Je voudrais commencer par prendre un instant la défense des persécuteurs de l’époque de Bayle, ces autorités publiques qui avaient justement en vue les intérêts de la société dans son ensemble, et pour lesquels la revendication d’une liberté de conscience devait paraître une bien grande arrogance, une forme de folie, et aussi une menace d’anarchie, de sédition et de subversion de l’ordre public. Toute proportion gardée, les « terroristes » d’aujourd’hui sont un peu de tels « fous » de Dieu, qui menacent à la fois la santé subjective (qu’est ce qu’une conscience pour ne se soumettre qu’à Dieu ?) et l’ordre civil.
Si l’on ne comprend pas cela, on ne comprend pas pourquoi Luther et Calvin n’ont eu de cesse que de recomposer et réinstituer un ordre sociétal dont la décomposition pouvait s’avérer si dangereuse, séditieuse et suicidaire. Et si l’on ne comprend pas cela, on ne comprend pas non plus l’énormité du travail argumentatif de Bayle, qui rejoint, mais à partir de prémisses calvinistes différentes, certaines des positions plus individualistes et persécutées, soutenues par la Réforme radicale, celle des anabaptistes, des quakers.
Aujourd’hui que le libéralisme individualiste l’a emporté sur le point de vue plus sociétal, hiérarchique, « persécuteur » ou holiste de jadis, nous ne mesurons plus les obstacles non seulement politiques mais aussi psychologiques qu’il a fallu franchir. Bayle est un de ceux qui ont su se tailler un tel passage, un passage assez plausible. Suivons le sur les deux versants du problème de la liberté de conscience, le versant de la sécularisation politique et le versant de la formation du sujet moderne. Et nous verrons combien ses réflexions sont pleines de notations encore contemporaines, ou qui nous devancent comme des promesses non encore tenues.
Une question politique
Pourquoi la liberté de conscience est-elle un problème politique, pourquoi suppose-t-elle une réflexion sur le régime politique qui pourrait lui être compatible ? On pourrait imaginer, et il a existé longtemps, une sorte de liberté purement intérieure, tellement privée que nul ne saurait avoir quoi que ce soit à redire à celui qui cache si bien son jeu que l’on ne s’aperçoit jamais des libertés d’opinion qu’il a pu prendre ; et Bayle pourrait bien s’en contenter. Mais non, car une liberté aussi retirée du monde est pour lui un leurre et une démission. C’est que, comme le notait Kant[1], il n’y a pas de liberté de penser sans liberté de partager ses pensées, de les communiquer avec ceux qui veulent bien les partager — qui veulent bien, sinon approuver vos opinions, du moins vous approuver de penser. Il est précieux de noter ce point, à une époque anti-religieuse (c’est à dire religieuse) où l’on voudrait enfermer la religion dans un espace privé auquel la famille même pourrait être soustraite[2] . C’est la ligne de défense que Bayle adopte, au chapitre 6 de la première partie de son Commentaire philosophique sur la réfutation du sens littéral du « contrains les d’entrer », en pointant la contradiction de ceux qui sont partisans des immunités de la conscience et qui estiment cependant que l’on peut interdire de faire profession publique de certaines opinions (383-b)[3].
Ce problème de la liberté d’opinion rejoint une question pratique : qu’est ce qu’un droit qui ne se matérialise ou ne s’appuie sur aucun pouvoir ? Le pouvoir de prendre sa plume et de communiquer sa pensée est essentiel au droit de la conscience, et sans cette possibilité effective il ne saurait y avoir de « république des lettres », pour reprendre le nom de la revue que Bayle lança en 1684.. C’est ainsi qu’une société civile se forme, qui suppose un minimum de liberté de culte, de liberté d’association, de liberté d’opinion. Or cette question est grosse d’une terrible crise, qui peut jeter à bas le frêle et trop étroit compromis historique du « cujus regio ejus religio » sur lequel les guerres de religion s’étaient arrêtées[4]. Elle porte dans ses flancs le divorce de l’Eglise et de l’Etat, qui doivent renoncer à leur mutuel monopole pour effectuer leur mutuelle séparation, leur conversion pluraliste. Mais le divorce seul permet d’éviter une crise de légitimité plus terrible encore, car si la contrainte est justifiée en matière de conversion religieuse, pourquoi ne pas l’appliquer aussitôt aux Rois (378‑a), et qu’est ce qui empêche la guerre civile généralisée ?
