Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Quelqu’un qui cherche à communiquer une idée qui l’a soulevé, qui a fait sa joie, à « communiquer son plaisir aux autres »[1]. Les difficultés qu’il rencontre éventuellement ne sont qu’un cas particulier des difficultés que rencontrent tous ceux qui désirent partager leur bonheur ; et notamment le fait que cette communication de plaisir n’est pas imposable à autrui, et ne se propage en quelque sorte que de proche en proche dans un milieu, le milieu de ceux qui découvrent qu’ils partagent ce plaisir-là. Ces milieux peuvent ne pas se comprendre : le plaisir de l’un ne dira rien à l’autre, l’idée de l’un ne dira rien à l’autre. Si l’évangile est une joie, une « nouvelle joyeuse », la difficulté de l’intellectuel chrétien se situe autour de ce nœud. Mais y a-t-il sens à parler d’ « intellectuel chrétien » ? N’est-ce pas une catégorie extérieure, utile pour ceux qui cherchent des représentants de divers points de vue (un protestant, un communiste, un juif, etc.), mais sans véritable cohérence interne ? Qui peut se reconnaître dans une telle appellation ?
Mon propos sera moins celui d’un historien des idées, des personnes, des institutions porteuses de ces idées (je ne suis pas historien), que celui d’un philosophe qui témoigne de ses perplexités, et qui tente de les raconter, de les rapporter à un récit plus large que le sien.
Dans son Tombeau de l’intellectuel, il y a une vingtaine d’année[2], Jean-François Lyotard distinguait plusieurs fonctions de l’intellectuel. Autre en effet est la figure du chercheur, qui invente ou qui découvre une petite connaissance ou une petite pensée qui manquait à la communauté scientifique ou à la République des Idées, et qui s’exerce ou s’éprouve dans une amitié pour la recherche sans frontière. Autre est la figure de l’intellectuel proprement dit, librement attaché à une communauté politique ou autre, et qui inlassablement cherche à tisser un langage commun, avec des mots et des problèmes qui soient vivants pour tous, un peu comme Pénélope tisse à longueur de jour son histoire inachevée. Autre enfin est le rêveur et poète qui songe et médite, et qui relisant les vieilles écritures tente de se dépouiller de son langage pour laisser passer en lui une Parole plus souveraine, ou simplement d’autres langues possibles, mais capables d’ébranler jusqu’à nos présuppositions.
Dans ces trois figures, l’ « intellectuel chrétien » est contesté, et il a envie d’abandonner le terrain, de décliner sa fonction, de s’effacer. D’abord, en tant que chercheur, il rencontre parmi ses pairs intellectuels ou universitaires l’objection que sa recherche véhicule des présupposés ou des croyances religieuses : des intellectuels aussi différents que Michel de Certeau, Paul Ricœur, Bruno Latour, Luc Boltanski, se sont attirés ce genre de soupçon imbécile. D’ordinaire le « chercheur » se défie du langage établi car il ne cherche qu’à formuler un segment du pensable qui n’avait jamais été formulé : mais là il est rattrapé par des mots qui collent[3]. Pour se préserver de cette objection il sera tenté d’en rajouter sur les étanchéités, sur le cloisonnement des disciplines, et il peut virer à une sorte de « nationalisme » de sa discipline, mais entendue dans son noyau dur de faits avérés et indiscutables ; ou au contraire sur la volonté comparatiste de montrer qu’il n’y a rien d’incomparable, d’absolument unique, mais alors il peut virer à une sorte de relativisme où le discours « scientifique » se constitue autour d’un contenu vide, en éliminant toute interrogation vive. Sur ces voies, la recherche alors ne tarde pas à s’étioler.
