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Dialogues avec
Paul Ricœur, Jacques Ellul, Jean Carbonnier,
Pierre Chaunu
Quatre passions protestantes pour le possible
Préambule
Voici quatre profils, quatre vies parallèles. Certes elles doivent bien se rencontrer à cet infini où les mémoires humaines s’oublient elles-mêmes pour faire place à autre chose. Mais ici, et dès maintenant, les voici rapprochées. Et ce rapprochement brusqué accuse entre elles des différences et des ressemblances inattendues.
Ce qui les fait voir et les place dans cette situation de rapprochement artificiel, c’est d’abord le style encore très oral de ces entretiens pour la télévision, et le fait d’avoir été soumis au même cadre. Car la caméra du cinéaste et le style du montage cinématographique font que les quatre portraits – entretiens furent filmés sous les mêmes angles, avec le même rythme. Le fait que le réalisateur ait reporté d’un portrait à l’autre la même alternance entre l’entretien central en quatre parties et la séquence de plans extérieurs donne une contrainte formelle qui aide considérablement à faire voir ces ressemblances et ces différences.
C’est aussi le fait que ces figures pensives et parlantes ont dû répondre à des interrogations finalement très semblables entre elles: chacun de nous n’est peut-être capable de poser qu’une seule question véritable. Et tout en croyant, au bout de mes lectures, épouser la quête la plus singulière qui anime leurs œuvres respectives, je n’ai probablement pas échappé à cette condition. C’est ce quadruple profil que je voudrais raconter ici, comme l’histoire d’un rapprochement au départ hasardeux, et comme la mise en scène d’une involontaire ressemblance, qui nous fait voir quelque chose d’inédit.
Ces quatre entretiens ont été revus et acceptés par nos auteurs. Puis le temps a passé, tous les quatre sont morts, et ces entretiens vivants dont devenus des textes-témoins. Ce préambule lui-même, largement écrit dans le contexte immédiat, doit être lu dans cette perspective.
Un rapprochement de hasard
L’ensemble des entretiens ici réunis n’est pas le résultat d’un projet mûrement réfléchi, mais d’une suite de hasards heureux. Lorsque Claudette Marquet me demanda de conduire un entretien avec Paul Ricœur pour « Présence Protestante », je n’imaginais pas en faire trois autres avec d’autres penseurs, ni qu’après avoir tenté de traduire l’entretien philosophique, a priori sans fin assignable, dans ce nouveau genre littéraire qu’est l’entretien télévisé, j’aurais plus tard à retraduire dans un style écrit qui les rende « lisibles » ces dialogues interrompus, éphémères et fragmentés.
La conversation pour moi ancienne et élémentaire avec Paul Ricœur, placée sous l’œil cinématographique à la fois coupant et lyrique de Claude Vajda, devint tout autre chose: une sorte de dialogue d’outre – temps avec tous les dialogues philosophiques, le bréviaire d’une initiation ouverte à tout venant; avec Ricœur, nous acceptons comme une promesse irréductible les conflits mêmes qui nous partagent. Puis, après Ricœur et sa passion pour le « oui », ce fut Jacques Ellul et la jubilation de son « non ». Lui aussi avait été, par son ironique exégèse des nouveaux lieux communs, un maître pour mon adolescence lycéenne, et sa protestation contre une société affolée par la puissance de ses propres moyens me sembla comme neuve encore. Et puis, impressionné par sa renommée dans le monde juridique et par l’humour pénétrant de ses textes, je proposai Jean Carbonnier, et la fluidité du film de Vajda rendit parfaitement cet esprit souple et précis, qui m’avait enseigné à relire Calvin comme un législateur flexible! Il y avait encore un géant dans sa discipline, c’était Pierre Chaunu pour l’histoire; c’était aussi un merveilleux fou du Dieu vivant, et l’entretien avec lui fut un envoûtement.
La série s’arrêta là, et heureusement cet arrêt fut pour moi aussi imprévu que le début: comment aurions-nous pu, avec Claudette Marquet, choisir de retenir ces quatre-là, parmi les protestants illustres ou importants de la France d’aujourd’hui? Et comment par exemple ai-je pu ne pas m’entretenir de la même manière avec France Quéré et André Dumas: entre la voix de violoncelle de l’une, si sensible à la fragilité des êtres, et la voix de saxo de l’autre, si confiant dans ses capacités, n’était-ce pas l’éternel duo de la sagesse? Et au-delà, n’y avait-il pas d’autres grands intellectuels, créateurs, témoins ou explorateurs? N’y avait-il pas de relève dans la nouvelle génération? Et n’y avait-il pas des dames? Nous étions justement sur le point d’infléchir la série quand elle fut interrompue.
La conversion à l’universel
Mais prenons cette série de hasards enregistrés pour une donnée acquise et heureuse: voici quatre portraits de sages, dont la notoriété, ancrée dans un apport irréversible à leurs disciplines respectives, a débordé celle-ci pour atteindre le grand public. Leurs proximités sont visibles: ce sont quatre universitaires, dont nous dressons un portrait alors qu’ils se sont à peu près retirés du monde universitaire, mais dont l’entretien nous montre avec éblouissement la vivacité, une autorité qui ne doit rien à l’âge, et tout à la ferveur de la pensée. On doit entendre pensée, ici, comme on dit « penser un peu aux autres », avant d’y voir une fonction cérébrale! N’était-ce pas la question initiale d’Ellul, que de comprendre ce que peut vouloir dire « aimer Dieu de toute sa pensée »?
Ces quatre universitaires sont des hommes de lettres (philosophie, droit, histoire) dont les thèmes se recroisent sans cesse. Le philosophe Ricœur a travaillé sur le temps et l’histoire, comme l’historien Chaunu, et sous la même tension entre l’histoire lourde des structures quantitatives et la narration singulière des événements tels qu’ils prennent sens pour ceux qui les vivent. Et au-delà, la même tension entre les vicissitudes de la temporalité et l’énigme de l’éternel, de ce qui, trop en deçà ou trop au-delà de toute durée, est « l’absent de l’histoire ».
Le « civiliste » Carbonnier a travaillé sur les rapports inévitables entre morale (les mœurs d’une société donnée) et droit (l’institution politique légiférant de manière légitime), et cela consonne avec bien des textes de Ricœur, comme avec le conflit mis en scène par l’historien des institutions Ellul entre l’institution techno – politique qui avance comme un bulldozer, et la protestation prophétique qui voudrait nous arrêter, nous retarder, nous retenir. Chaunu traite la peur de la folie, à l’époque d’Erasme, comme la peur d’une désagrégation non plus du corps mais de l’âme, et cela annonce assez bien l’individualisme contemporain d’après Ellul, où l’individu est justement éparpillé, incapable de se remembrer.
Qu’ils soient plutôt des hommes d’ordre ou d’ « anarchie », au fond ce sont d’abord des penseurs d’une institution de la vie politique ou religieuse, à la fois fragile, toujours blessée à mort, et plastique, toujours encore à réinventer, à recréer. Tous quatre sont partagés entre le constat lucide et parfois amer, sans concession mais non sans humour, des conditions réelles d’existence de l’humanité et des sociétés, et l’invocation agissante d’un monde un peu plus dense en singularités, en existences, en créations, où habiter ensemble soit un bonheur. Carbonnier est aussi déchiré que son Coligny, et Ricœur porte la condition tragique du conflit jusque dans la lecture, la sagesse éthique, le droit.
Tous les quatre sont des écrivains prolixes, dont l’œuvre s’impose, comme toutes les grandes œuvres, d’abord par la quantité. Mais c’est aussi le fait significatif que chacun d’eux est sorti de la discipline où il était solidement planté, pour prendre la « diagonale », se retourner vers le reste du paysage, vers la totalité d’un monde élargi, à élargir, d’un monde habitable par davantage d’existences différentes. C’est ce que l’on peut appeler chez chacun d’eux, dans leur manière même d’être universitaires, la conversion à l’universel.
Pour prendre un petit mais merveilleux exemple de cette capacité, on les voit ici, chacun d’eux, placés entre la caméra et un tableau (« Les nymphéas » de Monet pour Ricœur, « La Grèce expirante » de Delacroix pour Ellul, « Le tricheur » de La Tour pour Carbonnier, « La nef des fous » de Bosch pour Chaunu), esquisser une véritable interprétation d’image, qui fraye le passage entre la discipline qu’ils exercent et la proposition d’un monde surprenant, qui ébranle notre monde ordinaire. Indifférents aux « zappeurs », ils rendent ainsi honneur à l’image, et au tableau de la vie, de l’histoire ou du monde, son trouble et son intrigue.
Et puis, dernier parallèle, celui qui va nous arrêter: ils sont protestants. Pour les protestants, ce sont des grands laïcs, des Anciens dont la voix est écoutée. S’il est possible de trouver entre eux des ressemblances à ce point frappantes qu’elles les rassemblent en dépit des différences évidentes, ou de trouver entre eux des différends classiques dans les débats internes au protestantisme, cela n’est pas anodin: cela revient à se demander ce qu’est aujourd’hui la pensée protestante, du moins du côté de la petite minorité française. Voici donc quatre dialogues, qui tracent quatre profils pour des mousquetaires ou des apôtres de la pensée protestante française.
La quadruple esquisse d’une pensée protestante
Non que les quatre auteurs ici rassemblés involontairement puissent être réduits à cela, même si ces portraits, réalisés pour une émission du dimanche matin, accentuent forcément cet aspect-là de leur profil. On l’a vu, ces grands universitaires appartiennent d’abord à la communauté universelle et sans entrave des philosophes, des juristes, des historiens. Ils attestent d’ailleurs, chacun à sa manière, une liberté critique par rapport à leur propre tradition, le sentiment que celle-ci est une réserve de possibilités, de promesses enfouies, oubliées, pas encore actualisées.
Ce sentiment, que la tradition est toujours à recommencer librement, est peut-être un des indices les plus troublants et les plus sûrs de cette tradition: comme si la pensée protestante n’était vraiment fidèle que dans les pensées qui la débordent, la dépassent et la déplacent sans scrupules. Et de même que chacun d’eux a transgressé les limites de sa discipline pour se tourner vers le reste ou vers la totalité, chacun d’eux transgresse ce que leur tradition aurait de souci « identitaire », et proposent le protestantisme comme une conversion capable d’ébranler toute identité.
Pour Chaunu, converti parce que la question vive de « frère Martin » (il travaillait alors sur Luther et l’âge des Réformes) était aussi la sienne, il ne faut pas majorer la Réforme; ce n’est pas l’évènement « unique », même s’il marque, comme tout événement véritable, l’insurrection de l’éternité dans l’histoire. Pour Carbonnier, infiniment discret sur sa propre conversion et quoique président du Musée du Désert, il n’y a de toute façon pas de « droit aux racines » et Dieu pourrait faire surgir des enfants d’Abraham à partir des pierres. Pour Ellul, l’adhésion à la Réforme signifie l’adhésion à un christianisme qui aurait renoncé à la toute-puissance, à toute allégeance aux modes et au monde, fût-ce à cette démocratie préventive qui est pour lui la forme actuelle de la « Bête ». Pour Ricœur, seul issu d’un milieu complètement protestant (bien que s’y mêlent réformés et darbystes), il faut « faire d’un hasard un destin par un choix continu »: la naissance protestante n’est encore qu’un hasard, et le choix continu signifie l’agir et le dire qui donne un sens à ce hasard.
Chacun d’eux pourtant marque son attachement à cette petite communauté dispersée par les vicissitudes de l’histoire et l’insouciance de la théologie. L’un, on vient de le voir, y est né et a montré qu’on pouvait demeurer protestant en trouvant à ce hasard un sens, en lui arrachant des promesses non encore tenues, ou la capacité de lancer des promesses à hauteur de l’inattendu. Les autres l’ont ralliée: ils ont montré qu’on pouvait devenir protestant par choix, par vocation, et vraiment ils le sont devenus, jusqu’à la pointe de leurs cheveux, jusqu’au point où cela n’a plus grande importance.
Il y a donc des motifs pour devenir protestant, qui viennent croiser des motifs pour rester protestant. Ces motifs peuvent être contradictoires, mais ils se ressemblent par le fait que le protestantisme ouvre un rapport assez libre, critique et créatif, à la tradition: plutôt que renier la tradition, il faut la rouvrir, puiser dedans les matériaux de nos inventions, la remémorer pour y trouver des promesses non tenues, et de quoi critiquer ses propres résultats jusque dans notre monde le plus sécularisé. Car nous sommes tous des héritiers de ces croyances antiques, jusque dans nos dénégations: et comme j’aime à le souligner, un athée du catholicisme, du judaïsme, du protestantisme (et pourquoi pas aujourd’hui du communisme!), se comprennent peut-être encore moins entre eux qu’un catholique, un juif, un protestant, et un communiste. N’y a-t-il pas toujours un point où la parole, jusque là échangeable, nous tient soudain au corps, à la gorge: à ce point, que l’on peut appeler « croyance », commence ce que, dans nos convictions mêmes, nous ne pouvons pas argumenter, communiquer, échanger. De ce noyau éthico – mythique ou dogmatique de nos vies, oui, mieux vaut faire l’anamnèse, la remémoration critique et novatrice, plutôt que de le renier.
Dans l’héritage de la Réforme, si mêlé à la Modernité et donc à l’Antiquité, ce que l’on découvre n’est pas seulement la tradition protestante, mais aussi celle des Eglises de tous les temps, et la déjà longue tradition de la modernité littéraire, philosophique ou politique. En effet la posture du sujet protestant est double; ou plutôt son exercice oscille rapidement entre d’une part l’humble acceptation d’une tradition qui le précède et dont il cherche la source, la provenance et l’autorisation, et d’autre part la fière revendication critique de ne rien soustraire à l’interrogation, à la passion pour le possible. Je voudrais m’attarder un moment sur l’origine probable de cette liberté, et pointer l’endroit où la prédication de la grâce (c’est à dire le sentiment de la gratitude) déborde toute tradition.
Une liberté de tradition
Pourquoi nos auteurs insistent-ils à ce point sur le caractère « secondaire » de l’Eglise, comme dit Carbonnier, et comme si l’essentiel était ailleurs? Pourquoi Ellul, méfiant envers toute institution, n’a-t-il de confiance que dans les petites « ecclésioles », les petites communautés surgies de la lecture biblique en commun, de la prière et de l’agir en commun pour les victimes de notre société? Pourquoi Ricœur, stigmatisant le décalage entre des clercs trop spécialisés et des fidèles trop paresseux, parfois confinés dans l’autocélébration de leur petit protestantisme français, insiste-t-il sur le caractère mortel et fragile de nos Eglises comme de nos civilisations? Pourquoi Chaunu est-il agacé de voir les Eglises protestantes prendre systématiquement le contre-pied des positions morales de l’Eglise romaine?
C’est qu’ils savent, oui, que de toutes façons les Eglises historiques, comme les religions et les langues, naissent, vivent et meurent. On imagine mal un pape, ni même un intellectuel catholique, tabler sur l’effacement de sa propre Eglise. Ni un juif, évidement, tabler sur l’effacement de son propre peuple. Mais il y a chez nos auteurs un consentement initial à une sorte de perte d’identité. « Dieu seul », dit Carbonnier: cela relativise beaucoup les crispations identitaires, et autorise la diversité des langages et des formes de vie dans lesquelles le culte est rendu à Dieu. L’obligation de se soumettre à un culte à voie unique serait une manière de croire l’honneur que nous rendons à Dieu plus grand que Celui à qui nous le rendons! D’ailleurs le geste inaugural de retour aux Ecritures découvre une irréductible pluralité des voix là où l’Eglise voudrait ne voir qu’un seul chemin.
Au contraire, la pluralité des croyances et des formes de culte, comme un honneur plus vaste, interdit à chacune de se croire la seule et de se pervertir dans un rêve de puissance et de permanence. Et comme le dit Ricœur, c’est dans ce que chacune de nos traditions ont de plus créatif et singulier que nous éprouvons une sorte de connivence profonde pour ce qu’il y a de créatif, de vivant et de singulier dans la culture des autres. Si notre époque est largement dominée par l’opposition entre l’éloge des différences et le plaidoyer pour l’universalité, et si nos quatre auteurs prennent des positions qui enveloppent l’irréductible pluralité des cultures et la méditation sur le « ni juif ni grec » de Paul, on dirait que leur vrai problème est déjà ailleurs: à quelles conditions nos cultures et nos cultes ne seront pas définitivement stérilisés? A quelles conditions pouvons-nous leur donner une créativité qui porte en elle la plus vive différence et la possibilité d’un universel encore inédit? A quelles conditions pouvons-nous créer un monde habitable et « agissable » ensemble?
Quant à lui donc, le protestantisme ne sait pas accumuler de tradition, tant il est fondé sur un retour radical à un « oublié », qui voudrait effacer les traces intermédiaires, et jusqu’à s’effacer lui-même. Par tradition le protestantisme efface les traditions! Cette capacité d’effacement est son génie, et c’est aussi son impuissance, car évidemment il n’y arrive pas. Mais on ne le comprend pas si on manque ce désir, qui fait sa seule véritable délicatesse, et aussi sa seule véritable mystique. En ce sens le protestantisme est une tradition « vide », et je dirai même « auto – nettoyante »! C’est qu’être protestant veut justement dire interroger sans relâche: interroger Dieu et chercher cette absence que nous sommes, interroger les Ecritures et la multiplicité mêlée des langues, interroger la Grâce d’exister, en dépit du mal et plus encore ensemble.Le protestantisme place au « sommet » de la communauté une invocation qui est une pure interrogation, disponible pour n’importe qui, et refusant la séparation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Comme la seule chose qui nous reste en partage. Appelons grâce cette chose qui demeure, et tâchons de voir en quoi cette petite chose explique ce que nos quatre auteurs ont de plus inattendu, comme autant d’interprétations de la grâce au vif de l’existence. Je terminerai mon propos par quatre petits exemples.
La grâce et l’inattendu
Pour dire la grâce, recommençons par l’enquête historique de Chaunu: la génération de Luther est obsédée par la damnation, c’est à dire par cet interminable procès où nous ne savons si nous devons plaider coupable (parce que la justice est infiniment irréalisable), ou non – coupable (parce que le malheur est infiniment plus lourd que toute punition). La grâce apparaît comme la seule issue à cette situation inextricable, non comme le couronnement surnaturel de nos naturelles aspirations, non comme le sommet d’une échelle où les œuvres humaines, en se spiritualisant, se laissent illuminer par Dieu, mais comme l’œuvre de Dieu seul. Nous sommes justes, en dépit de notre culpabilité, parce que cela nous est donné, dans notre désœuvrement même. En nous dépouillant de toute prétention à réaliser notre salut, en nous nous abandonnant à la grâce de Dieu, cette confiance nous envahit, nous libère, et bouleverse toutes les catégories du procès et de la justification.
La damnation, la folie meurtrière et les atrocités, les procès impossibles, notre siècle connaît tout cela. Lorsque Chaunu, au Mémorial de la paix à Caen, se révolte soudain contre l’infamie d’un graffiti sur cette photo d’une jeune résistante juive ukrainienne, et exige, devant la caméra même, que cette photo soit placée à la fin du film, il nous replace devant le sérieux de l’existence du Mal. Le Mal n’est pas une catégorie théologico – philosophique: c’est ce qui ne devrait pas être, c’est l’injustifiable. Il y a de l’injustifiable. Et lorsque le juriste Carbonnier, à la fin de son commentaire du tableau de De La Tour, évoque la possible arrivée du diable, c’est bien que les procès humains connaissent ce nœud dramatique. Cette « sortie » de Carbonnier suppose néanmoins une sérénité face à ce Diable, qui provient de la grâce devant laquelle nos peurs s’effacent. Ainsi, pour Chaunu comme pour Carbonnier, nous voici à la joie d’interpréter la seule grâce: cette joie pour Chaunu est celle d’une libération, et pour Carbonnier celle d’une autonomie, d’un sujet abandonné au libre jeu de ses facultés, responsable de son interprétation même.
Continuons un instant notre généalogie: pour Calvin, tout commence avec la grâce. On ne peut pas influer sur son salut, on ne peut que le recevoir. De toutes façons, on n’en sait rien (prédestination). A tel point qu’il n’est pas besoin ni utile de s’en soucier, et que se soucier de sa justification devient la marque même du péché, la preuve qu’on ne s’est pas entièrement vidé de tout souci de soi. Il y a une « insouciance » calviniste, et le seul problème valable est celui du « comment rendre grâce »? C’est à dire: « qu’en faisons-nous dans nos vies? » D’où la superbe répartie de Jacques Ellul à la question de savoir s’il se souciait de son salut: « absolument pas ». Le sentiment du péché, contre lequel Ellul se plaint, renvoie alors à la gratuité de l’existence.
