Historiquement, parler de l’ambition protestante d’une justice capitaliste est un anachronisme. Il n’y a pas eu dans le protestantisme, au temps de la Réforme, un quelconque projet de justification du capitalisme, ni d’une justice capitaliste, ni même d’ailleurs d’une justice en général. En effet, la Réforme a pour principe une sorte de contestation de toute justice, et elle s’attaque au problème fondamental de la justification religieuse en affirmant la justification par la seule grâce de Dieu. Elle décapite ainsi le système de la rétribution du mérite, de l’effort, et des oeuvres pieuses. En ce sens là on pourrait dire que, par principe, personne n’est juste, et que nul ne peut produire sa propre justice, son propre salut, sa propre grâce. La Réforme inaugure une formidable crise de justification, une crise de légitimation qui fut très grave pour son temps, non seulement en termes de salut religieux, mais aussi de moeurs, car il s’agit de la rupture avec un modèle d’autorité. C’est tout un équilibre des autorités et des représentations, tout un ordonnancement social et politique, qui furent ébranlés par cette crise.
Calvin ne propose donc pas du tout un système de justice, qui serait capitaliste par hasard, ni une voie capitaliste vers la justice, ni une justification du capitalisme; de toute façon, ni le capitalisme, ni même la justice ne sont pour lui directement le problème. Pour lui tout appartient à Dieu, et tout ce que nous avons est donné par Dieu. Tout le problème est simplement et pragmatiquement de le lui rendre. Non pas le lui rendre tel quel; mais au contraire, pour lui rendre grâce, de faire fructifier ce qu’il nous donne. Et ce qu’il nous donne ce n’est pas simplement sa grâce, c’est tout, toute notre vie, notre espace habitable, notre monde, nos talents, nos vocations, tout dans notre vie.
C’est peut–être là le point: Calvin ne propose pas du tout une justice de l’argent, sinon en passant; c’est très secondaire pour lui, mais il le fait « en effet ». Il justifie l’argent, et le prêt à intérêts productif. D’ailleurs, comme on le verra avec Max Weber, l’idéologie calviniste, et en particulier le puritanisme britannique, puis américain, et celui des colonies d’Amérique, dénonce tout ce qui est improductif: les moines, les mendiants, les gentilshommes oisifs, etc. Sinon un éloge de la richesse, on y trouve certainement un mépris de la pauvreté, plus précisément de la pauvreté résignée. Mélanchton, qui est un des grands réformateurs, propose même un éloge de la richesse et de la propriété, sous l’idée que finalement Abraham et Jacob étaient de très grands propriétaires, et qu’ils étaient pourtant aimés de Dieu. On retrouve cela dans la petite thèse de Max Weber, petit travail très amusant où il montre que l’admission dans une congrégation, dans une « secte » américaine supposait une conduite irréprochable d’honnêteté et en même temps de zèle au travail. Ce sont finalement les qualités du bon commerçant qui étaient demandées à tout candidat. Rentrer dans une congrégation représentait une sorte de certificat de crédibilité commerciale. C’est en général la thèse de Max Weber que le protestantisme, non dans son intention morale, mais dans les effets sociologiques de sa prédication, de sa théologie elle–même (son individualisme est en effet tout sauf son intention), a été une sorte de tuteur du capitalisme moderne. N’oublions pas cependant qu’il s’agit d’une thèse limitée, qui ne concerne pas le capitalisme médiéval italien, ni japonais actuel.
Mon hypothèse, ici, c’est qu’il n’est pas inutile de revenir sur les intentions initiales, non pas de la Réforme et de la justification par la grâce, mais des justifications de l’argent telles que Calvin et la Réforme les proposent, pour y mesurer les enjeux actuels d’une réflexion sur la justice en général, et en particulier, dans l’exemple qui nous intéresse ici, d’une justice capitaliste. ais pour bien saisir la question, nous commencerons par la thèse de Max Weber, avant de revenir à Calvin.
Max weber. Protestantisme et capitalisme
Max Weber, à partir des textes des Réformateurs, des prédicateurs–théologiens, et notamment ceux des puritains du 17_s., revient sur le constat qui était tout à fait admis en son temps et dans son milieu, même s’il est très discutable, d’une corrélation apparente entre protestantisme et capitalisme. Il a cherché à l’expliquer par deux remarques. D’abord il y aurait une causalité du protestantisme à l’esprit du capitalisme. Le protestantisme ne serait pas la cause du capitalisme, mais de son esprit; les Ecossais par exemple ont l’esprit capitaliste, même s’ils n’ont pas eu les conditions géographiques ou économiques qui leur auraient permis de se développer. Ensuite et surtout ce qui compte c’est l’effet sociologique de la théologie et non pas ses intentions morales volontaires.
