Lectures de la Bible
- Genèse
1.27 image de Dieu,
2.18 une aide semblable
5.1-3 un fils à sa ressemblance - Exode
8.6 nul n’est semblable
20.4 tu ne te feras aucune image taillée, aucune ressemblance - Matthieu 22.18-22 impôt du à César, monnaie (Lc 20.24 Mc12.16)
- Matthieu 25 37-40 Incognito
Prédication
La faculté de voir les ressemblances, nous l’exerçons tous les jours, comme Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, et c’est bien encore cette faculté que j’ai mise en œuvre en rapprochant les textes de la Genèse et de Matthieu, qui traitent tous deux de l’image de Dieu, ou de l’Exode et de Matthieu, qui traitent tous deux de l’impossibilité de s’en faire une image. Genèse insiste sur l’importance de la ressemblance. Exode insiste sur l’impossibilité de se faire une ressemblance. Matthieu 22 s’appuie sur l’idée qu’il fait rendre à Dieu ce qui est à son image, quand Matthieu 25 pointe l’incognito, l’impossibilité de retenir le visage du Christ. Oui, les thèmes, les termes, les figures portées par ces textes ont un air de ressemblance. Dans le même temps Matthieu ressemble à la fois à la Genèse et à l’Exode, il fait voir la proximité entre deux figures qui au départ ne se ressemblent pas, comme un enfant ressemble à la fois à son père et à sa mère. Madame Genèse et Monsieur Exode ont la joie de vous faire part de la naissance de leur petit Matthieu !
Réfléchissons. Nous avons cette faculté, qui à la réflexion, oui, semble magique en même temps que toute ordinaire, de voir les ressemblances, de reconnaître les formes, par exemple une croix, un carrefour, les sons qui constituent nos mots, un paysage, un visage : sans cette faculté quotidienne nous serions perdus ! Mais cette faculté, qui nous permet de reconnaître quelqu’un de très loin, parmi d’autres, à son profil, à son ombre sur un mur, à son allure, est assez aiguisée pour nous permettre de distinguer un visage, pourtant presque identique, et de dire non, ce n’est pas lui, ce n’est pas elle ! Comme dans Le prince et le pauvre, pour la mère à qui on rapporte celui que tout le monde croit être son enfant, deux minuscules détails suffisent.
La faculté de voir le semblable et le dissemblable nous fait ainsi sans cesse travailler à faire du proche et à faire du lointain, à penser l’universel car tous les êtres quelque part se ressemblent, et la ressemblance est divine, et à penser la singularité car chaque être est unique, et même deux gouttes d’eau sont un peu différentes. Elle nous fait voir le même dans l’autre et l’autre dans le même. Je voudrais ici, prolongeant l’écho de nos textes, faire l’éloge conjoint de la ressemblance et de la dissemblance.
Eloge de la ressemblance
Nous remarquions qu’un enfant ressemble à son père et à sa mère : ce n’est pas seulement que les chiens ne font pas des chats, et que le blé ressemble au blé. L’extraordinaire précision par laquelle un enfant retient exactement la moitié génétique de chacun de ses parents détermine une fabuleuse ambigüité de lecture : on peut voir le visage selon la ressemblance au père ou selon la ressemblance à la mère. Mieux, Proust fait cette remarque, dans La recherche du temps perdu, que dans la double ressemblance de Gilberte adolescente avec son père Swann et sa mère Odette, telle expression du visage, qui lui vient de sa mère, exprimait chez elle un genre de sentiment qui lui vient plutôt de son père ! Oui, les ressemblances sont vertigineuses. S’il n’y avait plus de ressemblances, il n’y aurait plus de filiation, nos sociétés humaines s’écrouleraient. Or la ressemblance, cela se construit par la parole, cela s’interprète : les enfants des mêmes parents peuvent interpréter différemment la ressemblance qui leur est donnée.
La ressemblance n’est pas seulement généalogique. Par elle tous les visages qui se croisent dans la rue se tendent une sorte de miroir mutuel. C’est parce que les figures, les comportements de ceux que nous rencontrons ressemblent aux nôtres, ou en tous cas à ce que nous connaissons, que nous pouvons être en confiance. Voir les ressemblances c’est mettre l’autre et soi-même en confiance. Parfois on a le sentiment que c’est cette faculté d’empathie avec les autres qui nous manque aujourd’hui. Que se passerait-il si nous étions peu à peu privés de cette faculté de voir nos semblables comme des semblables, de nous éprouver nous mêmes comme semblable ? Que se passerait-il si nous perdions cette faculté de rapprochement, cette capacité de nous rendre proche, de nous fier aux similitudes ? Eh bien ce serait la barbarie. C’est elle qui m’effraye aujourd’hui.