Il est alors possible enfin d’entendre la grâce comme ce qui répond non plus au péché mais au néant. Le fait que Dieu ait créé ce monde est déjà une grâce. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà une grâce, et un plaisir pour Dieu. Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’être, qui doit avoir un sens, même si nous ne savons pas lequel. C’est ainsi que je comprends l’étonnante « orientation vers le oui des choses mêmes » dont Ricœur parle ici, et qui évoque Spinoza.
Si la grâce ainsi donne à la pensée protestante son consensus et sa communauté, on peut dire que l’expression de la grâce, son interprétation, l’action de rendre grâce, se déclinent toujours déjà dans une extrême et infinie diversité. Car chacun de nous a sa manière unique de se perdre dans l’estuaire de la grâce. Mais pour chacun de nos quatre auteurs, la fidélité discrète au principe protestant n’est pas la fidélité de ceux qui jamais n’ont quitté leur pays. Lorsque la tempête vous a rejeté vers des rivages que vous ne reconnaissez pas, vous êtes obligé de réinterpréter votre fidélité dans l’ébranlement du monde. C’est ce qui la fait si vive, et c’est ce que chacun des quatre a fait. Voici ces quatre témoignages.
Petit guide de lecture
Le lecteur sentira tout de suite qu’il a affaire à des entretiens, et nous n’avons pas voulu éliminer totalement cette oralité, où la présence physique, le timbre de la voix, disent parfois tout autant que le discours. Dans ces dialogues déposés en écritures, tout cela est absent, mais plutôt que l’effacer, nous avons laissé les maladresses, la rugosité ou le flou, dus à cette origine orale, en orchestrant malgré tout ici et là quelques jointures et allègements pour favoriser le sens des propos, mais sans jamais les dénaturer.
Le texte se présente sur deux niveaux. Ils correspondent à l’alternance entre l’entretien central, en quatre parties intitulé « Plan fixe » et la séquence de plans extérieurs (espace familier, amphithéâtre universitaire, ou commentaire d’un tableau, par exemple), ici présentés dans une deuxième partie intitulée « Déambulations » respectant intégralement la succession des épisodes. Au préalable on trouvera chaque fois un bref cadrage pour présenter ces personnalités. Une bibliographie des œuvres principales complète cet ensemble. Je ne peux terminer ce Préambule sans exprimer mes remerciements, d’abord à chacune des familles qui ont accepté de porter à leur tour l’approbation de leur père à ce projet d’édition, ensuite à Claude Vajda le réalisateur qui a contribué à chacun de ces portraits à divers égards essentiels, et enfin à Gabriel de Montmollin, qui après avoir perdu l’ensemble de ces documents corrigés et prêts à l’édition dans un ordinateur irrécupérable, a eu le courage et la ténacité de tout reprendre. Sans lui ce livre n’aurait pas vu le jour.
Paul Ricœur
Le tragique et la promesse
Cadrage
C’est en quittant l’Université de Strasbourg, pour prendre son poste à la Sorbonne que Paul Ricœur (1913-2005) s’est installé à Châtenay-Malabry, dans la propriété commune qu’avaient achetée Emmanuel Mounier et les fondateurs de la Revue « Esprit ». A ce moment-là, en 1956, il avait déjà montré comment la volonté humaine est brisée par l’expérience du temps et par celle du mal, et il parcourait l’interminable débat entre les diverses interprétations de cette fragilité. Qu’a-t-il fait ensuite? Il a participé à la création de l’Université de Nanterre dont il a été le Doyen après 1968. Il n’a pas résisté à la séparation entre une institution sans imagination et une imagination sans projet institutionnel. Il a alors multiplié son enseignement hors de l’hexagone, à Chicago surtout, mais aussi à Louvain, Bologne, Tokyo. Il a cherché à montrer comment les communautés humaines, face au temps, n’ont d’autre recours que de le raconter, de lui donner des configurations diverses, mais sans parvenir jamais à lui donner complètement sens. Sa retraite studieuse marquait un peu le retour de Ricœur dans son pays; dans ses engagements de protestant, de citoyen, il proposa une éthique, un passage du texte à l’action, qui fait que le monde ne soit pas fini.
Plan fixe
1. La promesse et les commencements
Olivier Abel : – Jamais vous n’avez séparé la pensée de l’action, comme si vous vouliez équilibrer l’une par l’autre la dimension parlante et la dimension agissante de la condition humaine.
Paul Ricœur : – Il ne faudrait pas opposer dire et faire, dire c’est déjà faire; en particulier il y a des actes de discours qui engagent, car on ne s’engage pas seulement en faisant mais en parlant. Et pour moi le modèle de cette parole qui engage c’est la promesse. J’attache beaucoup d’importance à la valeur exemplaire de la promesse car presque toute la philosophie y est résumée. D’abord parce que dans la promesse, nous avons un acte de parole, on dit d’ailleurs qu’on donne sa parole.
Mais dans la promesse je trouve aussi le problème du temps. Quand aujourd’hui je dis « Je ferai cela demain », d’une certaine façon, il faut que je reste le même, bien que j’aie changé. Demain en effet j’aurai peut-être des désirs nouveaux, j’aurai regretté d’avoir promis quelque chose, néanmoins je tiendrai parce qu’alors je voudrai maintenir une posture de la personne malgré ce que Proust appelait les intermittences du cœur. Cette capacité de « maintenir » en dépit de la variation des humeurs et des sentiments, c’est cela précisément la promesse: dans cette dernière, il y a déjà une maîtrise du temps: celui qui use le désir de tenir sa promesse et puis cet autre temps, le temps ferme de l’initiative par lequel je tiens, je maintiens; je maintiendrai.
Un autre versant est philosophiquement puissant dans la promesse, le fait qu’il n’y ait pas que moi qui sois en cause; c’est moi qui dois tenir ma promesse, mais vis-à-vis d’un autre qui compte sur moi, c’est-à-dire qui s’attend à ce que je tienne ma promesse. Si bien que c’est en recevant, en recueillant si je puis dire, cette attente que l’autre a tournée vers moi que je reçois de lui la capacité de tenir ma promesse.
Il y a même un troisième élément dans la promesse, outre le « je maintiendrai » qui est le rapport de soi à soi, et outre le rapport à l’autre (l’autre compte sur moi, l’autre compte que je tiendrai ma promesse), c’est finalement toute l’institution du langage. Une seule promesse non tenue crée une brèche dans l’institution du langage puisque ce dernier repose sur la confiance. En violant la promesse, non seulement on se trahit soi-même et on trahit l’autre, mais on trahit également l’institution du langage qui est peut-être l’institution de toutes les institutions, le logos, la parole, le verbe.
Vous-même vous avez commencé par traduire Husserl…
Oui, je dirais d’ailleurs qu’on ne connaît vraiment un auteur que quand on est entré dans sa langue, qu’on l’a traduit. J’étais prisonnier de guerre entre les années 40-45 et j’ai eu la chance de pouvoir disposer, par toutes sortes de circuits, des œuvres de Karl Jaspers et de Husserl et c’est ainsi que j’ai traduit le premier volume des « Ideen »: ce livre que j’ai rapporté est une relique, la seule relique que je possède. N’ayant pas de papier à ma disposition, je faisais la traduction dans les marges. C’est à partir de ce document que j’ai à mon retour achevé de traduire les Idées directrices pour une phénoménologie .
Comment êtes vous arrivé aux Etats Unis ? Par quelles rencontres ?
Une série de hasards bien orientés; quand je suis revenu de captivité en 1945, j’ai été orienté par mon ami André Philip, qui avait été autrefois mon mentor au parti socialiste, vers le collège protestant du Chambon sur Lignon qui avait eu une conduite tout à fait héroïque pendant la guerre. Comme c’était des pacifistes qui ne voulaient pas participer à la lutte armée, ils avaient été des résistants d’une autre façon: en cachant des Juifs, en leur donnant de faux papiers et en recueillant aussi des enseignants juifs. C’est là que j’ai rencontré les quakers américains qui eux-même avaient été des pacifistes résistants de cette façon-là; sous des pseudonymes, ces Américains, au Chambon et dans toute la région lyonnaise, travaillaient aussi au passage des Juifs en Suisse ou en Espagne. J’ai fait la connaissance ainsi du pasteur Schomer. C’était un homme d’une très grande qualité intellectuelle autant que spirituelle, un grand organisateur, et c’est lui qui m’a introduit la première fois dans un collège américain, un collège quaker sur la côte est, à Haverford; c’est par cette filière qu’après cela j’ai enseigné à Yale, à la New School of Social Research à New York ou à Toronto. Puis c’est à Chicago que je me suis fixé, où j’ai retrouvé mon ami Mircea Eliade, le célèbre historien comparatiste des religions dont j’avais déjà fait la connaissance à Paris chez Puech et Dumezil.
2. Herméneutique et tragédie
Pourquoi parler du conflit des interprétations ? Pourquoi cette pluralité d’interprétations, et d’interprétations en conflit ?
Je crois que l’idée qu’il y a plusieurs façons de lire un texte historique ou un texte littéraire appartient à la notion même de signification. Dès qu’il y a signification il y a possibilité de plusieurs significations. Dans le domaine biblique, quatre évangiles expriment le rapport entre la personne vivante de Jésus et la signification que l’Eglise lui a donnée comme Christ. Cela provoque plusieurs lectures qui dénotent une impuissance à penser: au contraire, c’est un déploiement de la richesse même du sens contenu, qui ne peut être dit que de multiples façons.
Autre exemple, le mythe d’Oedipe qui a été dans notre culture tellement présent au point d’avoir remplacé Antigone à partir du 19ème siècle, ce qui est très intéressant d’ailleurs, et il faudrait réfléchir pourquoi on est passé d’Antigone à Œdipe. Mais vous pouvez faire deux lectures d’Oedipe. Soit à la façon justement du complexe d’Œdipe dans le langage technique de la psychanalyse: comment dans une situation infantile le jeune garçon, puisqu’il s’agissait du jeune garçon pour Freud, vit le rapport amoureux avec sa mère comme un rapport compétitif avec son père qu’il veut exclure et à la limite tuer. Freud dit: c’est l’histoire de chacun que je retrouve dans le mythe d’Œdipe, dans la tragédie grecque; celle-ci est donc la mise en forme poétique du complexe d’Œdipe. C’est une lecture. Mais vous pouvez faire une deuxième lecture qui est après tout celle de Sophocle; car Sophocle ne s’intéresse ni au parricide, ni à la violation de l’interdit de l’inceste; pour lui tout commence après, et c’est une tragédie de la vérité; Oedipe est celui qui refuse de se reconnaître comme étant celui qui a tué son père et a épousé sa mère. Là est la tragédie de la vérité. Nous avons donc deux lectures. Une qu’on pourrait dire archaïsante qui demande ce qui précède notre expérience d’homme adulte et se retourne vers l’enfance, vers les aspects infantiles et quasiment névrotiques, ou en tous cas archaïques de l’expérience humaine; bref, une lecture qu’on pourrait dire régressive qui est parfaitement légitime ; je ne fais pas du tout une critique de la psychanalyse, au contraire, car ce qui m’intéresse c’est la polarité des interprétations. Et l’autre lecture me montre que pour entrer dans le processus de la vérité, il va falloir passer par une série d’initiations successives, qui sont représentées dans la tragédie par Tiresias, le voyant.
On voit bien, je crois, sur un exemple comme cela, que deux lectures sont possibles et qu’elles ne s’excluent pas. Il faut arriver à les penser ensemble, l’une archaïsante et l’autre prophétique, en quelque sorte. J’emploie ici le mot prophétique au sens où Hamlet dit « Oh my prophetic soul ».
Il y a très souvent dans vos écrits une référence au tragique, à la tragédie. Est-ce surtout une référence à la tragédie grecque, ou est-ce qu’il y a quelque chose du tragique de Job? Comment est-ce que vous coordonnez ces deux formes de tragique?
J’ai été longtemps enfermé dans une seule problématique du mal, celle de la culpabilité, du péché, donc de l’auto-accusation. Mais l’expérience historique à laquelle j’ai été mêlé m’a peut-être fait déplacer le centre de gravité du problème du mal de la faute vers la souffrance. C’est donc la souffrance injuste, le débordement de souffrance dans le monde, et je dirais la possibilité d’une lecture de l’histoire comme une histoire des victimes, qui a imprégné ma réflexion sur le mal comme l’injustifiable. Le problème, c’est finalement l’injustifiable plutôt que le coupable; je ne veux pas du tout éliminer la violence – culpabilité, mais elle ne se comprend que justement articulée avec une violence non – coupable qui est la souffrance.
Nous trouvons dans nos vieilles traditions religieuses une tentative de résoudre le problème, qui est de dire que la souffrance est méritée, qu’elle est une punition pour des fautes connues ou inconnues. Et justement, puisque vous avez fait allusion à Job, celui-ci démantèle ce système d’interprétation, qu’on a appelé la rétribution, qui finalement réduit tout le mal au mal de culpabilité, puisque le mal de souffrance ne serait qu’une sorte de punition pour le mal de culpabilité. Du jour où l’on part de l’hypothèse, qui est en quelque sorte poétique, que Job est présumé innocent, la question devient: alors pourquoi souffre-t-il? On ne peut plus se servir de l’explication par la rétribution.
Cela m’a amené justement du côté de Job mais aussi du coté des tragiques grecs, parce que ces derniers ont vu le problème d’une autre façon que les Juifs. Ceux-ci l’avaient pris à partir de la rétribution: comment étendre la notion de rétribution au mal à la souffrance? Les Grecs étaient partis d’une autre vision qui était la fatalité: comment se fait-il que des hommes de grande qualité, des Grands, collaborent à leur propre destruction et d’une façon non seulement consentante mais en quelque sorte obstinément volontaire? C’est cela le problème du tragique; quand Œdipe fait tout ce qu’il faut pour ne pas rencontrer l’homme qui sera son père ou épouser la femme qui sera sa mère, et bien justement son action contribue à précipiter ce destin.
Le tragique je l’ai retrouvé à partir de ces deux grands modèles, Job et la tragédie grecque, dans les structures de l’action humaine; et essentiellement à partir d’une réflexion sur le conflit. D’ailleurs la tragédie grecque présuppose le conflit; il n’y a pas simplement un Grand face à sa destinée, mais un héros face à un autre héros. Dans Antigone, il y a Antigone et Créon. Le tragique se développe entre les hommes mais également entre des puissances spirituelles au service desquelles les hommes se placent. Comme je l’ai indique plus haut, on préfère aujourd’hui Œdipe à Antigone. Pour ma part, je suis retourné à Antigone précisément parce que ce que sa situation tragique n’est pas simplement qu’elle est une femme obéissant à des lois plus fortes que celles de la cité, mais qu’il y a deux mauvaises solutions à un problème, et que ces deux solutions se détruisent l’une l’autre. Voilà un frère qui est un frère ennemi. Mais pour Antigone, il mérite une sépulture parce qu’elle ne connaît que les lois de la famille, alors que pour Créon, peut importe qu’il soit frère, c’est un ennemi donc il ne doit pas être enseveli. Le choc tragique vient de ce qu’il n’y a pas de super solution, si je peux dire, mais deux solutions partielles, finies, qui viennent de l’obstination, du dévouement à des grandeurs qui dépassent l’un et l’autre ; on peut dire que l’un et l’autre sont au service de quelque chose qui les dépasse.
3. Vers une éthique politique
Vous avez repris à Hannah Arendt l’idée que le pouvoir émanait d’abord de la capacité à vivre ensemble, à partager un projet commun. Dans ce vouloir vivre ensemble, quelle est la place du conflit, du tragique?
Je me suis intéressé justement, dans les années récentes, à ces aspects politiques et sociaux. Le conflit est une structure fondamentale de l’action humaine et surtout dans nos sociétés développées qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, ne deviennent pas plus pacifiques, ou si elles le deviennent, c’est au sens où les conflits ne se traduisent pas par le meurtre ou par la violence physique, mais sont portés dans le langage et dans des organisations, dans des forces puissamment organisées, dans des systèmes de justification, d’argumentation, etc. Le conflit est le prix à payer de la complexification sociale. Je crois que celui qui a le mieux exprimé cela, chez nos contemporains, c’est Edgar Morin, en montrant que plus on va vers des sociétés toujours plus complexes, plus les conflits se multiplient. Très concrètement, cela veut dire que chacun de nous porte tellement de masques et tient tellement de rôles qu’aucun super rôle ne peut intégrer cela. D’où la nécessité de produire des compromis fragiles entre des exigences qui méritent chacune notre respect: et davantage que des exigences, entre des allégeances dans lesquelles nous exprimons notre engagement. Plus haut nous parlions de la pluralité des interprétations, on pourrait maintenant souligner la pluralité des engagements: nous sommes des êtres à multi – engagements qui obligent à toujours négocier en nous-mêmes ces appartenances multiples. Référons-nous à un auteur comme Michael Walzer et sa thèse sur les « sphères de justice »; nous appartenons soit à un monde marchand, soit à un monde lyrique, un monde de création, ou bien nous appartenons à un monde civique, etc. Le petit peuple de Naples admet parfaitement que Maradona soit payé plus qu’un ministre parce qu’il s’agit là du monde de la renommée, de la réputation, un monde en soi; et puis vous avez le monde industriel et puis le monde civique. Cette appartenance à des mondes multiples nous conduit à toujours devoir négocier des transitions, et les compromis sont toujours plus faibles que les allégeances. Mais le compromis est le contraire de la compromission qui est un mélange des genres alors que le compromis respecte la différence des engagements. Supposez un patron d’ancien style, paternaliste, qui va dire à ses employés et ses ouvriers que « comme nous sommes une grande famille et que nous nous aimons bien, je vous paierai peu ». Il y a là confusion de deux allégeances: entre une allégeance domestique, de rapport de famille et de fidélité, et une autre qui est industrielle, avec des règles de production et de profit.
Au-delà du conflit des interprétations, il y a donc un conflit des devoirs ou des droits, et il semble que tous ces conflits pour vous culminent finalement dans un conflit entre l’exigence de la justice et l’appel de l’amour. Comment portez-vous le double sens de cette exigence et de cet appel?
Oui, mais ce n’est pas un conflit parmi les autres. Tous les conflits que nous venons de voir sont des conflits de la justice ou plus exactement de la justification. On se justifie d’agir d’une certaine façon si on est dans un cercle familial. Ou si on est dans un domaine marchand, on discute les prix. Dans chacun ces domaines, on se justifie et en ce sens nous sommes dans l’ordre de la justice. Mais quelle est justement la grande différence entre le plan de l’amour et le plan de la justice? Le plan de la justice, c’est celui de la réciprocité, du donnant-donnant, donc celui de l’équivalence, que vous retrouverez par exemple dans le droit pénal: il faut trouver une certaine équivalence entre la grandeur du délit commis et la grandeur de la sanction, de la punition. La balance que nous voyons dans nos tribunaux le montre bien, et il faut faire en sorte que les deux plateaux de la balance soient équilibrés.
Je crois que nous entrons dans le problème de l’amour lorsque nous sortons de celui de la justification au sens de la recherche d’équivalence. C’est une autre logique qui est celle de la non – réciprocité, une logique de la surabondance.
Il y a chez vous un sens éthique qui traverse toute votre oeuvre. Qu’est-ce que la responsabilité pour vous?
Je voudrais tirer ma réponse d’une observation que j’ai faite plus haut à propos de la promesse, dans laquelle j’ai dit que trois choses étaient liées: se maintenir soi-même, tenir compte de l’attente de l’autre et respecter l’institution du langage. En généralisant, je dirais que c’est cela la structure même de l’éthique: c’est ce qui joint ensemble l’estime de soi, la sollicitude pour l’autre et l’attente d’une institution juste pour vivre avec les autres. C’est là l’éthique commune à tous les hommes, et en ce sens, le chrétien n’en sait pas plus que les autres, il est pris dans les mêmes conflits.
C’est ici que j’arrive à la deuxième partie de votre question sur la responsabilité. Je crois que la responsabilité ajoute une quatrième dimension à ce que je viens de dire sur l’estime de soi, la sollicitude et la justice: le souci de la fragilité. J’ai découvert cela essentiellement chez le philosophe juif – américain Hans Jonas dans son livre Le Principe Responsabilité . L’homme est essentiellement responsable de ce qui est fragile à tous les niveaux, tant dans la création que dans la société.
Dans la nature vivante d’abord, parce que justement l’homme y est intervenu comme un rapace, comme un prédateur. Par rapport à son action destructrice, il est appelé à une sorte de modération dans l’usage de ses moyens d’asservir la nature. Il faut une certaine réconciliation avec la nature considérée comme étant fragile. Autrefois nos cités humaines étaient comme des enclaves à l’intérieur d’une nature indestructible. Maintenant le rapport est inversé: la nature est destructible, nous pouvons la détruire avec l’énergie atomique, elle est donc sous notre garde. Nous sommes responsables de la fragilité même de la nature qui pourtant nous porte et nous nourrit.
