La liberté de conscience chez Pierre Bayle oscille. D’un côté nous avons l’idée minimale que « les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu lui-même », que le dictamen de la conscience ne nous appartient pas plus que la couleur de nos yeux. La conscience est ici protégée de toute intervention par un voile d’ignorance et d’impuissance, issu d’une lecture hétérodoxe de la prédestination. De l’autre nous avons l’idée que tout est ouvert à la discussion, dans une utopie marine de société indocile et de libre tolérance, sans lois ni Etat. La République des Lettres « est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison, et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit ». Comment penser ensemble ces deux aspects ?
Avant de formuler le paradoxe qui va nous occuper, nous voudrions commencer par trois remarques préliminaires. Dans les propos qui viennent, reprenant appui sur quelques unes de nos études antérieures qui tournent autour de ce grand texte, nous nous concentrerons encore une fois sur le Commentaire philosophique[1], dont il faut dire que la place qu’y tient la conscience est particulièrement centrale et décisive — pour bien faire il faudrait certes tenir compte d’autres ouvrages où la perspective est différente, conformément au profond pluralisme non seulement méthodologique mais axiologique de la pensée de Bayle. Et nous voudrions tout de suite remarquer que dans cet ouvrage comme dans les autres, d’ailleurs, il faut tenir compte de la pragmatique des arguments, selon cette attention au régime pragmatique de discours que Bayle hérite certainement de Calvin. Si l’on veut proposer un « commentaire » biblique, une herméneutique des Ecritures, et c’est justement ici le cas, on doit postuler que le texte est simple, et que lorsque le sens littéral est absurde, il ne faut pas aller chercher derrière le texte une allégorie compliquée, mais regarder ce que le texte montre par cette absurdité même, ce qu’il cherche à faire faire — ou bien ce que chaque interprétation aurait pour conséquence si elle devenait un dogme. Si on l’on parvient alors à des contradictions pragmatiques, à des atrocités, à des absurdités, c’est qu’on fait fausse route.
Il faut donc partir de l’idée très forte que les lumières naturelles de la raison doivent servir de règle dans l’interprétation des Ecritures (sous la question « Dieu a-t-il pu permettre cela ? »). Deux options s’offrent alors : la première consiste à rationaliser, à couper des Ecritures tout ce qui dépasse la raison morale, et c’est le cœur de ce qui deviendra la théologie libérale, et d’un déisme qui prépare les chemins d’un athéisme de rationalisation — comme on le trouve chez Spinoza. Il arrive que Bayle procède ainsi, c’est d’ailleurs la grande direction du protestantisme de son temps, celui que le piétisme, puis les différents mouvements de « Réveil », contesteront ensuite. Mais il arrive aussi qu’il procède d’une toute autre manière, plus archaïque et plus contemporaine en même temps, quand il prend au sérieux les contradictions profondes des Ecritures (« oui, Dieu a visiblement permis et même parfois ordonné des choses atroces ») — et cela prépare plutôt un athéisme de révolte. La démarche est ici celle d’une déconstruction des pseudo-rationalisations secondaires apportées par la théologie pour masquer ces contradictions : c’est ce que Bultmann appelait la démythologisation.
Seconde remarque préliminaire : pour poser dans tout son enchevêtrement le problème de la liberté de conscience chez Bayle, on pourrait ensuite prendre un instant la défense des persécuteurs de l’époque de Bayle, ces autorités publiques qui avaient justement en vue les intérêts de la société dans son ensemble, et pour lesquels la revendication d’une liberté de conscience devait paraître une bien grande arrogance, une forme de folie, et aussi une menace d’anarchie, de sédition et de subversion de l’ordre public. Ce n’est pas seulement pour l’Eglise romaine, mais pour Calvin le premier, autant que pour Hobbes et Spinoza, que la prétention à se dire soi-même « prophète » équivalait à se désigner comme faux-prophète. Toute proportion gardée, les « terroristes » d’aujourd’hui sont un peu de tels « fous » de Dieu, qui menacent à la fois la santé subjective (qu’est ce qu’une conscience pour ne se soumettre qu’à Dieu ?) et l’ordre public, tant ecclésiastique que civil. Si l’on ne comprend pas cela, on ne comprend pas non plus l’énormité du travail argumentatif de Bayle, qui rejoint, mais à partir de prémisses calvinistes différentes, certaines des positions plus individualistes et persécutées, soutenues par la Réforme radicale, celle des anabaptistes, des quakers.
Aujourd’hui que le libéralisme individualiste l’a emporté sur le point de vue plus sociétal, hiérarchique, « persécuteur » ou holiste de jadis, nous ne mesurons plus les obstacles non seulement politiques mais aussi psychologiques qu’il a fallu franchir. Bayle, pourtant profondément attaché à l’ordre public, est un de ceux qui ont su se tailler un tel passage, un passage assez plausible, mais prudent et délicat. Ce sera l’un des deux versants du problème de la liberté de conscience sur lesquels nous allons chercher à retracer son cheminement, le versant de la sécularisation, des rapports entre Eglise et Etat, et d’une liberté d’expression et de réunion compatible avec l’ordre public.
Troisième et dernière remarque préliminaire : il nous faut comprendre en quel sens, très particulier, dans le Commentaire philosophique, Bayle écrit que « la conscience est la pierre de touche de la vérité » (,437-b). Avec Elisabeth Labrousse, on doit parler de son rigorisme éthique contre le mensonge. C’est que pour lui Dieu est d’abord vérace et facteur de véracité (comme on le voit dans son cours de Sedan). Ici encore nous sommes dans le sillage de la pensée calvinienne, et c’est le déplacement, le détournement, et la radicalisation d’un thème central chez Calvin : la conscience se définit comme ce qui se découvre toujours déjà, ou toujours encore, « devant Dieu », et la véracité nous oblige[2]. Dans un texte fameux à l’adresse des Nicodémites, c’est à dire de ceux qui sont gagnés aux idées évangéliques mais continuent à pratiquer les rites romains, Calvin ne cesse de le clamer : dites ce que vous pensez, vivez comme vous pensez, ayez le courage de votre pensée. Bayle d’ailleurs fait l’éloge de la sincérité de Calvin. Nous nous trouvons ici sur l’autre versant du problème que nous allons explorer, celui de la formation du sujet moderne.