Ensuite et en tant qu’intellectuel il rencontre dans sa propre communauté l’objection que son langage est trop savant ou compliqué. Même Mounier, même Ellul ont rencontré ce genre de propos. C’est là un reproche très pénible pour quelqu’un qui ne souhaite qu’œuvrer en plein jour avec d’autres à la constitution d’un langage commun où l’on puisse ensemble débattre, converser, et simplement se reconnaître. C’est en outre une objection qu’il faut prendre très au sérieux, pour ce qu’elle désigne de hiatus entre la communauté et ses intellectuels, et de tendance un peu anti-intellectuelle, sinon poujadiste, qui revient à intervalle régulier dans nos sociétés! C’est peut-être qu’un langage vivant, celui d’une communauté donnée, n’est par définition pas encore devenu habituel, sédimenté dans les usages, et qu’il faut du temps pour le partager complètement. Mais si la communauté ne supporte plus de remettre son langage au travail, peut-être est-ce qu’elle est morte, qu’elle n’a plus de langage vivant ?
Quand à lui, le méditatif ou le « poète » qui, de façon nocturne, solitaire et presque à l’insu des autres, comme une sentinelle vigilante, ne cesse de défaire les fausses clartés du langage établi, de le déconstruire, pour faire sentir ce que nous disons, voulons dire ou ne voulons pas dire, il ne rencontre aucune objection. On le laisse seul avec ses lubies. Peut-être parce que tout le monde redoute de lever les yeux vers le désoeuvrement dans lequel nous jette le sentiment de la grâce et de l’absurde, ou que personne ne veut changer quoi que ce soit au monde, ni même le percevoir autrement. Ou peut-être parce que tout le monde s’en fiche! C’est sans doute la pire des objections, que cette indifférence à ce que j’appelais en commençant le simple plaisir de l’idée, qui voudrait remettre le monde en jeu et élargir nos manières de voir. Une société qui excommunie le prophète ou le poète, par l’indifférence ou la dérision, se rend bientôt elle même insensible et impuissante.
L’intellectuel et le politique
Une question de langage
Nous nous attacherons dorénavant à la seconde de ces trois figures. On le voit, l’intellectuel, au sens plus restreint défini ci-dessus, c’est le citoyen d’une cité métaphorique, d’une communauté idéale, d’une République des lettres[4]. C’est quelqu’un qui a un sens aigu de l’intelligence commune. Il n’est à son aise que par son lien, par les « intelligences » qu’il entretient avec d’autres, dans des formes d’intellectuels collectifs. Sa parole ne se rédige pas de façon à constituer une œuvre qu’il pourrait mener tout seul. Elle n’a de sens que parmi d’autres, avec d’autres, elle a la fragilité de l’action et de la parole, c’est à dire qu’elle dépend aussi des autres, de leur réception, de leur façon de la faire résonner avec la leur. L’intelligence de cette parole ne peut être emmagasinée, mais n’apparaît que parce qu’elle s’énonce à plusieurs. C’est une parole qui fait sentir jusqu’aux discordances qui contribuent à l’intelligence commune. Elle est foncièrement politique, au sens où elle se considère elle-même comme engagée, représentative.
Je m’attarderai sur ce point avec mon propre exemple : professeur de lycée à Montpellier, après avoir enseigné au Tchad dans le cadre de mon service national, j’ai rapidement senti que ma parole de philosophe flottait, qu’elle n’engageait que moi et que j’aurais aussi bien pu soutenir des opinions contraires sans que cela change au fond quoi que ce soit. C’est pourquoi j’ai demandé à partir et obtenu un poste à Istanbul, où je me sentais de nouveau engagé sur une frontière, où ma parole était représentative d’une tradition philosophique, d’une culture aux prises avec autre chose qu’elle même. Et quand j’ai été nommé à la Faculté protestante, j’ai immédiatement éprouvé ce sentiment que ma parole était celle d’un « intellectuel organique », pour reprendre la formule de Gramsci, qu’elle se situait dans un rapport d’appartenance-distance avec une communauté de langage. Il n’était pas besoin pour moi de me retourner pour voir si j’étais bien conforme à la tradition protestante, bien mandaté par elle : quoi que je dise et fasse j’en étais encore représentatif, et c’est cette condition qu’il m’a fallu exercer.