Et puis nous sommes aussi responsables de la fragilité des sociétés humaines. On l’a dit: les civilisations sont mortelles. Là je suis très proche de Hannah Arendt lorsqu’elle dit que le politique est un essai d’introduire un minimum d’invulnérabilité dans ce qui est vulnérable. Et je crois que cette conscience de l’extrême fragilité des démocraties doit nous habiter parce que c’est la fragilité par excellence. Il y a un fragile physique et un fragile humain, et la responsabilité c’est de se reconnaître en charge de la protection de ce qui nous est confié.
4. Les ressources bibliques
Votre philosophie part de l’idée qu’il n’y a pas de philosophie sans présupposition, sans présupposé, sans appartenance. Pour vous cette appartenance s’inscrit dans une tradition qui est biblique et même protestante: est-ce que cela vous a posé des difficultés et de quel ordre?
Je dois d’abord me replacer dans ce que je viens de dire sur les appartenances multiples. Moi aussi je suis dans la situation du compromis, au sens très fort du mot et qui est justement le contraire de la compromission, car je n’ai jamais voulu mêler mes analyses philosophiques avec mes adhésions, avec mes engagements de caractère religieux et confessionnel. Je les ai toujours complètement distingués, d’abord par respect pour l’institution universitaire dans laquelle j’enseigne, par respect de la laïcité. Et je n’enseigne pas autre chose dans une université confessionnelle, comme c’est le cas à la Divinity School à Chicago, que ce que j’enseignais à la Sorbonne ou à Nanterre.
Cette distinction m’a été facilitée par le fait que je n’ai jamais compris la philosophie comme devant résoudre le problème de l’existence de Dieu. Pour moi, la philosophie est essentiellement une anthropologie. Evidemment il s’agit d’une anthropologie ouverte sur autre chose, vous l’avez dit: je sais que ma parole est précédée par d’autres paroles, que la loi morale est précédée par les enseignements de sagesse. Je suis donc toujours précédé par quelque chose, et en ce sens, il y a une ouverture religieuse possible dans le milieu philosophique, mais qui reste simplement une possibilité ouverte.
Je termine mon dernier livre Soi-même comme un autre en réfléchissant sur la nature de la conscience morale. Elle est comme une voix qui me parle mais je suis incapable de dire comme philosophe si cette voix est celle de mes ancêtres, si c’est la voix de moi-même me parlant à moi-même du fond de moi-même, ou si c’est la voix d’un Dieu mort qui a laissé un testament après sa mort, ou celle d’un Dieu vivant: la question est ouverte mais elle est absolument sans réponse. En ce sens ma philosophie est agnostique.
Le problème religieux naît du fait que je me sens appartenir à une tradition d’interprétation d’un ensemble d’écrits canoniques, qui sont les Ecritures. Il s’agit d’un hasard transformé en destin par un choix continu. On pourra toujours me dire: mais si vous étiez né en Chine vous n’hériteriez pas de cette appartenance. Oui c’est vrai, mais justement penser à quelqu’un né en Chine, ce n’est pas moi. Je pense à moi; c’est moi celui qui est né dans ce milieu, et cela alors je l’assume.
Qu’est-ce que pour vous qu’être témoin de l’évangile?
Je dirais que c’est d’abord le choix d’un modèle de vie, et là il n’est pas besoin d’être croyant pour l’affirmer. Je peux le dire avec Kant: l’homme parfait agréable à Dieu et qui donne sa vie pour les autres, c’est le modèle de la figure de Jésus en croix. C’est deuxièmement la signification qui a été attachée à cette histoire exemplaire, qui pourrait être comparable à celle qu’on aurait attachée à un sage, à Socrate par exemple. Mais ce qui fait la différence entre Jésus et Socrate, c’est que l’Eglise a lu cette histoire comme celle de Dieu lui-même qui se fait rien. Cette « kénose », cette dépossession de Dieu est pour moi, philosophe, l’avertissement que je ne suis pas l’origine du sens. Je ne peux pas assumer le problème de la fondation dernière, à partir de quoi je m’engage dans une communauté historique d’interprétations avec toutes leurs variations historiques.
Ainsi l’engagement que je peux avoir très localement dans une des confessions chrétiennes, dans une paroisse géographique, c’est le côté tout-à-fait particulier, singulier, empirique du hasard, du hasard assumé ; quant à la ligne directrice, je la vois traverser les autres confessions catholique, orthodoxe ou toutes les formes marginales qui ont été réprimées par le christianisme violent au cours de deux millénaires. A partir de çà, on essaye de faire fructifier ce hasard en générosité à l’égard de la pensée des autres, de ceux qui ont fait d’autres choix, et aussi à l’égard de la condition humaine, qui est regardée avec bienveillance au lieu de l’être avec suspicion.
Je dirai que c’est le regard de bienveillance sur les efforts et les échecs des sociétés humaines qui est pour moi le témoignage de l’Evangile. C’est le regard du Christ à l’égard de la pécheresse, ce regard de compassion, d’indulgence justement pour la fragilité humaine.
Qu’est-ce qui l’emporte chez vous? Est-ce que c’est la figure d’Ulysse qui consent à sa finitude et qui revient à soi, qui revient à Ithaque, ou est-ce plutôt la figure de Moïse qui meurt avant d’atteindre la terre promise?
Ces deux figures sont antagonistes et nous sommes encore ici dans le conflit des interprétations. C’est un antagonisme fondateur: ce que signifie l’histoire d’Ulysse finalement, c’est le retour à la mémoire et à l’enracinement. Si nous ne sommes pas portés par des traditions vivantes, nos utopies sont vaines et finalement mortelles. Par ailleurs, nous vivons dans un monde où le désespoir et la trahison sont toujours possibles; c’est toute l’expérience du mal. Mais en dépit de lui, je crois qu’il y a une issue, quelque chose à entreprendre, il y a toujours à lutter. Ainsi le négatif est toujours le défi, mais le fond de l’existence, dirais-je, c’est la puissance d’affirmer, la puissance de dire oui: de dire oui aux ressources de la vie face à la mort, aux ressources de significations face à l’insensé et à l’absurde.
Mais vous avez l’autre figure qui est celle de Moïse et peut-être plus fondamentalement celle d’Abraham. C’est celle-ci qui est la plus fortement opposée à celle d’Ulysse, parce que lui s’en va ailleurs. L’histoire de Moïse en ce sens doit être comprise comme le prolongement de l’histoire d’Abraham. Mais ce qui me fascine dans cette histoire de Moïse, c’est qu’il n’arrive pas à la terre promise. Il n’y a pas d’Ithaque pour lui. Singulièrement, les récits de la Bible juive disent que Moïse n’est pas autorisé à pénétrer dans la terre promise parce qu’il a tué un Egyptien; il est l’homme coupable bien qu’il ait été le meneur du peuple vers la terre promise.
Ainsi, ce qui est singulier, c’est qu’Ulysse rentre chez lui, alors que Moïse n’y parvient pas. L’un est une figure de l’enracinement dans la tradition qui se termine aux réserves, aux ressources-mêmes de l’enracinement ; c’est le révolu, le passé est clos. Tandis que pour l’autre figure, le futur ouvre vers une terre promise. Je dirais que nous avons toujours besoin de penser à la terre promise parce que nous ne penserions même pas au conflit dont nous parlions plus haut si nous ne pensions pas réconciliation, quand bien même nous ne possédons pas les instruments éthiques, politiques ou économiques de la réconciliation. Je crois que nous portons un projet de réconciliation, mais qu’il n’est pas monnayable en institutions réelles. Ici prend place l’imaginaire social et je dirais qu’il n’y aurait pas d’action raisonnée et argumentative s’il n’y avait pas cette espèce de folie, d’imaginaire social rêvant d’une paix impossible. Elle est impossible parce que nous voudrions que l’Eden que nous avons quitté, qui est derrière nous, soit le Royaume de Dieu. Or, le Royaume de Dieu est le contraire de l’Eden. Il ne s’agit pas de retrouver la matrice maternelle, mais de trouver un ordre qui est entièrement inconnu, comme une promesse non exaucée.
Déambulations
Le militant – Chatenay-Malabry
Ce que le Général de Gaulle ne tolérait pas chez des intellectuels comme Marrou et nous, c’était d’avoir raison avant lui. Il ne fallait pas avoir prononcé le mot « indépendance » de l’Algérie avant lui. C’est ce qui fait que moi-même j’ai été arrêté; pas très longtemps, mais quand même. Ici même la police est venue disperser mes papiers, chercher des armes du F.L.N. Je me rappelle qu’à ce moment-là, je corrigeais les copies d’agrégation: ils ont renversé les copies, et du coup j’ai annoncé que je les rendrais deux jours plus tard.
Le professeur – La Sorbonne
Vous qui avez connu tant de systèmes universitaires différents, quelles sont finalement les différences qui vous frappent le plus entre le français et ceux d’autres pays ?
J’ai d’abord beaucoup de peine à les comparer, pour la raison que je suis de la Sorbonne. C’est le lieu où j’ai été étudiant, professeur, où j’ai fait passer des thèses. Et puis les systèmes sont absolument incomparables, ils suivent une sorte de logique interne qui fait qu’on ne peut les corriger qu’en suivant son propre génie. En France, nous avons adopté le principe de diplômes nationaux, il faut donc qu’au moins nominalement, toutes les universités soient égales. Dans un système hyper-sélectif et payant comme aux Etats-Unis, chaque institution choisit ses étudiants. Toutefois, dans les Universités d’Etat, l’entrée est libre, par opposition aux universités privées.
Vous étiez étudiant ici ?
Oui. Dans cette salle magnifique, j’ai été tour à tour étudiant, professeur, membre de jury, dans cette austère tribune et ce sont des souvenirs qui ne se mêlent absolument pas; les époques sont différentes. Je me plais d’ailleurs à évoquer cet enseignement qui était de très grande qualité dans les années d’avant guerre. En philosophie, il y avait fondamentalement concurrence entre trois sortes d’enseignements: il y avait d’une part l’influence bergsonienne; Bergson était de l’autre coté de la rue des Ecoles, au Collège de France. Et ici régnait le néo-kantisme de Brunschwig; j’ai eu la chance d’en être l’élève dans ses dernières années. Et puis il y avait les premiers signes de l’existentialisme, Sartre et Merleau Ponty venaient de terminer leurs études et leur gloire naissante était déjà tout à fait visible. Et puis, il y régnait un esprit de recherche qui se déployait en dehors. C’est ces mêmes années que j’ai été amené à fréquenter les séances du vendredi soir chez Gabriel Marcel. C’est un contraste qui m’a accompagné toute ma vie, puisqu’au fond ce contraste entre la Sorbonne néo-kantienne ou bergsonienne et la philosophie existentielle de Gabriel Marcel m’a donné la première polarité. A bien des égards en effet, tout mon travail philosophique a été dominé par des polarités fondamentales; et au fond j’ai trouvé ici comme étudiant cette première polarité entre la Sorbonne et ce qui lui était extérieur.
En 1957, vous quittez l’université de Strasbourg et vous arrivez à la Sorbonne pour enseigner; comment vous imaginiez vous votre enseignement et qu’est-ce que vous avez trouvé ?
L’enseignement était d’abord très différent dans l’intitulé de la chaire; à Strasbourg, j’enseignais l’Histoire de la Philosophie. Je l’ai fait pendant dix ans et j’ai acquis là mon bagage de connaissance historique: tous les ans je lisais complètement un philosophe et c’est avec ce bon bagage historique que je suis venu ici. Caractériser cette dizaine d’années d’enseignement à la Sorbonne ? D’abord le très grand plaisir d’enseigner au niveau de ce qu’on appelait à cette époque la propédeutique, et qui est devenu aujourd’hui le DEUG: prendre des étudiants qui arrivaient du secondaire et continuer sur cette lancée avec des grands thèmes généraux et d’initiation à la réflexion philosophique. Et puis il y avait le niveau plus spécialisé de la licence où l’enseignant de philosophie générale devait trouver sa place sous l’ancien titre de métaphysique entre l’épistémologie et les sciences humaines (la psychologie et la sociologie). Le troisième niveau était celui de la recherche et c’est là que j’ai l’impression d’avoir le plus innové. Grâce à mes premières expériences d’enseignement aux Etats Unis où j’avais vu véritablement fonctionner des séminaires de recherche, j’ai essayé d’appliquer ces méthodes pour intégrer davantage les chercheurs, et rompre le monologue de l’enseignement qui était quand même la caractéristique majeure de l’enseignant français.
Le doyen – Nanterre
« RICŒUR VIEUX CLOWN! »
Paul, ça vous dit quelque chose?
Oui, ça me dit quelque chose… Quand j’étais doyen dans cet établissement, je continuais mon enseignement, c’était ma récréation. Et un jour, en entrant dans la salle de cours d’agrégation, je vois écrit ce que vous lisez. Et je me suis dit: « Je le laisse, je n’efface pas », et je dois dire que certains étudiants en étaient embarrassés, parce que c’est vrai et c’est faux. Il était faux d’essayer de porter atteinte à mon crédit en me rendant ridicule. Mais j’avais quand même dans la mémoire les fous, les fous du Roi, les clowns et les fous de Shakespeare, et je me disais: « Après tout, c’est lui qui dit la vérité! Et je suis aussi le clown de cette Institution qui se prend peut-être trop au sérieux… Et il faut une certaine distance ironique à l’égard de son propre rôle ». Alors après tout, je me disais que j’étais résumé à la fois comme doyen, comme professeur, comme élève philosophe, comme homme tout court… et que, comme on disait à cette époque-là: « j’assume! »
Et qu’est-ce qui s’est passé en 1968?
En 1968, je me souviens de ce qui m’a concerné moi-même dans un amphithéâtre tout près de celui-ci: je faisais un cours de propédeutique sur la notion d’Etat chez Hegel. Daniel Cohn-Bendit est apparu, au fond de l’amphithéâtre, et il a dit: « Ricœur, c’est terminé! » Il y avait 500 ou 600 étudiants, ils se sont levés comme un seul homme et ils sont sortis. Et j’ai compris d’un seul coup, en un éclair, quelle était la puissance de parole de cet homme et sa capacité d’entraînement.
En 1969, j’ai été élu doyen sans être candidat, bien entendu, car personne ne courait après cette position. Vous direz que c’était un acte philosophique. Je dirais oui, en deux sens. C’était d’abord un acte civique: j’ai été élu, d’accord, j’accepte et je réponds au défi. Mais c’était aussi un acte politique puisque, comme vous le savez, je me suis toujours intéressé au problème du pouvoir, de l’autorité, aux thèmes fondamentaux de la Philosophie politique; et je me suis dit: si je suis dans une position de pouvoir, je verrai quelles en sont les charges et les limites.
Ce fut pour moi une expérience fondamentale dans ma carrière. J’ai vécu intensément une contradiction entre, d’une part, une sympathie intellectuelle réelle pour quelques jeunes gens de qualité, nourries par des sympathies gauchisantes que je traînais depuis très longtemps, depuis mon passé pacifiste notamment. Ainsi j’étais toujours prêt à la discussion. J’avais refusé toute protection, mon bureau était ouvert, il était occupé périodiquement et j’étais patient. J’attendais qu’on s’en aille en disant: « Je serai toujours le dernier à sortir de mon bureau… »
Et puis, d’autre part, j’avais un sens républicain de l’Institution, j’allais dire un sens hégélien de l’Institution pour rappeler l’incident de Hegel et de Cohn-Bendit. Au fond j’étais littéralement écrasé entre l’écorce et l’arbre. Et un matin, j’ai trouvé la police sur le campus. Ce n’est pas moi qui l’avais appelée, bien qu’on l’ait prétendu quelque fois; je l’ai empêchée d’entrer dans les bâtiments, ce qui était, physiquement, la solution la plus dangereuse. En effet la police était dans les allées et les étudiants jetaient des tables et des machines à écrire par les fenêtres. C’était très dangereux. Mais j’ai maintenu l’interdiction d’entrer, la police n’a jamais pénétré dans les bâtiments et donc jusqu’à ce que les choses se calment, je suis resté à mon poste. Et j’ai démissionné quelques jours après, avec la conscience vive que j’avais échoué.
Le lecteur – Faculté de théologie protestante
Voilà notre vieille maison… Depuis longtemps vous venez ici?
Eh bien oui, je suis venu ici-même comme étudiant avant la guerre. Je fréquentais quelques cours. Et puis j’ai été invité comme professeur d’Ethique, ou de Morale, je ne sais pas ce qu’il faut dire.
En quelle année ?
Avant vous et avant André Dumas: mais j’ai beaucoup de peine à établir une chronologie personnelle… Elle est pleine de trous.
Pourtant, vous avez travaillé sur le temps?
Oui, j’ai travaillé sur le temps et j’ai une mémoire pleine de trous. Peut-être parce que je suis toujours en avance sur la prochaine chose que je vais écrire, le prochain travail auquel je m’intéresse.
C’est étonnant, ce rapport lacunaire à votre propre temps! Vous en avez besoin, philosophiquement?
Je dirais que je n’ai pas été assez attentif au passé. D’ailleurs dans ma façon d’écrire, je ne reprends pas un livre antérieur dans le livre suivant, qui est plutôt le résultat du résidu du travail antérieur. Et je ne relis pas les livres que j’ai écrits. C’est un peu général dans mon comportement à l’égard de moi-même: je manque de souvenirs. Je souffre maintenant, à mon âge, d’avoir une mémoire aussi dépeuplée.
Cela a laissé des strates dans vos livres? Dans votre bibliothèque?
Oui, parce que chaque livre a été le centre d’une bibliographie. Le défaut principal de ma façon d’écrire c’est que, quand un livre est terminé, je dis adieu au sujet ; dès lors j’ai une partie de ma bibliothèque qui est comme morte. Et puis après cela, s’ajoute une nouvelle strate. Par exemple avec Temps et Récit , ma bibliothèque s’est remplie de livres sur l’historiographie et le roman. Puis, je suis passé au problème de Soi-même comme un Autre , avec toute une bibliographie en langue anglaise ou allemande sur l’identité. Ma mémoire est ainsi faite de concentrations successives, mais d’oublis aussi, comme si disparaissait la plage entière correspondant à une époque de ma vie. Je dirais que ma mémoire est rythmée par mes livres.
Même pour moi qui ai passé tant d’années, tant de temps dans les bibliothèques, c’est toujours très étrange. On est pris d’un sentiment contradictoire: d’un côté, on a sauvé par le livre des paroles qui, sans lui, se seraient envolées, et qui, désormais, sont inscrites. Mais en même temps, c’est « La Belle au Bois Dormant »: les livres non lus sont certainement plus nombreux que les livres lus. Il faut qu’un lecteur vienne réveiller la Belle au Bois Dormant. C’est l’acte de lecture qui sauve l’écriture, après que l’écriture ait sauvé la parole, qui a disparu.
Ce paradoxe est surtout criant dans l’Histoire des Religions. C’est une histoire qui est d’abord celle d’interprétations. Et puis, derrière elles, vous avez les textes. Mais ces textes renvoient eux-mêmes à des personnages qui sont les fondateurs. Il y a ainsi comme une sorte de fuite vers l’arrière. Alors comment la stabiliser? Probablement en acceptant que ce qui s’est réellement passé soit l’absent de nos histoires, ce qui fait que nos histoires ne se ferment pas sur elles-mêmes. Elles ne renvoient pas à elles-mêmes, comme dans ce jeu où un livre renvoie à un autre livre, dans cette espèce de carrousel de l’intertextualité.
L’absent de l’histoire est en quelque sorte le régulateur des discours que nous tenons. C’est à partir de ce qui échappe à nos textes que ces derniers ont été écrits. Je crois que l’une des tâches de l’exégèse, non seulement des religions mais des littératures, c’est de refaire toujours ce mouvement vers le « point de fuite » de l’absent. Peut-être pourrait-on dire d’ailleurs – de même que Dieu est l’absent du discours religieux, et, par-là même le discours religieux a un contenu construit à partir de cette absence – que les événements dont parlent toutes nos histoires procèdent de cette même relation à un absent fondateur.
Le flâneur – Nymphéas Orangerie
Alors, pour vous, l’impressionnisme, ce sont des impressions naïves jetées comme ça?