Pour arrêter cette crise, c’est à dire lui donner sa place et sa limite, Bayle est amené à distinguer très catégoriquement les opinions et les actions, les mouvements internes de la conscience et les comportements extérieurs, pour ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à tous. Seules des actions qui seraient préjudiciables à la sécurité et à la tranquillité publiques peuvent être sanctionnées par le pouvoir politique et judiciaire, mais il en faut beaucoup pour que des opinions puissent attenter à l’ordre public. Le pouvoir politique a mandat sur ce dernier et donc sur la civilité des comportements, mais non sur les croyances et les opinions, et des règles extérieures suffisent. La Puissance publique n’a pas le même droit sur les opinions que sur les actions (451‑a) : l’opinion est une affaire privée ; tant qu’on ne la manifeste pas par des processions pompeuses et des vacarmes qui ne sont pas essentiels à la liberté de pensée, les Autorités n’ont rien à dire (414-a). Pour que les opinions puissent se déployer publiquement en toute sérénité, il suffit donc d’avoir la permission de s’assembler et de raisonner ou de contester « modestement » : telle est l’éthique de la discussion publique soutenue par Bayle[5]. Il comprend très bien qu’une confession soit véhémente et chasse de son sein ceux qui ne partagent pas les points qui lui paraissent indiscutables. Mais cette intolérance religieuse quant aux opinions ne doit pas devenir une intolérance civile, tant que les actes ne menacent pas réellement l’ordre public, ou tant que la pompe entourant les opinions ne devient pas une pression, une manière d’impressionner les consciences (414-a). On voit le caractère extrêmement subtil de sa pragmatique du droit d’opinion.
Pour qu’une loi soit juste «il faut que celui qui la fait ait l’autorité de la faire et qu’il ne passe pas son pouvoir » (384) ; or Dieu est le seul souverain des consciences, et il y a donc un défaut essentiel de puissance dans les Souverains pour faire des lois en matière de religion[6]. Cela ne signifie pas que toute contrainte soit illégitime : on vient de le dire, il y a un ordre public nécessaire (431‑b) et les Autorités ont mandat d’empêcher les violences (416‑b). Mais les prérogatives de l’Etat sont seulement restrictives, contre les crimes, et ne s’étendent pas positivement sur la possibilité pour le Prince de fixer la confession obligatoire pour ses sujets ou les modalités légitimes du culte. Tout ce qu’il peut c’est ne pas tolérer un parti qui se montre, chaque fois qu’il en a le pouvoir, prêt à violenter la conscience des autres (413-a).
On comprend ainsi le caractère central, chez Bayle, de la distinction entre la tolérance civile et la tolérance ecclésiastique. Pour établir la première, Bayle renonce à la dernière, qui par son angélisme et son désir de réconciliation manque la distinction essentielle des plans : quand on veut aller trop loin dans la tolérance et la permutation générale, on retombe bien bas. Il s’agit bien de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Nous sommes ici, sinon aux sources de la laïcité, du moins à l’une de ses sources, et on voit combien le rapport à nos notions de laïcité ou de sécularisation est complexe et délicat.
