Le protestantisme comme éclat de rire, voilà d’abord le sujet. Quelque chose a ruiné à jamais, dans l’esprit des protestants français (différents en ce sens d’autres protestantismes plus majoritaires, dans l’Europe nordique ou les pays anglo–saxons), le sentiment d’appartenance sacrée et exclusive à une religion qui aurait le monopole du vrai, du bien et du juste : ce fut d’entendre le catholicisme dire qu’il était la seule vraie et bonne religion.
Sous cet argument, les protestants furent chassés du pays, exilés, minorisés. Et quand ils voulurent l’employer à leur tour, cela leur parut si ridicule qu’ils n’y arrivèrent plus. Comme « n’importe qui » pouvait en dire autant, il leur fallut accepter d’avoir le point de vue de n’importe qui. Comme disait l’autre en parlant des dieux, les religions sont mortes : oui, elles sont mortes de rire en entendant l’une d’elle dire qu’elle était la seule.
Le ridicule ou le scandale tient d’abord pour nous à ce curieux usage de la religion ou du sacré, qui consiste à en faire une fonction d’identité. Comme si Dieu était obligé de se mêler de nos petites histoires d’identification, individuelles et collectives ! Comme s’il fallait que notre « nom », notre langue ou notre nomination, soit la seule bonne !
Mais le scandale, c’est aussi lorsque le refus orgueilleux de tout horizon d’appartenance ou d’enracinement conduit à ce que le religieux s’échange comme au supermarché. Là, chacun fait son petit choix entre différents « produits », son petit syncrétisme personnel, dont il change éventuellement comme de chemise ! Cela nous paraît non moins dérisoire.
Le scandale, enfin, c’est lorsqu’on ne demande à la religion que de sacraliser une morale, dont l’élaboration hiérarchique ou démocratique est toujours le fait des hommes, et dont ceux–ci restent de part en part responsables. Dire « cette morale est divine », c’est là encore pour nous un énoncé ridicule (mais parfois meurtrier).
Le rire protestant est certes une profanation de ces trois formes de sacré. Mais c’est un rire de protestation, d’indignation. À partir de chacune de ces protestations successivement, je voudrais montrer comment le protestantisme développe un rapport très singulier au sacré. Et comment il a pu se trouver à ce point compromis avec la démocratie, à laquelle pourtant il est irréductible.
Le protestantisme est un pluralisme. Dans le tissu des identités qui forment la société française, le protestantisme a dû inventer une identité plurielle, à géométrie variable. Comme les catholiques, les protestants sont issus du christianisme. Mais comme les juifs et les musulmans, ils sont une minorité religieuse. Enfin, ils se sont battus au premier rang pour construire la laïcité républicaine. C’est pourquoi ils partagent un peu tous les points de vue.
En outre, à l’échelle européenne, les protestants français sont dans une situation particulière, parce qu’ils appartiennent en même temps à l’Europe latine du Sud et à l’Europe protestante du Nord. D’où le sentiment aigu chez eux que l’identité est toujours déjà un mélange.
Cela pose un problème d’écologie : c’est que l’espèce protestante a tendance à préférer l’exogamie à l’endogamie, et qu’elle n’a aucune réticence à pratiquer des mariages mixtes. D’autant plus que le sentiment chez eux est très répandu, que l’on peut rester protestant, même de conviction, même pratiquant (lecture biblique, style d’engagement, conscience historique), sans appartenir à aucune église.
Or le passage à l’exogamie, pour une tradition, coïncide avec l’acceptation de sa mortalité. Pour cette raison, et pour bien d’autres, les protestants savent qu’ils disparaîtront un jour. C’est pour nous une marque de l’esprit catholique et de sa naïveté, mais celle aussi d’un certain Judaïsme et d’un certain Islam, que de croire en la pérennité d’une tradition, d’une culture ou d’une institution ; un des effets de cette croyance, parfois émouvant et parfois terrifiant, réside dans l’obsession de la fécondité, de la progéniture.
Pour autant, le pluralisme est pour nous indissociable de la véhémence de la protestation, ou de l’attestation. Car ce qui fait la solidité de la laïcité est comme ce qui fait la solidité d’une voûte : le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité des témoignages et des confessions (à partir du moment où elles ont renoncé ensemble et simultanément à la prétention hégémonique d’être, chacune, l’unique pilier de la société). Si les attestations étaient sans force, sans véhémence, sans sincérité, la voûte de la société laïque ne tiendrait pas.
Cette force d’attestation suppose que les protestants ont encore quelque chose à dire. Or c’est probablement le cas : d’abord sur le mode de la critique, mais aussi sur le mode de l’affirmation.
Le protestantisme est un espace critique. Pour un protestant, la crise du sacré n’est pas un scandale mais l’objet de sa pratique quotidienne. Rompre avec la magie sacerdotale des gestes, des verbes et des images, rompre avec la sacralité du cosmos, du sol et des astres, rompre avec la divinisation de la Vie comme avec la fétichisation de nos propres Objets et techniques, rompre avec la sacralité du monarque, ou du Sujet–roi, ou du Sens d’une histoire qui raconterait le salut : ce geste de rupture, par lequel le protestantisme remet tout à équidistance de Dieu, organise un espace critique.
