Lectures de la Bible
- Jérémie 11 , v 18-20
L’Eternel m’en a informé, et je l’ai su; Alors tu m’as fait voir leurs oeuvres. 19 J’étais comme un agneau familier qu’on mène à la boucherie, Et j’ignorais les mauvais desseins qu’ils méditaient contre moi: Détruisons l’arbre avec son fruit! Retranchons-le de la terre des vivants, Et qu’on ne se souvienne plus de son nom! – 20 Mais l’Eternel des armées est un juste juge, Qui sonde les reins et les coeurs. Je verrai ta vengeance s’exercer contre eux, Car c’est à toi que je confie ma cause. - Marc 9, v 30-37
Ils partirent de là, et traversèrent la Galilée. Jésus ne voulait pas qu’on le sache. 31 Car il enseignait ses disciples, et il leur dit: Le Fils de l’homme sera livré entre les mains des hommes; ils le feront mourir, et, trois jours après qu’il aura été mis à mort, il ressuscitera. 32 Mais les disciples ne comprenaient pas cette parole, et ils craignaient de l’interroger. 33 Ils arrivèrent à Capernaüm. Lorsqu’il fut dans la maison, Jésus leur demanda: De quoi discutiez-vous en chemin? 34 Mais ils gardèrent le silence, car en chemin ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. 35 Alors il s’assit, appela les douze, et leur dit: Si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous. 36 Et il prit un petit enfant, le plaça au milieu d’eux, et l’ayant pris dans ses bras, il leur dit: 37 Quiconque reçoit en mon nom un de ces petits enfants me reçoit moi-même; et quiconque me reçoit, reçoit non pas moi, mais celui qui m’a envoyé.
Prédication
Les temps sombres de notre temps nous ont appris une chose que la lecture de Jérémie nous rappelle. C’est qu’il ne faut jamais se montrer trop faible. Il est dangereux de trop se montrer comme des agneaux dociles que l’on mène à l’abattoir. C’est ce que remarquait Simone Weil dans son magnifique texte de 1940 sur « l’Iliade ou le poème de la force ». Elle écrivait : « on est toujours barbare avec les faibles ». Et ce ne sont pas seulement les barbares ou les méchants qui écrasent les faibles, même les civilisés, même les bons peuvent par inadvertance leur marcher dessus s’ils ne résistent pas un peu. Même les civilisés et les bons sont barbares avec les faibles.
Que faire alors ? Il y a deux possibilités, qui ne sont d’ailleurs pas exclusives. La première est de s’en remettre verticalement à un pouvoir supérieur, à un pouvoir protecteur, au pouvoir d’un suzerain, c’est à dire un pouvoir royal. Dans le texte de Jérémie, on a ce genre de traité d’alliance de vassal à suzerain : « toi seigneur tu es un juge loyal, c’est à toi que je confie ma cause ». Cela nous rappelle qu’il y a toujours deux sens à la justice, il y a la justice entre égaux qui doit utiliser la même mesure, ou plutôt une mesure semblable pour les cas semblables, et qui cherche à être juste, réciproque, symétrique. Et puis il y a la justice qui doit protéger le faible, la veuve, l’orphelin, tenir compte de la dissymétrie entre le fort et le faible, entre le grand et le petit : on ne peut pas traiter un petit comme un grand, on ne peut pas le traiter avec une mesure égale, il faut protéger la dissymétrie des devoirs et des droits dans les rapports entre les forts et les faibles, entre les grands et les petits, entre le pouvoir royal et les sujets.