Quelle est cette condition politique de l’intellectuel ? Il s’agit d’abord d’élaborer, dans une sorte de zigzag avec l’auditoire, un langage commun qui soit une table des « pesées » de ce qui est important, prioritaire et de ce qui ne l’est pas[5]. L’ordre des questions. Il y a des moments où la langue est claire, expressive des sentiments publics[6]. Il y a des moments où le langage exprime de façon si excellente les préoccupations communes que de très larges parties d’une communauté ou d’une société s’y reconnaissent. Cela ne veut pas dire que tous soient d’accord, mais ils se reconnaissent dans les désaccords eux-mêmes, ça les touche, ils ont des questions communes. Les désaccords eux-mêmes sont représentatifs. Pour prendre un exemple d’un tel milieu porté par une vivacité intellectuelle, la Fédération internationale des étudiants protestants, dans les années 30 à 50, qui avait trouvé son langage notamment avec le grand théologien Karl Barth, a su ainsi lever une église confessante contre le régime nazi, créer en France la Cimade pour intervenir dans les camps de concentration et de réfugiés, puis toutes sortes de mouvements qui avaient de fortes implications politiques. Mais l’exemple de la JOC du côté catholique est certainement un autre bon exemple de ces milieux qui ont formé des intelligences collectives et préparé un chemin à des formes de l’agir à plusieurs.
Parmi ces formes, les revues ont longtemps joué un rôle central. La Revue du Christianisme social, du côté protestant, les revues Esprit[7], Etudes, du côté catholique, sont de véritables milieux intellectuels où, à certaines périodes tout au moins, s’élaborent de nouvelles problématiques. On voit bien sur cet exemple qu’il ne s’agit pas seulement de diffuser une information, un savoir, mais d’élaborer ensemble un horizon langagier commun. C’est pourquoi les modes de communication (journaux, mensuels, mais aussi bien radio, et plus tard émissions télévisées ou internet) sont en phase avec des formes de communauté, des milieux qu’ils rendent possibles et qui leur sont homogènes. On comprend aussi sur cet exemple la difficulté pour une revue de rompre avec le langage dont elle a longtemps été le vecteur sans se saborder elle-même : lorsque la revue Esprit fait son tournant « démocratique » et anti-totalitaire, portant un débat interne à l’espace public, et dramatisant en quelque sorte ce qui aurait pu n’être que des inflexions de trajectoires individuelles, elle tente de déplacer la problématique d’un milieu tout entier. Ce faisant, elle exagère sans doute la rupture[8], le changement d’orientation, mais c’est qu’il faut faire la place à la possibilité d’un nouveau langage. L’erreur est peut-être d’avoir cru que c’était une affaire intellectuelle, une affaire d’argumentation : alors que c’est me semble-t-il seulement le poète, le prophète, qui peuvent au fond bouleverser l’imaginaire, l’horizon des présuppositions admises.
Un pouvoir de première fonction
Il y aurait donc des moments où la langue commune, travaillée par de tels intellectuels collectifs, est porteuse d’intelligence politique[9]. Elle rend intelligents ceux qui la parlent et qui accèdent par elle au sentiment profondément civique d’avoir voix au chapitre. Mais ce n’est pas toujours le cas. L’intellectuel peut devenir le Sophiste qui monopolise la parole, l’idéologue officiel qui justifie les injustices établies, le cynique qui se retire et dissout le sentiment civique que les institutions de la cité sont entre nos mains. Le langage n’est alors plus qu’un instrument, où l’on associera les idées adverses à des mots mal vus, et les siennes à des mots ou à des noms qui ont la faveur du public. D’où ces modes intellectuelles où le discours est tourné d’un seul côté, avant de se retourner vers l’autre, comme si l’on ne pouvait pas respecter la largeur complexe du paysage. C’est aussi le danger que se forme une « élite », maîtresse du langage, n’hésitant pas à décider du lexique du désirable ou du haïssable, mais déconnectée des questions réelles.