Or lui aussi toute sa vie a pratiqué cette liberté d’expression, ce qui l’éloigne considérablement de la psychologie marrane dont Leo Strauss le rapproche par erreur : quant on l’accuse d’athéisme, de manichéisme, d’obscénités, il donne des « éclaircissements » dans lesquels il persiste et signe, comme s’il ne voulait surtout pas être accusé d’idées qui ne seraient pas les siennes. Il est rétif aux orthodoxies et aux conformismes, profondément indépendant. Et même quand il joue à se donner une fausse identité il le fait sous un « masque » plus dangereux encore, comme le nom de J.Fox, si proche de celui du fondateur des Quakers (puritains radicaux non-violents et qui ne croient pas à l’inspiration de la Bible ni à la résurrection), qu’il emprunte pour le Commentaire philosophique. C’est comme s’il cherchait à formuler au plus près d’où il parle — un peu comme les pseudonymes de Kierkegaard. Si Bayle biaise, donc, c’est pour aller plus loin encore dans la sincérité, là où la sincérité devient justement perplexe : c’est que même là où je crois savoir, je sais que je crois. La prudence n’est pas une tactique, elle est une démarche profonde de questionnement de soi. Sur les deux versants que nous venons d’évoquer, celui d’une « psychique » de la liberté de conscience et celui d’une « politique », nous pointerons à la fois le caractère parfois archaïque pour son temps des conceptions de Bayle, et leur caractère ultra-moderne, sinon utopique.
I. La liberté de conscience : qu’appelle-t-on liberté de penser ?
Dans son ouvrage Détresse du politique, force du religieux, le philosophe jésuite Paul Valadier examine trois solutions au problème théologico-politique : celle de Hobbes, celle de Spinoza, et celle de Bayle. Et il ajoute que c’est la voie de Bayle qui a été généralement suivie et qui a triomphé, ce qu’il appelle la voie individualiste des droits de la conscience subjective. Valadier décrit le déploiement des droits absolus de la conscience et résume : le message dogmatique et moral de l’Eglise « doit être entièrement soumis à la juridiction et aux évidences de la conscience qui devient centrale et, comme on dirait aujourd’hui, incontournable » (,14). Et il va jusqu’à estimer que pour Bayle, si ma conscience me justifie de tuer, de violer ou de piller, je dois en suivre le « dictamen ». Or Bayle écrit tout à fait explicitement le contraire, et ne cesse de démanteler les justifications que l’on donne des « dragonnades » et des conversions forcées, fut-ce en vue du juste, du bon ou du vrai : « en contraignant les pères on gagne les enfants » disent les convertisseurs, mais que se passerait-il si tout le monde faisait pareil (383‑a) ? Si le sens littéral du compelle intrare est juste, alors tous les chrétiens peuvent s’en réclamer, le devoir en deviendrait universel (392‑a), et le malheur serait universel ; il faut donc, comme Bayle le répète tout au long de l’ouvrage, « ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre » (444‑b). Jamais pour Bayle la « conscience » ne saurait justifier le moindre crime.
Cette incapacité de la lecture de Paul Valadier à rendre compte de l’ensemble du texte de Bayle est cependant très instructive de nos anachronismes. Elle provient certes d’abord de ce qu’il entend par « conscience » : celle-ci n’a pas chez Bayle l’épaisseur et la complexité qu’elle prend dans la tradition jésuite. On va le voir, elle désigne simplement ce qui en nous se trouve placé « devant Dieu », sans pouvoir échapper à cette condition, et elle ne saurait donc entrer dans le labyrinthe de la justification de quoi que ce soit. Plus généralement, Valadier propose sans doute comme beaucoup de nos contemporains une lecture de Bayle trop marquée par sa réception dans les Lumières françaises : or notre philosophe est plus « ténèbres » que cela, plus baroque, plus archaïque. Relire Bayle aujourd’hui c’est procéder à une sorte d’anamnèse, de remémoration critique de la tradition des Lumières, jusqu’au point où elle trouve son origine dans un sentiment de ténèbres. Car il ne croit pas, comme ses successeurs du 18ème, que l’humanité soit une grande famille provisoirement divisée par d’absurdes préjugés et par l’ignorance, et que l’instruction suffirait à pacifier. L’obligation réciproque de tolérance qu’il propose n’a pas la condescendance ironique et voltairienne de celui qui est au-dessus de conflits absurdes: c’est parce qu’on est tous dans les ténèbres de cet interminable différend qu’il nous faut trouver un modus vivendi dans le différend même.
La liberté de conscience est plutôt chez lui d’abord un thème de l’humilité. La conscience errante n’est donc pas l’individu autonome, mais la recherche de règles soutenables au cas assez possible où tous se tromperaient d’une façon ou d’une autre. Bayle n’est pas un libéral, au moins pas au sens actuel ou habituel du terme. Il affirme par exemple que « l’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi »[3] : nous sommes ici assez loin de l’adage plus optimiste d’Adam Smith affirmant un peu plus tard qu’en cherchant égoïstement son bien on sert le bien commun. Il y a dans l’observation de Bayle, qui décrit si profondément nos « dépits », par lesquels nous préférons détruire ce que nous aimons plutôt que de l’accorder à un autre, le germe d’une réflexion sur la possibilité de se sacrifier, et donc sur l’irrationalité humaine.
