institutionnelle, cosmique même, tant de la déchéance que de la rédemption, au travers des grands registres de la vie : et Ricœur va chercher chez Kant le triptyque des passions du pouvoir, de l’avoir, et du valoir — qui correspondent aux trois sphères du politique, de l’économique, et du culturel. Et, comme en contrepoint des intentions bonnes qui de l’intérieur gouvernent ces sphères, il désigne des figures de protestations extérieures, qui rappellent à chacune son horizon limite : la protestation radicale contre l’ordre politique du monde est celui de la non-violence (Gandhi, Martin Luther King), la protestation radicale contre l’ordre économique du monde est celui de la non-richesse (la pauvreté volontaire, Saint-François d’Assise etc), et enfin la protestation radicale contre l’ordre culturel et la complaisance à soi des sociétés est celui de la non-valeur (les artistes, ceux qui introduisent le scandale, la rupture dans les bonnes images de soi de nos sociétés.
J’ai failli prendre ce triptyque comme fil conducteur de mon enquête typologique, mais je me suis dit que c’était sans doute une typologie trop radicale : parce que si la spiritualité prend pour modèle les figures de Gandhi, François d’Assise ou Rimbaud, ce sont là des figures limites et inaccessibles à certains égards – des « champions » ; or, l’important est la demande ordinaire de spiritualité. Aussi, dans le second temps de mon propos, je vais présenter une typologie qui prenne en compte cette épaisseur de la demande ordinaire, quitte à creuser chaque fois en contrepoint l’exigence proprement « évangélique » que nous pourrions y marquer.
Typologie des demandes de spiritualité
Il y a déjà à retenir que la spiritualité se prend en plusieurs sens — et si on remarque que ce que l’on appelle la « demande du sens » recouvre en bonne partie la même polysémie que la demande de spiritualité, on peut dire que le sens aussi se prend en plusieurs sens ! Je distinguerai donc trois registres très hétérogènes de la demande de spiritualité : une recherche d’identité, une recherche de vérité, une recherche éthique.
Une demande d’identité
Si la demande de spiritualité exprime une demande d’identité, cela signifie que l’identité n’est pas une affaire mécanique d’héritage, de patrimoine génétique ou de capital symbolique. Nul ne saurait être enfermé dans un héritage historique, et cette demande indique une condition humaine d’identité ouverte. Il est vrai, surtout à lire dans les Evangiles ce qui semble venir de Jésus, qu’en régime chrétien l’identité n’est pas ce qui importe. Je me souviens avoir interrogé Jean Carbonnier, le juriste, alors président du Musée du Désert, pour lui demander s’il existait un « droit aux racines », et il avait répondu « pas du tout, Dieu pourrait donner une descendance à Abraham à partir de ces pierres ». L’identité est donc vivante, mais spirituelle ; elle a une dimension cosmique, et se fait moins par les racines que par les cheveux : nos racines viennent d’en haut. C’est pourquoi la question extraordinaire et cruciale que pose Jésus, qu’il autorise, « qui dites vous que je suis ? », ne se résout pas dans une réponse identitaire ou dans le jeu des étiquettes. C’est une question qui bouleverse les identités, et donc une question d’identité alternative.