Parlant de l’unification religieuse il écrit : « comme c’est une chose plus à souhaiter qu’à espérer (attendre), comme la diversité d’opinions semble être un apanage inséparable de l’homme (…) il faut réduire ce mal au plus petit désordre qu’il sera possible; et c’est sans doute de se tolérer les uns les autres » (418-b). Or la tolérance existe, il suffit de considérer l’Empire Ottoman (420)[7]; et elle n’est pas seulement un moindre mal, pour Bayle qui estime qu’un empire pluri‑national, pluri‑linguistique, etc, manifeste que cette multiplicité même « marquerait plus de grandeur » (418‑b). L’argument est ici politique : c’est à cause de l’intolérance que les partis s’affrontent ; s’il y avait tolérance il y aurait une honnête émulation aux bonnes mœurs et à la science, et ce serait la cause d’une infinité de biens. Bayle compare la tolérance au concert de plusieurs instruments, et à la concorde de sentiments opposés (415‑b). Cet éloge correspond bien au pluralisme introduit par la sécularisation qui s’amorçait de la société hollandaise. Mais Bayle ne cherche pas à faire le pionnier d’une nouvelle forme d’institution politique : il cherche plutôt la protection pluraliste des vieilles formes impériales usées contre le neuf État-Nation qui est en train de s’imposer.
Dans l’esprit de Bayle, le politique toutefois suppose l’unité de cette diversité. Cette unité correspond à l’institution même des Autorités, qui (si elles n’ont pas de pouvoir sur les consciences) ont pour mandat d’établir la paix publique et d’empêcher les violences (416–b et 431–b). C’est ici qu’intervient l’argument monarchique : à cause des désordres possibles du fait qu’une majorité religieuse déteste une minorité, il faut un gouvernement fort, capable de résister à l’opinion publique et à la flatterie (419-a), capable résister au nombre des suffrages, ou à la véhémence des autorités religieuses. Ce plaidoyer pour un pouvoir central montre bien que le problème de Bayle est la quadrature du cercle, la cohérence du pluralisme, son institution durable.
Puis-je rappeler une image dont je me suis souvent servie, et qui m’est venue à la lecture de Bayle, même si elle ne figure pas dans son texte ? Pour lui, le principe d’unité politique ne doit plus être fondé sur le pilier d’une religion officielle. Ce qui fait la solidité de la tolérance, c’est précisément la force des diverses convictions religieuses : c’est le fait qu’elles s’opposent entre elles qui forme la solide et unique voûte de l’obligation à la tolérance civile. Les confessions religieuses (au sens large) renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique d’être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Et ce qui fait la solidité du pluralisme, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte, le poids, la force, la pression conjointe exercée par la pluralité des témoignages, des confessions, autour d’un vide central auquel tous ont renoncé, et organisant le cercle d’une communauté d’équidistance.
On mesure ici la force d’une dimension méconnue du génie de Bayle, son génie politique : et s’il fallait établir la syntaxe des règles du politique selon lui, on voit que la liberté de conscience viendrait avant l’obligation d’ordre public. Ou plutôt qu’elle lui est concomitante et coextensive. Il faut à la fois conforter de l’intérieur le caractère raisonnable d’une institution qui organise le pluralisme sans empiéter sur les sphères qui ont leurs propres raisons d’être, et laisser la possibilité de résister en conscience à toute prétention d’un tel ordre à faire le salut, le bonheur ou la vérité de ses sujets malgré eux. Cette résistance suppose la liberté de protester publiquement de son sentiment, et la liberté de partir, de sortir, d’aller recommencer ailleurs,
Une question subjective
C’est par là que nous abordons le second versant de cette réflexion, sur le sujet capable de soutenir cette double allégeance sans confusion, au Roi et à Dieu. La première figure qu’il nous faut pointer est celle de la conscience errante. Bayle n’a de cesse d’établir les droits de la conscience errante. C’est que lui-même avait été converti à 21 ans par les Jésuites de Toulouse, et c’est avec la même sincérité qu’il était revenu au protestantisme 18 mois plus tard. Obligé de fuir, réfugié à Genève puis à Rotterdam, il lui restera une doute, ou plutôt l’idée qu’il peut y avoir une sincérité dans l’erreur, et que c’est sur cette sincérité même qu’il faut fonder le droit de débattre. Pierre Bayle jette ainsi le type idéal du Réfugié, de l’exilé, à la fois doutant et confiant, et s’il est citoyen du monde, cela a une toute autre signification que pour un Érasme ou un Voltaire, qui toujours se sont débrouillés pour avoir de bonnes relations avec tous et être bien reçus partout. Les droits de la conscience errante sont plus des droits de l’âme et de l’exilé que des droits de l’homme et du citoyen !