Le problème de la conscience provient moins de l’affirmation en quelque sorte immédiate d’une liberté de conscience que du fait qu’il faudrait parvenir à former un sujet capable de soutenir une double allégeance, au Roi et à Dieu, mais sans confusion. C’est justement cette double allégeance qui oblige le sujet à soutenir du même coup sa relative autonomie, par rapport à l’un et par rapport à l’autre. Tel est le vrai problème que Bayle rencontre.
Et c’est ici que l’on perçoit comment la liberté de conscience chez Pierre Bayle oscille. D’un côté nous avons l’idée minimale en quelque sorte, que « les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu lui-même » (Commentaire philosophique sur le Contrains les d’entrer, 379-b), que le dictamen de la conscience ne nous appartient pas plus que la couleur de nos yeux ou notre goût pour le poisson. La conscience est ici protégée de toute intervention du magistrat (mais aussi du prêtre) par un voile d’ignorance et d’impuissance, issu d’une lecture hétérodoxe de la prédestination, et sa liberté est une sorte de docilité à ce qui nous gouverne et ne nous appartient pas. De l’autre nous avons l’idée que tout est ouvert à la discussion, dans une utopie marine de société indocile de libre tolérance, sans lois et sans Etat. La République des Lettres « est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison, et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants » (Dictionnaire historique et critique, Article « Catius » Remarque D).
I.1. L’humilité et la docilité de la conscience
Comment penser ensemble ces deux aspects ? Comment penser ensemble une conscience aussi incertaine, mobile, inquiète, et une conscience aussi docile ? Il faut d’abord voir pourquoi Bayle n’a de cesse d’établir les droits de la conscience errante. C’est que lui-même avait été converti à 21 ans par les Jésuites de Toulouse, et c’est avec la même sincérité qu’il était revenu au protestantisme 18 mois plus tard. Obligé de fuir, réfugié à Genève puis à Rotterdam, il lui restera une doute, ou plutôt l’idée qu’il peut y avoir une sincérité dans l’erreur, et que c’est sur cette sincérité même qu’il faut fonder le droit de débattre. Pierre Bayle jette ainsi le type idéal du Réfugié, de l’exilé, à la fois doutant et confiant : la conscience errante est aussi la conscience qui se trouve dans l’erreur. Dans le Commentaire philosophique (paru en 1686 après la mort de son frère Jacob dans les prisons de Louis XIV) il développe cette réflexion qu’il faut mettre méthodiquement à la clé, que toute vérité est une vérité putative, une vérité de croyance : « Un homme peut bien croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut pas le savoir de science certaine ». Et encore « tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité » (522-a et 422-b). On voit cela à l’extraordinaire grammaire des points de vue dont son Dictionnaire est véritablement l’installation —au sens muséographique du terme, car la forme labyrinthique du Dictionnaire en fait une installation portative, un musée virtuel, une arche de Noé des mémoires, des véracités et des tromperies du passé. Je dis grammaire des points de vue, car chaque « secte », comme il dit, est orthodoxe à ses propres yeux et pointe l’hétérodoxie de sa voisine, et Bayle épouse successivement et comme méthodiquement tous les points de vue[4].
On a dit plus haut que la conscience chez Bayle n’est pas un thème de la fière émancipation, de la revendication des droits dont on prend conscience. Bayle préfère probablement ceux qui ne revendiquent même pas ce à quoi ils ont droit, car ce sont eux qui sont adorables, leur docilité est souveraine[5]. Sa protestation véhémente s’élève contre ceux qui leur dénient ce droit, et ôtent ainsi toute valeur à leur docilité, à leur renoncement à discuter. C’est d’ailleurs aussi que l’on ne peut pas tout considérer avant de choisir en pleine conscience (441-b), et que l’éducation et l’enfance font qu’à quinze ans on a déjà pris mille habitudes, ces plis de nos corps qui font aussi nos manières de penser, de parler, de croire ou de douter[6]. Hubert Bost cite ce magnifique passage où Bayle remarque que « s’il arrivait que les chrétiens et les Turcs qui vivent dans les mêmes villes fissent échange de leurs enfants à la mamelle, ceux des chrétiens seraient tous mahométans et ceux des Turcs chrétiens »[7]. Ce n’est pas par égocentrisme biographique que Bayle parle de son enfance au Carla, mais pour évoquer ces doctrines sucées avec le lait de l’enfance, et qui font que si l’on convertit les pères par la force, on aura les enfants par la préjugé de l’éducation. L’intelligence est alors celle de la modestie, qui reconnaît ses attachements, et qu’il y a une finitude non entièrement substituable : on n’est jamais entièrement émancipé et un total libre examen est impossible, parce qu’ « on ne croit pas ce qu’on veut ».
Cette observation de sagesse rejoint une décision théologique qui s’appelle « prédestination ». Pour Calvin il y a en nous quelque chose qui ne dépend pas de nous — et donc pas des clergés ni des magistrats, des prêtres ni des rois. Quelque chose qui n’est pas notre œuvre, qui n’est pas notre mérite, dont on ne sait rien, et auquel on ne peut rien. La prédestination laisse en chacun une « réserve » sur laquelle personne ne peut mettre la main. Dans son Commentaire philosophique, conséquence d’une lecture hétérodoxe mais efficace en terme de libération politique et ecclésiastique, de la prédestination, celle-ci joue le rôle d’un voile d’ignorance qui oblige à la tolérance générale. Bayle reprend en effet l’idée : l’obligation de croire est absurde, car commander à la main de signer n’est pas commander à la conscience d’affirmer : les sujets « sueraient plutôt au milieu des neiges, ils tireraient plutôt de leur chair et de leurs os du vin et de l’huile que de leur âme telle ou telle affirmation » (385-b). Car il ne dépend pas de nous que telle ou telle affirmation nous paraisse vraie. L’obligation d’acquiescer à une croyance est plus absurde encore que punir les sujets qui n’auraient pas les yeux bleus ou n’aimeraient pas telle sauce (375-a, cf. Gros, 113, 144); elle est plus ridicule encore, écrit-il, que si le pape Adrien VI avait prétendu obliger ses Etats à avoir du goût pour le merlan (384-a, cf.Gros, 153). Si la conscience est ce point en moi qui est devant Dieu, qui ne dépend d’aucun prêtre, d’aucun roi, et qui ne dépend même pas d’elle même mais de Dieu seul, et qui lui appartient, se révolter contre la conscience comme l’implique l’obligation de croire imposée par un pouvoir politico-religieux est bien se révolter contre Dieu[8]. La conscience est « ce qui reste de bon dans notre nature depuis le péché d’Adam, savoir une détermination invincible et insecouable vers la vérité » (507-b). « Les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu même » (379-b[9]).