Dans ce contexte l’intellectuel chrétien est une figure effondrée. Plus durablement que l’intellectuel communiste, cela fait longtemps que l’ensemble de son vocabulaire a été déclassé, disqualifié. Il est lui-même comme un cactus dont on voudrait se défaire ! Dans certains milieux intellectuels, le fait d’être chrétien peut suffire à être considéré comme pétainiste, ou idiot, ou colonialiste, ou utopiste.
Il y a des raisons à cet acharnement : le clerc, le clergé laïque ou religieux, l’intellectuel chrétien, pendant des siècles, a assumé ce que l’on pourrait appeler, en reprenant la trilogie de Dumézil, un pouvoir de première fonction : pouvoir jupitérien de départager, d’ordonner le monde, de faire la loi, de dire le juste et le légitime, par différence avec le pouvoir guerrier de Mars et le pouvoir économique de Quirinus. Dans cette typologie, l’arrivée d’un nouveau clergé laïc, à la fois scientifique et républicain, a chassé peu à peu les vieux tenants du pouvoir intellectuel, ils ont été battus, disqualifiés.
Mais on a oublié combien cette dissociation a elle-même été rendue possible et souhaitable par une évolution interne au monde intellectuel chrétien lui-même. Déjà les grandes protestations franciscaines ou de la Réforme, notamment la Réforme radicale de la révolution puritaine, ont introduit une posture de l’intellectuel « dissident », qui s’oppose frontalement à celle de l’idéologue officiel, du clergé conseiller du prince. Et tout au long du XXème siècle encore ces « chrétiens de gauche » qui se ralliaient aux « forces de progrès » ont été perçus non comme des précurseurs, mais comme des suivistes, pas gênants tant qu’ils suivaient bien la ligne pensée par la nouvelle élite. Ce sont eux pourtant qui souvent ont ouvert des bifurcations imprévues dans les débats manichéens : Charles Gide dans le revue du Christianisme social proposait des vues économiques qui préfigurent certaines thèses aujourd’hui d’Amartya Sen. Mounier n’a eu de cesse de chercher une voie qui échappe à l’alternative entre les démocraties bourgeoises et les collectivismes communistes, et sa notion de personne avait une vraie épaisseur politique. Denis de Rougemont proposait en pleine apothéose fasciste une conception fédérative du politique qui n’a pas encore été sérieusement envisagée. Ricœur en pleine guerre froide tentait de repenser un socialisme qui comprenne un libéralisme politique capable de résister aux maux spécifiquement politiques : « compliquons, compliquons tout, le manichéisme en histoire est bête et méchant ». Et cela fait des années que Jacques Ellul nous a mis en garde contre la fuite en avant du bluff technologique qui ne peut répondre aux questions qu’il soulève.
Mais trop souvent ces voix originales ont été disqualifiées par un nouveau clergé, qui avait pris la place et la fonction de l’ancien. On a ainsi aujourd’hui des cohortes de petits intellectuels, aboyant sur tout mais n’ayant jamais mordu sur rien[10], et qui tirent les dividendes du long combat anticlérical soutenu par nos ancêtres. Ils continuent à se faire entendre à crédit du public sur cette garantie-là, sans comprendre qu’ils sont des faux-monnayeurs, et qu’ils forment précisément un nouveau clergé qui ne cesse de chasser de l’espace politique les voix qui n’ont pas manifesté leur conformité au langage établi. Cela montre qu’il y a un point où tout intellectuel peut devenir un petit con — même s’il est vraiment intelligent, parce qu’il pourra toujours trouver un arrangement qui lui évite de rencontrer toute question à laquelle il serait vraiment impréparé.