Ah non! Rien n’est plus « construit » que l’impressionnisme. C’est même la plus grave méprise qu’on puisse commettre concernant Monet. S’il y a eu, à l’origine, des impressions sensorielles, tout est construit. Pensez à l’intervalle de peine, de douleur, de travail qu’il y a entre les impressions reçues du monde et puis cette construction d’impressions. Près de dix ans de souffrances physiques: Monet est quasiment aveugle, on l’a opéré plusieurs fois des yeux, sans succès: il ne voit plus ses couleurs. Il est comme Beethoven qui, sourd, construit dans sa tête la totalité des sons. Il a construit ainsi la totalité des couleurs. Ces couleurs que nous voyons ont d’abord été construites « cérébralement » et projetées ensuite sur la toile.
J’ajouterai même quelque chose qui nous remettra en relation avec ce que nous avons dit auparavant sur la promesse: tout ce que nous voyons ici, est de l’ordre d’une promesse tenue. Son ami Clémenceau lui avait arraché la promesse qu’en signe de reconnaissance pour la victoire, il ferait à la Nation, à l’Etat français, cette donation de son œuvre. Et il faut dire que chaque œuvre est la résolution d’un problème: comment précisément articuler la forme, la couleur, la lumière? Chaque fois la disposition des termes du problème suscite une réponse singulière; c’est ce qui fait que nous disons « c’est un Monet »; et le nom propre, c’est le nom du style, de l’œuvre.
La peinture ne pose pas un problème différent de la narration par exemple, parce que chaque fois il y a recréation d’un monde, d’un monde complet. Vous voyez ici le ciel, l’eau, le végétal. Vous ne savez plus ce qui est reflet du ciel dans l’eau, ce qui est réception du ciel par l’eau… Les nénuphars, ces lys d’eau, sont la totalité d’un monde parce qu’on pourrait dire: c’est le monde tel qu’on ne l’a jamais vu. En ce sens, rien ne serait plus trompeur que de dire que nous avons ici simplement une image, c’est-à-dire moins que le réel. Ici vous avez plus que le réel. En ce sens, on pourrait dire que c’est un « sur réalisme », si le mot n’avait pas été pris dans un autre contexte. Comme je le disais, c’est le monde tel qu’on ne l’a jamais vu, mais que, du même coup, nous pouvons habiter. Ce lieu qui est à la fois clos renvoie en même temps au-delà de ses propres bornes. Il est là comme un « horizon » de perception et non pas comme un « objet » de perception.
Pendant que sa main écrit
Donc je sais où je me tiens. Je ne suis pas dans un vide supérieur. Précisément parce que, niant face à de nombreux problèmes qu’il y ait un point de vue supérieur qui engloberait toutes les contradictions, je suis toujours quelque part. Ici je me tiens.
Jacques Ellul
Sans armes ni armures
Cadrage
Jacques Ellul (1912-1994) a gardé toute sa vie un profil de polémiste, de polémiste heureux. Né à Bordeaux et grandi rue Emile Zola auprès de ses jardins, professeur de droit révoqué par Vichy en 1940 après un discours aux étudiants, résistant dans la région bordelaise, il fut professeur d’histoire des institutions de 1944 à 1980. Il a forgé pendant plus de 50 ans des épithètes cinglantes pour dire non au système technicien et à ses masques démocratiques. Apôtre de la non puissance mais non de la non parole, il a déplacé les questions habituelles et c’est moins aisé que de déplacer les montagnes.
Plan fixe
1. Présence au monde moderne
Olivier Abel : C’est difficile de vous situer dans le paysage intellectuel français.
Jacques Ellul : Oui, c’est vrai, je me suis toujours préoccupé de ne pas suivre les modes et de ne pas avoir de maîtres à penser. Par conséquent, je n’appartiens à aucune école, et je ne me rattache, je crois, à rien ni à personne, en dehors bien sûr des domaines d’ordre spirituel et d’ordre théologique. Donc, dans le panorama actuel de la pensée contemporaine, je n’ai pas de place.
Quelque chose qui me frappe beaucoup dans votre œuvre, c’est une unité de ton, un style vraiment reconnaissable au premier coup d’œil, depuis le premier livre jusqu’au dernier, et il y a en a une quarantaine. Et en même temps, il y a un programme, un développement continu. Par exemple entre vos trois grands livres sur la technique, La technique ou l’enjeu du siècle, Le système technicien et Le bluff technologique, est ce qu’il y a des différences, une progression ?
Il y a une progression, forcément, dans l’analyse. Mais cela pourra vous paraître surprenant, j’avais au fond tracé les grandes lignes de mon œuvre, déjà pendant la guerre. C’est en 41-42 que j’ai pensé à la possibilité de faire une œuvre sur deux tableaux, un tableau théologique et un tableau d’étude de la société de l’homme moderne. J’ai essayé de construire cela de manière à ce que les livres se correspondent, et qu’il y ait effectivement, d’une part, le questionnement et les analyses de la société et d’autre part, non pas des réponses, mais un déplacement de la question dans mes livres théologiques.
Par rapport à l’action, quand vous dites « Etre présent au monde », vous parlez d’être présent à tout dans le monde. Qu’est ce que vous entendez par là, être présent à tout, comment peut-on être présent à tout ?
Il faut être présent à tout pour savoir de quoi se compose ce monde et je dis bien le monde moderne, le monde actuel, le monde de notre société. Il y a par exemple des éléments comme la croissance de l’image ou comme la puissance des moyens de communication qui se multiplient. Si on néglige un élément de cette société, on ne voit pas comment elle fonctionne, et un de mes soucis, c’est de me demander comment fonctionne cette société, en me rendant compte à quel point les politiques passent à côté du problème. Ils ont bien d’autres préoccupations que celle-là, ils entrent tous dans le souci de tout bien faire fonctionner. C’est très curieux de voir à quel point ils sont pris dans un certain nombre de schémas : pour eux la croissance c’est bien en soi, il faut tendre à une croissance de 3% sinon il y aura le chômage, des désastres, etc. Les politiques ne se demandent jamais s’il peut y avoir une croissance indéfinie dans un monde fini. Parce qu’enfin, si pendant 50 ans on continue une croissance de 3% par rapport à ce que nous connaissons maintenant, par rapport au nombre d’automobiles et au reste, on arrivera à une vie parfaitement invivable.
Lorsque vous avez terminé votre premier livre sur la technique, La technique ou l’enjeu du siècle – c’était d’ailleurs déjà le fruit de quatre ans de travail, un gros travail – la thèse que vous proposiez à ce moment-là était très paradoxale : pouvez-vous nous rappeler quel était le problème ?
J’avais l’impression que l’initiative individuelle disparaissait progressivement devant les impératifs techniques, et que ceux-ci étaient très souvent réglementés par un double impératif: un impératif administratif et un impératif de la technique elle-même, et les hommes s’y soumettaient comme si ces contraintes étaient tout à fait normales. Il faut dire que la technique apportait de tels avantages et de telles facilités qu’il était on ne peut plus simple d’accepter. Une fois de plus, je ne prétends pas revenir au Moyen Age, mais on a échangé un certain nombre de servitudes qui étaient claires et nettes, – il y avait la servitude envers le roi, la servitude envers tous ces pouvoirs, etc. – contre quelque chose qui est devenu tellement abstrait que l’homme ne s’en aperçoit plus. Qu’il soit esclave de sa voiture, l’homme n’en sait absolument rien alors que quand il était esclave d’un seigneur, il le savait forcément ! Autrement dit, c’est ce caractère un peu feutré du pouvoir de la technique sur l’homme qu’il m’a paru nécessaire de dénoncer.
Au fond, il y avait déjà là une critique de la religion, qui reste une constante dans votre œuvre.
Oui, dans la mesure où j’ai toujours essayé de combattre la confusion fréquente entre la révélation chrétienne qui appelle à la foi et une religion. Une religion, c’est une certaine structure sociologique intégrée dans la société, qui répond à certains besoins religieux ou émotifs de l’homme, et qui par conséquent s’écarte exactement de la révélation de Dieu.
Peut on dire que le système technicien est une religion aujourd’hui ?
Sans aucun doute mais c’est plutôt la technique en elle-même qui est de l’ordre du divin. C’est à dire non pas la technique abstraite, mais la technique dans ses aspects concrets…
La représentation que l’on s’en fait ?
… la représentation que l’on s’en fait, et puis aussi l’auto : c’est un petit dieu. On recrée tout un paganisme avec d’innombrables petits dieux, non pas Jupiter et Vénus, mais les petits dieux quotidiens comme il existait celui du seuil, etc. Maintenant, nous avons la télévision, nous avons l’auto, nous avons tout un ensemble d’objets qui nous entourent, que nous considérons comme signifiants de notre vie, et auxquels on se confie.
2. Sans arme ni armure
Finalement, ce que vous proposez, c’est vraiment une recherche, non pas de non-violence mais de non – puissance, de non – pouvoir. En fin de compte, n’est-ce pas une vision pour le coup très chrétienne, et n’est-ce pas le cœur du message chrétien que de s’avancer vers les autres avec un pouvoir de contestation, de protestation, mais sans arme ni armure ?
Sans arme ni armure, c’est bien là une de mes formules favorites. Or si l’Eglise avait joué son rôle, elle aurait incarné effectivement ce contre-pouvoir en face des forces politiques, en disant « non » et « il faut » quant il y avait lieu de les dire, et en apprenant au pouvoir ce qu’il y a à faire. Alors que l’Eglise s’est laissé absorbée par le pouvoir, dont elle est devenue ce contrefort.
Il s’agit là d’une sorte de corruption du christianisme par la puissance.
Oui et puis c’est un christianisme transformé en religion, en appui, en organisation sociale . Il est extraordinaire de penser à cette société issue du christianisme et où il n’y a plus rien de chrétien.
Le christianisme comme message d’extrême fragilité, qui se traduit par la société la plus puissante.
Exactement, c’est vraiment un des défis de l’histoire que de se trouver en présence d’un message qui était au préalable un message d’amour et de fraternité, un message où l’on s’offre soi-même comme gage de ce que l’on dit, et de l’avoir transformé en un pouvoir social et organisé. Je ne m’en suis jamais consolé !
Donc en fait, ce à quoi vous croyez, c’est à des petites communautés, que ce soit pour la fraternité, la prière commune, la présence les uns aux autres, que ce soit pour l’action, que ce soit pour l’étude biblique…
Exactement, c’est d’ailleurs la petite communauté qui porte le plus de témoignages. Ici, nous avons une réunion de prière qui a cette singularité que personne n’y vient ! C’est très curieux d’ailleurs: malgré toute mon insistance, les protestants, d’ici en tout cas, ne semblent pas intéressés par la prière puisque nous ne sommes que quatre personnes. Il y a quelques mois, un couple est venu me voir en me disant « voilà, il nous est arrivé quelque chose d’affreux, nous avons perdu un enfant de 17 ans, est-ce que vous connaissez un groupe de prière ? » J’ai dit que je connaissais un groupe de prière mais qu’ils seraient très certainement déçus parce que nous n’étions que quatre. « Cela ne fait rien, nous venons », ont-ils répondu. Eh bien ces gens, dans ce simple groupe de prière de quatre personnes, ce père et cette mère s’y trouvent bien. Voilà. Pour moi, c’est ça l’important. L’essentiel, c’est qu’ils soient heureux là où ils sont, dans notre Eglise. Je pense qu’au culte officiel, on n’est pas heureux, on n’est rien.
Dans tout ce que vous dites, ce qui est frappant, c’est le refus de l’allégorie.
C’est quelque chose qui pour moi est tout à fait fondamental, dans la mesure où je pense que la révélation de Dieu n’est pas ésotérique, c’est à dire qu’elle n’est pas réservée à des initiés en mesure de comprendre les mystères. C’est une révélation exotérique, c’est à dire vraiment une révélation. Dieu ouvre le voile et nous permet de contempler une vérité. Je ne crois pas du tout qu’il faille interpréter les textes bibliques dans un sens allégorique. C’est trop facile de s’échapper d’un texte avec l’allégorie et le symbolique.
Vous vous êtes vous-même occupé de jeunes délinquants.
Effectivement, ce fut l’une de mes grandes occupations, pendant des années. En fait, il ne s’agissait pas seulement de jeunes délinquants, mais de marginaux, des gens qui étaient mal dans leur peau. Et nous ne voulions pas les rendre conformes à notre société, mais plutôt leur permettre, à partir des forces négatives qu’ils manifestaient, de développer des forces positives et de leur donner la raison de vivre qu’ils cherchaient désespérément dans la vitesse, dans des exploits absolument fous. Nous avons lancé un club de la façon suivante. Il y avait des disparitions importantes de motocyclettes à Pessac. Un peu plus loin que Pessac, existaient des restes de grandes excavations qui s’étaient formées à la suite de l’extraction de gravier. Elles avaient 5 à 6 mètres de profondeur. Nous nous sommes aperçus que les jeunes volaient des motocyclettes pour y rejouer l’épisode de James Dean dans son film – La fureur de vivre – où il saute de la voiture au moment où celle-ci va plonger du haut du ravin dans la mer. Sur leur moto, les voleurs de motocyclette sautaient au moment le plus proche de la chute des engins dans les excavations. Charier, l’éducateur qui avait commencé à travailler avec moi après avoir été le chef de file de ces jeunes délinquants, un athlète remarquable, leur fit cette proposition étonnante : « Mais au fond, ce serait tout aussi rigolo d’aller repêcher les motos dans les excavations, et ce serait très costaud ! » Les marginaux ont trouvé ça très très bien: ils ont plongé à 2 ou 3 pour remonter une moto. Et qu’est ce qu’ils étaient fiers ! C’est comme ça que s’est constituée une des activités importantes de notre club, la plongée sous-marine.
3. Querelle des Institutions
Votre œuvre se prête vraiment à tous les malentendus possibles. Je prends l’individu comme exemple: vous êtes assurément l’un des grands témoins de l’individu et on peut dire que l’individualisme triomphe dans notre société. Est-ce que cela vous convient ?
Cela ne correspond absolument pas à ma conception de l’individu. L’individualisme triomphe, mais cela signifie surtout que chacun peut avoir sa bagnole, y être enfermé et isolé des autres. Je ne crois pas qu’être un individu se résume à cela. Du fait même que l’on emploie la voiture, cela signifie qu’on fait partie de la masse des gens qui utilisent la voiture. Pour moi, l’individu, c’est celui qui a, suivant l’étymologie, une personnalité qui n’est pas divisée. Or, moi je constate que ces gens que l’on estime être des individus sont des gens éparpillés, éparpillés entre leur travail, leurs distractions, leurs voyages, etc.
Si tout le monde avait été d’accord avec vous, qu’est ce que vous auriez fait ?
Eh bien j’aurais écrit autre chose ! Qu’est ce que vous voulez: je n’ai jamais cherché l’accord. Je ne dis pas que j’ai privilégié le désaccord, cela m’était indifférent, mais je me suis toujours méfié quand il pouvait y avoir une adhésion trop facile ou trop massive.
On peut dire que vous avez des disciples ?
Non, je n’ai jamais voulu avoir de disciples et je pense que je n’en ai pas. Je ne veux pas être entouré de gens qui considèrent que ma parole contient une vérité. Non.
Vous le craignez pour eux, mais est-ce que vous ne le craignez pas pour vous aussi, d’une certaine manière ?
Je le crains pour moi aussi parce que forcément on se laisse influencer par un groupe qui pense comme vous au point qu’on risque de ne plus penser par soi-même… Cela, j’ai essayé de l’éviter toute ma vie.
Je suis frappé du fait que vous êtes un historien et spécialiste des institutions, et que vous n’en laissez pas pierre sur pierre. C’est un peu curieux : l’institution c’est aussi ce qui fait durer les sociétés, la vie en commun.
Je vous répondrai par le vers célèbre « car je la connais trop pour n’en avoir pas peur ». Mais effectivement, ce que j’ai vu dans l’histoire des institutions, c’est à quel point l’institutionnalisation détruit la capacité d’invention de l’homme. Je pense simplement, par exemple, à la création des coutumes au Moyen Age où effectivement chaque groupe se créait les règles indispensables pour vivre. Et puis à un moment, le pouvoir central a dit « tout ça c’est très bien, mais c’est beaucoup trop flou, beaucoup trop vague, beaucoup trop diversifié, nous allons rédiger les coutumes ». A partir de ce moment, on est entré dans le cadre institutionnel ; les coutumes n’ont plus évolué et les gens ont perdu la capacité d’inventer leur mode de vie.
Finalement, les formes d’Eglises, les formes de la politique, les formes d’actions que vous préconisez conduisent à ne pas chercher le pouvoir mais simplement à l’équilibrer de l’extérieur: elles cherchent des contre-pouvoirs. Mais encore faut-il que le pouvoir existe, qu’il y ait quelque chose en face.
La difficulté de notre société actuelle, c’est que le pouvoir politique est pratiquement inexistant alors que l’administration est un pouvoir d’une puissance fantastique. Réussir à établir un contre-pouvoir en face d’une administration, c’est très difficile, parce que l’administration est multiforme: une administration renvoie toujours à une autre…
Mais elle n’est pas politique, elle n’a pas de projet.
… elle n’a pas de projet, elle applique des règlements à la lettre. En voici une illustration. J’avais besoin d’un certificat de nationalité française, non pas pour moi, mais pour ma femme, hollandaise, mais française par mariage. Elle avait perdu sa carte d’identité ou on la lui avait volée, et elle avait besoin d’un certificat de nationalité française pour en rétablir une. On lui a alors dit que les papiers qu’elle produisait pour l’établissement de ces documents n’étaient pas valables et qu’il fallait que je prouve, moi, que j’étais de nationalité française puisque ma femme m’avait épousé. Il a alors fallu que je recherche ces preuves, ce qui n’était pas si facile puisque mon père était anglais et qu’à 18 ans, j’avais eu le choix entre la nationalité française et la nationalité anglaise. Je leur ai dit, « écoutez, c’est très simple, j’ai choisi la nationalité française, ce n’est donc même pas une nationalité automatique, c’est une nationalité par choix ». On m’a répondu, « très bien, alors apportez-nous le papier ». J’ai obtenu de la mairie le double de la déclaration et on m’a dit que cette déclaration ne valait rien puisque je l’avais faite à 18 ans pour cause de service militaire et qu’à cet âge je n’étais pas majeur. Donc cette déclaration ne valait rien!
Peut-être que vous n’êtes pas français en fait !
J’ai fini par obtenir le certificat de nationalité française, mais en jouant d’une façon assez horrible…
… sur le caractère français de vos enfants peut-être ?
Non pas du tout, mais par le chantage. Comme on me refusait absolument ce certificat de nationalité française, j’ai fini par téléphoner au magistrat en disant : « Bon, d’accord, je ne suis pas français, alors dans ces conditions, tous les examens, tous les concours, tous les jury de thèses, tous les jury d’agrégation auxquels j’ai participé, tout ça c’est nul ! » Devant cet argument, le juge m’a téléphoné le lendemain en me disant, « mais si, mais si, il n’y a pas de problème, vous êtes français ! »
4. Enracinements décalés
Est-ce qu’on peut dire que vous êtes humaniste ?
Pas du tout, et là il faut s’entendre. De même que je ne suis pas philosophe dans la mesure où, quand je lis des livres de philosophie, je n’y comprends rien, de même je ne suis pas humaniste au sens traditionnel qu’a pris le terme depuis le 18ème siècle. Je suis humaniste pour la défense de l’individu humain, bien sûr, mais pas humaniste au sens des humanités gréco-latines.
Et vous ne croyez pas en l’homme avec un grand H ?
Oh, je ne crois pas du tout en l’homme avec une grand H, sans quoi je n’aurais rien à faire. Si je croyais en l’homme avec un grand H, il n’y aurait qu’à laisser faire les choses puisque ça marcherait forcément très bien pour cet homme avec un grand H. Précisément je ne connais que des hommes avec un petit h qui sont piégés, torturés même sans qu’ils le sachent, esclaves du quotidien et des divertissements aussi bien que de leur travail. C’est effectivement ce qui m’émeut, parce que je voudrais les éveiller à une conscience, je voudrais les éveiller à un esprit critique.
Jacques Ellul, vous êtes en même temps un homme très profondément enraciné dans votre culture protestante, dans votre culture juridique, dans votre culture bordelaise et acquitaine, et en même temps, vous êtes un homme de l’exil, vous êtes un peu comme Abraham, vous êtes comme exilé de vos racines, exilé dans vos institutions, exilé dans votre Eglise. Comment est-ce que vous vivez ces deux situations ?
Ce n’est pas toujours facile, mais c’est une condition qui m’est faite; je ne l’ai pas choisie, parce que si je suis loin de mes racines, c’est qu’elles sont innombrables : j’ai un grand-père portugais, une grand-mère serbe, un grand-père italien. Donc je suis absolument dispersé, avec toutes les ambiguïtés possibles puisque mon père qui n’a jamais été en Angleterre était un citoyen anglais venant de Malte. C’était donc quelque chose de tout à fait baroque; je suis très cosmopolite en définitive.