Mais alors un problème se pose : et si le roi ne protégeait plus le faible, et si la justice devenait injuste, légalement injuste. C’est une expérience de tous les temps, et c’est une expérience tellement actuelle ! Alors il y a une deuxième possibilité, c’est celle que propose Simone Weil en fait : c’est de sans cesse redistribuer les forces, non pas les égaliser car on n’arrivera jamais à les égaliser complètement, mais à les redistribuer un minimum. De manière à faire en sorte que personne ne soit trop faible. Dans cette perspective il faut armer les faibles. Il faut donner à chacun un petit couteau pour se défendre, un contre pouvoir tel que le plus fort ne puisses pas se montrer barbare avec lui. Paul Ricœur, écrivait qu’il faut exercer son pouvoir de sorte à ne pas laisser l’autre sans contre pouvoir contre soi. Voilà le cœur de la morale. On peut dire que toute la démocratie moderne à cherché à penser cela, à redistribuer les forces de telle sorte que personne ne soit entièrement sans contre pouvoir.
Mais là aussi, cela suppose quelque chose : c’est qu’il faudrait que tout le monde soit assez fort, assez grand, assez libre, assez capable, assez responsable et finalement cela fait une société ou il faut être fort. Il faut être commensurable, il faut avoir de quoi répondre. Et cela finit par poser un problème dans notre société. Est-on sûr que tout le monde dispose de ce minimum de force ? D’ailleurs qu’est ce que c’est qu’un fort ? Qu’est ce que c’est qu’un faible ? dans notre société, le fort, le grand, on voit bien ce que c’est : c’est quelqu’un qui est rapide, actif, flexible, mobile, tolérant, créatif, bref qui a confiance en lui…C’est celui qui a tellement de liens, tellement de connexions, qui peut tellement créer de nouvelles connexions, de nouveaux liens, qu’il est en mesure de choisir les meilleures connexions, les meilleurs liens et qu’il est capable de s’en détacher, de laisser tomber, de lâcher prise — c’est pas grave pour lui de lâcher prise car il a tellement d’autres liens à sa disposition ! A l’inverse, le petit, le faible, dans notre société, c’est le lent. C’est celui qui est attaché à quelques liens aux quels il tient presque trop, qui est attaché à un habitat, c’est celui qui est fidèle, celui qui est passif, fixé, éventuellement un peu rigide. C’est celui qui est laborieux.
Par rapport à la question que je viens de poser : « qu’est ce que c’est que la force ? qu’est ce c’est que la faiblesse ? qu’est ce c’est qu’être grand ? qu’est ce que c’est qu’être petit ? », je dirais que la lecture de Marc relance la précédente alternative, ou plutôt qu’elle la brouille, la déplace. Elle nous aide à comprendre qu’il puisse y avoir des grands faibles et des petits forts. Elle brouille les grandeurs et les petitesses.
Contre la première solution, l’idée qu’il faut toujours protéger les faibles, qu’il faut des institutions solides pour protéger les petits, elle va poser la question : mais qu’est ce c’est qu’être fort ? peut-on être fort sur tous les tableaux ? et celui qui est grand à certains égards n’est-il pas petit à d’autres ? Deuxième question ou méditation qu’elle soulève : un petit ne peut-il jamais grandir ? n’est il pas comme un petit enfant qui va grandir ? faut il toujours seulement le protéger ? Troisième perplexité : celui qui affiche sa faiblesse, qui avoue sa faiblesse, qui affiche sa fragilité si tranquillement, qui s’en remet tranquillement aux autres, est ce qu’il n’est pas très fort ?
Contre la deuxième solution, qui consiste à armer les faibles parce qu’il faut être fort, au moins montrer qu’on peut l’être : alors il ne faudrait plus jamais laisser paraître que l’on est faible ? il ne faudrait jamais montrer que l’on est faible, parce que c’est trop dangereux ? il faudrait toujours attaquer préventivement ? est-ce qu’il faudrait croire ou faire semblant de croire que l’on est le plus fort et que l’on sera toujours fort ? faut-il même utiliser la force comme si on devait toujours être les plus forts ?