I.2. La conscience rétive au conformisme
Mais d’un autre côté, si Dieu est seul garant de la véracité de la conscience, il « n’a pas imprimé aux vérités qu’il nous révèle une marque ou un signe auquel on les puisse sûrement discerner » (437-a). D’où la subjectivisation qu’engendre le jeu de la conscience dans son incertaine certitude, dans son acquiescement intime et modeste. « Comme les droits de la vérité ne se peuvent exercer que sur des individus, ainsi la vérité ne peut agir si elle ne devient particulière et, pour ainsi dire, individuelle. Quelle est donc la vérité qui oblige l’homme ? C’est celle qui s’applique à Jean et Jacques… »[10]. Il y a un vertige de l’aliénation, car qu’est ce qui me garantit que ma conscience est bien mienne ?
Ce faisant, il me semble que Bayle soumet le thème de la « conscience » à une ascèse éthique et spirituelle. Dans la Remarque B de l’article Pyrrhon, l’un des deux abbés qu’il fait discuter va jusqu’à mettre en cause l’identité des interlocuteurs au nom même de le conservation des créatures par une création continuelle: « Qui vous a dit que ce matin Dieu n’a pas laissé retomber dans le néant l’âme qu’il avait continué de créer jusques alors, depuis le premier moment de votre vie? Qui vous a dit qu’il n’a pas créé une autre âme modifiée comme était la vôtre? Cette nouvelle âme est celle que vous avez présentement ». Lorsqu’il écrit cela, l’argument est pyrrhonien dans son usage éristique, mais ce qui l’anime c’est ce doute de compassion, par lequel soudain l’on fait moins de différence entre soi-même et un autre, qu’entre soi et soi à un autre moment de sa vie. Le thème de la conscience errante est celui de la conscience de soi-même comme un autre, pour un autre. C’est une variation sur la maxime du « cogitas ergo es » — dont Elisabeth Labrousse disait qu’elle figurait en marge d’un cours de Bayle à Sedan.
L’émancipation absolue n’existe pas, et cependant il faut avoir confiance dans sa propre voix, dans ce sentiment intime de conviction sincère que Bayle appelle la conscience, et qui est affectée d’une confiance aussi vertigineuse que son doute, d’une profonde certitude au milieu de l’incertitude. C’est cette confiance qu’il faut chercher chez autrui, sans craindre de se critiquer mutuellement, en laissant tomber toute vanité, toute flatterie. Et c’est ainsi qu’il faudrait pouvoir discuter, disputer, attaquer et défendre, chercher à comprendre, à expliciter ses convictions de façon intelligible, en toute liberté de conscience, par une sorte de libre-adhésion adulte, de libre élection, de libre-alliance. C’est même une exigence que de sans cesse chercher à s’émanciper des préjugés de sa communauté, de sa religion ou de sa nation.
La République des Lettres « est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison, et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres (…) les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans demander la permission à ceux qui gouvernent » (Article « Catius » Remarque D[11]). Cette utopie de société de libre tolérance, sans lois et sans Etat, a bien quelque chose de marin, mais cette liberté de pirates n’est pas sans rigueur éthique : elle suppose de reconnaître le subjectivisme religieux et historique, et de pratiquer une sorte de géométrisation des points de vue, à équidistance d’une vérité également recherchée par tous. On doit tenter d’épouser le point de vue des autres comme si c’était soi-même, et de traiter son propre point de vue comme si c’était celui de n’importe quel autre.
Entre ces deux limites d’une conscience absolument docile à la vérité, et d’une conscience indocile et rétive aux conformismes, on voit bien l’oscillation vive de la liberté de conscience entre deux manières de penser. C’est sans doute qu’il y a des limites à la docilité, comme il y a des limites à l’indocilité. Il y a des choses à quoi nous ne pouvons être obligés, contraints, simplement parce que cela ne dépend pas de nous, ou à l’inverse parce que nous pouvons toujours protester, nous rebeller. Sans doute même y a-t-il corrélation : il faut pouvoir désobéir pour pouvoir obéir ; et désobéir c’est parfois obéir à une tout autre loi. Mais il me semble que le propre de la démarche de Bayle ici est de montrer qu’on peut toujours aller plus loin, plus radicalement, plus loin dans l’indocilité, et plus loin dans la docilité.
II. Libertés d’expression et de réunion : les Églises et l’Etat
Nous avons tenté de suivre le cheminement de la pensée de Bayle quant au problème de la liberté de conscience tout au long de l’oscillation qui accompagne la formation du sujet moderne, dans son indocilité mais aussi dans sa docilité. Il nous reste à explorer l’autre versant, celui de la sécularisation politique et des rapports entre Eglise et Etat.