Avec Max WEBER, on peut alors parler d’un désenchantement du monde ; mais le monde ainsi désenchanté, c’est le monde que les protestants perçoivent comme celui de toutes les servitudes, et d’abord de la servitude à soi. Et c’est peut–être en brisant ce monde asservi à la superstition et à la cupidité, aux passions du pouvoir, que l’on rend possible l’enfantement d’un autre monde. C’est ce que je voudrais montrer dans les lignes suivantes.
Le geste protestant est celui du retour aux Ecritures, qui déchire les voiles ajoutés, commentaires sur commentaires, pour interdire la lecture aux simples fidèles. Il s’agit de trouver le noyau vif de la Parole de Dieu. C’est pourquoi la critique historique ou littéraire, de la Bible et des traditions, a été si aisément conduite dans le protestantisme.
Non pas que la critique supprime toute tradition : c’est au contraire au nom du retour au noyau de la tradition que la critique opère. En ce sens, l’équation de l’espace protestant est celle d’un rapport paradoxal entre le sens aigu d’une appartenance à une tradition, et le sens extrême de l’exigence critique.
Or cette équation tradition/critique est celle même d’une subjectivité de lecteur, oscillant toujours entre l’appartenance et la distance au monde du texte (c’est pourquoi les protestants sont à ce point silencieux, plongés dans leur Livre!) Nous avons ainsi : au centre, le Livre, la Question, Dieu ; en cercle autour, une communauté sans hiérarchie, sans intermédiaire. Cet interminable entretien avec l’absence ouvre l’espace du débat (espace d’équidistance), au moment même où il dévoile la fragilité des paroles humaines.
Le protestantisme est un art éthique. Ce que je vais dire maintenant est à la limite du paradoxe : même si, dans son combat contre le paganisme de la Renaissance, il est apparu à certains comme une « Contre–Renaissance », le protestantisme n’est pas un christianisme. Son message fondamental supprime à ce point tous les intermédiaires avec Dieu, et universalise à ce point l’élection divine, qu’il ruine la possibilité d’une religion chrétienne.
Pas davantage le protestantisme n’est un humanisme, même si dans son combat contre le catholicisme féodal il est apparu comme une « renaissance évangélique ». Car le principe protestant dénonce toutes les justifications que l’humanité donne à son entreprise de puissance. L’absence ne se conquiert pas, et le Royaume de Dieu est offert aux petits enfants.
Le protestantisme est plutôt un art, une interprétation poétique des traditions. Car lorsqu’on conduit la critique jusqu’au bout, il arrive que le noyau même de la tradition disparaisse ! C’est pourquoi, du fond de la critique et de l’absence, et fort de la fragilité même des paroles, le protestant revient avec un sentiment poétique des textes. Son espace n’est plus seulement celui de la critique, mais celui des mondes possibles ouverts par le texte, enfantés par lui, dans une tension critique/poétique.
Ce faisant, il croit faire ce que Jésus faisait avec la loi ou la tradition hébraïque de son milieu : délivrer, enfanter l’autre monde dont elle est capable. Il y a donc un protestantisme pour lequel le rapport à l’Ancien Testament et à la culture judaïque est essentiel. Mais ce rapport poétique à la tradition peut jouer par rapport à d’autres cultures (ce fut le cas avec la culture grecque, pourquoi pas avec la culture japonaise, ou même avec la démocratie occidentale ?)
Cet art d’interpréter est un art éthique, car ce que l’imagination poétique ouvre, c’est une autre manière de percevoir et d’agir. L’interprétation du texte s’entend comme de l’interprétation théâtrale ou musicale : c’est un acte singulier, personnel, et attaché à la singularité des situations. Ce n’est pas un acte sans règle, car il y a des règles de l’art, et toute interprétation développe ses propres règles. Mais ces règles de son jeu, l' »interprète » en est responsable ; il est responsable de sa manière de « répondre ». On peut suivre une règle même si elle ne tombe pas du ciel.
Ces règles sont donc celles d’un art : elles ne sont pas divines, elles restent provisoires, fragiles, discutables. Elles ne sont que nos manières d’imaginer une Loi dont il n’y a pas d’image.
Le protestantisme se trouve compromis avec la démocratie. Gravement. Il risque même d’y disparaître. D’abord parce que les protestants sont proches du profil moyen de la société moderne, avec laquelle ils tendent à se confondre : la laïcité fut aussi leur combat, et le fonctionnement de leurs églises, depuis l’origine, est extrêmement semblable à celui des démocraties modernes.
Et puis l’histoire s’est chargé de leur apprendre (je parle toujours des protestants français, des « huguenots ») à ne pas trop attirer l’attention sur eux, à ne pas laisser leurs convictions et coutumes empiéter sur l’espace public. Jamais l’éthique personnelle ne saurait prétendre s’ériger en législation pour tous ! Le droit doit en rester à la régulation minimale qui permet aux diverses éthiques de coexister.