Mais la conscience errante est aussi la conscience qui erre, qui se trouve dans l’erreur. Dans le Commentaire philosophique sur le « Contrains-les d’entrer » dont nous avons parlé (paru en 1686 après la mort de son frère Jacob dans les prisons de Louis XIV) il développe cette réflexion qu’il faut mettre méthodiquement à la clé, que toute vérité est une vérité putative, une vérité de croyance : « Un homme peut bien croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut pas le savoir de science certaine ». Et encore « tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité » (522-a et 422-b). On voit cela à l’extraordinaire grammaire des points de vue dont son Dictionnaire est véritablement l’installation —au sens muséographique du terme, car la forme labyrinthique du Dictionnaire en fait une installation portative, un musée virtuel, une arche de Noé des mémoires, des véracités et des tromperies du passé. Je dis grammaire des points de vue, car chaque « secte », comme il dit, est orthodoxe à ses propres yeux et pointe l’hétérodoxie de sa voisine, et Bayle épouse successivement tous les points de vue[8].
Ce faisant, il me semble que Bayle soumet le thème de la « conscience » à une ascèse éthique et spirituelle. Dans la Remarque B de l’article Pyrrhon, l’un des deux abbés qu’il fait discuter va jusqu’à mettre en cause l’identité des interlocuteurs au nom même de le conservation des créatures par une création continuelle: « Qui vous a dit que ce matin Dieu n’a pas laissé retomber dans le néant l’âme qu’il avait continué de créer jusques alors, depuis le premier moment de votre vie? Qui vous a dit qu’il n’a pas créé une autre âme modifiée comme était la vôtre? Cette nouvelle âme est celle que vous avez présentement ». Lorsqu’il écrit cela, l’argument est pyrrhonien dans son usage éristique, mais ce qui l’anime c’est ce doute de compassion, par lequel soudain l’on fait moins de différence entre soi–même et un autre, qu’entre soi et soi à un autre moment de sa vie. Le thème de la conscience errante est celui de la conscience de soi-même comme un autre, pour un autre. C’est une variation sur la maxime du « cogitas ergo es » — dont Elisabeth Labrousse disait qu’elle figurait en marge d’un cours de Bayle à Sedan.
La conscience chez Bayle n’est pas un thème de la fière émancipation, de la revendication des droits dont on prend conscience. Bayle préfère probablement ceux qui ne revendiquent même pas ce à quoi ils ont droit, car ce sont eux qui sont adorables, leur docilité est souveraine. Sa protestation véhémente s’élève contre ceux qui leur dénient ce droit, et ôtent ainsi toute valeur à leur docilité, à leur renoncement à discuter. C’est d’ailleurs aussi que l’on ne peut pas tout considérer avant de choisir en pleine conscience (441-b), et que l’éducation et l’enfance font qu’à quinze ans on a déjà pris mille habitudes, ces plis de nos corps qui font aussi nos manières de penser, de parler, de croire ou de douter[9]. La liberté de conscience est un thème de l’humilité parce qu’on est tous dans les ténèbres. La tolérance n’est pas une condescendance parce qu’on serait dans les Lumières, au dessus des conflits, mais l’aveu que nous sommes tous dans le clair obscur, sans espoir d’en sortir définitivement.