Pourquoi la liberté de conscience est-elle un problème politique, pourquoi suppose-t-elle une réflexion sur le régime politique qui pourrait lui être compatible ? On pourrait imaginer, et il a existé longtemps, une sorte de liberté purement intérieure, tellement privée que nul ne saurait avoir quoi que ce soit à redire à celui qui cache si bien son jeu que l’on ne s’aperçoit jamais des libertés d’opinion qu’il a pu prendre. Et Bayle pourrait bien s’en contenter, comme l’ont fait les protestants restés en France après la Révocation de l’Edit de Nantes[12]. Il en brandit parfois la possibilité, face à tous ceux qui sont en quelque sorte enivrés par la liberté d’expression dont ils jouissent au « Refuge » et qui sous estiment l’exigeante culture de liberté intérieure qu’il faut pour résister dans un contexte où l’expression vous est interdite.
Mais une liberté à ce point retirée du monde est cependant pour lui un leurre et une démission. C’est que, comme le notait Kant[13], il n’y a pas de liberté de penser sans liberté de partager ses pensées, de les communiquer avec ceux qui veulent bien les partager — qui veulent bien, sinon approuver vos opinions, du moins vous approuver de penser. La ligne de défense que Bayle adopte, au chapitre 6 de la première partie de son Commentaire philosophique sur la réfutation du sens littéral du « contrains les d’entrer », consiste à pointer la contradiction de ceux qui sont partisans des immunités de la conscience et qui estiment cependant que l’on peut interdire de faire profession publique de certaines opinions (383-b). Ce problème de la liberté d’opinion rejoint une question pratique ou pragmatique : qu’est ce qu’un droit qui ne se matérialise ou ne s’appuie sur aucun pouvoir ? Le pouvoir de prendre sa plume et de communiquer sa pensée est essentiel au droit de la conscience, et sans cette possibilité effective il ne saurait y avoir de « République des lettres », pour reprendre le nom de la revue que Bayle lança en 1684. C’est ainsi qu’une société civile se forme, qui suppose un minimum de liberté de culte, de liberté d’association, de liberté d’opinion.
Or cette question est grosse d’une terrible crise, qui peut jeter à bas le frêle et trop étroit compromis historique du « cujus regio ejus religio » sur lequel les guerres de religion s’étaient arrêtées[14]. Car elle porte dans ses flancs le divorce de l’Eglise et de l’Etat, qui doivent renoncer à leur mutuel monopole pour effectuer leur mutuelle séparation, leur conversion pluraliste. Mais ce divorce seul permet d’éviter une crise de légitimité plus terrible encore, car si la contrainte est justifiée en matière de conversion religieuse, pourquoi ne pas l’appliquer aussitôt aux Rois (378-a), et qu’est ce qui empêche la guerre civile généralisée ?
II.1. L’ordre public protecteur des opinions modestes
Pour arrêter cette crise, c’est à dire lui donner sa place et sa limite, Bayle est amené à distinguer très catégoriquement les opinions et les actions, les mouvements internes de la conscience et les comportements extérieurs, pour ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à tous. Seules des actions qui seraient préjudiciables à la sécurité et à la tranquillité publiques peuvent être sanctionnées par le pouvoir politique et judiciaire, mais il en faut beaucoup pour que des opinions puissent attenter à l’ordre public. Le pouvoir politique a mandat sur ce dernier et donc sur la civilité des comportements, mais non sur les croyances et les opinions, et des règles extérieures suffisent. Bayle ne cesse d’insister tout au long de son Commentaire : la Puissance publique n’a pas le même droit sur les opinions que sur les actions (451‑a) : l’opinion est une affaire privée ; tant qu’on ne la manifeste pas par des processions pompeuses et des vacarmes qui ne sont pas essentiels à la liberté de pensée, les Autorités n’ont rien à dire (414-a). Pour que les opinions puissent se déployer publiquement en toute sérénité, il suffit donc d’avoir la permission de s’assembler et de raisonner ou de contester « modestement » : telle est l’éthique de la discussion publique soutenue par Bayle[15]. Il semble ainsi tout à fait admettre qu’une confession soit véhémente et chasse de son sein ceux qui ne partagent pas les points qui lui paraissent indiscutables. Mais cette intolérance religieuse quant aux opinions ne doit pas devenir une intolérance civile, tant que les actes ne menacent pas l’ordre public, ou tant que la pompe entourant les opinions ne devient pas une pression, une manière d’impressionner les consciences (414-a).
On voit le caractère extrêmement subtil de sa pragmatique du droit d’opinion, et on comprend ainsi le caractère central, chez Bayle, de la distinction entre la tolérance civile et la tolérance ecclésiastique. Pour établir la première, il renonce à la dernière, qui par son angélisme et son désir de réconciliation manquerait la distinction essentielle des plans : quand on veut aller trop loin dans la tolérance et la permutation générale, on retombe dans bien pire. Les Autorités ont pour mandat d’établir la paix publique et d’empêcher les violences (416-b et 431-b).
C’est ici qu’intervient l’argument monarchique : à cause des désordres possibles du fait qu’une majorité religieuse déteste une minorité, il faut un gouvernement fort, capable de résister à l’opinion publique et à la flatterie (419-a), capable de résister au nombre des suffrages, ou à la véhémence des autorités religieuses. Face à des orthodoxies intolérantes, qui peuvent se menacer mutuellement, il faut donc un Etat fort, qui garantisse l’ordre et la protection des minorités. De nombreux textes de Bayle se situent sur cette ligne. Dans le prolongement de l’article « Hobbes », on trouvera ainsi l’Avis aux Réfugiez, texte probablement le plus hobbesien de Bayle, et qui se place tout entier au service du loyalisme contre l’anarchie prophétique et millénariste. La philosophie politique de l’Avis aux Réfugiez est quasi-absolutiste, et son anthropologie est pessimiste : l’homme n’est pas d’abord porté par un désir d’association, un désir de sortir de la solitude, comme chez Milton, mais conduit par la crainte et la peur à choisir entre le mal et le pire, et à préférer tout ce qui peut assurer l’ordre : « pour moi, je ne saurais me persuader que les sociétés se soient formées parce que les hommes ont prévu en consultant les idées de la raison qu’une vie solitaire ne ferait honneur ni à leur espèce ni à leur créateur, ni à l’univers en général. Le plaisir présent et l’espérance prochaine de vivre en sûreté, ou bien la force ont produit les premières Républiques »[16]. La sécurité est ici le premier des biens humains. Dans ce texte important qu’est l’Avis aux Réfugiez, on voit aussi que Bayle s’élève contre la pluralité des suffrages et soutient que le pouvoir est plus que le pacte — comme si ce dernier manquait d’autorité intrinsèque. C’est par ailleurs, remarquons-le, un texte assez conforme à la doctrine classique de Calvin, et il s’agit de rester soumis aux autorités.