Cette thèse a eu une réception houleuse. D’abord parce qu’il y a une multiplicité de causes possibles du capitalisme, et ensuite parce qu’on peut discuter la théologie protestante telle que Max Weber la développe. Il reste sans doute que le protestantisme a opposé moins d’obstacles à l’essor du capitalisme que d’autres traditions. Il aurait représenté davantage une limitation intérieure au capitalisme, qu’une opposition extérieure. Peut–être est–ce à cause d’une sociologie de minorité, celle des huguenots, des puritains, des sectes comme petites minorités réfugiées, avec cet esprit cosmopolitain que l’on retrouve dans les villes du Refuge, puis du Nouveau Monde. Peut–être est–ce à cause d’une psychologie, sinon de révolte contre l’autorité du père et le modèle domestique de la tradition, du moins de l’émancipation, du droit donné au libre examen, à la lecture biblique personnelle, au sens où chacun avec sa Bible est libre, c’est– à–dire responsable de son interprétation.
Mais le facteur le plus important est probablement la dichotomie théologique entre Dieu et César: rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, cela exige une séparation très nette du domaine humain avec ses lois, ses régimes historiques et économiques, qui sont relatifs, et changeants. Ce sens du relativisme historique et sociologique est très développé chez Calvin et Luther. Par ailleurs, on a une loi divine, tournée vers le Royaume de Dieu, et qui n’est pas destinée à organiser nos modes de vie, économiques notamment. Cette séparation permet une autonomisation, une sécularisation tant d’ailleurs de la justice que de l’économie. Reste qu’il y a eu passage de l’idéal d’un statu quo à reproduire le mieux possible, à l’idéal de la fructification et de la croissance. Pourquoi?
La thèse de Max Weber est la suivante. D’abord il y a une théologie chez Luther du métier, comme Beruf, comme calling, comme vocation, avec une méfiance du luxe, et une assiduité au travail, qui donnent des effets d’accumulation du capital. Celui–ci doit être immédiatement réinvesti puisqu’on ne le dépense pas. Ensuite, et c’est plutôt le côté calviniste, il y a la théologie de la prédestination, avec l’idée que Dieu a de toute façon déjà jugé les hommes, et que nous n’avons aucune influence possible sur ce jugement. Il nous échappe complètement, et on peut dire finalement que cette doctrine a joué le rôle d’une sorte de voile d’ignorance: on ne peut pas savoir quelle est notre valeur en terme religieux, et la seule chose qu’on puisse faire c’est d’avoir confiance. Pour Calvin, on ne doute pas de l’amour de Dieu, et cela c’est la confiance, la foi. Mais cela ne marche que pour des virtuoses de la foi, des champions de la foi comme disent Ernst Troeltsch et Max Weber. Ici encore on ne prête qu’aux riches, car ceux qui ont déjà cette confiance ont encore plus de confiance dans la prédestination.
Ceux qui n’avaient pas cette confiance, cela augmentait encore plus leur angoisse, et c’est pourquoi ils vont chercher à se prouver à eux–mêmes et aux autres qu’ils sont bien élus. Ils le font en multipliant les signes, les fruits (un arbre se juge à ses fruits, comme dit l’évangile de Luc), comme preuves de la bénédiction divine: la richesse, le nombre d’enfants etc… Le succès économique est donc un signe de la bénédiction divine. Il s’agit de faire « comme si », de ne pas douter et de passer à l’action. En outre, la vie est une sorte d’instant précieux où l’on peut manifester cette bénédiction, il ne faut donc pas gaspiller le temps, et notre vie tout entière doit être consacrée à cette manifestation des preuves de l’élection divine. C’est pourquoi il n’y a plus lieu de distinguer les oeuvres religieuses des profanes.
La multiplication des oeuvres, le sens de l’accumulation, de la fructification, du gain, dans cette perspective de confirmation religieuse, a fait passer les mentalités, dit Max Weber, d’une logique de maintien du statu quo, et de ses équilibres, à l’idéal moderne de la croissance infinie, avec tous les effets pervers dont on pourrait discuter.