En préambule cependant je parlais d’une conscience folle, d’une conscience affolée. Il y a un vertige de l’aliénation, car qu’est ce qui me garantit que ma conscience est bien mienne ? L’émancipation absolue n’existe pas, et il y a des choses qu’on ne choisit pas. Et cependant il faut choisir, il faut avoir confiance dans sa propre voix, dans ce sentiment intime de conviction sincère que Bayle appelle la conscience, et qui est affectée d’une confiance aussi vertigineuse que son doute, d’une profonde certitude au milieu de l’incertitude. Mais c’est justement parce qu’ « on ne croit pas ce qu’on veut ». Observation de fine psychologie, mais aussi décision théologique qui s’appelle « prédestination ». Car la prédestination laisse en chacun une « réserve » sur laquelle personne ne peut mettre la main. L’obligation de croire est absurde, car commander à la main de signer n’est pas commander à la conscience d’affirmer : les sujets « sueraient plutôt au milieu des neiges, ils tireraient plutôt de leur chair et de leurs os du vin et de l’huile que de leur âme telle ou telle affirmation » (385-b). Car il ne dépend pas de nous que telle ou telle affirmation nous paraisse vraie. L’obligation d’acquiescer à une croyance est plus absurde encore que punir les sujets qui n’auraient pas les yeux bleus ou n’aimeraient pas telle sauce (375-a); elle est plus ridicule encore, écrit–il, que si le pape Adrien VI avait prétendu obliger ses Etats à avoir du goût pour le merlan (384-a).
Si la conscience est ce point en moi qui est devant Dieu, qui ne dépend d’aucun prêtre, d’aucun roi, et qui ne dépend même pas d’elle même mais de Dieu seul, et qui lui appartient, se révolter contre la conscience qu’implique l’obligation de croire imposée par un pouvoir politico-religieux est bien se révolter contre Dieu[10]. La conscience est « ce qui reste de bon dans notre nature depuis le péché d’Adam, savoir une détermination invincible et insecouable vers la vérité » (507‑b). « Les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu même » (379‑b[11]). La prédestination est une des prémisses de l’argumentation pour la tolérance ! C’est la rigueur de cette doctrine, par laquelle Calvin interdit d’aller se jeter follement dans le labyrinthe du jugement de Dieu, demande qu’on se vide de tout souci de soi et qu’on s’abandonne en toute confiance, qui a jeté un voile d’ignorance protecteur des droits de la conscience.
Dieu est seul garant de la véracité de la conscience (un peu comme chez Descartes, et sûrement déjà comme chez Calvin qui commence ainsi son Institution). Mais « Dieu n’a pas imprimé aux vérités qu’il nous révèle une marque ou un signe auquel on les puisse sûrement discerner » (437-a). D’où la subjectivisation qu’engendre le jeu de la conscience dans son incertaine certitude, dans son acquiescement intime et modeste. « Comme les droits de la vérité ne se peuvent exercer que sur des individus, ainsi la vérité ne peut agir si elle ne devient particulière et, pour ainsi dire, individuelle. Quelle est donc la vérité qui oblige l’homme ? C’est celle qui s’applique à Jean et Jacques… »[12]. Bayle universalise le caractère sacré de la conscience, moins comme un Sujet-roi maître et propriétaire de soi, et bardé de droits, que comme ce qui en chacun de nous nous échappe et nous conduit là où nous ne voudrions pas. Elisabeth Labrousse citait Bayle : « C’est aux Sujets à demander la liberté de conscience à leur Souverain » (Dictionnaire, article Semblançai, rem.C), et commentait : « nous sommes bien loin ici du langage des droits de l’individu »[13]. Le sujet que présuppose les droits de la conscience selon Bayle doit être assez souple, assez solide pour pouvoir passer par le chas de toutes ces aiguilles.
Pour conclure je voudrais redire, au confluent historique d’une réflexion politique sur la tolérance et d’une réflexion subjective sur la conscience, que si l’on pousse l’étude des doctrines les plus bizarres, de petites sectes hérétiques éteintes depuis longtemps, on s’aperçoit que leurs propositions décrivent un état de choses possibles, un monde possible. Chacune d’elle désigne non pas une liste d’énoncés formels qu’on pourrait changer comme on change de chemise, mais une forme de vie possible; et une forme de vie qui a été vécue. Bayle ne dénonce pas la croyance comme telle; il sait que la croyance est au reste, le sable des propositions de mondes possibles, quelque chose comme le ciment qui permet que tout prenne, que le monde possible se solidifie en monde réel[14]. La croyance rend le monde habitable. Ce que Bayle dénonce c’est l’exclusion réciproque des croyances et par là des formes de vie possibles, alors que c’est leur respect mutuel qui leur donne leur vraie épaisseur, leur réalité ; ce que Bayle dénonce, c’est la prétention d’une croyance humaine à être la seule véritable et à ramener toutes les autres à elles.