Mais alors, par exemple, la Terre Sainte, ce sont des sortes de racines en imagination pour vous, ou bien est-ce que vous vous méfiez de la notion de Terre Sainte ?
Je ne me méfie pas du tout de la notion de Terre Sainte et je dois dire sans aucune espèce de réticence, que lorsque j’y ai été, j’ai été profondément ému d’être sur cette terre. J’ai été ému d’être à Jérusalem, oui, cela m’a atteint.
C’est tout à fait autre chose que la religion, pour vous ?
Ah oui, c’est émotionnel, je suis très émotif ! Et c’est vrai que lorsque je me suis retrouvé à Jérusalem ou au bord du lac de Génézareth, j’étais profondément bouleversé. Je n’ai certes pas suivi le chemin de croix qui est indiqué à Jérusalem, avec les stations obligatoires, mais c’était me trouver dans ce lieu. Et je dirais que ce qui m’a le plus saisi, c’est constamment de me dire, que ce lieu a été choisi par Dieu. « La montagne de Sion, c’est là que j’établirai la patrie de toutes les nations. »
Est-ce qu’on peut dire que vous avez tout désacralisé mais qu’il reste un sacré qui est ce lieu d’élection, ou bien est-ce que cela non plus n’est pas sacré, ce serait autre chose ?
Non, ce n’est pas sacré, c’est un attachement sentimental. Je suis profondément attaché, parce que là j’ai senti qu’il y avait quelque chose qui correspondait si profondément à ma foi que je ne pouvais l’écarter.
Le salut, c’est une chose qui vous préoccupe ?
Absolument pas, et je fais tout mon possible dans ma paroisse, au cours de mes études bibliques, pour « dépréoccuper » les gens de leur salut. Parce que si Dieu est amour, et je le crois, nous sommes tous dans l’amour de Dieu. Je crois que le salut, c’est une affaire qui nous est donnée. Et alors la différence que je ferais entre chrétiens et non – chrétiens, ce n’est pas du tout que les uns soient sauvés et d’autres pas, c’est que les uns le savent et que d’autres l’ignorent. Mais je crois alors que l’erreur phénoménale de l’Eglise a été pendant des siècles de prêcher « vous êtes perdus, vous êtes damnés, convertissez-vous et vous serez sauvés ». Alors là non, carrément non. Nous n’avons pas à annoncer aux hommes qu’ils sont damnés, ils ne le savent que trop, ils ne le vivent que trop. Nous avons à leur annoncer qu’ils sont aimés et qu’ils sont sauvés ; c’est là notre vocation de chrétien, je crois.
Votre femme qui a l’air d’avoir joué un grand rôle, non seulement dans votre vie, mais aussi dans votre œuvre, vous a-t-elle aussi aidé à soulever des contradictions dans votre travail ?
Oui, ma femme effectivement a joué un très grand rôle et c’est elle qui, très souvent, soulevait les contradictions. Parce que moi je ne les apercevais pas, alors que quand elle lisait ce que j’écrivais, elle me faisait remarquer « oui mais ça, ça ne va pas du tout avec ça ». Elle faisait apparaître les contradictions, d’autant plus qu’elle avait une très forte exigence chrétienne et que, lorsque j’écrivais quelque chose qui ne lui semblait pas acceptable du point de vue chrétien, elle n’hésitait pas à me contredire très nettement.
Est-ce que l’on peut dire que votre méditation, votre lecture de l’Ecclésiaste, est une réponse ou une manière d’exprimer ces contradictions ?
Effectivement, c’est lui qui a éveillé en moi cette contradiction. L’Ecclésiaste, c’était ma lecture favorite quand j’avais 12 ans.
C’est quoi la thèse centrale de l’Ecclésiaste pour vous ?
C’est précisément le passage qui dit en substance « fais vraiment sérieusement ce que tu fais et n’y attache aucune importance ». L’Ecclésiaste vous dit d’un côté: tout ce que ta main trouve à faire, qu’elle le fasse avec force; et de l’autre côté: vanité des vanités, finalement, cela ne sert à rien, même s’il faut le faire quand même. Je crois que c’est très évangélique. Les cinq pains et les deux poissons, ça ne sert évidemment à rien pour nourrir la foule, mais si on ne les apporte pas, il ne se passera rien.
Donc l’Ecclésiaste, c’est vraiment le livre biblique que vous avez médité toute votre vie. Est-ce ça a un lien avec l’impératif « tu aimeras ton Dieu de toute ta pensée »?
Cela m’a posé en effet longtemps des questions et des problèmes. Parce qu’aimer Dieu de tout son cœur, ce n’est déjà pas évident. Mais aimer Dieu avec sa pensée, moi cela me paraissait vraiment difficile dans la mesure où il me semblait y avoir contradiction entre aimer et penser, surtout que je cherchais à avoir une pensée vraiment indépendante, sans finalité préconçue. Alors j’ai été amené à admettre que la finalité de ma pensée, c’était l’amour de Dieu. Mais cela n’allait pas de soi et provoquait chez moi des conflits profonds.
Déambulations
Dans le bus
Jacques Ellul, ce n’est pas à Paris, bien sûr, qu’il faut venir vous voir; c’est chez vous, ici à Bordeaux !
Bien sûr !
Votre pays est ici, même toute votre enfance…
Exactement, c’est mon enfance et puis c’est mon pays. C’est un attachement très fort : non seulement par le souvenir, mais aussi parce que j’apprécie cette ville-là.
Vous habitiez quel quartier ?
Le quartier du jardin public, à la limite du quartier noble qui était le quartier des Chartrons.
Le jardin public, c’est un lieu d’enfance pour vous ?
Ah oui, et c’était l’un de nos lieux de confrontation extrêmement dur avec les catholiques.
Ah bon ?
Oui, pendant des années, et c’était assez amusant. Il y avait la bande des laïcs qui venaient du lycée et puis la bande des « talas » qui venaient des écoles catholiques. On se rencontrait – et on était d’accord – pratiquement tous les jeudis après-midi, pour se casser la figure dans le jardin public ! Oui, et il y avait des batailles rangées qui étaient quelquefois sévères. Une fois magnifique, on a fait prisonnier le chef des talas et on l’a jeté dans le bassin du jardin public !
Musée de Bordeaux
Vous venez souvent dans ce musée ?
JE : Non, il y a des années que je n’y suis pas venu. Mais vous savez, je peux dire qu’il y a deux ans que je n’ai pas mis les pieds à Bordeaux !
Et d’où vous vient ce plaisir du tableau, cet intérêt pour la peinture ?
De ma mère. Si je n’ai absolument pas été formé à la musique, j’ai été bien formé à la peinture.
Votre mère elle-même peignait ?
Oui, maman peignait.
Et vous-même vous avez peint ?
Non, sans doute par réaction. Comme ma mère peignait très bien, je réagissais, et je refusais parce que chez moi c’était moins bien.
Qu’est-ce que c’est que le tableau de la « Grèce expirante » de Delacroix représente pour vous ?
C’est un tableau que j’ai toujours aimé. Pour plusieurs raisons : non seulement pour des raisons esthétiques parce que je le trouve vraiment admirablement équilibré, mais d’autre part dans la mesure où ce tableau éveillait en moi des sentiments très forts, dès lors que dans l’histoire et dans la politique, j’ai toujours choisi le parti des vaincus.
Cette « Grèce expirante », c’est un peu la trahison de l’Occident pour vous ?
Oui, c’est la trahison de l’Occident, et puis c’est sa faiblesse. Avoir atteint une certaine perfection de beauté, comme ici cette perfection de beauté de la femme, et puis cette absence totale de moyens de défense, cette impossibilité à s’opposer à son futur vainqueur, ce qui a été d’ailleurs l’histoire de l’Occident à de nombreuses reprises. Mais chaque fois que l’Occident a été envahi par les grands barbares, il y a eu aussi une rénovation pour l’Occident. Par conséquent, c’est tragique pour moi de voir en effet cette Grèce expirante parce qu’elle représente toute une civilisation, tout un passé, toute une beauté; et en même temps, il faut se dire que derrière elle qui est arrivée à un certain stade de perfection, va venir celui qui va tout remettre en question, qui va obliger à tout recommencer.
La mort ?
La mort en quelque sorte et qui pousse à un recommencement.
Etude biblique
« Lecture de Pierre 3-14 : “Christ aussi a souffert une fois pour les péchés, lui juste pour les injustes, afin de nous amener à Dieu, ayant été mis à mort quant à la chair, mais ayant été rendu vivant ou même plus encore créateur de vie quant à l’esprit. Selon cette image, c’est le baptême qui vous sauve maintenant, non par la purification des souillures de la chair mais par la demande faite à Dieu d’une bonne conscience au nom de la résurrection de Jésus-Christ qui est allé à la droite de Dieu, depuis qu’il est allé au ciel et que les anges, les autorités, les puissances lui ont été soumis”. Voilà donc ce texte assez énigmatique et rempli d’images très anachroniques. Mais ces puissances sont très bien incarnées; elles ne sont pas des choses volatiles qui agissent mystérieusement. Non, les puissances, c’est l’argent, c’est l’Etat, et je dirais actuellement que l’on peut considérer comme faisant partie de ces puissances, la science ou le monde urbain dans lequel nous vivons… »
Au bord du bassin d’Arcachon
Le bassin d’Arcachon, pour vous, c’était le canoë ?
Oui, ma femme et moi, nous en faisions beaucoup, parfois de très long trajets; quelque fois nous sommes sortis dans l’océan. Quand je partais en canoë, je faisais des kilomètres et des kilomètres à la pagaïe, en compagnie des ces ennuyeux bateaux à moteur qui trouvaient cet homme totalement ridicule dans son canoë, alors qu’eux allaient si vite. Quelquefois, ils s’amusaient à me faire des vagues et des contre – vagues qui ne me gênaient pas outre mesure, alors que ça les amusait de voir le canoë ballotté ! Et puis il m’arrivait aussi de naviguer une matinée entière. Je partais à 9h du matin, je remontais le courant, et puis je me laissais aller au fil de l’eau en lisant un bouquin. Il m’est même arrivé d’emporter un tome de la dogmatique de Barth et de le lire dans ces conditions. Je me laissais filer au fil du courant jusqu’aux passes, quitte à revenir ensuite à contre-courant, en lisant et en travaillant.
A la Faculté de droit
Dans Le Bluff technologique, vous écrivez que les progrès techniques et économiques engendrent des problèmes pour lesquels il n’y a pas de réponse. Il en est de même pour le développement des institutions. Vous aviez un projet pour l’université, vous vouliez changer l’Université ?
Oui, j’ai eu un grand projet pour l’Université, j’aurais voulu qu’elle corresponde à son étymologie: « tournée vers l’unité », uni-versus, c’est à dire que j’aurais voulu que l’on pratique dans les universités moins de branches particulières et plus de travail intellectuel qui relie les disciplines entre elles. Et cela correspondait à la fameuse formule de Caillois sur les sciences diagonales.
La faculté de Droit, c’est un lieu…
Ce n’est pas tout à fait un lieu sacré, mais c’est enfin un lieu plein de souvenirs et plein de richesses. J’y ai fait toutes mes études et j’y ai enseigné pendant 10 ans. C’est un espace que je trouve beau, et c’était une joie d’y venir. Ici, d’ailleurs, le corps professoral de mon époque était pétri d’humour, et cela contrastait avec la majesté de la robe.
En 36 vous étiez étudiant ici ?
Oui. On a manifesté comme tous les étudiants. Nous étions poursuivis sur la place de la cathédrale et nous sommes venus nous réfugier sur les marches de la faculté. Alors la police est arrivée et je leur ai dit, « vous n’avez pas le droit d’entrer ici, l’université, la police n’a pas le droit d’y entrer ». Et ils se sont inclinés.
C’était après votre combat avec les croix de feu ?
Non, ce n’était pas à l’époque de ce combat. En 36, c’était vraiment les grandes manifestations de type populaire qui provoquaient souvent des perturbations.
Aujourd’hui, on est obsédé par le danger du fascisme parce que c’est le dernier grand danger dont nous sommes sortis si je puis dire. Pour demain, quel est le grand danger qui nous menace ?
Je crois que c’est le danger du conformisme, c’est ce que je disais sur les choix. On vous donne à choisir entre ceci et cela, mais en définitive, vous êtes tellement influencé que le choix est déterminé à l’avance. Le fascisme présentait pour moi un avantage considérable, de même que le pouvoir de Hitler, c’est qu’on savait où était l’ennemi. C’était clair, c’était net. C’était ce pouvoir-là qui était mauvais, donc on se battait contre ce pouvoir-là, c’était simple. Tandis que maintenant, nous sommes en présence d’une société qui est bienfaitrice, une société qui ne veut que le bonheur des hommes, une société qui prévoit tout pour votre vieillesse, pour votre chômage, et qui, de ce fait, ne présente aucun angle d’attaque. Allez dire par exemple que les mesures pour éviter les difficultés de la vieillesse ou les difficultés du chômage sont des faux-semblants: on vous fait toucher un point très sensible et on vous accule à la question « qu’est-ce qu’il faut faire ? » Je ne crois pas que la solution soit dans les différents organismes de l’Etat. Une fois de plus, je reviens à la petite dimension: c’est dans chaque commune qu’il s’agit d’organiser les possibilités d’accueil des personnes âgées par exemple. Le chômeur ne doit plus être quelqu’un d’anonyme qui va toucher une petite indemnité à la caisse de chômage.
Vous aviez quelque part, je crois dans L’illusion politique cette phrase étonnante : Plutôt que répondre par une force supérieure, il faut inventer une nouvelle forme; et c’est cette invention d’une forme nouvelle qui répond réellement à la question et ne la reporte pas plus loin.
Exactement, c’est ça qui m’a toujours inquiété, c’est à dire que la plupart des besoins que l’on satisfait par des moyens techniques très évolués pourraient être satisfaits par des moyens infiniment plus simples…
Une autre forme de vie ?
Evidemment cela nécessite ce que j’appelais un changement de style de vie, qui implique beaucoup de sacrifices, et je ne suis pas très sûr que l’homme moderne y soit prêt. Je pense par exemple à cette impossibilité de continuer à concevoir un Nord riche et un Sud mourant de faim. Il ne suffit pas d’une petite aide alimentaire ou monétaire comme on le fait, qui ne signifie rien quand elle n’est pas nocive: mais il faudrait effectivement faire une sorte de péréquation de la civilisation, qui impliquerait non pas un retour en arrière, mais un ascétisme, une ascèse dans notre société. Je ne suis pas sûr que notre monde occidental soit prêt à l’ascèse.
Devant la colonne des Girondins
Cette colonne des Girondins, c’est un monument qui est en même temps tout un symbole de l’époque révolutionnaire. Comment voyez-vous cette symbolique républicaine ?
Il y a pour moi deux jugements très différents. Les Girondins je les aime beaucoup parce qu’ils ont joué la carte du régionalisme contre la centralisation ; et pour moi, c’est fondamental. Mais d’un autre côté, ils appartenaient à cette Révolution pour laquelle je n’ai qu’une estime très relative; c’est à dire qu’ils étaient encore pour une centralisation, pour une organisation rigoureuse des pouvoirs, c’est à dire que l’on continuait le mouvement qui avait été engagé sous Louis XIV. C’est pour moi le grand échec de la Révolution de 1789, de n’avoir fait qu’accomplir le dessein de Louis XIV; ce pauvre Louis XVI s’est trouvé entre les deux et c’est lui qui a payé alors qu’il n’a rien fait..
La colonne elle-même dans sa symbolique, elle vous dit quelque chose?
Non elle ne me dit rien du tout, ça alors, vraiment ! Dans la mesure où je ne vois pas en quoi cette espèce de, disons, de génie qui la couronne représente en quoi que ce soit une pensée révolutionnaire ou une spiritualité quelconque. Je n’aime pas la colonne des Girondins. Quand j’étais gosse c’était un lieu où nous allions très souvent nous amuser parce que l’esplanade autour est très agréable pour patiner…
Patiner, vous faisiez du patin ?
A roulettes !
Du patin à roulettes ?!
Mairie de Bordeaux
« Et quand je dis “votre cher père”, ce n’est pas une formule de politesse, c’est l’expression de mes sentiments à son égard. Le jury – je ne peux que féliciter ce jury – a bien discerné ce qu’il convenait de faire en lui attribuant ce grand prix littéraire de la ville de Bordeaux. Et je vous remets ce qui matérialise ce prix mais qui est peu de choses à côté de ce qu’il idéalise. Alors, maintenant, nous allons boire à sa santé, le verre de l’amitié bordelaise. En avant, où est-ce que ça se passe ? Circulez ! »
Vous avez reçu le prix littéraire de la ville de Bordeaux. C’était un grand honneur. Les honneurs, Jacques Ellul, ça ne vous plait pas trop ?
Cela ne me plaît pas du tout ! Si ma femme avait encore été là, elle m’aurait obligé à le refuser. Elle était encore plus stricte que moi sur ce point; elle n’était pas calviniste d’origine, mais elle avait un esprit rigoureux: un chrétien n’a pas à recevoir de récompenses du monde. Voilà. Par conséquent, j’ai refusé x fois la légion d’honneur, et puis finalement, on m’a dit « mais ce n’est pas possible de continuer à la refuser, vous ne vous rendez pas compte, la légion d’honneur se donne suivant une liste, et en refusant vous bloquez la suite des attributions, les gens qui vous suivent ne peuvent pas recevoir leur légion d’honneur ». Alors devant cet argument, ma femme a cédé, mais elle a exigé qu’il n’y ait aucune espèce de remise solennelle. J’ai dû téléphoner au recteur, je lui ai dit mon accord à condition que la remise se déroule dans son bureau sans personne. Et effectivement, c’est ce qui s’est passé, avec ma femme, le recteur et moi. Et le recteur en a été tellement ému qu’il a laissé tomber la légion d’honneur par terre au moment où il me l’accrochait. Et ma femme est partie d’un grand éclat de rire, ce qui n’a pas fait bonne impression bien évidemment.
Quand vous écrivez, est-ce que vous pensez qu’il y aura un temps où votre écriture sera seule pour se défendre, un temps où vous ne serez plus là pour la défendre ?
Je dois dire que pour ce qui est de l’avenir, je ne suis pas très préoccupé; je m’en remets au Père éternel. S’Il veut que cette écriture continue à avoir de l’influence et à être lue et reçue, ça sera ainsi. S’Il laisse tomber ce que j’ai fait, ça sera aussi ainsi.
Et vous avez écrit combien de livres ?
J’ai écrit 33 livres. Je laisse toute une éthique de la sainteté, il y a 1000 pages qui sont dans un coffre.
Qui étaient un peu la dernière partie de votre œuvre ?
Non, ce n’est pas la dernière partie de mon œuvre, j’espère encore avoir la force d’en écrire un petit !
Sur quoi ?
Oh, avec quelque prétention, sur « Dieu aujourd’hui ».
Et l’idée principale ?
Eh bien: quels sont les substituts que l’homme moderne se donne pour remplacer Dieu, et d’autre part quelles sont les conceptions de Dieu que l’on se fait dans notre société occidentale? Je crois que ce fut une bénédiction de la théologie de la mort de Dieu, non pas d’annoncer la mort de Dieu, mais d’annoncer la mort d’une image que l’on se faisait du Dieu des 18ème et 19ème siècles. Mais quelles images avons-nous aujourd’hui de Dieu ?, et qu’est-ce que le Dieu de la révélation ?, si je peux aller jusque-là.
Jean Carbonnier
Le droit au non – droit
Cadrage
Ce personnage aux prétentions si minces, c’est le doyen Jean Carbonnier (1908-2003). Professeur de droit civil, il fut le fondateur en France de la chaire de sociologie du droit. Cela l’aida dans la contribution qu’il apporta à l’élaboration des lois, depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui encore. Il cherche à penser un droit flexible qui laisse place au non-droit, à la responsabilité de chacun, et à la vie.
Plan fixe
1. Trop de droit ou la loi
Olivier Abel : Vous écrivez : «Ne légiférez qu’en tremblant». Cela fait penser à la parole de l’Evangile, «Moi, je ne juge personne»; et vous écrivez vous-même un peu plus loin «Ne jugez qu’en tremblant».