Or il est essentiel à l’intelligence politique de sentir qu’il y a des limites à l’intelligence, qu’il est des points d’éboulement où la civilisation devient barbarie, où la conscientisation devient insensibilisation, où la complexification se retourne en terrible simplification. Il est essentiel à l’intelligence politique de ne pas se croire définitivement libre de toute présupposition : on ne fait alors plus de place à l’humour de l’esprit critique[11], on croit que tout peut être explicité dans un langage sans préjugé ni entrave. Mais un tel langage refoule comme mal élevé tout ce qui ne peut pas s’y traduire, il exclut des interlocuteurs, des sujets, de formes de langage qui semblent « honteux » ou « ridicules ». Dans des contextes très divers, j’ai souvent expérimenté que les motifs de religion permettait d’exprimer métaphoriquement des points de vue qui pourraient sans doute, un jour, avec le temps ou le génie d’un penseur, être explicités, rendus politiquement intelligibles, mais qui pour le moment n’y arrivaient littéralement pas.
La religion laisse parler des voix qui sinon, n’ont pas voix au chapitre, parce qu’on les trouverait trop bêtes — mais n’est ce pas être « intelligents » qu’être sensible, réceptif, docile à recevoir la joie des autres ? Est-ce être bête que de pleurer ses morts, de ne pas mépriser les malheureux, de ne pas admirer la force, et de ne pas haïr ses ennemis ? Est-ce idiot, de penser qu’une personne ne se réduit pas à son histoire, à ses faits, dits et gestes ?
Une politique chrétienne ?
Ambiguïté des intellectuels chrétiens
On le voit : la possibilité de penser la figure de l’intellectuel chrétien suppose la possibilité de présenter une articulation pertinente de cette figure à l’espace politique. L’intellectuel chrétien est-il plus à l’aise auprès du magistrat, pour aider à formuler un ordre le plus juste possible, ou plus à l’aise dans la dissidence, dans la résistance aux formes du pouvoir établi ?
Evidemment la question est variable selon les contextes, au sens où elle ne se pose pas de la même façon sous Louis XIV ou sous Napoléon III, en 1914 et pendant la Résistance, pendant la guerre froide ou aujourd’hui. Mais justement il y a en christianisme une instabilité profonde du théologico-politique qui est elle-même remarquable, et d’ailleurs programmée dans son code biblique. Il y a un « dedans-dehors » indécidable, sinon selon l’espérance. Si l’intellectuel chrétien avait toujours campé en marge du politique, dans une posture de retrait du politique au prétexte que le monde est mauvais, il n’aurait exercé aucune pression correctrice et fini par tout laisser faire puisque le religieux est ailleurs. Si l’intellectuel chrétien avait affirmé la seigneurie impériale d’une théologie politique sur le monde entier, il aurait fini par justifier l’ordre ou le désordre établi, ou tenté d’imposer par la révolution sa théocratie. Ces débats, et bien d’autres, traversent toute l’histoire de la pensée chrétienne, mais aussi celle des idées politiques occidentales. On les trouve chez Karl Barth qui lit différemment l’épître aux romains en 1919 et en 1933 ; on les trouve chez Ricœur qui cherche à penser une équation subtile qui comprenne les deux postures et leur perpétuel ajustement réciproque. C’est presque un problème, cet excès d’équilibre des intellectuels chrétiens qui sont déjà passés par tant de déséquilibres qu’ils sont trop stables : jamais entièrement avec le pouvoir, jamais totalement contre. Mais aujourd’hui encore, il nous faut bien trouver un équilibre entre le risque de désaffection du politique et celui du tout politique qui sans cesse resacralise le pouvoir.