Ainsi le doute et la ferveur de la conscience vont ensemble et on ne peut pas les séparer. Il faut jeter le sceptique contre l’intolérance parce que le hasard des naissances et des points de vue montre leur relativité. Mais dans le même temps, face au relativisme qui emporte la dévaluation de tous les discours, il faut jeter le tragique d’un discours qui fait tellement un avec moi que je ne peux en changer comme de chemise, et la ferveur d’une sincérité qui n’a pas d’autre point d’appui. C’est comme si Bayle avait fait des religions de prodigieuses machines à installer des doutes durables et confiants, à multiplier des occasions de douter, de nos visions du monde, de la vie, de nous-mêmes, de nos systèmes politiques. Et si les religions avaient pour fonction, contrairement à ce que nous croyons facilement, d’augmenter la dose d’incertitude et de doute supportable collectivement ? Bayle a donné ses lettres de noblesse non plus seulement au doute savant, mais au doute ordinaire, au doute du charbonnier.
Olivier Abel
Publié dans Pierre Bayle et les droits de la conscience,
Actes du XIXème colloque Musées protestants,
brochure SHPF, Paris : 2005, pp.38-42.
Notes :
[2] Voir les termes des propositions de loi anti-sectes qui fleurissent un peu partout, et ceux des débats politiques comme en France à propos du voile.
[3] Le Commentaire Philosophique sur ces paroles de Jésus–Christ, Contrains–les d’entrer sera cité ici dans la seconde édition des Oeuvres Diverses, Tome 2, La Haye (Trévoux): 1737 (la lettre désigne la colonne, a ou b). Je donnerai aussi le chapitre pour que l’on puisse se repérer dans l’édition de J.M.Gros intitulée De la tolérance, Paris : Presses Pcket, 1992.
[4] On se demande parfois si la laïcité jacobine à la française n’est pas un compromis fragile et étouffant du même genre, utile pour une période de transition. En même temps il est souvent bon que le transitoire puisse durer très longtemps, car il propose parfois les formules les plus stables.
[5] Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme, La Haye : M.Nihoff, 1964, p.545 sq.
[6] L’unanimité des sujets elle‑même ne saurait légitimer cette prétention, car « jamais les hommes qui ont consenti à déposer leur liberté entre les mains d’un Souverain n’ont prétendu lui donner de droit sur leur conscience : ce serait une contradiction dans les termes » (184 b).
[7] « On peut être assuré que si les Chrétiens d’Occident avaient dominé l’Asie à la place des Sarrasins et des Turcs, il n’y resterait aujourd’hui aucune trace de l’Eglise Grecque » Dictionnaire, article Mahomet, rem.AA.
[8] Voir E.Labrousse, op.cit. p.569.
[9] Ibid. p.563. C’est aussi l’idée que l’orthodoxie n’a jamais été une garantie de vie douce et honnête, et qu’il faut séparer les registres de la conscience théorique et de la conscience pratique, thème que l’on retrouve chez Rousseau et Kant.
[10] « Tout ce qui est fait contre le dictamen de la conscience est un péché » (422‑b).
[11] p.129 de l’édition des Presses pocket et voir aussi p.144 et pp.151-154.
[12] Cette remarque magistrale provient de la Critique générale de l’histoire au Calvinisme du Maimbourg, et a été relevée par E. Labrousse (op. cit. p. 571).
[13] Op.cit.p.551 note.
[14] Wittgenstein est proche de cette idée que la croyance religieuse n’énonce pas exactement une possibilité (comme les propositions du genre « je crois que… ») mais quelque chose comme la référence d’une forme de vie totale, son fondement.