Jean Carbonnier : On peut en effet lier ensemble ces deux propos. Je pense globalement qu’il ne faut pas trop de droit. On ne doit légiférer, on ne doit juger qu’après mûres réflexions. Il y déjà trop de droit aujourd’hui et lorsque j’entends dire de façon redondante qu’il y a ici ou là «un vide juridique» et qu’il faudrait faire une nouvelle loi, je dis: «N’y a-t-il pas dans la multitude de lois existantes, une réponse à la question soulevée?» C’est trop facile de déclarer que «les lois sont des brodequins étroits, je voudrais chausser des pantoufle!» Trop facile! La loi est un mal nécessaire; il faut une contrainte pour forcer les gens à faire ce qu’ils devraient faire spontanément. Il faut une restriction à notre liberté naturelle. Vous me parlez d’Evangile, je dirai qu’il y a sans doute un écho de Luther dans cette formule mise dans mon article: «Toute loi en soi est un mal». Je crois que la doctrine des deux règnes de Luther imprègne tout cet article; et je suis profondément convaincu de la vérité évangélique de cette doctrine de Luther. Je ne sais pas si on l’enseigne encore, mais je crois qu’elle est profondément juste, profondément évangélique.
Qu’est-ce pour vous que la doctrine des deux règnes?
La doctrine des deux règnes ou des deux royaumes, dit qu’il y a le royaume du monde et le royaume de Dieu. Le droit n’appartient pas au royaume de Dieu, le droit fait partie du royaume du monde; il est par conséquent marqué des mêmes faiblesses, des mêmes péchés que le monde. Mais le droit existe pour empêcher le monde de se détruire. En ce sens, il y a un droit nécessaire, notamment pour un rééquilibrage des forces économiques en présence qui ne peut être garanti que par le droit. Je pense que le seul droit absolument indispensable, c’est le droit du travail, soit le droit social au sens général du terme. Mais même le droit du travail abrite trop de lois. Il faut faire preuve de mesure, de sobriété. Je crois qu’il est bon de se montrer sobre de loi. On me dit parfois: «Mais s’il n’est plus besoin de légiférer, que va devenir le Parlement?» Je réponds: «On pourrait utiliser le Parlement pour abroger les lois; et il y en aurait pour un moment.» Mais on ne m’écoute pas !
Avec ce sens du caractère éphémère et révocable des lois, est-ce qu’on ne pourrait pas recréer un peu plus de pluralisme juridique dans le droit français?
On évoque souvent le pluralisme juridique; moi-même, dans des écrits de sociologie juridique, j’en ai parfois fait l’éloge. Mais souvent pluralisme rime avec mélange. Je pense que ce n’est pas un mélange auquel il faudrait procéder en France. Quand il m’est arrivé de légiférer, je crois m’être inspiré de cette finalité : faire qu’au résultat de la législation, il n’y ait pas une fraction de la population française qui se sente marginalisée par notre action. Il faut avoir des égards pour la diversité des réactions.
2. Flexible droit
Est-ce que l’Europe va niveler les différences juridiques ou est-ce qu’au contraire on va construire un système européen de pluralisme juridique? Est-ce que cette évolution est possible?
Pour pouvoir répondre à votre question, il faut faire une distinction d’ordre technique. Dans le droit, certaines parties sont susceptibles d’être réunies, sans que cela ne soit pour le seul bénéfice de l’Europe des douze; cette réunification pourrait se faire à l’échelle de la planète; beaucoup la réclament. C’est le cas du droit social, on le dit à satiété, ou du droit financier, et, à l’intérieur du droit civil, du droit des contrats. On pourrait ainsi très bien concevoir une certaine unification dans ces domaines, ou à tout le moins un rapprochement des droits régissant les contrats. Mais on voit mal de réunification possible pour d’autres secteurs du droit, particulièrement celui du droit civil, et là on pense immédiatement au droit de la famille. La famille, ce sont les mœurs, et les mœurs émargent au national, quelquefois même au régional. A l’intérieur d’une même nation, elles peuvent même être d’un ressort confessionnel: les pluralismes existent même à l’intérieur de la nation française. Sur ce terrain-là, je ne pense pas que l’Europe doive modifier beaucoup de choses; et je suis plutôt contre l’importation, dans le droit français, d’institutions qui font florès ailleurs. On cite toujours en exemple le modèle suédois. Mais importer en France des lois suédoises sans les accompagner de mœurs suédoises est un non-sens. Il y a dans le droit civil de la famille, peut-être même dans certains aspects du droit pénal, des parties qui sont intimement liées aux mœurs et au terroir. Je le dis, avec beaucoup de précautions parce que je suis en général trop imprudent dans mes dires: le permis à point en France sans la discipline germanique, ce n’est pas une opération juridique très réussie, même s’il a fallu s’en accommoder.
Vous parlez de «flexible droit», c’est le titre de l’un de vos ouvrages. Qu’est-ce pour vous que ce flexible droit?
J’ai constaté que le droit, malgré les allures rigides qu’il se donne, s’amende de lui-même. Et le livre auquel vous faites allusion contient des exemples de cette flexibilité. J’y ai exprimé aussi le souhait que l’on ne mette pas trop de rigueur dans la loi. Vous remarquerez que le mot rigueur comporte ici un double sens. Une sociologie du droit sans rigueur signifie qu’il est souhaitable que le droit n’affiche pas une rigueur excessive. Mais cela indique que ma sociologie n’est pas une sociologie rigoureuse; c’est une sociologie littéraire, je ne l’ai jamais caché.
En tout cas, vous insistez toujours beaucoup sur la différence et l’écart qu’il y a entre le droit et la morale. N’y aurait-il pas quelque chose de particulièrement protestant dans cette distinction?
Je n’en sais rien mais la distinction de la morale et du droit est un poncif. La règle morale, elle, n’est pas imposée par la contrainte physique au sens large du terme. Elle l’est par la conscience. Bien sûr les sociologues insisteront sur le fait que la réprobation de la société exerce un effet de contrainte, même sur le plan de la morale. Dans le droit, la contrainte est d’une autre nature. Elle est organisée, elle peut aller jusqu’à ce maximum, qui donne sens à tout le reste: la peine de mort, le droit du glaive. C’est donc bien la contrainte qui distingue le droit et la morale.
Il faut bien qu’il y ait quelque chose comme un sens éthique de la responsabilité. Qu’en pensez-vous?
Pour nous, juristes de droit civil, c’est très clair. La responsabilité en droit civil oblige quelqu’un de réparer un dommage qui a été causé soit par sa propre faute (par la faute de celui qui est présumé responsable, ou que l’on veut rendre responsable), soit par une cause relevant de lui. Il y a néanmoins une différence à mes yeux entre la responsabilité en morale et la responsabilité en droit et cette différence joue en faveur du droit. Dans la confrontation de ces deux catégories possibles de la responsabilité, on peut repérer les avantages du droit. Si vous ressentez une responsabilité morale, vous n’en finirez pas de souffrir et s’il s’agit de la responsabilité morale de l’autre, vous n’en finirez pas de le faire souffrir. Tout est lié, et chacun peut se sentir responsable de tout ce qui se passe, de tous les drames de la nature, de la création, etc… Mais le droit est intervenu justement pour poser des limites à la responsabilité: il coupe, il établit des prescriptions extinctives. Vous savez que pour nous la prescription, c’est l’extinction d’une créance ou d’une dette par l’écoulement du temps. Le droit donne la parole au temps. A partir d’un certain moment, il faut couper. D’autre part, il ne faut pas que l’on fasse courir la responsabilité dans tous les sens, il faut la couper, la restreindre, l’enfermer dans un concept.
Il faut mettre des limites.
Oui, il faut mettre des limites; le droit met des limites.
Même à la responsabilité ?
Même à la responsabilité, c’est sain, c’est nécessaire à la vie humaine. S’il n’y avait que la responsabilité morale, la vie serait impossible et la vie sociale s’arrêterait.
3. Réforme, une libération de l’angoisse
Quelle différence feriez-vous entre la morale protestante telle que vous la vivez et la morale laïque, telle que vous la vivez aussi, d’ailleurs?
Je ne sais pas; il faudrait interroger quelqu’un qui ne serait pas protestant.
Pour poser la question historiquement ou sociologiquement, en quoi le protestantisme a-t-il contribué à l’élaboration d’une morale laïque?
Très certainement en écartant l’Eglise, en écartant le prêtre, en écartant le confesseur. Même si après coup, on ressent cette espèce de nostalgie pour la maison abandonnée qui caractérise si souvent le protestantisme des siècles qui ont suivi le 16ème et qui se traduit par exemple par son invention ou sa redécouverte de la cure d’âme (qui ressemble furieusement à la confession).
Calvin lui-même n’était pas un théologien, mais d’abord un juriste. Cela pose un problème parce qu’on a le sentiment que les protestants ne veulent pas imposer aux autres leur morale, et pourtant Calvin a légiféré. Non seulement il a fait des études de droit, mais lui-même, à Genève, a légiféré.
Calvin a légiféré pour une ville, une cité, une république qui pouvait être regardée par lui comme légitimement protestante. Il a pu faire des ordonnances protestantes, d’inspiration protestante et calviniste, mais pour un peuple qui était plutôt bien disposé à les recevoir. Si un législateur protestant s’exprime dans une société catholique, même si elle se croit laïque…
C’est ce que vous pensez de la France?
Oui, vous l’avez dit… il ne faudrait alors pas faire de lois protestantes.
Vous essayez de peindre un Calvin qui correspondrait à votre flexible droit, un Calvin qui n’a pas du tout la rigueur ou la rigidité qu’on lui prête ordinairement. Vous pourriez un peu dépeindre ce Calvin, l’illustrer?
Quand on écrit la biographie d’un homme que l’on aime, même si cet homme se situe quelques siècles auparavant, elle se ressent de la sympathie que l’on voue à son sujet. Et vous avez le droit de dire que ce Calvin vous paraît un peu trop Carbonnier et pas assez Calvin.
Quelle distinction fait Calvin selon vous entre la loi au sens juridique et la loi au sens de Moïse ?
Je pense qu’elle réside, sinon dans une mise à l’écart de la loi mosaïque, du moins dans un certain compartimentage de celle-ci. Par la distinction tripartite bien connue que Calvin propose, s’opère déjà une sorte de mise à l’écart de la loi de Moïse. Elle ne peut plus avoir la prétention de tout régir.
Qu’entendez-vous par distinction tripartite?
Il s’agit de la distinction entre les lois morales, les lois cérémoniales (religieuses) et les lois judiciales, c’est à dire les lois juridiques. Celles-ci ont été faites pour le peuple hébreu qui avait des besoins et qui vivait sous un climat bien éloignés de ceux des sociétés occidentales. On sent chez Calvin une forme d’anthropologie avant la lettre: il relativise la loi de Moïse en la replaçant dans son contexte ethnologique et anthropologique. C’est tout de même quelque chose d’assez remarquable.
Calvin, écrivez-vous quelque part, pense qu’un peuple de saints n’aurait pas besoin de lois, mais que, comme il n’existe pas, les lois sont nécessaires.
Luther l’avait dit dans la doctrine des deux royaumes. Nous ne sommes pas dans le royaume de Dieu, on est obligé de vivre avec le péché des hommes; il y en a partout et tout irait très mal s’il n’y avait pas le droit. Mais le droit lui-même est un grand péché.
4. Les trois « seuls »
Qu’est-ce que la Réforme pour vous, personnellement, qu’est-ce qui à vos yeux en fait l’essentiel?
Bien sûr «les trois seuls». Je me targue d’avoir, sinon remis en honneur «les trois seuls», du moins beaucoup insisté sur eux: l’Ecriture seule, la Grâce seule, Dieu seul. Seul, seul, seul. Seul.
Seul, cela veut dire séparé? Sans rien d’autre, sans ajout, sans supplément?
Sans rien d’autre, sans la tradition, sans les mérites, sans les saints, sans la vierge.
Finalement sans le visible?
… et sans l’Eglise, ou alors l’Eglise au second rang.
Oui, mais comment est-ce que l’on peut aujourd’hui défendre et illustrer, témoigner de la Réforme ?
En étant réformé et en le disant. Et moi-même je le dis, je l’écris. Et en essayant de répandre la Réforme. On le peut.
Dans notre société, quelles sont les raisons que vous donneriez pour rester ou éventuellement même pour devenir protestant?
Je pense que le suicide n’est pas un idéal. Et je ne vois pas pourquoi le suicide collectif serait un idéal pour une communauté. Prenons l’affaire sur un terrain rationnel. Si nous sommes vraiment persuadés que la Réforme, et le protestantisme, est la manière la plus fidèle ou la moins infidèle d’être fidèle à l’Evangile, pourquoi abandonnerions-nous cette manière fidèle pour en prendre une autre que nous croyons moins fidèle? Ou alors c’est que nous ne sommes pas convaincus. Alors qu’est-ce que nous ferons? Qu’est ce que vous enseignez?
Mais quelles raisons vous donneriez alors à quelqu’un, pour le convaincre de devenir protestant?
J’essaierais de lui expliquer «les trois seuls», et de lui montrer que l’Eglise qu’il voit beaucoup dans une société comme la nôtre n’est pas l’essentiel. Que s’il prend contact directement avec l’Ecriture et qu’il voit autre chose d’essentiel que l’Eglise, alors il est des nôtres.
Est-ce que vous aimeriez que la France soit toute protestante ?
Je le lui souhaite. Je ne pense pas la voir ainsi mais je l’espère tout de même.
Autre manière de poser la même question: pourquoi avez-vous donné comme titre à votre ouvrage «Coligny ou les sermons imaginaires», pourquoi Coligny ?
Coligny, c’est un personnage qui a l’intérêt pour le public français d’évoquer tout de même une image que les manuels scolaires, l’école primaire, au moins jusqu’à une certaine époque, a répandue largement.
Mettons qu’aujourd’hui plus personne ne connaisse Coligny, qui était-il comme personnage?
Notez qu’il a sa rue à Paris, la rue de l’amiral Coligny. Si le protestantisme n’a pas beaucoup de vitrines à Paris, il a au moins la statue de Coligny, rue de Rivoli, ce n’est déjà pas si mal! L’amiral Coligny n’était pas plus amiral que vous et moi; c’était un titre d’honneur pour un personnage de la vieille noblesse. Il est important de retenir qu’il fût un protestant du premier mouvement. Ses parents n’étaient pas protestants. Il l’est devenu par conversion personnelle en lisant la Bible. Il avait une charge politique importante, à la cour (où se faisait la politique, cela continue d’ailleurs encore un peu), dans l’entourage immédiat du souverain, de la reine régente, de Catherine de Médicis.
Pourquoi avoir choisi Coligny ?
Parce qu’il représente un Français investi de responsabilités très importantes, qui ne courent pas les rues. Il occupe un rôle politique, par conséquent il a la charge de l’ensemble français. En même temps – les manuels d’histoire ne manquaient pas de le souligner à l’époque – il est le chef d’un parti armé, le parti protestant. On est en pleines guerres de religion, et elles vont continuer après lui. Il mène alors les deux charges de front. Il a la charge des intérêts français et personne ne peut prétendre qu’il ne les prend pas au sérieux et qu’il n’essaie pas de défendre les intérêts globaux de la France. Néanmoins, il n’abdique pas son rôle de chef du parti protestant.
Il a dû être déchiré ?
Il est déchiré, il l’est plus tragiquement que ne le sera plus tard Guizot qui aura le même problème. Il a la charge des intérêts français généraux, mais en même temps, il est protestant.
Vous donnez le sentiment en écrivant sur Coligny que c’était quelqu’un qui avait malgré tout une conception non seulement théologique, mais politique du protestantisme.
Jadis voilà ce que je me tuais à proposer (je ne suis d’ailleurs pas mort comme vous voyez, c’est idiot ce que je dis là): est-ce que nous ne devrions pas réunir une assemblée plus politique en marge de nos synodes, où chaque année vous traitez un thème de théologie ? Comme si chaque année il pouvait surgir un nouveau thème de théologie, alors que la Bible ne change tout de même pas tous les ans, même si vos interprétations peuvent évoluer. Vous pourriez ainsi peut-être faire l’économie de quelques synodes, et vous réuniriez une assemblée composée de laïcs, de gens compétents sur des questions humaines, et qui étudieraient les orientations à donner au protestantisme.
Vous avez écrit quelque part que finalement, la tolérance bienveillante dont les protestants sont en général l’objet en France de la part de la société, est due à leur très petit nombre. Tant qu’ils sont si peu, tant qu’ils ne sont pas dangereux…
Mais bien sûr, nous sommes des innocents!
Si nous étions capables d’action de masse…
L’esprit changerait probablement, et on le voit en tout cas quand il s’agit de protestants étrangers: Mme Thatcher était méthodiste; comment peut-on être méthodiste? Mr. Carter était baptiste; comment peut-on être baptiste? Et l’Amérique est puritaine, c’est-à-dire qu’elle a plutôt l’hypocrisie des puritains car les puritains sont hypocrites. Mais on ne le dira pas des protestants français; ils ne sont pas assez nombreux, et ils ne sont pas en progression.
Vous voyez une petite ironie dans la parole de l’ange : «je vous annonce une bonne nouvelle»; le mot même d’«évangile», la bonne nouvelle, aurait été, dites-vous, l’autre nom du recensement.
Oui, dans le langage juridique courant, on employait souvent l’expression, bonne nouvelle pour indiquer «le journal officiel» qui va arriver. La loi, c’est la bonne nouvelle. Les anges disent au berger «je vous annonce un bonne nouvelle»; en fait, c’est l’édit qui vient d’ordonner le recensement. Or le recensement, vous savez, on n’aimait pas tellement cela dans le peuple hébreu. Si vous vous souvenez, David se sent impie parce qu’il a ordonné un dénombrement. Le dénombrement a eu lieu, et c’est après coup que ce législateur repentant dit : «qu’est-ce que j’ai fait, j’ai ordonné un dénombrement du peuple». Nous le sentons bien quand nous voyons aujourd’hui toutes les réactions que provoquent les affaires d’identité, de fichier, etc. Le recensement, c’est un peu cela, et les peuples instinctivement l’ont toujours senti comme une sorte d’emprise que le pouvoir voulait exercer sur eux. Néanmoins, Joseph et Marie se sont soumis au recensement et ils y ont participé avec tout le troupeau. Un exemple de plus, que si nous en sommes tous là, c’est que nous obéissons à la loi.
Ce que vous voulez dire, c’est que dans cette parole de l’ange au berger, il y a une sorte d’ironie parce qu’en fait, ce que l’ange annonce…
C’est la bonne nouvelle du recensement, mais la bonne nouvelle…
C’est en vérité une autre bonne nouvelle, celle d’un royaume où il n’y aurait plus de lois.
Un royaume nouveau où il n’y aura plus de lois, et nous l’espèrons tous.
Déambulations
Marchant dans le Musée du Désert
Jean Carbonnier, vous êtes conservateur du Musée du Désert, le théâtre sacré de la guerre des Camisards, de la guerre des Cévennes. Les protestants de ce pays ont vécu toute cette période du désert Bible en main. Ont-il été les acteurs de cette Bible ?
Oui, mais tout particulièrement acteurs de l’Ancien Testament, des livres de la Torah. Ils se sont vus comme le peuple hébreu en marche et en combat dans le désert: La guerre des Cévennes, on ne peut pas le cacher, fût incontestablement une guerre.
Nous sommes ici dans un lieu consacré aux racines. Est-ce qu’on a un droit aux racines?
Non, c’est du reste clairement dit dans la Bible. On peut faire jaillir des enfants d’Abraham à partir de pierres, on le sait. Mais les racines, ça se gagne, ça s’acquiert; c’est donné par grâce aussi.
Ça s’acquiert? Que voulez-vous dire?
L’identité, n’est pas simplement affaire de tradition. Elle est donnée, mais on peut l’acquérir quelle que soit notre naissance. On la gagne, en quelque sorte. Pourtant, elle nous est aussi donnée par grâce, sans conditions historiques. L’identité suppose une actualité, une actualité protestante en l’occurrence.
Que fait-on de cette identité ?
On la montre, et on invite les autres par elle à l’acquérir à leur tour, on les invite à venir nous rejoindre. Voilà à quoi sert l’identité protestante. Ce n’est pas un titre de gloire, une aristocratie, c’est un moyen de faire venir au protestantisme ceux qui n’en sont pas.
Dans les châtaigniers au Musée du Désert
Pour des protestants qui viennent du nord, des pays nordiques et allemands, l’existence d’un protestantisme latin, ici, dans ce pays méditerranéen, n’est-elle pas surprenante?
Je pense que le protestantisme n’a pas réussi son implantation au 16ème siècle dans nos pays latins. Ou alors il a eu beaucoup plus de peine à s’y maintenir. On l’a persécuté beaucoup plus efficacement dans les pays latins que dans les pays nordiques.
Mais y a-t-il une spécificité du protestantisme latin comme tel ?
Par la force des choses, une société protestante minoritaire est très influencée par la majorité qui l’entoure. En France, notre minorité protestante est particulièrement latinisée, surtout dans les pays méridionaux, car les méridionaux sont plus latins que ceux qui habitent au-delà de la Loire. Néanmoins, pour le protestant plongé dans un pays catholique, l’influence d’un catholicisme mal laïcisé est forte; mal laïcisé, car la société française reste sociologiquement une société fondamentalement formée par le catholicisme. Cela déteint sur nous, cela déteint sur moi.