La grande force de la prédication du Réveil, aux temps de la révolution industrielle, mais aussi de la prédication syndicale ou communiste, était justement de faire voir, de faire sentir, de faire accepter à des populations exodées, exploitées, que tous étaient à l’image de l’Homme, qu’ils se ressemblaient, qu’ils étaient solidaires. Et c’est bien le cœur de la pensée politique de Rousseau, puisque je parle ici en présence de mon collègue et ami Laurent Gagnebin, que de penser le contrat social comme l’endroit d’un tissu social dont l’envers est tissé par la pitié mutuelle, la compassion, l’empathie — Les misérables de Victor Hugo sont aussi voués à cette tâche immense. Qui aujourd’hui fera sentir à tous ces humains inemployés, superflus, jetés, qu’ils sont à l’image et à la ressemblance de Dieu, qu’ils se ressemblent ? Qui nous fera voir notre ressemblance là où nous ne la voyons plus ?
A quoi, à qui est-ce que je ressemble, quelle est ma communauté ? Avec qui est-ce que je me rassemble ? Dans son dialogue Le Phèdre Platon met en scène les cortèges qui se forment derrière l’image des dieux. Et chaque cortège ressemble à son dieu, ceux qui sont avec Dionysos ne ressemblent pas à ceux qui suivent Apollon, ou Aphrodite, etc. Et dans chaque procession (on appelle cela des théories), les théores, les porteurs d’image du dieu qui sont en tête de cortège ressemblent davantage que ceux qui sont dans la queue, prêts à rejoindre d’autres cortèges. On voit bien dans cette culture grecque une tradition d’iconicité qui se retrouve dans le christianisme orthodoxe.
Pline l’Ancien, qui mourut lors de l’éruption du Vésuve en 79, décrit la décadence du culte romain des ancêtres, dans les faux marbres, or et argent qui attirent les regards sur la matière utilisée et non sur la ressemblance en tant que telle : « aussi sont-ce des images de leur argent et non d’eux-mêmes qu’ils (les romains décadents) laissent à la postérité ». Pour cet ami de Sénèque, la ressemblance est usurpée, on permute les têtes des statues, tout devient vénal. On est ici très proche de notre texte de Matthieu 22, où Jésus sépare l’ordre de l’impôt dû à César, puisque la monnaie est à son effigie, de l’ordre du respect dû à Dieu par ce qui est à son image et à sa ressemblance — mais qui du même coup n’appartient à rien d’autre.
Les paraboles souvent commencent par la superbe formule « Le Royaume est semblable à un homme qui.. » — suit une petite histoire paradigmatique de l’existence humaine. C’est bien aussi l’art de la parabole que de décaler le regard et de voir des ressemblances là où n’en voyions pas, de nous faire voir combien « le Royaume est proche ». C’est aussi ce qu’Aristote dit de la métaphore : elle « fait voir le semblable ». Elle rapproche des choses apparemment très éloignées et dont elle fait voir l’étrange proximité. Elle nous fait voir le monde « comme si ».. Elle nous fait entrer dans une sorte de jeu, dans le trouble et l’émotion de la reconnaissance. Soudain Télémaque reconnaît son père, les frères reconnaissent Joseph, on tombe dans les bras les uns des autres, on pleure. Le travail de la ressemblance, à travers les mots qui font reconnaître le semblable, bouleverse les catégories établies, remanie les souvenirs enfouis, libère la reconnaissance comme un présent oublié.
Eloge de la dissemblance
Mais alors, si la ressemblance est partout, que reste-t-il à l’autre logique, celle qui en interdit la représentation ? Il lui reste l’ailleurs, l’infini, le très Haut, le très Bas, l’incommensurable, l’incomparable, l’innommable, l’impensable. Mais il lui reste aussi tout simplement les invraisemblances, qui disent parfois bien plus sur la réalité que tout le vraisemblable, que tout ce qui ressemble à la réalité. Il reste la faculté de voir la différence, de faire voir les écarts, de voir, de sentir, d’agir, de faire, « comme ne … pas », parce que l’important est ailleurs.
Et d’ailleurs n’est ce pas cela qui a été donné aux humains avec le langage, avec la faculté de nommer les animaux, de différencier les êtres ? Ne serait-ce pas l’aptitude la plus élevée de cet être qui est à l’image de Dieu, précisément parce qu’il n’a pas d’image de Dieu, que de ne pas tout voir à sa propre image? L’Exode en tout cas interdit la représentation, exige de faire place à la non représentation.
Et s’ouvre ainsi une autre immense tradition. Il est des peuples très mimétiques, qui ont besoin de figurer la ressemblance, qui prennent presque immédiatement la ressemblance pour la réalité, qui croiraient presque qu’il y a plus encore dans la représentation que dans l’original ! C’est pour partie le cas des Egyptiens anciens. Et puis il y a des peuples anti-mimétiques, qui détestent la représentation, les ressemblances, et pour partie les hébreux anciens sont de cette tradition là. En face de l’honneur romain rendu à la ressemblance il faut sentir l’horreur islamique de toute ressemblance, et c’est ce qui fait de la cité musulmane une cité sans cette hiérarchie de la ressemblance, un cité entièrement horizontale, une cité purement fraternelle ; une cité sans image. Entre ces deux limites toutes les cultures méditerranéennes et finalement toute la civilisation occidentale a varié et oscillé, avec ses moments d’iconicité où l’on aime les images, et ses moments d’an-iconicité, où l’on s’en méfie.