Dans sa Divinity school adress, Emerson (1803-1882) revient expliquer à ses amis de la Faculté de théologie de Harvard pourquoi il arrête les études de théologie, dont il n’éprouve plus le besoin : « La marée descendante est semblable à la marée montante. Que cette foi s’en aille, et les paroles mêmes qu’elle prononçait, les choses qu’elle effectuait, deviennent fausses et nuisibles. Alors c’est la chute de l’Eglise, de l’Etat, des arts, des lettres, de la vie. Une fois oubliée la doctrine de la nature divine, une maladie infeste et rapetisse la constitution humaine ». C’est la vieille idée que la lettre n’est plus rien quand l’esprit la déserte. Il continue plus loin : « Et quelle plus grande calamité peut accabler une nation que la perte du culte ? Alors toutes choses tombent en décadence. Le génie quitte le temple pour hanter le sénat ou le marché. La littérature devient frivole. La science est froide. L’œil de la jeunesse n’est point éclairé de l’espérance d’autres mondes, et le grand âge est privé d’honneur. La société vit pour des babioles et, quand les hommes meurent, nous ne les mentionnons pas (…) L’immobilisme de la religion ; l’hypothèse acceptée que les temps de l’inspiration sont passés, que la Bible est close ; la peur de rabaisser le caractère de Jésus en le représentant comme un homme ; tout cela indique avec une clarté suffisante la fausseté de notre théologie. C’est la charge d’un prédicateur véridique de nous montrer que Dieu existe, non qu’Il a existé ; qu’Il parle, non qu’Il a parlé (…) toutes les tentatives pour projeter et établir officiellement un Culte avec de nouveaux rites et de nouvelles formes me semblent vaines. C’est la Foi qui nous fabrique, et non pas nous qui la fabriquons, et la foi fabrique ses propres formes. » Tous ces fragments illustrent l’appel et l’exigence que l’esprit, l’intelligence divine, nous éclaire, qu’il remplisse nos paroles qui, sinon, ne sont plus que du langage qui retombe. L’exigence est ici prise à son plus haut niveau, contre l’idée qu’il n’y aurait là que des héritages et des traditions. L’exigence est ici de se laisser dépayser.
Le danger de cette demande d’identité céleste, spirituelle, cependant, est de croire que l’on peut lâcher aisément toutes les identités héritées pour monter vers une identité supérieure, un esprit au-dessus de toutes les langues, en dehors de l’histoire humaine, qui risque de tourner au syncrétisme, à un « tourisme spirituel ». Cette tentation d’aller sans cesse voir ailleurs si on n’y est pas est aujourd’hui très forte et pernicieuse. Il y a là une forme de nihilisme caché, au sens où tout est relatif, et où il faut se placer à l’endroit qui comprend tout, où tout revient au même.
Face à cela, la protestation d’une spiritualité chrétienne qui comprendrait cette demande mais en la creusant, en l’interrogeant, serait d’accepter une identité plus modeste, et du coup un dépaysement plus modeste. Comme le disait Théodore Monod, je n’ai pas fini de gravir mon petit versant de la montagne, et je vois donc le ridicule qu’il y aurait à prétendre connaître et comprendre les autres côtés. Et comme le disait Ricœur d’une autre façon, critiquant ce nihilisme spirituel : c’est en creusant ce qu’il y a de singulier et de vivant dans nos traditions que nous pouvons rencontrer ce qu’il y a de vivant et de singulier dans les autres cultures et traditions. Ricœur cite ici Spinoza : « plus je connais de choses singulières plus je connais Dieu ». C’est ainsi que l’on rend proches les traditions distantes. « Il faut avoir un soi pour rencontrer un autre que soi ». Cela est valable aussi par rapport à nos racines bibliques : si nous creusons ces racines, nous découvrons que de l’intérieur elles communiquent avec la spiritualité mésopotamienne, égyptienne, grecque, etc, et donc nous découvrons un intense travail de traduction, qui est un travail modeste, à reprendre sans cesse. Toute spiritualité a un style, qui marque ses ancrages, ses attaches, sa relativité à une culture, à une époque, et c’est cette modestie de l’identité que l’esprit doit accepter — la parole la plus libre s’appuie toujours déjà sur une langue, et l’intelligence sur un corps, déjà là. L’Eglise est le lieu où l’on prend appui sur ces traditions mêlées, pour les transmettre certes, mais aussi pour les rouvrir à leur inachèvement, à leurs rencontres, à leurs dépaysements.
Demande de vérité
La seconde figure de la demande de spiritualité est celle d’une demande de vérité, mais d’une vérité qui ne soit pas seulement celle d’un savoir établi, une vérité de raison, purement intellectuelle, sinon même instrumentale — la vérité des théories « scientifiques » aujourd’hui est-elle autre chose que leur efficience, leur opérativité ? On y cherche donc une forme de savoir alternatif à la rationalité technicienne et instrumentale. On y cherche une forme de vérité totale, qui ne soit pas la vérité objective d’une chose ou d’une autre, mais la vérité d’une manière d’être, une authenticité, une sincérité, une véracité absolue. Que veut dire Jésus quand il dit : « Je suis le chemin, la vérité, la vie ». Ce thème, qui a souvent été travaillé[3], peut à son tour être considéré comme crucial : la vérité n’est pas une question de vérification d’hypothèses, mais elle est la vie. Le mensonge est donc la mort, la décomposition des êtres qui n’existent et ne sont tenus cohérents et vivants que par la recherche du vrai.