Dans un amphithéâtre de la Faculté de Droit (Assas).
Pourquoi est-ce qu’on vous appelle le doyen Carbonnier ?
C’est un souvenir qui me colle à la peau. J’ai été doyen de la Faculté de Droit de Poitiers il y a bien longtemps. A cette époque, il existait très peu de doyens vue la rareté des facultés de Droit. Les doyens étaient généralement des personnages vénérables. Maintenant, il y a des doyens partout et ils sont souvent jeunes, tant mieux d’ailleurs pour l’Université. J’étais jeune à ce moment-là, et il n’était pas forcément bien vu d’être à la fois jeune et doyen. Maintenant, je suis doyen d’âge et c’est beaucoup moins agréable. C’est pourquoi j’essaie de me débarrasser de cette tunique de Nessus.
Pourquoi sommes-nous dans cette salle ?
Parce que je l’ai souvent fréquentée. En vérité, je n’étais pas à la place au demeurant très agréable où je me trouve maintenant. J’étais plutôt là-haut, sur cette estrade. J’ai enseigné ici pendant toute une année.
Vous dites qu’il y avait alors un fossé entre vous et les étudiants.
A l’origine, quand je faisais cours ici vers l’année 1965, il existait une sorte de fosse d’orchestre entre l’estrade du professeur et la partie de l’amphithéâtre réservée aux étudiants. Ce fossé n’avait pas été creusé pour protéger le professeur contre des agressions; on n’aurait jamais pris une telle mesure à l’époque. On y avait vraisemblablement prévu un orchestre! On imaginait des cours donnés en musique et on voulait ainsi ouvrir vers l’avenir. C’était futuriste. Mais quant les événements de 68 ont fait irruption, on n’a pas vu cet aspect futuriste et on a interprété cette organisation de la salle comme la volonté de l’architecte (un architecte innocent!) visant à isoler celui qui enseignait de ceux qui, comme on le disait horriblement, étaient enseignés. On n’a pas compris l’intention première, et on a comblé la fosse.
Dans le TGV Paris-Libourne
J’ai trouvé un de vos textes intitulé « La prosopopée des pieds », où vous faites parler les pieds comme La Fontaine fait parler le chêne et le roseau. Voici ce que vous écrivez : «Pour le voyageur qui, dans l’autobus parisien est assis près d’une fenêtre, encerclé par trois autres paires de pieds, c’est une démarche délicate que de gagner la sortie décemment. Le droit objectif pourrait s’aviser de légiférer, d’édicter des normes qui entreraient dans une foule de minutie à l’instar des règlements militaires de jadis, ces droits objectifs qui sont signalés par un minimum de droits subjectifs. Il serait prévu que le sortant doit au premier pas, poser ses talons à 0,17 m de la banquette de départ, 0,04 m et 0,08 m respectivement de la paroi fenêtre, puis pivotant légèrement vers le couloir, etc. etc. Combien il est plus clair, plus simple et finalement plus efficace de demander que personne ne marche sur les pieds de ses voisins.»
Oui, d’autant que le voisin hurle si vous marchez sur ses pieds; par conséquent, on comprend tout de suite ce qu’il ne faut pas faire ! La règle de droit ici s’applique immédiatement, on ne résiste pas au cri. L’ordre et l’harmonie sont appliqués de cette manière dans un compartiment d’autobus ou de chemin de fer. Vous vouliez sortir ?
Non, non merci! Vous brocardez par l’ironie la tendance à tout réglementer
Le droit subjectif permet l’économie de beaucoup de réglementations et c’est pourquoi d’ailleurs il est solide.
Que pensez-vous de la décentralisation du pouvoir en France ?
La décentralisation ? Je vais être imprudent comme toujours: j’ai dû écrire qu’elle ne réussirait pas, parce qu’elle est trop catholique.
Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Que c’est quelque chose de trop imposé d’en haut. Pour décentraliser, il faut agir de manière très centralisée, alors que la décentralisation suppose de la spontanéité. Les régions et les communes existent. Elles ont une force et une vitalité qui se suffisent à elles-mêmes et qui n’ont pas besoin d’une bénédiction administrée d’en haut. Chez nous, tout s’est engagé à partir d’une centralisation jacobine; or les jacobins ont été aussi centralisateurs que ne l’était la monarchie. Et celle-ci était centralisatrice à la catholique.
Mais la France profonde est de toute manière rétive aux réglementations et aux lois.
Remarquez, tout ce qui est mauvais peut être heureusement tempéré par l’anarchie…
En ce sens-là, la lourde tendance sociologique de la France équilibre bien la tendance politique profonde de la France, par une sorte de contre-pouvoir.
Oui, néanmoins, sans vouloir être trop rétro, je me dis que la Troisième République fonctionnait assez bien, en combinant la centralisation et la décentralisation à l’échelle des communes. Le Préfet n’était alors pas si mauvais en fin de compte. Aujourd’hui, il est toujours en place mais il y a en plus le président du Conseil général. J’ai le plus grand respect pour tous les présidents de Conseil général, mais ils font doublon. Les administrés ne trouveraient-ils pas préférable quelquefois, de subir la «tyrannie» d’un personnage impersonnel, plutôt que le pouvoir d’une personne que l’on connait, que certains connaissent trop, et qui est politiquement très marqué?
A Libourne, dans sa maison paternelle.
Nous sommes ici dans votre maison de famille. Que faisaient vos parents, votre père ?
A l’époque, les mères se contentaient d’assurer la logistique des pères: nous connaissions cela chez nous; mon père était négociant en vin.
Pas producteur ?
Il n’était pas producteur; il tenait à séparer déontologiquement les deux fonctions de producteur et de négociant. Il pensait qu’un négociant devait être distinct du propriétaire de château, au sens girondin du terme. L’intérêt du producteur, c’est d’être «haussier», si l’on parle en termes de bourse, tandis que l’intérêt général dont le négociant est porteur, ce serait plutôt celui de «baissier». Il vaut donc mieux séparer les deux fonctions.
Ici à Libourne la marque de l’Angleterre est très forte.
Pendant plusieurs siècles nous avons été sous domination anglaise; en tout cas pendant des siècles très importants pour le pays, jusqu’à la reconquête par les Français en 1453, à la bataille de Castillon. Les Anglais ont alors plié bagage.
D’où vient le nom de Libourne ?
C’est un nom anglais issu de Roger de Leiburn qui a été en quelque sorte gouverneur de Libourne, à la fin du Moyen-Age, vers la fin de la domination anglaise. Roger de Leiburn a tracé les plans de la bastide de Libourne: toutes les rues partent à angle droit depuis la place de l’Hôtel de Ville, depuis la place des couverts. C’est un modèle d’urbanisation que l’on retrouve dans d’autres agglomérations de la Gironde.
A Libourne, devant le bureau de vote.
Vous venez toujours à Libourne pour voter ?
Oui. Habitudes, habitudes…
Le bordelais est un pays marqué par de grands penseurs juristes. Je pense à Montaigne, La Boétie, Montesquieu. Est-ce que vous avez une affinité particulière pour Montesquieu?
S’il s’agit de droit, oui. On parle de l’esprit des lois à son propos, mais il s’agit en réalité chez lui de «l’esprit des coutumes», car Montesquieu aimait davantage les coutumes que le législateur sans cesse en train d’innover.
Vous qui avez rédigé des lois, avez-vous connu la tentation de tout légiférer?
La tentation de légiférer est une forme très particulière de la tentation du pouvoir. On légifère à l’intention d’une foule anonyme. Le pouvoir regarde les sujets concrètement, alors que le législateur légifère non seulement pour celui qu’il rencontre dans la rue, mais également pour l’avenir, du moins c’est ce qu’il imagine. «A tout présent et à venir, salut !», c’était une maxime qui ouvrait les édits des rois de France. «Et à venir», c’est énorme, c’est dangereux.
Dans les couloirs de la Faculté de Droit (Panthéon).
D’où vous vient cet intérêt pour la sociologie du droit?
Au cours de mes études de philosophie, j’ai été marqué par un livre de Lucien Lévy-Brühl: La Morale et la science des mœurs. Il y expliquait que la morale, tout en étant normative, pouvait susciter une véritable science des mœurs au service d’une morale à-venir différente, plutôt une sociologie morale. Je m’étais alors demandé si l’on ne pouvait pas imaginer la même division pour le droit. Il y a bien sûr le droit que je suis le premier à avoir appelé droit dogmatique (on ne me l’a pas toujours pardonné, mais enfin l’expression est entrée dans le langage des juristes), c’est à dire le droit tout court. Mais on peut, à côté du droit dogmatique, envisager une sociologie du droit, de même que Lucien Lévy-Brühl pensait qu’on pouvait instituer une science des mœurs aux côtés de la morale, dans le même rapport du descriptif au prescriptif, ou au normatif.
Je voudrais vous poser une question sur ce cadre plutôt théâtral où vous avez enseigné: Y a-t-il un sens théâtral du droit?
A ce propos, il faut distinguer entre la sociologie juridique et le droit civil. Le droit civil, dans de grands amphithéâtres, impose que l’on porte une robe afin d’être identifié de loin. L’étudiant doit pouvoir reconnaître que c’est bien un professeur qui parle, et non un appariteur qui s’est emparé indûment du micro. En sociologie juridique, je ne mettais pas la robe. Parce qu’on se servait du tableau noir, et que la craie aurait fatalement marqué les revers de soie noire.
Vous faites un commentaire juridique de Chimène se promettant d’épouser celui qui aurait tué son père…
On peut lire avec le droit de nombreux ouvrages littéraires. S’il n’y avait pas l’adultère, par exemple, beaucoup moins de romans seraient écrits. Or l’adultère est un phénomène juridique: il n’y aurait pas d’adultères sans mariage. C’est donc le droit qui nous a offert tant de romans!
Au Louvre, devant Le Tricheur de Georges de la Tour
Je sais que vous savez bien interpréter les textes, en tous cas les textes juridiques. Est-ce que vous sauriez interpréter un tableau comme celui-là, que vous aimez particulièrement ?
Il peut être interprété comme une texte juridique. La preuve, c’est qu’il existe de nombreuses interprétations de ce tableau, comme c’est toujours le cas pour les textes juridiques. En général, on regarde ce tricheur comme une illustration de la parabole de l’enfant prodigue, dans la phase où ce dernier dissipe son héritage, avec les femmes, dans le vin, au jeu. Le vin est parcimonieux, parce qu’il faut tout de même que le jeu continue sans que le joueur ne soit assommé; néanmoins, son attention est troublée. Le vin, même en petite dose, est nécessaire au mécanisme du jeu qui n’est pas tout à fait loyal. Sur cet enfant prodigue, je propose une remarque qui va à contre-courant. Georges de la Tour n’a pas intitulé son tableau «L’enfant prodigue», mais bien «Le tricheur». Le sujet c’est le tricheur, et non l’enfant prodigue. Celui-ci est insignifiant, c’est un jeune garçon, un peu poupin. Il porte une huppe à la symbolique évidente, car huppe et dupe sont un même mot, qui est à la mode à l’époque de sa réalisation, personnifiant un animal un peu bête. La huppe se fait prendre au nid, c’est un oiseau très naïf. Ce jeune garçon est un oiseau très naïf. Il est absorbé par son jeu et il ne pressent pas ce qui va se passer.
Le véritable sujet, c’est donc le tricheur. Ce dernier triche ou plutôt il se prépare à tricher car dans le tableau il n’a pas commencé. On en est, comme les juristes les nomment, aux actes préparatoires, à la tentative. Il n’y a pas encore d’infraction caractérisée. Si on se rapproche, on remarque un personnage au front soucieux. C’est un homme mûr qui se pose certainement des questions. Il n’est visiblement pas à l’aise, et c’est lui pourtant qui est le sujet principal du tableau. Il se prépare à tricher. Mais le jeu déjà est illicite. Il se déroule non pas dans un salon aristocratique mais dans ce que l’on appelle un tripot – à l’époque on appelait cela un brelan, et la tenancière du brelan est présente – et le jeu y est illicite. Alors on peut se poser la question : quand quelqu’un triche dans un jeu qui est lui-même clandestin, est-ce qu’il ne rétablit pas une sorte de justice? N’est-il pas l’artisan d’une forme de justice immanente en trichant dans un jeu illicite ? Mais le tricheur n’est pas à l’aise tout de même; il se retourne, il attend, il craint que quelqu’un n’entre. Peut-être un agent de police va surgir, confisquer tous les enjeux, envoyer les uns en prison et les autres dans leur famille. Il n’est pas à l’aise, il attend. Quelqu’un va venir, quelqu’un va entrer et va s’asseoir. Peut-être le Diable.
Pierre Chaunu
La nef du temps
Cadrage
Professeur d’histoire à Caen puis à la Sorbonne, membre de l’Institut, Pierre Chaunu (1923-2009) marche à grands pas vers Dieu après avoir traversé le métier d’historien. Hanté par l’absence de tous les disparus et par l’éternité, il est parti de l’histoire quantitative des débuts de l’Atlantique, s’est laissé bouleverser par la Réforme puis envahir par le destin de chacun des 85 milliards d’humains qui ont vécu jusqu’à nos jours depuis les débuts de l’humanité, au point d’en faire son combat pour la suite des générations.
Plan fixe
1. Explorer le temps
Olivier Abel : Alors pour vous Pierre Chaunu, l’histoire est une manière de faire échec au temps ?
Pierre Chaunu : Oui, certainement. J’ai découvert ce rapport au temps il y a une quinzaine d’années en affirmant que j’étais le fils de la morte et puis tout récemment, j’ai aussi découvert que j’étais le fils de l’absent. Manifestement, il y a chez l’historien le désir d’explorer son passé et de le préserver, de sauver quelque chose. L’historien est un homme qui, dans une certaine mesure, se bat aussi contre la mort. Mais pour vivre, pour vivre le présent, j’ai aussi besoin de tuer ce passé, sinon je passerais mon temps immobilisé à tout remémorer. L’historien fait nécessairement cet exercice de mémoire où il est obligé de trier. Davantage que recopier les archives, il doit dans une certaine mesure les détruire pour précisément construire un passé qui serve à son présent.
Ce qui est intéressant dans ce modèle que vous proposez, c’est cette réunion de la dimension cumulative, presque quantitative, sérielle, et de cette capacité d’innovation qui favorise la possibilité de l’événement, de l’imprévisible. C’est une découverte…
J’aime à dire que le passé est le cimetière de tous les futurs qui n’ont pas été. Quand j’ai commencé à devenir historien, nous sortions de la guerre et que voulez-vous, nous en avions marre du récit des événements; on en sortait à peine. Et il faut dire que l’histoire politique jouée par des personnages aussi intéressants que M. Hitler et M. Staline, n’était pour le moins pas gratifiante. Alors dans le fond, on se disait : Et si, en comprenant mieux ce qui nous entoure, on pouvait contribuer un tant soit peu à éviter la réédition de ce que nous venions de vivre. Ce fut la grande raison, je crois, pour laquelle j’ai fait de l’histoire sérielle.
Mais cela signifie donc que vous changez votre conception de l’histoire; est-ce avec l’âge, avec le temps ?
Je pourrais vous répondre que seuls les imbéciles ne changent pas, ce qui ne veut pas dire pour autant que je ne sois pas moi-même un imbécile ! Heureusement, parce que si on n’évoluait pas, on ne comprendrait pas pourquoi la vie est si longue, et à quoi sert le temps. Mais finalement, tout cela n’est pas contradictoire; je suis toujours hanté par cette espèce de totalité. Je veux parler des 80 ou des 85 ou des 90 milliards de destins de l’humanité entière: nous sommes ces 85 milliards de destins, et j’ai toujours besoin à certains moments de rester en compagnie de la totalité des hommes qui vivent et ont vécu.
En fait vous découvrez l’importance de l’événement. La chute du mur de Berlin est un événement, un événement imprévisible.
Dieu merci, on ne prévoit pas tout. J’en ai fait l’expérience à propos de Christophe Colomb. Il faut un sacré concours de circonstances pour aboutir à cette idiotie qui consiste à partir vers l’ouest pour aller en Chine. Tous les experts consultés alors, des gens pleins de raison, prédisaient qu’il n’y arriverait jamais car il risquait de mourir plusieurs fois avant d’atteindre la Chine. Ce qui se serait produit incontestablement parce que les experts connaissaient avec exactitude la dimension de la Terre; ils savaient très bien justement que les caravelles de l’époque n’avaient pas l’autonomie suffisante pour arriver jusque en Chine. Il y a donc un concours invraisemblable de circonstances qui motive son départ malgré tout. Vous connaissez la réaction des conseillers d’Isabelle, qui pourtant l’aiment bien et la respectent: ils disent : «C’est terrible, elles sont toutes folles, même la plus sage». Oui, Il fallait qu’elle soit folle pour s’être en quelque sorte entichée de cette espèce de prophète, de faux prophète… Et finalement, qu’est-ce que trouve Christophe Colomb? Comme il est d’une extraordinaire lucidité, il s’aperçoit que quelque chose ne colle pas; il se rend bien compte qu’après son débarquement il n’a pas face à lui des Chinois. Il est vraiment très dubitatif, car il n’a pas exploré l’espace, comme il l’espérait; il pense avoir exploré le temps. Il croit que les hommes nus qu’il rencontre sortent du jardin d’Eden.
2. Un peu d’histoire démographique
Est-ce ce choc microbien créé par la conquête de l’Amérique provoquant les hécatombes que l’on sait, qui est à l’origine de votre intérêt pour la démographie et finalement à celle de votre sensibilité pour la fragilité de l’humanité ?
Certainement. Ce fut pour moi une découverte étonnante, car les chiffres paraissaient tellement absurdes… Dans le fond, nous vivons peut-être des événements analogues avec le SIDA, sauf le rythme qui est bien différent. Cette conquête met en relation des populations aux accoutumances génétiques différentes et qui subissent une véritable agression. Naturellement, l’agression fût très inégale. La population méditerranéenne était en quelque sorte vaccinée alors que les populations isolées dans des sortes d’écosystèmes protégées ont subi un choc absolument effroyable. On pense que 15 à 20 % de l’humanité s’est volatilisé dans ce choc. Ça me frappe beaucoup, d’autant plus que le désastre ne fut pas seulement biologique, mais culturel également.
Vous ne croyez pas qu’à cet égard, les diagnostics doivent être distincts selon les pays et les situations particuliers? Certaines situations sont catastrophiques dans le sens de la dénatalité et d’autres, à l’inverse, sur le plan de la surpopulation.
En ce moment, il y a une sorte de phobie à l’égard du Maghreb. Je ne sais pas si vous savez qu’en l’espace de 7 à 8 ans, la natalité du Maghreb a baissé de 40 %. Cela signifie que sur les statistiques actuelles, on peut prévoir qu’une nouvelle génération ne remplacera pas complètement la précédente dès l’an 2000. Et dire que certains s’imaginent que l’Europe va être envahie ! Par ailleurs, il faut savoir que les chiffres démographiques articulés pour l’Afrique ont été largement surestimés: entre 50 et 100 millions d’Africains n’ont en fait jamais existé. Les rectifications à la baisse pour le seul Nigéria ont porté sur plus de 30 millions d’habitants. Nous sommes néanmoins plus de 5 milliards d’habitants sur cette terre; et on ne peut pas continuer avec une croissance indéfinie. Mais on ne peut pas non plus prendre le risque d’une décroissance. Ce serait une catastrophe absolue. Nous avons donc un problème complexe à gérer.
Il est évident que les hommes ne voyagent pas aussi facilement que des pommes de terre, qui se transportent déjà mal. Les hommes se déplacent encore difficilement parce qu’ils ne bougent qu’avec leur milieu, qu’avec leur culture. Un homme n’est jamais complètement seul. Je me souviens d’une époque où je disais : «Vous savez, la culture kabyle est merveilleuse, seulement elle se transmet sur la place du village; vous ne pouvez donc pas faire venir en France un homme seul, il faut que vous fassiez aussi venir la place du village, et les grands-pères, les grands-mères, etc…» Les industriels qui importaient alors cette main d’œuvre me répondaient : «Non, non, pas question, ça grèverait nos prix». Alors je leur disais : «Dans ce cas, vous allez avoir des ennuis», et les ennuis, on les a eus. Il est vrai que la croissance démographique pose des problèmes; chaque culture, chaque société, est obligée de viser une position d’équilibre.