Ecoutons bien la leçon de cette tradition : si les frères ennemis se détestent, n’est ce justement parce qu’ils se ressemblent, qu’ils se comparent, qu’ils se font rivaux par mimétisme ? Ne faut-il pas, pour faire la paix, penser la dissemblance absolue, les singularités incomparables, irreprésentables, imprésentables ? Ne faut-il pas penser la société non pas seulement sous la force quasi amoureuse de la ressemblance, de l’empathie, de la compassion, du rapprochement des êtres, mais sous la force de la distanciation, du respect inconditionnel, de cette dissimilitude qui sait qu’on ne connaît jamais l’autre, qu’on ne le comprend jamais complètement ? Le sentiment politique ici serait non pas la pitié mais le respect, un respect qui replace l’autre derrière le voile d’ignorance.
« Quand t’avons-nous vu avoir faim et t’avons nous donné à manger (…) toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25). Dans un fameux commentaire biblique où il le rapproche de la parabole du Bon samaritain, le philosophe Paul Ricœur commente : « La charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est cachée aussi dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le sens caché du social ». L’exigence du prochain, qui ne cherche pas à savoir qui est mon prochain, mon semblable, mais à me « rendre proche », se place au plan de l’incognito, du visage anonyme, dans sa non-figurabilité. La reconnaissance ne nous appartient pas.
Ce qui est valable pour la société est aussi valable pour le couple amoureux : « il n’est pas bon pour l’homme d’être seul, il faut que je luis fasse une aide semblable, assortie » (a fit help). Il faut bien quelques petites différences pour que le soin mutuel soit assorti. D’ailleurs il ne s’agit plus ici du langage comme faculté lexicale de nommer les choses, mais de conversation : s’il s’agit de ne pas être seul, il faut bien que l’autre parle du monde autrement que moi ! Et voyez dans le Cantique des Cantiques, le couple amoureux, qui est assorti justement par toutes ses différences, s’appelle, se cherche sans cesse, sans que jamais on les trouve enfin ensemble et semblablement comblés. Le Cantique des cantiques ne se termine pas sur la happy end d’un baiser hollywoodien. Reste un décalage, oui, un appel.
Nous continuons à remonter le fil de notre torsade, et nous en revenons à ce par quoi nous avions commencé : la filiation. Là encore les figures des prédécesseurs, nos ascendants, nos pères, et celles de nos successeurs, nos enfants, nos descendants, doivent être des visages infigurables, des visages de l’Autre. Ce qui peut nous inquiéter c’est justement cet effacement de toute discontinuité, comme s’il n’y avait pas la mort et la naissance, qui viennent briser et bouleverser toute ressemblance ! La « naissance » s’efface comme un voile superflu : avec l’imagerie médicale, les parents ont très tôt une image de leur enfant, qui permet de leur donner un sexe et un prénom. Mais l’impossibilité d’avoir une image, jusqu’à la naissance, d’un être si proche et cependant inconnu, jouait un peu comme l’antique interdiction de se faire une image de Dieu : c’était une réserve qui interdisait d’identifier trop tôt cet être, et donnait aux parents le temps de réaliser, pour le restant de leurs jours, qu’ils ne savent pas qui est cet enfant, qu’il n’est pas la réalisation de leur projet mais quelque chose d’autre, qui leur arrive, simplement, et comme venu d’ailleurs.
Le même, l’autre
Il est temps de conclure. Ce qui me frappe, c’est que les deux traditions, celle de la Genèse et de la ressemblance, celle de l’Exode et du refus de la ressemblance, ont été prises ensemble dans le canon biblique. Mieux : les deux logiques coexistent et s’imbriquent étroitement dans l’Evangile selon Matthieu. Au fond elle se corrigent interminablement l’une l’autre, elle s’aiguisent mutuellement. C’est le travail de la ressemblance, que de nous permettre d’aller plus loin dans l’empathie. C’est le travail de l’altérité, que de nous permettre d’aller plus loin dans le respect. Le thème de l’image de Dieu, d’un Dieu dont nous n’avons pas d’image, nous fait travailler simultanément sur les deux versants, pour nous faire voir l’autre comme toujours plus semblable que nous ne le croyons, et notre semblable comme un autre toujours plus autre que nous ne le croyons.
Amen.
Olivier Abel
Prédication donnée à l’Oratoire du Louvre le 20 juin 2010