Cette fois encore, il faut être attentif aux effets pervers possibles, au risque que cette demande fasse le lit de l’irrationalisme. Certes on peut dire qu’il y a une alternance des formes de savoir, et que la Renaissance a été une époque très sensible à la magie, à l’empirisme magique, comme le Romantisme a été une époque où de nouvelles formes d’irrationalité ont surgi, qui chaque fois ont su être intégrées à la rationalité ultérieure. Mais aujourd’hui aussi il y a dans la critique de la rationalité technique et scientifique une manière parfois trop facile de se débarrasser des exigences scientifiques et critiques. On voit cela dans tous les secteurs, en histoire (il nous faut à nouveau une histoire édifiante, qui conforte nos identités), en religion (on n’a pas besoin de théologie critique, mais seulement de spirituel), et partout. L’ignorance scientifique, sinon le mépris pour la science, se porte bien, et parfois fièrement. Certes, on peut dépasser le savoir, mais la reconnaissance de ce qu’on ignore reste essentielle, et il ne faut pas court-circuiter le travail — et croire qu’on peut en garder les bénéfices. Je redoute que ce nouvel irrationalisme ne nous enferme dans une alternative massive entre une conception dogmatique et absolutiste du savoir, indiscutable, et une conception subjectiviste où il n’y a plus que des opinions, la plus forte restant alors la plus vraie.
Et de même que l’identité n’est pas réductible à un héritage, mais qu’il faut aussi creuser modestement notre part de tradition (car une identité au-dessus de toute tradition risque d’être simplement très vide), je dirai que face à cette demande de savoir global, de savoir alternatif, il faut creuser au contraire là encore la modestie d’un savoir qui ne sait pas tout, qui cherche, la part interrogative de la vérité. Cette part interrogative décrit une connaissance restée désir, ce qui serait une assez bonne définition de la philosophie. Mais il faut remarquer que c’est tout à fait ce que pratique Jésus : répondre à des questions par des questions, placer un enfant au milieu du cercle, c’est-à-dire mettre au centre non celui qui sait, mais celui qui ne sait pas, celui qui interroge. C’est aussi la fonction de l’ironie socratique, de même que, à l’autre bout de l’histoire de la philosophie, la pointe du grand discours vibrant de Husserl en 1936, à Vienne, en pleine montée du nazisme, sur la crise de la science et de la conscience européennes. L’Europe a perdu ce sens primordial de l’interrogation, elle a perdu sa spiritualité, elle a perdu son esprit. Ce geste de remettre au creux de tous nos savoirs le sens de l’interrogation me semble au cœur de la spiritualité européenne ; c’est ce que j’ai appelé jadis la mystique discrète de l’Europe[4], et nous ne trouvons pas cela ailleurs, cet aiguisement mutuel de la tradition venue de Socrate et de celle venue de Jésus — qui a donné le moteur spirituel de l’interrogation. Cela organise une communauté en cercle autour de la question, ou autour de l’appel, pour y répondre ou pour interpréter cet appel, chacun poussant son interprétation pour s’effacer ensuite dans le cercle des interprétations.
Demande éthique
La dernière forme de demande spirituelle est celle d’une demande de vie bonne, de vie accomplie, de vie parfaite. Cette demande éthique n’est donc pas simplement, là encore, une demande de morale, de règle, d’argumentation, mais la demande d’une forme de vie totale, intégrale, d’une nouvelle forme de vie qui serait complètement bonne, d’une vie que l’on pourrait approuver sans réserve. C’est ce qu’exprime Ricœur quand il parle d’une « visée à la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ». Ce désir d’une forme de vie alternative peut prendre la forme d’une vie équilibrée, d’une thérapie de vie harmonieuse, mais elle s’oppose clairement au consumérisme, à l’impératif d’accélération. Aujourd’hui elle me semble particulièrement portée par la protestation de sensibilité écologique contre notre usage du monde. C’est donc là d’abord un besoin que nous devons reconnaître, dont nous devons reconnaître la légitimité, sinon l’urgence aujourd’hui.