On pourrait néanmoins objecter, dans la sociologie calviniste, une autre figure, beaucoup moins individualiste, et plus communautaire. Mikael Walzer a montré, dans son étude sur La révolution des saints, que les premiers groupes puritains sont des organisations révolutionnaires, le modèle de l’organisation méthodique, avec des militants disciplinés. C’est cette discipline qu’il a fallu pour permettre par la suite l’apparition du libéralisme. C’est–à–dire qu’on ne comprend plus après coup l’énergie féroce d’autodiscipline qu’il a fallu aux individus, pour faire éclater un monde hiérarchique, équilibré et autarcique, et pour créer le sens des limites, de l’auto–limitation décrit plus haut. Cela a supposé une discipline terrible, une énergie prodigieuse, que l’on trouve dans la doctrine de la prédestination, dans le puritanisme. C’est cela qui engendre dans la génération ou les générations suivantes, une forme de vie sans doute vidée de son contenu religieux: l’entrepreneur capitaliste, promis à un tout autre destin.
Une autre objection, moins sociologique que théologique, bien pointée par Annette Disselkamp, est que Max Weber ne semble pas faire assez crédit à la sincérité, à la cohérence théologique et à l’intelligence religieuse de ces protestants qu’il décrit comme angoissés jusqu’à l’obsession par leur salut ou leur damnation. Si tant est qu’ils aient été vraiment auditeurs de la prédication protestante du salut par la « grâce seule », cette angoisse–là aurait dû s’évaporer au soleil de cette grâce. Il me semble que l’angoisse alors serait plutôt celle de « serviteurs » devenus inutiles; c’est parce que la grâce divine rend les oeuvres humaines superflues qu’elle peut être vécue comme une délivrance, ou comme un vide insoutenable. Il est plausible ainsi que ce soit pour échapper à ce vide, à cette inutilité, à cette oisiveté radicale, que les héritiers spirituels de la Réforme se soient précipités dans la multiplication des oeuvres.
C’est du moins ce que l’on trouve dans bien des prédications puritaines de l’époque. On y rencontre sans cesse ce motif, repris de Paul (« là où le péché abonde, la grâce surabonde »), d’un vide, d’un dénuement, d’une rupture, renvoyant à un surplus, une augmentation, un supplément et même un excès de surabondance. Et cela finit par toucher l’idée de justice, puisque celle–ci est finalement conçue comme la distribution d’une surabondance (en régime de croissance) et non comme le partage de ce qu’il y a (en régime d’équilibre). « Je ne sais pas faire de justice sans croissance », avouait encore récemment Michel Rocard.
Calvin et la justification de l’argent
Calvin désacralise l’argent, et ne voit pas de mal au prêt à intérêts. Il exprime cela dans une lettre à son ami Claude de Sachin, en novembre 1545; et ce qu’il autorise, favorise, c’est plus précisément encore le prêt à intérêt productif. Son argument, c’est que l’argent n’est pas une marchandise magique qui produirait par elle–même un bénéfice: mais l’argent n’est pas plus stérile que n’importe quel instrument, et que si on y adjoint un travail il peut aider à produire quelque chose (c’est d’ailleurs une analyse assez semblable à celle que propose Marx du capital).
Pourquoi cette autorisation du seul prêt de production? C’est qu’il se méfie d’un prêt à seule fin de consommation. Calvin, comme plus tard l’éthique protestante classique et en tout cas puritaine, se méfie de toute dépense improductive, de la richesse entendue comme luxe. Et il n’est pas seulement contre la dépense improductive, mais aussi contre l’accumulation improductive. Une parabole de l’évangile de Matthieu (Mt 25.14sq.), la parabole des talents, a joué un très grand rôle dans l’éthique puritaine: c’est l’histoire d’un maître qui s’en va et qui confie des « talents », de grosses sommes d’argent à ses serviteurs. Certains l’investissent et en font quelque chose qui rapporte, et un autre de ces serviteurs au contraire cache cette somme d’argent dans la terre, et la lui restitue telle quelle. Ce serviteur n’a donc rien fait de son « talent ». Il y a là pour nous un jeu de mot mais l’apparition du mot talent au 16_s. n’est pas complètement étrangère à cette parabole. Et l’histoire se conclut par une phrase terrible: « Car à quiconque possède, il sera donné, et il sera dans l’abondance, mais à qui n’a rien, même ce qu’il a lui sera enlevé »! C’est dans l’Evangile, il faut le faire! On ne prête qu’aux « riches »: les puritains américains, eux, l’ont fait.