C’est même l’un des vices que les protestants ont communiqué aux démocraties : cette aptitude à séparer les registres de la vie, le public et le privé, le juridique et l’éthique, etc. et cette inaptitude à les réassocier, à en faire un corps social. Soit dit en passant, je ne crois pas qu’une « religion », si elle est sérieusement à la hauteur des quelques questions qui sont ses « défis », puisse résoudre les problèmes qu’elle–même soulève. C’est pourquoi une seule religion ne peut pas être la bonne.
Bien d’autres défauts protestants peuvent être relevés, qui se sont transmis aux démocraties : par exemple l’incapacité à « symboliser », à rendre visible et tangible leur propre représentation (si vous entrez dans un vieux temple cévenol aux murs nus, vous vous croirez dans quelque palais de Justice).
On retrouve même, au coeur de l’histoire de la pensée protestante, cette oscillation captieuse entre les Lumières et le Romantisme, entre l’exploration critique et le retour aux sources, qui scande l’histoire de la modernité. Entre le Dieu raisonnable de Leibniz et le Dieu sentimental de Rousseau, aussi bien, n’hésite–t– on pas entre deux hérésies protestantes (c’est un pléonasme)?
Irréductible à la démocratie, toutefois, le protestantisme sait que celle–ci n’est pas tombée du ciel ; lui–même est compromis avec la violence d’une de naissances de la démocratie. Les églises calvinistes, comme organisations de groupes d’individus ayant la même utopie « révolutionnaire », ne sont pas précisément connues pour leur douceur ! C’est que la substitution d’une « éthique du contrat » et de la responsabilité individuelle à l’éthique féodale n’a pu se faire sans une terrible discipline. C’est de cette discipline qu’est né le libéralisme, mais dans le monde qu’ils permirent, on n’avait plus besoin de ces protestants–là, ni de leur rigueur.
Par là, il manque à la démocratie et à la modernité ce qui en fit le nerf à l’origine : ce sens aigü d’une responsabilité individuelle qui n’a rien d’individualiste. Car la conscience, loin d’appartenir aux Monarques ni aux Papes, n’appartient pas même au sujet : elle appartient à Dieu seul. C’est la brutalité de cet argument (il s’appelle la prédestination) qui en a fait la force libératrice. Mais il veut dire, bien loin du petit narcissisme moderne, que la responsabilité n’est pas « devant soi » mais devant les autres et devant Dieu.
Autre lieu de protestation, les médias, question sur laquelle les démocraties jouent leur va–tout. Le règne de la télévision favorise l’extrême personnalisation des autorités. Or il n’y a pas d’image d’un peuple ! Surtout d’un peuple fait d’interprètes singuliers, et qui s’ignore lui–même. Sur quelque problème que ce soit, la « position » protestante serait faite en même temps d’un consensus (sur ce qui n’est pas problème) et d’un dissentiment (sur ce qui fait vraiment question). C’est un mode d’expression qui n’est pas très « médiatique ». Dans les médias on n’a pas le droit de dire en même temps deux choses différentes! C’est trop difficile. Mais alors, si les sujets sont incapables de porter en eux une interrogation qui tienne en respect plusieurs réponses, comment l’espace public sera–t–il possible ?
Ce que le protestantisme enfin ne saurait pardonner à la démocratie, c’est la tentation de plus en plus visible qui lui prend, de se prétendre la religion de l’Occident. Sous cette bannière, toutes les croisades sont effectivement justifiées. Comme si une démocratie qui ne connaît plus les mille racines qui l’attachent à sa propre naissance, à son propre sacré, devenait le régime le plus sacralisé (la Chrétienté même). Que l’on m’entende : ce n’est pas la guerre que je stigmatise dans les évènements récents, et je n’en jugerai pas ici. C’est la justification qui en est donnée, et qui est ridicule.
Est–ce cette sacralisation de la démocratie qui interdit en France tous les débats qui risqueraient de rouvrir les vieilles cicatrices, les vieilles guerres de religions ? Si c’est le cas, on se trompe de démocratie, car la véritable démocratie veut le débat, veut le différend, seul apte à produire de nouveaux espaces (fût–ce à travers de neuves cicatrices).
C’est cet unanimisme français, du jacobinisme au consensualisme d’aujourd’hui, qui montre que nous sommes bien dans un pays catholique. Un athée du catholicisme, en ce sens, devient malheureusement plus catholique que le primat des Gaules, et sans recours cette fois car il n’y a plus de transcendance, plus de texte à interpréter. Ce besoin d’une démocratie paternelle est toujours le désir d’un Père qui donne la Loi, quitte à ce qu’on la transgresse avec délectation. Ou bien quitte à ce que, en l’absence du Père, on flotte en état d’anomie totale.
Française, européenne, ou occidentale, cette démocratie sacrée mérite un éclat de rire. Espérons toutefois que les autres démocraties existantes ou possibles ne mourront pas de rire, en entendant l’une d’elle dire qu’elle est la seule.
Olivier Abel
Publié dans Dieux en société Ed. Autrement (Mutations n°127) Fév.1992.