Mais là aussi cette demande peut donner lieu à des effets pervers, à des figures dangereuses, et notamment là où l’on se prend à croire à une sorte de salut par la sagesse, par une sorte de morale de la préservation de soi, de la purification, de l’abstention, du retrait. Croire que l’on peut se retirer du monde, s’en laver les mains, être bon tout seul dans son coin, telle est la grande illusion d’une éthique spirituelle aujourd’hui. Et le comble est quand cela se fait sous la justification apparente que le monde est mauvais, qu’il est « fichu », que nous sommes « trop bons » pour le monde. On ne peut pas se sauver tout seul, ou croire que l’on peut se retirer à quelques-uns pour être heureux, mais entre soi ; et parce qu’on partagerait le bon mode de vie, un mode de vie salutaire qui serait une manière de se retirer du monde. Certes les humains ont la faculté de se retirer du monde – c’est une faculté importante-, mais comme l’observe Hannah Arendt, les humains en font aujourd’hui trop aisément usage. En se retirant du monde, ils défont le monde qui n’est formé, dit-elle, que par l’intervalle et le décalage entre les points de vue — à la limite, s’il n’y avait plus qu’un seul point de vue sur le monde il n’y aurait pas de monde.
Face à cela il faut penser une éthique qui fasse place, dans le sillage de l’Evangile, à cette idée toujours étonnante que « Dieu a aimé le monde ». Il s’agit d’abord de faire de la religion, distincte à cet égard de la politique et du droit, une sorte de tête chercheuse, qui vise à singulariser les règles de nos sociétés, à les déformer indéfiniment par la sollicitude, jusqu’à ce qu’elles soient entièrement justes avec chacun. Il s’agit d’intervenir, d’agir, de prendre l’initiative, de ne jamais s’abandonner au sentiment que c’est trop tard et que le monde « c’est fini » : de faire voir au contraire que le monde « ce n’est pas fini ». Il s’agit d’ailleurs de ne pas se soucier le moins du monde de soi, de son salut, d’en être libéré par la gratitude d’exister, en dépit du mal et plus encore ensemble. Il s’agit enfin d’éprouver l’impossibilité de faire entièrement la justice, et de faire place à l’attente, à la patience, à l’espérance.
Cela suppose de penser à la fois une éthique du courage, qui assume ses capacités, sa responsabilité dans le monde, et une éthique de la modestie, de l’humilité, qui reconnaît ses limites et laisse place à autre que soi : c’est toute la difficulté, que de penser ensemble ces deux figures. Or la forme de vie qui correspond à cette tension dirait en même temps la confrontation (non la fuite ou le retrait) mais aussi le dévouement (qui s’efface devant autrui). C’est cette forme de vie qui nous manque, qui nous autorise autant à grandir qu’à diminuer. Il me semble que derrière le tapage de la décroissance et du déclin il y a une vraie demande spirituelle, qui dit en même temps : comment demander aux gens de diminuer, de rétrécir encore leur vie, alors qu’ils n’ont jamais eu la chance de l’élargir, de montrer de quoi ils étaient capables ? Mais aussi : comment demander aux gens de grandir, d’être autonomes et responsables, de déplier tous leurs talents, alors qu’ils ne savent pas comment ensuite ils pourront diminuer, décliner, se retirer — et laisser la place à d’autres ? C’est bien ce que disait déjà Jean-Baptiste : il faut que lui grandisse et que moi je diminue. Il y a un temps pour grandir et un temps pour diminuer, pour tous les êtres, dans le monde. La demande spirituelle pose une question de rythme.
Pour conclure, on l’aura compris, je ne crois pas que l’une de ces figures puisse entièrement résorber les autres. Chacune d’elle, et même chacune de ces typologies, fait voir certaines choses et en occulte d’autres. J’en reste à ce disparate, pour entendre la diversité de ce qui s’y exprime, et faire entendre quelques lignes de protestation qui me semblent portées par ce que nous avons à dire d’original dans notre temps.