Quel est le contexte théologique par lequel Calvin donne cette espèce d’autorisation au prêt à intérêts? C’est l’argument de Paul selon lequel il n’y a rien d’impur sinon pour celui qui estime que cette chose est impure. Et que les choses sont indifférentes pour ceux qui les utilisent avec sobriété. C’est lorsque les choses deviennent objet de cupidité ou de superstition qu’il faut s’en abstenir. Tels sont les deux axes sur lesquels Calvin insiste dans l’Institution de la Religion Chrétienne. L’idée maîtresse par rapport à l’argent est donc bien celle de désacralisation. L’argent n’est pas du tout un diable: pas de superstition. Mais pas de cupidité: l’argent ne peut pas devenir une idole non plus. Ni Dieu ni diable, l’argent est un instrument parmi d’autres.
Tout cela correspond assez au ton réaliste qui est celui de Calvin; s’il légitime la perception d’intérêts, c’est parce qu’il peut voir de la légitimité là où on n’en voyait pas à l’époque, c’est–à–dire prendre en compte l’évolution réelle des pratiques. Il ne faut pas oublier que Calvin était lui– même non d’abord un théologien, mais un juriste. C’est peut– être ce qui lui permet de recommencer la théologie en toute innocence à partir de zéro. Il avait fait ses humanités et ses lettres, il avait fait une thèse sur Sénèque: c’était un humaniste et un citadin, un juriste citadin, alors que Luther était plutôt un paysan mystique, encore très attaché à la figure domestique de l’autorité. Calvin exprime des conceptions beaucoup plus bourgeoises au sens citadin du terme. Calvin accueille donc dans son bercail de Genève, mais aussi de ses idées, le monde des affaires qui jusque–là était tenu en marge.
Mais ce qu’il fait n’est pas du tout une justification par absolution, ni une Légitimation, c’est plutôt une sorte de justification par relativisation: de toute façon on est tous injustes, et il y a plusieurs manières d’être injuste; entre autres celle–là! Comme le dit encore l’évangile de Luc (16,9): « Faîtes–vous des amis avec l’argent injuste ». On trouve chez Calvin une sorte de pessimisme foncier quant aux bons sentiments et quant à la charité comme principe d’organisation pratique de la vie. Il permet ainsi de voir comment le jeu des intérêts fait faire des choses pour le bien commun, que la charité ne ferait pas. Sur ce point, il précède tout à fait des idées que l’on trouve chez Hobbes, chez Smith et chez Kant d’une certaine manière aussi.
En suivant cette double indication négative contre la cupidité et contre la superstition, contre l’argent idole et contre l’argent tabou, on peut en tirer à l’inverse une éthique de l’argent. Celui–ci développerait deux sortes de vertus, au sens de capacités, de virtualités positives. Contre la superstition, l’argent développe le sens du possible et de l’initiative, et contre la cupidité, l’argent développe le sens des limites et de la responsabilité. C’est cela que je vais développer pour montrer comment peut se constituer une double justification de l’argent.
Le double–sens de l’argent comme « possible » et comme « limite »
Dans sa première fonction, l’argent brise la superstition en ouvrant le sens du possible; il a une fonction de libération pour celui qui était attaché à sa condition par un système de croyances et de domination. Cela ouvre un espace de liberté individuelle, et détache celui qui était asservi à une forme de vie sans pouvoir en sortir. L’argent rompt la grande chaîne des êtres qui constituait la conception médiévale mais aussi la conception de la Renaissance, d’une espèce de cosmologie intégrée. La chaîne est brisée et on ouvre les individus à la diversité de leurs vocations, de leurs dons, de leurs talents, à charge pour chacun de développer, d’utiliser ces talents, ces vocations, ces dons. Ce développement suppose le travail de l’éducation, tout un travail de formation, et aussi l’assiduité au travail qui chez Luther est aussi un Beruf, une véritable vocation. Calvin développe ainsi l’idée qu’on peut changer de métier, qu’on n’est pas attaché à une condition, à une place dans la hiérarchie des êtres.