II.2. La tolérance mutuelle des opinions génératrice de paix publique
Mais une autre configuration des liens Eglises-Etat existe chez Bayle, moins monarchique, à la fois plus archaïque sous la référence aux vieux Empires qui tentent de résister à la montée des Etats-Nations, et aussi plus républicaine, plus démocratique, plus libérale et pluraliste, plus océanique d’une certaine manière. Pour qu’une loi soit juste, d’abord, « il faut que celui qui la fait ait l’autorité de la faire et qu’il ne passe pas son pouvoir » (384) ; or Dieu est le seul souverain des consciences, et il y a donc un défaut essentiel de puissance dans les Souverains pour faire des lois en matière de religion[17]. Cela ne signifie pas que toute contrainte soit illégitime : on vient de le dire, il y a un ordre public nécessaire (431‑b) et les Autorités ont mandat d’empêcher les violences (416‑b). Mais les prérogatives de l’Etat sont seulement restrictives, contre les crimes, et ne s’étendent pas positivement sur la possibilité pour le Prince de fixer la confession obligatoire pour ses sujets ou les modalités légitimes du culte. Parlant de l’unification religieuse il écrit : « comme c’est une chose plus à souhaiter qu’à espérer (attendre), comme la diversité d’opinions semble être un apanage inséparable de l’homme (…) il faut réduire ce mal au plus petit désordre qu’il sera possible; et c’est sans doute de se tolérer les uns les autres » (418-b).
Or la tolérance existe, il suffit de considérer l’Empire Ottoman (420)[18]; et elle n’est pas seulement un moindre mal, pour Bayle qui estime qu’un empire pluri‑national, pluri‑linguistique, etc., manifeste que cette multiplicité même « marquerait plus de grandeur » (418‑b). L’argument est ici politique : c’est à cause de l’intolérance que les partis s’affrontent; s’il y avait tolérance il y aurait une honnête émulation aux bonnes mœurs et à la science, et ce serait la cause d’une infinité de biens. Bayle compare la tolérance au concert de plusieurs instruments, et à la concorde de sentiments opposés (415‑b). Et n’oublions pas que Bayle était originaire d’une contrée où, loin de la capitale, un régime à peu près bi-partite s’était souvent installé tant bien que mal, qui semblait pouvoir durer sous l’égide d’un Roi bienveillant à toutes les parties, comme l’avait été Henri IV. Mais cet éloge correspond bien au pluralisme introduit par la sécularisation qui s’amorçait de la société hollandaise.
En tous cas là encore de nombreux textes vont dans ce sens. Dans le prolongement de l’article « Milton » du Dictionnaire historique et critique, on trouvera plutôt justement le Commentaire philosophique, où Bayle prône la liberté et une tolérance pluraliste. La philosophie politique du Commentaire philosophique insiste beaucoup plus sur cette pierre de touche qu’est la liberté religieuse, les droits de la conscience errante, au moins le droit de partir et d’aller recommencer sa vie ailleurs. Rien n’est plus doux que la liberté, et l’on sait que c’est une période où Bayle, qui aimait toujours être logé près du port, fréquente « le club de la lanterne » (De Lantaarn) chez le quaker Benjamin Furly, où se retrouve tout ce que la société de Rotterdam connaît d’esprits libres, hétérodoxes et originaux[19]. D’ailleurs, comme on l’a noté plus haut, le Commentaire est placé sous la plume d’un pseudonyme, celui d’un J.Fox, trop proche du nom de George Fox le fondateur des quakers pour que ce soit un hasard : il me semble qu’il faut prendre ce pseudonyme très au sérieux, parce qu’il ne cherchait pas à tromper qui que ce soit, mais constituait un message politique assez audacieux pour l’époque — les quakers, non-violents et tolérants absolus, sont des figures fortes de ces utopies marines ou de flibuste (le mot est hollandais et signifie libre-butin) dont nous parlions précédemment.
Mieux nous avons ici aussi, en face de cette conception d’un Etat tolérant à la pluralité de la société, la possible utopie d’une Eglise vraiment libre, cette Eglise dont Elisabeth Labrousse a pu dire que, déçu par le dogmatisme des Eglises historiques et réelles, Bayle est allé la chercher dans cette communauté idéale que représentait pour lui la République des Lettres, République ouverte à tous ceux qui cherchent, sans exclusive. D’ailleurs il faut noter, comme Bayle l’a pratiqué, que les hétérodoxies, ce que Bossuet appelait avec mépris les variations, sont autant héritières, et autant autorisées (par le texte de départ) que les orthodoxies. Pour comprendre une tradition, il ne faut donc pas considérer seulement la tradition telle qu’elle a fixé son orthodoxie, mais l’ensemble des variations qu’elle a suscitées.