Mais pour achever, il me semble possible de placer ces figures dans un horizon sinon historique du moins temporel plus vaste. Je prendrai appui sur la typologie des Eglises proposée par Ernst Troeltsch, la secte, l’institution, la mystique, que je présenterai comme une typologie diachronique, une transformation successive des demandes et des réponses — ce n’était pas l’idée de cet historien, sociologue et théologien allemand de la fin du XIXe siècle.
La figure de la secte correspond à la dimension militante et confessante de l’Eglise comme réseau de solidarité et d’action ayant dispersé ses tentes et ses sentinelles aux quatre coins de la nuit. On entre en résistance par des formes de spiritualité qui nous campent aux marges du monde, dans l’imminence du Royaume de Dieu. Il s’agit de sortir du monde pour le recommencer autrement — à cet égard les puritains radicaux, avec leurs sécessions successives, sont assez proches de ce que fut l’Eglise primitive avec ses nombreuses scissions, et sur le mode séculier, de ce que fut le mouvement monachiste en d’autres temps.
Mais les enfants des saints, des pères dissidents et pionniers, ne sont pas forcément des saints, et se pose alors la question de l’installation durable et de la transmission. C’est pourquoi on demeure dans les Eglises comme dans une grande famille attachée à ses filiations, ou comme un parti installé dans ses conflits organisateurs. Le mot d’ordre est de maintenir, d’entretenir une institution destinée à durer davantage que les vies éphémères qui viennent s’y orienter et y apporter leur contribution. Nous avons ici l’Eglise comme institution, où les cortèges des langues et des identités se mêlent, se marient et se refont. Honneur à ceux qui ont le courage et la force d’âme de ne pas refuser l’héritage, de le réinterpréter, et de le transmettre à leur tour. Cela suppose de ne pas séparer le culturel et le cultuel, la langue et la parole.
Enfin on sort de nos Eglises par la grâce discrète et éblouissante d’être au monde ordinaire aimé de Dieu, par une grâce tellement universelle que nous y sommes superflus. Ce que Troeltsch appelle la forme mystique de l’Eglise se caractérise par un individualisme pieux sans véritable besoin de cadre institutionnel. Cette mystique discrète est celle de l’effacement, de l’insouci de soi. C’est sans doute le stade des religions « mourantes », mais il ne faut pas s’y tromper : les religions s’y éteignent ou y disparaissent non par échec mais par trop grand succès. La sortie de la religion se fait ici par excès de confiance, où l’on n’a plus besoin des sacrements ni des dogmes ni même de la communauté, parce qu’elle n’est nulle part et partout. Beaucoup plus que nous ne croyons quittent les Eglises par ce bord-là, et il serait aisé d’en montrer de nombreuses figures célèbres ou anonymes au long de l’histoire.
La période de transition entre l’entrée et la sortie est plus ou moins longue selon les personnes, les généalogies et les milieux, et la configuration entière est plus ou moins puissante, capable d’attirer depuis loin et de renvoyer au loin, ce qui suppose que chaque dimension joue à fond son rôle par rapport aux deux autres. Cette proportion optimale suppose un respect de chacune de ces trois formes, et la sage allégresse qu’il y a un temps pour tout. On commence par la dissidence, le retrait en marge du monde, puis on s’installe durablement et on a besoin alors d’un théâtre durable, enfin on achève par une dissipation mystique ou spirituelle. En ce sens, l’emprise majoritaire des demandes de spiritualité aujourd’hui se situerait plutôt sur le spectre des étoiles ou des religions non naissantes mais mourantes. Ceci dit, la foi chrétienne transcende ces figures, l’histoire n’est pas finie, notre intérêt et inquiétude actuelle face à cette demande multiforme indique peut-être que quelque chose est en train de se terminer : mais rien ne se termine sans faire place à quelque chose d’autre qui naît.
Olivier Abel
Pour le Centre Sèvre
Notes :
[1] Cf. Olivier Abel, « Le retour du spirituel », in L’état de la France Paris : la Découverte, 1989.
[2] Cf Paul Ricœur, Histoire et Vérité, Paris : Seuil, 1964.
[3] Cf. Michel Henry, C’est moi la vérité, Paris : Seuil, 1996. Michel Henry avait été mon professeur à Montpellier.
[4] Cf. Olivier Abel, La justification de l’Europe, Genève : Labor et Fides, 1992.