Levain, sel, lumière, chacune de ces métaphores dit quelque chose de ce que nous sommes appelés à « être comme ». Je voudrais ici pointer trois traits remarquables de ce que me suggère la « lumière du monde ».
Le premier trait de la lumière c’est que rien n’est lumière tout seul, une telle lumière n’éclairerait rien ! Nous sommes lumineux de la lumière que nous avons reçue et donnée, de la lumière mutuelle. Nous sommes lumière parmi d’autres, et nous nous tenons à l’intersection de nombreux cercles de lumière. Le monde n’est constitué que de cet intervalle, et la vie, la société, et l’église par excellence, sont des machines à multiplier les éclairages sur le monde, les espaces mutuels d’apparition. Chaque être qui reçoit la lumière la diffère, et n’apparaît que par cela même. Son apparaître, sa parure, son être tout entier n’est que ce différer, cette manière à chaque fois singulière de recevoir, d’absorber et de renvoyer la lumière. C’est cet éclairage mutuel, parce qu’il nous autorise à nous montrer, à briller, qui nous autorise à nous effacer. C’est ce que nous sommes appelés à être, les uns pour les autres, à chaque rencontre, comme une myriade de chances offertes, jour après jour.
Le second trait de la lumière est d’éclairer, c’est à dire de rendre intelligible, clair et compréhensible, le monde qui nous entoure. Vous êtes lumière du monde, cela veut dire : vous êtes appelés à rendre le monde intelligible. La lumière est ici intelligence, mais une intelligence sensible, une intelligence qui n’est pas là pour nous habituer à tout, mais au contraire pour nous rendre plus réceptifs. Notre principal problème est d’exercer notre regard à mieux voir par temps sombre, à mieux distinguer dans le clair-obscur ce qui indique la vulnérabilité des êtres placés sous la seule protection de notre perception. Comment ne pas nous retirer du monde dans d’impossibles bonheurs solitaires, ou dans la chaude et fraternelle obscurité du malheur même ? Comment redéployer ensemble un monde autrement visible, sensible, intelligible, et agissable ?
Le troisième trait de la lumière que nous sommes appelés à être me semble encore plus propre à l’évangile, même si les deux autres le sont bien autant. C’est que cette lumière est d’avance lucide sur le fait qu’elle n’est pas forcément reçue. C’est ce que l’on trouve dans l’étonnant Prologue de l’Evangile de Jean, où la lumière est venue chez les siens, mais les siens ne l’ont pas reçue. Le monde peut ne pas recevoir la lumière. Il s’agit donc d’une lumière résistible, d’une lumière qui ne force pas. Mais si rien ne reçoit la lumière, elle peut bien briller dans les ténèbres, nul ne le sait, nul ne le saura ni ne l’aura su. Pour que la lumière soit, il faut bien pourtant qu’elle soit reçue. Et la voilà entre nos mains.
Olivier Abel
Paru dans Plaquette pour le Grand Kiff/ EPUF