On retrouve le même argument chez Adam Smith, pour qui le marché joue un rôle d’affranchissement par rapport aux servitudes domestiques ou politiques. En effet, le marchand est peut–être « l’obligé » de mille clients, mais il ne dépend complètement d’aucun. Les relations marchandes sont suffisamment dépersonnalisées pour que l’on puisse faire affaire avec n’importe qui. Même un contrat passé reste révisable, et il ne faut pas empêcher quelqu’un de se délivrer de ses obligations, si cela ne nuit à personne. On vérifie ainsi les répercussions individualistes et émancipatrices de la Réforme, qui aboutit à abandonner le monde quotidien et profane à des considérations autonomes (non subordonnées à un ordre religieux). C’est notamment la thèse de Tawney qu’avec la Réforme, le monde économique devient un domaine régi par des lois spécifiques, relatives à lui–même.
Pour revenir à cette fonction émancipatrice de l’argent, c’est parce qu’il peut, comme un joker, être placé dans tous les échanges, qu’il a permis l’anticipation des échanges possibles, qu’il a permis d’imaginer d’autres types de services ou de biens qui n’étaient jusque–là pas entrés dans l’échange. Il a permis l’invention de la pluralité des types d’échanges et donc de valeurs et de libertés. Et de fait l’argent a favorisé la différenciation du tissu social, la diversification des formes de travail, de biens, et de vie visées par les uns et les autres. Tout cela a supposé le développement du crédit. Une société sans crédit ne peut plus rien anticiper ni inventer. Elle ne peut plus que tenter de s’épargner et se conserver.
Mais le développement du crédit, au–delà de l’aspect purement financier, suppose au rebours d’une société de peur et de superstition, une société qui fasse fondamentalement crédit à la diversité des visées et des intérêts des uns et des autres. Cela suppose une société de confiance généralisée, qui fasse crédit au désir du possible comme désir du bon. C’est par cette « téléologie » secrète, où « tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » (Paul), bientôt nommée la « main invisible », que le capitalisme des débuts des temps modernes exprime quelque chose comme l’enfance d’une société, dans son « innocence » première. Et cela n’est pas pour rien dans l’attrait qu’il a exercé.
Dans sa deuxième fonction, l’argent donne des limites à la cupidité et un certain sens de la responsabilité. C’est d’abord l’idée que lorsque j’ai une somme d’argent dans la main, je ne peux pas désirer tout en même temps, je suis obligé de choisir. Je ne peux pas vouloir quelque chose et en même temps autre chose, qui ne soit pas compatible avec cette somme. Contre un désir qui tend vers l’infini, l’argent a donc exercé une éducation séculaire au sens des limites et au sens de la cohérence pratique des choix. Pratiqué tous les jours, cela finit par former ce sens de la limite à nos convoitises. Après Melanchton et son éloge de la propriété, John Locke a beaucoup développé cette idée que la propriété n’est pas un orgueil de l’avoir, mais une sorte de modestie du pouvoir, idée que l’on retrouve d’ailleurs aussi chez Hegel.
Ce que les Réformateurs proposent, c’est une vie « méthodiquement » réorganisée par cette sobriété (tout doit être rendu à Dieu) et par cette responsabilité de chacun. Luther, en abolissant la double–morale (les praecepta pour tous et les consilia pour les élites religieuses), propose pour tous une « ascèse intra–mondaine », une sobriété généralisée: l’interdiction des dépenses vaines, le zèle apporté dans son métier et le développement de ses talents. Ce que Calvin développe, c’est surtout le sens de la cohérence: la rationalisation des formes de vie d’abord, mais ensuite, chez les calvinistes et chez les puritains, la rationalisation des méthodes de production, d’échanges, etc. L’intérêt bien compris, c’est un intérêt limité. Le capitalisme ici proposé correspondrait, en tenant compte de l’aspect anachronique souligné au début, à une sorte de règle de justice, d’avoir une vie réglée, une vie dans laquelle je suis responsable de ma vie et de sa cohérence. En ce sens–là, le capitalisme qui se développerait sur ce genre d’idées n’est pas du tout un capitalisme pilleur, archaïque ou post–moderne, c’est vraiment un capitalisme exerçant ce sens du « fair play » qui est la marque de l’esprit commercial tel qu’Adam Smith le conçoit, c’est–à–dire le sens de l’échange et la « règle d’or » qui le gouverne (ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas qu’il me fasse).