L’évangile de Marc met en cause une véritable religion de la force, de la grandeur, Qui est le plus grand ? On le voit dans le texte de Marc, c’est une question honteuse. Celui qui se pose la question, c’est qu’il est petit. C’est qu’il cherche à se comparer encore, c’est qu’il se soucie de lui même. Les disciples le savent, ils se taisent quand il leur pose la question. Il est d’ailleurs impressionnant ce décalage : Jésus leur parle du fait qu’il va mourir et eux, ils se demandent lequel d’entre eux doit être considéré comme le plus grand. Comme si ce qu’il leur disait était trop grave pour qu’ils ne répondent pas « à côté », par quelque chose de ridicule !
Que fait Jésus ? Dans ce récit, face à leurs questions honteuses, je dirais non seulement qu’il brouille la question, la déplace, la retourne mais que d’une certaine manière il la débloque. Comme s’il disait : « Mais oui, c’est une bonne question… » Une bonne question ! Même vos questions honteuses sont de bonnes questions. N’ayez pas honte, dites le. Sortez vos questions de la poubelle, allez-y, posez les vos questions … Et alors il répond. Le premier élément de la réponse est de dire « Et si le plus grand c’était le plus petit ?» « Et si le premier c’etait le dernier ? » Nous sommes habitués maintenant à cette réponse, trop habitué pour en sentir cette pointe ironique, qui met à la première place à la dernière place indifféremment celui qui ne se soucie plus de comparer, de se comparer sans cesse à la grandeur ou à la taille des autres.
Je trouve cependant qu’il est bon que nous nous posions cette question collectivement, en communauté, en société politique, en Eglise. Mon problème ici n’est pas que l’Eglise doive absolument s’occuper des petits, des faibles, des perdus. Mon problème est plutôt de brouiller, de déplacer ensemble la question. De ne pas croire savoir trop vite ce qu’est la force, ce qu’est la grandeur … Je voudrais jeter quelques interrogations en tous sens, et les laisser résonner. Et si les forts aujourd’hui c’était justement ceux qui sont capables de fidélité ? Et si les faibles étaient ceux qui (parce que l’on dit qu’ils sont trop forts, qu’ils scandalisent les petits) sont chassés de nos églises ? Et si les grands étaient ceux qui savent qu’ils ont été petits, qu’ils ont été enfants, et que l’on n’est jamais complètement grand, adulte ni émancipé ? Et si on plaçait en position de responsabilités et d’arbitres ceux qui, comme l’écrivait Paul dans sa première épître aux Corinthiens (6- 4), sont en moindre estime dans l’église ?
Voilà de quoi brouiller encore le vieux thème de la force et de la faiblesse, de la grandeur et de la petitesse… Il me faut cependant conclure. Dans ce monde, nos communautés sont formées comme cet espace, ce cercle que Jésus dessine en plaçant au milieu d’eux, non le sceptre du pouvoir de parler, mais un petit enfant. Dans un tel espace, chacun est autorisé à se montrer. À montrer de quoi il est capable, à montrer pourquoi il est fort. Et l’église montre sa crédibilité en donnant à chacun, à chaque petit, mais aussi à chaque fort apparemment de notre société, la chance de se montrer vraiment, de dévoiler qui il est, la chance de grandir autrement. Elle peut ainsi autoriser les petits à grandir. Mais du même geste, elle donne à chacun aussi la place pour se réfugier, l’autorisation de se retirer, l’autorisation à s’effacer devant les autres, la possibilité d’accepter d’être toujours et encore un petit. Elle autorise alors les grands à être, parfois, petits. Au nom de Jésus, Amen.
Prière
Célébrons l’Eternel qui relève le faible. Célébrons l’Eternel qui amenuise le fort. Célébrons le Christ Jésus qui montre au faible le chemin de sa force. Célébrons le Christ Jésus qui montre au fort le chemin de sa faiblesse. Célébrons l’esprit de vie qui donne à chacun la possibilité de paraître au monde, de se montrer, mais aussi de s’effacer avec allégresse devant les autres. Amen
Amen.
Olivier Abel
Prédication donnée à l’Oratoire du Louvre le 20 juin 2010