Or justement le contexte change. Placer la parole chrétienne en marge de la société, dans une posture de protestation dissidente, quand l’Eglise domine cette société, n’est pas la même chose que de le faire quand les églises sont elles-mêmes faibles et marginales. Ou replacer cette parole au cœur des institutions, cherchant à repenser de l’intérieur l’institution de la société, n’a pas le même sens dans l’un et l’autre contexte. Lorsque le pasteur Roland de Pury, dans le grand temple à Lyon en 1944 et en présence d’officiers de la Gestapo, prêche « l’Église, maquis du monde », il définit une posture qui n’est pas celle d’une utopie sectaire, où l’on ne chercherait plus qu’à sortir de la société pour dresser un camp de toile dans la nuit, le camp du Royaume de Dieu. C’est une forme d’engagement politique qu’il prône. Mais le même discours dans un contexte différent pourra signifier un apolitisme complet.
En effet le contexte actuel est très particulier. C’est un contexte de post-chrétienté. Les chrétiens ne se retrouvent pas du tout dans la situation du christianisme primitif avec des petites « ecclésioles » sans pouvoir mais au fort dynamisme spirituel car porteuses d’un message inédit. Nos sociétés européennes ont entendu la prédication chrétienne, les prédications chrétiennes successives (la résurrection, la grâce, l’espérance, etc), et maintenant elles sont vaccinées. Il n’y a plus là pour elles une parole vive. Cependant, et pour longtemps encore, ces sociétés sont construites avec de nombreux sédiments et éléments qui ont été élaborés par les vagues successives de la chrétienté — on croit trop que l’apogée de la chrétienté se situe au moyen-âge catholique, mais la modernité est elle-même, on s’en apercevra de plus en plus, un des sommets de la chrétienté. Or à grande vague, grand ressac. Les intellectuels chrétiens aujourd’hui sont comme des vagues puissantes mais emportées par le retour d’une vague antérieure trop vaste, ou trop dévastatrice[12].
Nous sommes dans une société post-chrétienne, prise en quelque sorte dans l’éboulement des dernières formes du christianisme, et il faudra longtemps pour en sortir. Nous en sommes seulement à la période du refoulement, rien ou presque rien encore ne ressort, c’est trop proche trop omniprésent, on fait comme si c’était fini, comme s’il n’en restait rien ! Le travail de déconstruction n’a pas commencé, il faudrait le faire sur tous les registres, et les intellectuels qui se disent « athées » ou « incroyants » sont souvent d’une extraordinaire naïveté, ignorance d’eux-mêmes. L’anti-christianisme est encore tellement chrétien ! La sécularisation ne poursuit elle pas le programme paulinien d’un monde où il n’y aurait ni maîtres ni esclaves, ni hommes ni femmes, ni juif ni grec, où l’on peut manger n’importe quoi et se marier avec n’importe qui ?
Dans le même temps il est difficile pour un intellectuel chrétien d’adopter une attitude apologétique consistant à dire que tout ce qui s’est passé n’est pas encore vraiment du christianisme, que celui-ci est encore tout autre chose. Mais en son for intérieur il ne peut pas non plus se résigner à ce que le christianisme ne soit que ça, l’ensemble de ce qui a été le cas et dont les variations semblent peu à peu s’exténuer. Ici l’intellectuel doit faire place au chercheur, qui peu à peu reconstituera l’éboulis, depuis les plus gros morceaux jusqu’aux plus petits non moins indispensables. Mais les chercheurs n’osent pas s’approcher d’un sujet si chaud encore, si encombrant : il faut l’indépendance d’esprit d’un Pierre Manent, d’un Christopher Hill ou d’un Peter Brown pour le faire.
Le dissentiment ordinaire
Quel pourrait être dans ce contexte l’apport politique le plus original de l’intellectuel chrétien ? Dans son rapport au politique, l’intellectuel touche à la question de la souveraineté, à la fois comme faculté de décider de la situation exceptionnelle (où la loi est suspendue par la guerre), et comme faculté de représenter, de faire voir ce que tout le monde veut.