Nous nous retrouvons ainsi avec un vrai dilemme, qui vient compléter l’oscillation de la conscience observée plus haut. Dans sa Remarque C de l’article « Hobbes ». Bayle écrit : « si vous voyez d’une part les grandes maximes de la Liberté, et ces beaux exemples du courage avec lequel on l’a maintenue ou recouvrée ; vous voyez de l’autre les factions, les séditions, les bizarreries tumultueuses, qui ont troublé et enfin ruiné ce nombre infini de petits Etats, qui se montrèrent si ennemis de la tyrannie dans l’ancienne Grèce. Ne semble-t-il pas que ce tableau soit une leçon bien capable de désabuser ceux qui s’effarouchent de la seule idée de Monarchie ? Hobbes le croyait, puisqu’il publia dans cette vue la version d’un historien d’Athènes. Tournez la médaille, et vous trouverez que ce tableau sera propre à donner une instruction bien différente de celle-là, et à fortifier l’horreur pour la Monarchie : car d’où vient, demandera-t-on, que les Grecs et les Romains ont mieux aimé être exposés à ces confusions que de vivre sous un Monarque ? Cela ne vient-il pas de la dure condition où les tyrans les avaient réduits ? Et ne faut-il pas qu’un mal soit bien rude, bien insupportable, bien déplorable, lors qu’on veut s’en délivrer à un si haut prix ? ». Ou en plus bref, Elisabeth Labrousse rapporte ce passage des Nouvelles de la République des Lettres : « si vous soumettez les ordres du prince à l’examen des sujets, vous jetez l’Etat dans le péril continuel des guerres civiles. Si vous donnez au Prince une puissance sans borne, vous jetez le peuple dans la malheureuse nécessité de ne pouvoir jamais sauver ses biens ni sa vie sans se rendre criminels » (Hétérodoxie et rigorisme, 306).
Conclusions : remarques sur la laïcité et la sécularisation
Au terme de ce double parcours nous nous trouvons avec une variation de formes diverses d’Eglises et d’Etats à placer en corrélation avec la variation des formes de conscience précédemment évoquées. L’intérêt de cette double typologie est d’abord de séparer de toute façon, sous diverses modalités, le registre de l’Eglise et celui de l’Etat. Le second est de relativiser la quadrature du cercle à laquelle nous semblons avoir affaire : après tout cette vieille question de l’articulation du théologique et du politique, si prégnante depuis la vieille Rome jusqu’à Mao Tsé Toung, est moins susceptible d’une solution définitive que d’une analyse des effets pervers possibles de chaque solution.
Et après tout n’est ce pas qu’avait proposé Rousseau dans le chapitre sur la religion civile à la fin de son Contrat social ? Et n’est ce non plus ce qu’avait proposé l’adversaire de Carl Schmitt, le théologien Karl Barth, en pleine révolte de l’église confessante contre l’Eglise du Reich, dans son article « L’Eglise et l’Etat : hier, aujourd’hui, demain » ? Un peu comme dans le livre de Michaël Walzer Traité sur la tolérance (Paris : Gallimard, 1998), où l’on voit exposées ses diverses formes et régimes, et les diverses manières politiques de l’organiser, nous avons donc chez Bayle un gradient de la conscience, depuis la docilité jusqu’à la désobéissance résolue, à faire jouer par rapport à un gradient de l’Eglise, depuis l’Eglise qui énonce des dogmes indiscutables jusqu’à la République libre des lettres et des idées, Eglise à placer elle-même en face d’un Etat tantôt libéral et bienveillant, tantôt préoccupé de sauvegarder l’ordre et la sécurité publique. A chaque fois c’est une question de moment, de rythme, et aucune de ces figures n’est définitivement la bonne pour toujours.
Il faut à la fois conforter de l’intérieur le caractère raisonnable d’une institution politique qui organise le pluralisme sans empiéter sur les sphères qui ont leurs propres raisons d’être, et laisser la possibilité de résister en conscience à toute prétention d’un tel ordre (qu’il soit étatique ou religieux) à faire le salut, le bonheur ou la vérité de ses sujets malgré eux. Cette résistance suppose la liberté de protester publiquement de son sentiment, et la liberté de partir, de sortir, d’aller recommencer ailleurs.
Puis-je rappeler une image dont je me suis souvent servie, et qui m’est venue à la lecture de Bayle, même si elle ne figure pas dans son texte ? Pour lui, le principe d’unité politique ne doit plus être fondé sur le pilier d’une religion officielle. Ce qui fait la solidité de la tolérance, c’est précisément la force des diverses convictions religieuses : c’est le fait qu’elles s’opposent entre elles qui forme la solide et unique voûte de l’obligation à la tolérance civile. Les confessions religieuses (au sens large) renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique d’être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Et ce qui fait la solidité du pluralisme, à la fois comme constitution psychique et comme constitution politique, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte, le poids, la force, la pression conjointe exercée par la pluralité des témoignages, des confessions, autour d’un vide central auquel tous ont renoncé, et organisant le cercle d’une communauté d’équidistance.
Cette ambiguïté de lecture rejaillit à son tour sur la façon dont on conçoit ce qu’on appelle en France aujourd’hui la laïcité, car les réalisations historiques de celle-ci ont été des compromis complexes et délicats entre un principe républicain, qui préfère mettre en avant le mot « laïcité », et exige de laisser la religion au vestiaire en entrant dans l’espace public, ce qui est quand même un peu le genre de la laïcité à la française, et un principe démocratique, qui préfère mettre en avant le mot « sécularisation », et exige de laisser faire le jeu des processus socioculturels de privatisation, de subjectivisation et de pluralisation des croyances, ce qui est davantage le processus anglo-saxon. On ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable laïcité institutionnelle, qui protège équitablement les droits civils, et notamment ceux des minorités contre la majorité, sans accepter le libéralisme d’un minimum de sécularisation démocratique, et sans cesser de faire de la confession majoritaire une sorte d’appareil idéologique d’Etat. Faute de quoi cet appareil peut échapper à l’Etat, car on ne peut jamais entièrement instrumentaliser sans risque la religion. Dans le cas des USA, on observe un peu l’inverse : le droit de conversion est très établi, tellement même qu’on a le sentiment que c’est une société de grande permissivité religieuse. Mais la tolérance n’est pas tout, et l’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable sécularisation si on n’établit pas les cadres d’une séparation laïque qui empêche la surenchère religieuse de trop peser sur l’esprit des lois.