Cette cohérence avec soi–même forme aussi à la non– contradiction dans les échanges avec les autres, et le sens de l’argent comme limite développe ainsi le sens de la réciprocité. L’échange réglé par l’argent a obligé les générations successives à intégrer une sorte de structure de réciprocité élémentaire. Cela suppose une condition: que la mesure de l’échange soit constante. Il faut qu’un sou soit un sou, parce que finalement les moeurs, la vie morale entière reposent sur cette solidité de la mesure. L’inflation incessante n’est pas seulement une catastrophe économique, cela signifie aussi que les moeurs sont ruinées, que tout est mensonge, que l’amitié est placée dans l’impossibilité d’avoir des bons comptes. Bref, si tout à l’heure l’argent permettait d’exprimer une « visée du bon » possible, il formule maintenant plutôt une règle limitative, une mesure, un devoir de cohérence. Voilà quelques uns des éléments que l’on peut déchiffrer et rassembler à partir des propositions de Calvin, et comment on pourrait les développer.
Actualité de la question
Pour récapituler le propos en le rapportant à l’actualité de la question, on peut certes avancer que le protestantisme est l’une des sources et des modalités de la modernité. L’autonomisation du Droit, humain et relatif, par rapport à une Loi sacrée, et la sécularisation coextensive de la justice, peut y trouver une de ses formules. Toutefois, il faut aussitôt ajouter qu’il s’agit d’une contribution à la culture occidentale dont les effets lui échappent pour la plupart. L’écart entre les aspirations et leur impact social ou moral est tel que Miller parle d’une « tragédie des idées »: plus ils sont sobres et travaillent, et plus leur enrichissement les éloigne de leurs aspirations initiales. En mesurant les effets aux intentions, peut–on rouvrir, dans le passé de notre culture, les possibilités de nouveaux avenirs?
Peut–on remonter à cette bifurcation manquée?
En tout cas, si on reprend la prédication de Calvin aujourd’hui, on dirait: est–ce que l’argent aujourd’hui est encore capable d’éduquer à ce sens du possible, et d’éduquer à ce sens des limites? Cette double justification de l’argent n’est–elle pas aujourd’hui en crise, sans doute parce que ces deux fonctions sont de plus en plus contradictoires. Et à quelles conditions l’argent peut–il assumer ce grand écart? Je suis tout à fait ignorant en la matière, mais j’imagine confusément quelque chose, et c’est mon métier que d’imaginer! Les professionnels de l’argent me pardonneront mon imprudence: je ne veux ici qu’aider à poser le problème. Pour cela, peut– être faudra–t–il inventer un système fiduciaire qui dissocie les deux fonctions, sous la forme de monnaies de types différents.
La première aurait pour fonction de limiter le crédit, de revenir à la production et aux échanges réels; elle régirait l’intégration d’un marché mondial. Elle organiserait la parité des grands échanges planétaires. Elle obligerait les puissances économiques (banques, multinationales, consortiums, etc.) à un minimum de cohérence et de sens des limites: identité professionnelle claire, démocratie interne, refus de jouer sur plusieurs tableaux.
La seconde de ces monnaies aurait pour fonction d’ouvrir le crédit, de favoriser la différenciation des biens, des services, des échanges; elle accompagnerait la différenciation d’un espace économique pluraliste, l’apparition de micro– marchés plus ou moins protégés par des monnaies locales ou régionales, ou par des monnaies spécifiques à tel ou tel type d’échange. En rendant compte de ce qui est actuellement de l’incommensurable, elle créerait des solvabilités nouvelles. Elle obligerait les acteurs économiques à respecter la pluralité des échelles et des sphères d’échange, et par là des formes de vie possibles.
Ce que j’imagine ainsi est encore loin de pouvoir trouver sa forme réalisable, mais il y a deux raisons de penser que ce n’est pas une pure utopie. La première est que, même si nous de l’aménageons pas, cette utopie est déjà le cas et le sera de plus en plus, sous sa forme la plus dangereuse: celle de l’écart entre les monnaies fortes et les monnaies faibles, de la dualisation des sociétés, de l’opposition complice entre la mondialisation économique et la balkanisation nationaliste. La seconde, plus positive, est que la possibilité technique de cette double–monnaie, monnaie intégratrice raccordée à une cohérence planétaire, et monnaie différentielle ouverte aux différences possibles, existe sans doute: les cartes à puces, que nous utilisons comme des équivalents de jetons ou de papier–monnaie, sont susceptibles d’utilisations bien plus complexes et plus « intelligentes ». Dans tous les cas, si nous ne parvenons pas à inventer une nouvelle forme de monnaie, en ce qui concerne un futur maintenant proche, je ne donne pas cher de l’argent.
Olivier Abel
Publié dans De l’injuste au juste
(Actes du Colloque de l »Association française de philosophie du droit)
Paris: Dalloz, 1997, p.29-36.