Car, soit dit en passant, il y a une dangerosité de l’intellectuel. On le voit avec les réseaux d’Al Quaïda : il ne s’agit pas de miséreux achetés ni convertis et fanatisés pour une bouchée de pain, mais le plus souvent d’intellectuels au chômage, de gens ayant une solide formation, parfois universitaire, et acquise sur les campus américains ou européens, mais n’ayant pas trouvé de poste chez nous, ni dans leur pays. Ils ne sont pas seulement dangereux parce qu’ils peuvent affirmer n’importe quoi et parvenir à le justifier « intelligemment », et que le totalitarisme apparaît dès que tout est possible. Ils le sont parce qu’ils rassemblent, dans toutes nos sociétés, ceux qui ont acquis des compétences en trop, des compétences inemployées, des surcompétences : et qu’il faut bien dépenser ou détruire ces stocks inutiles, qui sont des bombes à retardement. Or de telles personnes, il y en a de plus en plus dans notre monde. Pas seulement dans les banlieues du Caire ou d’Islamabad, mais parmi nos chômeurs. Et pas seulement parmi les enfants d’immigrés, mais parmi les petits fils de français, déshérités, désafiliés, se cherchant un nouveau moyen âge. Oui, ce sont nos intellectuels déclassés, nos techniciens inemployés, nos créatifs marginalisés et amers qui sont aujourd’hui dangereux. Et d’abord dangereux pour eux-mêmes. De même que la petite féodalité déclassée par les armées de métier des Etats modernes ont mis leur épée au service de Dieu (les guerre de religion sont issues de ces forces inemployées, de ces fous de Dieu), de même aujourd’hui on trouve des intelligences inemployées et prêtes à se mettre au service de n’importe quoi.
Il est frappant que les grands intellectuels, de Aron à Foucault, se soient tous intéressés à la guerre. Mais il est plus frappant encore de voir combien la vie intellectuelle est envahie par des formes guerrières. On a d’un côté l’intellectuel souverain, qui décide de l’exception et donc de la guerre et de la loi, qui fait la loi dans son milieu, qui définit tout seul le langage du bien et du mal — c’est une forme de folie souveraine[13]. On a de l’autre des intellectuels journalistes, qui travaillent dans l’urgence et courent d’un drame à l’autre et se soumettent à la loi de celui qui parle le plus fort, de celui qui n’hésite pas à nommer, à simplifier, à affirmer — ensuite les vérifications sont faciles.
Côté chrétien on est passé semble-t-il d’une figure radicale de préparation du Royaume de Dieu à une figure plus institutionnelle de pacification sociale-démocrate. Les chrétiens majoritairement ne voudraient plus la guerre, ils ne voudraient plus que la paix, le repos, le statu quo. Les chrétiens ne seraient plus « dangereux ». C’est possible. Mais il y a une autre éventualité. Kierkegaard estimait que « l’exception explique à la fois elle-même et le cas général. Et si l’on veut étudier correctement le cas général, il suffit de chercher une véritable exception ». Cela veut dire que l’exception est ordinaire, et que la règle n’est que l’intégrale de toutes ces petites exceptions, à partir de l’exception limite. Cela veut dire aussi que la démocratie que nous cherchons ainsi n’est pas un état de société pacifiée, de temps à autre interrompu par un état de fureur et de conflit exceptionnel. Mais qu’elle suppose une capacité de dissensus ordinaire.
Je le redirai pour conclure. Nous sommes trop longtemps restés captifs d’une alternative ruineuse. Soit il s’agissait de penser l’État, l’institution, dans une sorte de conservatisme politique. Soit il s’agissait de penser la révolution messianique, ailleurs, en dehors de vieux monde vermoulu dont il fallait mieux hâter la destruction… Mais si l’on suit l’incroyable double mouvement de la pensée de Paul, il faut en même temps penser l’eschatologie, et donc la résistance, le maquis, et penser l’institution, l’installation ordinaire, durable, pour plusieurs générations.