Mais au travers de toutes ces actualités plus ou moins intempestives, il ne faudrait pas oublier la vieille question de Bayle, qui est aussi celle de Calvin, de Hobbes, de Milton, de Rousseau. Quand le Dieu volonté l’emporte sur le Dieu intelligence, et le Dieu biblique sur le Dieu de la raison, le démantèlement d’un certain Logos laisse la place à une forme de sujet, mais aussi d’Etat, et de Dieu, qui semblent capricieux, incertains dans leur façon d’être souverains. Et du même mouvement tout risque de retourner à l’informe, à la guerre perpétuelle, à l’obscurité. Comment alors reconstruire une morale, une politique, une ecclésiologie, dans une telle situation qui est celle de l’Europe de l’époque. Il faut renoncer à trancher sur le fond, ou à croire que la fin justifie les moyens, et trouver un modus vivendi dans le désordre même. C’était leur question. Et cela reste encore un bon programme.
Olivier Abel
Notes :
[1] Pierre Bayle, Commentaire Philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, Contrains-les d’entrer, in Œuvres Diverses, Tome 2 (La Haye-Trévoux : seconde édition 1737). Les références à des pages données sans davantage de précision renvoient à cette édition, et la lettre désigne la colonne, a ou b. On donnera parfois les références dans l’édition de J.M.Gros intitulée De la tolérance (Paris : Presses Pocket, 1992).
[2] Cf. Nietzsche : « qu’est‑ce qui a donc remporté victoire sur le Dieu chrétien ? La réponse se trouve dans mon Gai savoir : C’est la moralité chrétienne elle‑même, la notion de véracité comprise avec une rigueur croissante » (La généalogie de la morale, avant dernier alinéa de la 3ème dissertation « sur l’idéal ascétique »).
[3] Dictionnaire Historique et Critique (Hildesheim-New York : Georg Olms Verlag, 1982, tome 2), 1211 (dans la « Dissertation sur le Projet d’un Dictionnaire Critique »).
[4] Voir E.Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme (La Haye : M.Nihoff, 1964), 569.
[5] J’emprunte cet éloge de la docilité à Emerson (« quiconque est plus docile que moi m gouverne, sans même lever le petit doigt », in Confiance en soi (Paris : Rivages-poche, 2000), 109, et à Pasolini : « Les personnes les plus adorables sont celles qui ne savent pas qu’elles ont des droits. Sont adorables également les personnes qui, tout en sachant qu’elles ont des droits, ne les revendiquent pas ou y renoncent tout simplement » Lettres luthériennes, Petit traité pédagogique (Paris : Seuil-Points, 2000), 222.
[6] Pierre Bayle, Commentaire philosophique, 563. C’est aussi l’idée que l’orthodoxie n’a jamais été une garantie de vie paisible et honnête, et qu’il faut séparer les registres de la conscience théorique et ceux de la conscience pratique, thème que l’on retrouve chez Rousseau et Kant.
[7] Hubert Bost, Pierre Bayle, 306.
[8] « Tout ce qui est fait contre le dictamen de la conscience est un péché » (Commentaire philosophique, 422-b).
[9] Cf. 129 de l’édition des Presses pocket (De la tolérance) et voir aussi 144 et 151-154.
[10] Cette remarque magistrale provient de la Critique générale de l’histoire au Calvinisme du Maimbourg, et a été relevée par Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme, 571.
[11] On peut se demander si ce n’est pas une allusion aux propos de Jésus (Luc 14 : 26, Mt 10 : 34-37). Ou à l’idée johannique que la vérité libère (Jean 8 : 32).
[12] Il est précieux de noter ce point, à une époque où l’on voudrait enfermer la religion dans un espace privé auquel la famille même pourrait être soustraite. Car c’est justement la liberté que Louis XIV laissait aux protestants, après la Révocation : ils peuvent garder leur foi en leur for intérieur, ou la cacher dans les maisons, mais on les obligera quand même à envoyer leurs enfants à leurs frais dans les collèges et couvents catholiques.
[13] Cf Kant, Qu’est‑ce que s’orienter dans la pensée ? (Paris : Vrin, 1959), 86.
[14] On se demande parfois si la laïcité jacobine à la française n’est pas un compromis fragile et étouffant du même genre, utile pour une période de transition. En même temps il est souvent bon que le transitoire puisse durer très longtemps, car il propose parfois les formules les plus stables.
[15] Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme, 545 sq.
[16] Suite de la Critique générale, cité in Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme, 478. Voir également l’ensemble de ce chapitre consacré à la théorie absolutiste du pouvoir royal.
[17] L’unanimité des sujets elle-même ne saurait légitimer cette prétention, car « jamais les hommes qui ont consenti à déposer leur liberté entre les mains d’un Souverain n’ont prétendu lui donner de droit sur leur conscience : ce serait une contradiction dans les termes » (Commentaire philosophique 184 b).
[18] « On peut être assuré que si les Chrétiens d’Occident avaient dominé l’Asie à la place des Sarrasins et des Turcs, il n’y resterait aujourd’hui aucune trace de l’Eglise Grecque » Dictionnaire, article Mahomet, rem.AA.
[19] Hubert Bost nous apprend que c’est chez Furly que Bayle rencontra Locke, réfugié chez son ami en 1687-1688, et Shafetesbury (Pierre Bayle, 176). On imagine qu’il s’agissait de milieux méfiants vis à vis du mouvement orangiste, et plus républicains probablement, comme l’était Paets, l’ami et protecteur de Bayle.