Certes il faut penser la résistance à l’irrationalité du politique, aux passions du pouvoir, aux abus du système. Mais cette vigilance ne se borne pas à la dénonciation politique et intellectuelle : elle consiste, aussi, à ne pas vouloir politiser ce qui est en marge du politique, la plainte tragique qui rappelle qu’il y a du deuil, de la fatigue, de la souffrance, de l’absurde, de l’horreur. Ou bien la promesse prophétique qui rappelle les promesses de bonheur lancées dans le passé et pas encore tenues, ou qui nous délie des promesses non tenues lorsqu’elles deviennent des poids mortels.
Mais il faut en même temps penser la rationalité de l’État de droit, la participation citoyenne à l’institution. C’est très important pour la démocratie, qui porte l’idée qu’il n’y a pas que des guerres, des états d’exception, et que le politique est ordonné à l’expression de conflits plus ordinaires, plus fondamentaux, de désaccords avec lesquels on doit faire durablement et que l’on doit rendre négociables, sinon même régulateurs. Il s’agit de rechercher ensemble et d’honorer les conflits qui seraient les plus représentatifs. Telle est la faculté « souveraine » de l’intellectuel : de faire voir et de porter au débat public une conflictualité ordinaire où nos sociétés puissent mieux de reconnaître.
Olivier Abel
Publié dans Contretemps n°15 février 2006.
Notes :
[2] Article paru dans Le Monde et repris ensuite dans un petit recueil aux éditions Galilée.
[3] « Alors t’es croyant ou pas ? » Comme s’il s’agissait d’une théorie sur la formation des planètes ! Cela montre bien le positivisme borné de notre culture, qui ne cesse, comme l’observait déjà Kant, de basculer d’un excès de crédulité à un excès d’incrédulité, par une conception monothéiste de la vérité et de la réalité qu’aucun monothéisme n’aurait osé imaginer.
[4] Lorsque Pierre Bayle lance en 1684 son mensuel les Nouvelles de la république des lettres, il cherche sans doute une figure de l’église invisible, après l’éclatement de celle ci dans les persécutions et les anathèmes mutuels.
[5] Alors que le chercheur ne doit pas plus prêter d’importance à ce qui se donne pour important qu’à des petits détails apparemment insignifiants.
[6] Rousseau a beau protester contre le français du XVIIIème siècle, il s’exprime lui-même dans une langue dont on a le sentiment qu’elle rapproche les classes sociales dans une expressivité commune.
[7] La revue Esprit a une histoire particulière, car elle associe d’entrée de jeu des protestants, des orthodoxes, des juifs, et des penseurs indépendants de toute confession.
[8] J’ai moi-même protesté en 1985 par un article dans l’hebdomadaire Réforme contre la critique anachronique d’un soi-disant manque de pensée du droit chez Mounier (j’étais depuis de longues années ami de Paulette Mounier). Mais c’est aussi que ceux qui comme moi avions suivi la voie explorée par Ricœur, et qui n’avions pas autant cédé au marxisme, n’avions pas non plus besoin de trop concéder à l’anti-marxisme alors triomphant.
[9] Il faudrait sans doute encore distinguer l’intelligence cognitive, qui montre que nous sommes des animaux politiques craintifs, et l’intelligence morale, qui manifeste que nous savons que nous sommes des animaux politiques puissants et dangereux les uns pour les autres.
[10] Un penseur comme Ricœur, en revanche, n’aboie jamais, mais c’est qu’il est autrement « dangereux » !
[11] Je ne parle pas de l’ironie pétillante de bêtise de ceux qui pensent à l’évidence pouvoir juger du haut de leur liberté éclairée l’obscurantisme intolérant de Platon, de Paul, de Calvin, de Rousseau.
[12] Tout ce qui a exercé un pouvoir dans l’histoire se trouve ipso facto responsable de tout ce qui s’est passé, même si cela dépend d’autres facteurs, et le christianisme porte ainsi le péché originel de la culpabilité et de la dépréciation du corps, du capitalisme, de la Shoah, des désastres écologiques etc.
[13] Mais je laisse à chacun le loisir de se donner les exemples qu’il préfère.