Personnellement, j’ai connu une France vieillie, après la guerre de 14-18, cette France où il n’y avait plus beaucoup d’hommes. Deux millions avaient disparu. Ça compte beaucoup pour une population qui n’était alors pas très importante. J’ai fait cette expérience d’être un enfant vivant au milieu d’un monde de vieillards. Cette expérience augmentée du fait que je suis le fils de la morte me donne la hantise du passé qui se perd. C’est la raison sans doute qui m’a poussé à faire un peu d’histoire démographique. Je crois que dans ce domaine, j’ai fait preuve de lucidité. Et j’ai eu le tort de faire il y a 25 ou 30 ans, des prévisions qui se sont révélées justes. Cela ne pardonne pas, surtout quand vous n’êtes précisément pas un expert professionnel; d’ailleurs les bonnes évaluations ne peuvent être établies que si vous n’êtes pas un professionnel.
3. Réforme : une libération de l’angoisse
Vous avez travaillé sur la Réforme, sur les Réformes, et en même temps ou auparavant sur la découverte de l’Amérique, sur les premiers contacts avec l’Amérique. Est-ce que vous voyez un rapport entre ces deux champs? Comment et pourquoi est-ce que vous passez de l’un à l’autre ?
La Réforme me concerne à plusieurs titres et, bien évidemment, on ne peut pas isoler les choses. L’histoire humaine forme un tout, et les simultanéités ne sont pas fruits du hasard pur. La Réforme est un moment décisif, mais il ne faut pas non plus lui donner plus d’importance qu’elle n’en a. Elle n’est pas l’«événement unique», même si elle est importante dans l’histoire du christianisme et dans l’histoire du fait religieux. La Réforme a été essentiellement une libération, une réaction contre un excès, contre une dérive. Plus exactement et plus profondément, c’est une libération de l’angoisse du jugement qui, à l’époque, était alors devenue foncièrement intolérable. La Réforme, c’est le salut par la foi, c’est se remettre entièrement dans la main de Dieu. Et cet acte qui paraît atténuer notre liberté, permet, et c’est un paradoxe, l’épanouissement de cette liberté.
Vous travaillez sur la Réforme, vous tombez sur Luther et vous vous convertissez au protestantisme par Luther.
Oui, je me suis converti. On ne peut pas s’en sortir autrement. Et c’est grâce au frère Martin. Il avait le même problème que moi, ou plutôt j’avais le même problème que lui. Je n’arrivais pas à m’en sortir. Jusqu’au jour où j’ai compris que c’est gratuit: Je ne peux pas gagner la vie éternelle par moi-même: «Je te donne la vie éternelle parce que tu ne peux pas la payer». Voilà, c’est merveilleux. Je ne fais donc rien pour gagner le salut, mais j’agis comme un petit enfant qui cueille des fleurs dans un champ pour les apporter à sa mère. Et sa mère le remercie même si ces fleurs ne sont pas belles, et si la mère n’en a pas l’utilité. On est dans un rapport d’amour, donc de gratuité. Et je crois que c’est cela la Réforme. C’est ce que recherchait Saint Augustin dans son combat contre la concupiscence. Qu’est ce que la concupiscence, si ce n’est désirer par exemple réussir cet entretien alors que je suis malheureusement en train de le louper; c’est désirer réussir autre chose que Dieu.
Une question encore sur la Réforme: quelle différence est-ce que vous voyez entre Luther et Calvin, je dirais entre leur deux types d’Eglise ?
Je pourrais simplement vous dire que l’un était allemand et l’autre picard, soit encore plus français que français. Egalement que le premier est né en 1483 et le second en 1509, ce qui n’est pas sans signification. Mais la grande différence, fondamentale, c’est que Luther est vraiment celui qui ouvre la brèche. Il souffre, lui, d’un gros problème existentiel. Il a un problème avec la mort, il a un problème avec le sens, il a un problème avec le jugement, il a un problème avec Dieu. Et puis soudain, il découvre que la solution est d’une extrême simplicité. C’est la gratuité et c’est l’amour. Regardez Calvin: au départ, il ne semble pas du tout concerné par ce qu’il entend. C’est d’abord un juriste, un humaniste. Dans une certaine mesure, il n’a rien contre l’institution en soi. Il la supporte assez bien. Mais la vérité finit par s’imposer à lui. Et alors il va l’introduire dans une logique pour que «tout s’ordonne autour de ça». Il va être le grand ordonnateur. La manière dont il a rédigé le premier jet de l’Institution (qui est d’ailleurs la plus belle version) est prodigieuse. Il est tout jeune, il écrit dans un latin merveilleux, chez son hôtesse, dans une pièce qui heureusement était chauffée car, comme moi, c’était un grand frileux. C’est un grand organisateur et il agit en étroite relation avec les problèmes qui lui sont posés; il a ce souci constant d’une société ordonnée.
4. Grandeur du petit enfant
Vous êtes historien mais pour vous, Dieu c’est beaucoup plus que l’histoire, c’est le cosmos, c’est la Création, vous élargissez Dieu à la Création entière.
Oui, mais je crois qu’il est d’abord le Dieu de l’histoire. Sa première parole, si on reconstitue la Thora dans la chronologie de l’apparition des traditions, c’est «J’ai vu la souffrance de mon peuple et je vous ferai sortir ô mon peuple» et «Je suis le Dieu de tes pères». Par conséquent, Dieu nous accompagne avant tout. Et puis, dans les Ecritures, il indique petit à petit que le peuple est plus large qu’on ne le croit. Et c’est ensuite qu’il dit :«J’en ai assez de vous voir comme les autres faire des simagrées devant le soleil, la lune etc.…. Le soleil et la lune, c’est moi qui les ai créés». Ainsi cette expression que j’emploie toujours : «Le Dieu de votre tribu est aussi le Dieu de l’univers». Et ce n’est pas facile de les faire cohabiter. C’est sans aucun doute un des grands dilemmes des 17ème et 18ème siècles. 1509, est une date tout à fait fondamentale: Galilée prend une lunette qui servait à la guerre, il la tourne vers le ciel et 18 mois plus tard, il dit cette phrase étonnante : «Jai vu en un an 20 fois plus de choses que tous les hommes n’en ont vu en 5600 ans». On commence à appréhender la vraie taille de l’univers.
Vous dites que quand on regarde le ciel, on regarde l’histoire du ciel. Mais l’univers est troué, comme s’il y avait une porte de sortie, quelque chose qui nous permettrait d’échapper.
D’abord je dirais que le monde est, selon une expression que j’emprunte à Claude Tresmontant, «épigénétique, non préformé, à information croissante». Nous avons le sentiment, dans le monde où nous sommes, que la masse de l’information est exponentielle; il est difficile d’imaginer que cette information ne vienne pas d’un «tout ailleurs». Cet univers lui-même qui se complexifie sans arrêt nous donne parfois le sentiment que cette complexité vient d’ailleurs. Il y a peut-être un trou. Et puis nous vivons certains instants d’une intensité beaucoup plus grande que d’autres. Parfois, on a l’impression que l’on touche un point où le temps cesse de s’écouler, où ce temps est pleinement.
La complexification n’est-ce pas aussi le vieillissement, au sens d’une progression cumulative dans le temps de l’univers, mais aussi finalement de l’histoire humaine ? Et n’est-elle pas entièrement bouleversée, sans prendre la métaphore inverse, par l’enfance, par Noël, par cet enfant tout simple qui justement est peut-être le contraire de la complexification ?
Oui, bien sûr, lui est simple. D’ailleurs c’est toujours l’attribut qu’on lui donne, cette simplicité, cette unité… Cependant, je ne veux pas vous taquiner sur votre image, mais le cerveau du petit enfant de Noël est quand même infiniment plus complexe que toute une galaxie; rien n’est plus complexe qu’un seul cerveau d’être humain. Mais je ne vois pas à proprement parler de danger pour la complexité. De toute façon, cela relève du Créateur. Vous savez, on a quand même une sacrée tendance à exagérer. Je me souviens qu’entre 1945 et 1948, on s’amusait à se faire peur, non sans raison d’ailleurs puisque ce fût utile, avec la bombe atomique. On voulait se persuader que nous étions capables d’anéantir l’humanité entière, et donc que nous étions maîtres de la mort. Mais nous ne sommes pas maîtres de la mort, nous ne sommes pas maîtres de la vie, nous ne sommes pas maîtres du cosmos simplement parce qu’on a trouvé des petits trucs; d’ailleurs ces petits trucs vont changer dans les années qui viennent, puisque la masse des informations dont nous disposons double tous les trois ou cinq ans. Ce qui doit d’abord nous concerner, c’est justement ce petit enfant. Là est la grandeur de Dieu. Elle éclate bien sûr dans la totalité du cosmos, mais elle éclate encore bien plus fort dans la sollicitude exprimée par ce petit enfant, par sa venue, là, si petit qu’on ne l’a justement pas reconnu.
Déambulations
Au Temple de Courseulles-sur-Mer
«Et puis finalement ça n’a pas d’importance, nous avons à attendre jusqu’au point de rencontre. Rassurez-vous, nous allons y arriver bientôt, c’est au moment de notre mort. Et je dirais que nous y arriverons tous ensemble. Nous nous trouverons au rendez-vous tous ensemble, puisque notre temps écoulé, nous basculerons en sa présence et nous serons là, tous ensemble, devant lui, dans ce point où tous ces instants sont présents et où le temps a fini de nous user, vers ce point de convergence. Je pense toujours à ces paroles de Saint Augustin qui commencent le livre 11 des Confessions : « Toi qui vois le temps depuis l’éternité, sais-tu ce que c’est de voir le temps depuis le temps, combien c’est pénible », là où nous sommes, sous-entendu. Et il ne donne pas la réponse parce qu’elle est évidente : « c’est bien pour cela que je me suis incarné en Jésus, je sais ce que c’est, je connais votre angoisse ». Je relis souvent cette parole de Voltaire que j’aime bien, parce que ce n’est pas un si mauvais théologien que ça : « Que Dieu existe, la belle affaire, n’importe quel abruti est capable de s’en rendre compte, ça ruisselle d’intelligence; mais ce que je n’arrive pas à croire, c’est qu’il s’intéresse à moi ». Et bien oui, mes frères, il nous aime, au point de nous accompagner et de nous accompagner discrètement. Discrètement parce qu’il nous respecte, donc il est discret aussi avec nous. Je propose qu’aujourd’hui encore nous fassions cette prière ensemble et que nous lui disions : « Si à un moment nous te disons “non”, n’en tiens pas compte, à ce moment là tu nous contraindras d’entrer. Nous te demanderons en cet instant, librement de nous contraindre et ainsi nous serons sauvés, la liberté est sauvée ».
Marchant au milieu d’un champ de croix à Verdun
Je crois que l’histoire m’a d’abord servi à rechercher la trace de la mère perdue. En même temps, j’ai été très profondément imprégné par l’image de Verdun, les champs de bataille : comment appréhender cette histoire inscrite au cœur d’une génération ? Je n’arrivais pas à accepter mon absence à la bataille de Verdun, parce que tout le monde ne parlait que de ça. Tout ce qui m’entourait me renvoyait à cela.
Cette bataille ici, ce fût l’horreur absolue. Mais n’est-on pas toujours en deçà de l’horreur réelle, comme vous l’avez dit quelque part, que ce soit dans la représentation du passé ou du futur ?
Je pense qu’il y a une limite à la souffrance, un seuil au-delà duquel on ne va pas. J’ai l’impression qu’ici, à un certain moment, on s’en est approché. Pour celui qui achève de mourir, il y a la souffrance physique et la souffrance morale; mais peut-être que la souffrance physique finit par prendre le dessus… Je me souviens de mon père et d’autres combattants disant qu’après tout, cela n’avait pas été aussi terrible que ça. Je crois qu’il parlait de cette chose très forte qu’est la camaraderie, ce lien qui peut quelque fois conduire à rencontrer l’adversaire.
Quand on voit ici toutes ces croix et quand on pense à vos thèses sur la démographie, il y a une sorte de contradiction parce qu’on a beaucoup dit que les guerres étaient liées aux explosions démographiques.
Oui, Bouthoul et Carrère ont fait des calculs intéressants à ce sujet. Ils montrent que l’être humain a perdu ses instincts en ajoutant une violence intra – spécifique à sa violence inter – spécifique. A l’époque du néolithique, l’humanité était très regroupée, si bien que toute éruption de violence se soldait par la mort d’un homme sur 10. La guerre, cette violence gérée entre Etats a progressivement diminué cette proportion. Bouthoul et Carrère ont fait un calcul qui montre que la violence tue une personne sur 100 entre 1744 et 1974, soit pendant 250 ans. Avec cette chose paradoxale que l’invention des armes à feu a diminué dans un premier temps le nombre de victimes de guerre. Les 18ème et 19ème siècles sont une période où la guerre a fait très peu de morts. Et puis surgissent les deux dernières guerres mondiales: la Première a causé la mort de 8 millions et demi de morts, peut-être même davantage – 10 millions – si l’on considère les maladies causées par la Guerre. Et 50 millions de personnes sont mortes pendant la Seconde Guerre mondiale. Il y a manifestement là un dérèglement. La guerre n’assume plus vraiment son rôle de contrôle de la violence. La paix est toujours à recommencer, à réinventer.
Caen, amphithéâtre de l’université
Nous voici dans l’amphithéâtre de l’université de Caen où vous avez enseigné.
Un amphithéâtre de 500 places.
C’est ici qu’en mai 68….
Oui mais je ne veux pas vous raconter le folklore de 68. C’était un grand chahut, ici, mais c’était tout de même assez pétulant.
Vous dites préférer les évolutions à l’anglaise aux révolutions violentes à la française, la démocratie indirecte à la démocratie directe; est-ce que ça explique votre attitude en mai 68 ?
Je suis d’origine lorraine, je n’aime pas le désordre…
Pourtant, vous avez une truculence verbale qui est célèbre, vous êtes un polémiste.
Je suis en faveur du régime parlementaire; de toute façon, il faut s’exprimer. A la tribune, il vaut mieux s’expliquer d’une manière un peu vive et attirer l’attention. Je préfère de toute façon qu’on s’affronte avec des mots plutôt qu’avec des pavés, des balles ou des canons.
Vous avez écrit récemment qu’une biographie pour vous, c’est toujours apprendre à mourir avec son sujet.
Je pense que réussir une biographie est très difficile. Car on doit reconstituer une foule d’informations, rechercher les éléments d’une vie, la conscience de son personnage. C’est Ortega y Gasset qui a dit : «Je suis moi et ma circonstance». Il faut reconstituer la circonstance, comprendre que je ne suis pas indépendant des gens que je connais, que j’aime, etc… Pour réussir une grande biographie, il faut avoir pas mal vécu, avoir parcouru un cycle vital. Je crois que la biographie est un exercice à entreprendre dans la vieillesse.
La Sorbonne
Donc en 1970, quand vous êtes nommé à la Sorbonne, vous devenez plus généraliste que vous ne l’étiez auparavant ?
Oui, mais je l’étais déjà depuis plusieurs années. Pratiquement je me suis ouvert, j’ai regardé un peu à gauche, un peu à droite. Remarquez, cette orientation est un peu paradoxale parce que dans une certaine mesure, ça aurait été plus facile d’accentuer ma spécialisation à la Sorbonne qu’à Caen; mais j’avais sans doute le désir de faire autre chose.
Encore une question sur la masse gigantesque de matériaux qui s’impose à l’historien aujourd’hui. Vous insistez beaucoup sur le rôle de l’outil informatique. Mais comme vous le soulignez quelque part, Braudel n’a pu écrire La Méditerranée qu’en prison.
En effet, de même que Pirenne également dans la même situation, otage en Allemagne, a pu écrire son histoire de l’Europe. Les choses qu’on n’a pas dans la tête, eh bien tant pis. C’est mon point faible, je serai certainement brûlé par la hâte. Les gens vraiment sérieux prennent leur temps et se concentrent, ils fonctionnent comme le laser, en se concentrant sur un seul point. Moi, je me disperse un peu trop.
Quelle différence verriez-vous entre votre Atlantique et la Méditerranée de Braudel; comme projet historique ?
Oh, il y a une très grande différence. La Méditerranée, je crois l’avoir dit, c’est une magnifique œuvre d’art, beaucoup plus importante que L’Atlantique. L’Atlantique est vide avant le voyage de Colomb. Dieu peut-être l’a-t-il même oubliée. Colomb cingle sur cette mer ténébreuse, vide, vide d’humanité. Et puis, de l’autre côté, ces hommes nus, nus comme au jour de leur naissance. Alors que le monde vraiment riche, dense, c’est celui de la Méditerranée. L’Atlantique, ça ne sert qu’à faire des graphiques.
L’institut de France
Ici, vous occupez le siège de Guizot.
Oui, enfin son fauteuil plutôt. L’Académie des Sciences Morales et Politiques a été refondée en 1831 par Guizot. Elle avait été supprimée de façon autoritaire par Napoléon qui ne la supportait pas. Guizot a été incontestablement un grand «social – scientiste» comme j’aime à le définir ainsi. C’est lui qui est d’ailleurs l’inventeur de la «lutte des classes», terme développé et utilisée par Marx. Guizot est un grand historien et un très grand législateur. Il n’a servi qu’un seul régime, la Monarchie de Juillet qui représentait à ses yeux un équilibre entre le passé et le présent, entre la continuité et la mutation. Il a toujours refusé ensuite de servir un autre régime; il a été fidèle à ses convictions.
Est-ce que les élites doivent être investies d’une responsabilité quelconque ?
Il faut pour le moins qu’elles en soient persuadées, et c’est très bien si elles croient l’être. Les élites ont incontestablement une responsabilité à faire valoir, mais elles doivent être conscientes qu’elles émanent d’autres qu’elles-mêmes tout en étant auto – proclamées. Les élites ont toujours trop tendance à pratiquer l’admiration mutuelle, car c’est fondamental pour réussir dans le monde universitaire et académique. Et puis elles doivent être reconnues comme telles par les autres.
Vous avez quelque part cette formule surprenante: «C’est l’homme rare qui abîme la nature».
Oui, c’est une évidence. Regardez les vieilles civilisations agricoles; elles n’ont pas abîmé le sol, elles l’ont au contraire reproduit. Les grands saccageurs de la nature, ce sont tous ces défricheurs extensifs. Il est extrêmement intéressant de constater que ce sont essentiellement les Américains qui plaident pour un malthusianisme féroce à travers le monde. Les Américains ont détruit en l’espace d’un siècle, ou en tout cas abîmé d’une manière irréversible l’immense prairie américaine, alors que les Chinois et les Européens cultivent les mêmes sols depuis 10000 ans sans les avoir abîmés, et au contraire en les ayant améliorés. Allez vous promener sur la montagne de Reims ! Regardez le vignoble de Bordeaux ! C’est une création des hommes. On améliore le sol quand on est nombreux. Tant pis si je fais pleurer les écologistes en disant cela, mais je n’y peux rien.
Pourquoi cette vocation d’historien ?
Il y a peut-être des raisons objectives profondes, je crois l’avoir dit, je suis à la fois le fils de la morte et le fils de l’absent. Le fils de l’absent, c’est François Dosse qui me l’a fait découvrir. Mais je crois plus fondamentalement, que je suis incapable de faire autre chose. Je ne sais pas enfoncer correctement un clou dans un mur sans me donner un coup de marteau sur les doigts. Et puis, depuis cette salle de l’Académie des sciences, je regrette de ne pas être un vrai scientifique. Mais je n’ai jamais été suffisamment doué pour les mathématiques. Finalement, je confirme dans ma personne que tout progrès ne se fait que par l’action des imbéciles !
Vous écrivez aussi que c’est la pression démographique qui oblige à l’invention.
Oui, parce que si l’homme est intelligent, il est avant tout paresseux. Il faut que s’exerce une pression sur lui pour qu’il accepte de sortir de son sommeil. Il est aussi évident qu’on ne peut pas faire grand-chose tout seul. Pour la raison très simple que nous ne dépendons pas seulement d’un code génétique, mais beaucoup plus encore d’un code culturel. Et ce code culturel est fait de mots, d’échanges. Si votre société est celle d’un groupe de 30 ou 40 chasseurs, votre langue sera très fruste et votre vocabulaire servira aux échanges entre 30 ou 40 personnes. Le progrès dépend du nombre de cerveaux coexistant, mais surtout du nombre d’échanges entre ces cerveaux.
Au Louvre, devant « La nef des fous » de Jérôme Bosch
Je tiens à montrer ce tableau pour au moins deux raisons. Premièrement à cause de la Réforme. Jérôme Bosch s’appelle Bosch parce qu’il vient d’Ertogenbosch, c’est à dire de Bois-le-Duc et ça n’est pas sans importance. Il est né vers 1450, et mort en 1516, l’année où Erasme livre sa nouvelle traduction et son introduction au Nouveau Testament, cet acte fondateur d’un humanisme lumineux. Un an après la mort de Jérôme Bosch, Luther publie ses 95 thèses: début de la Réforme, donc. Jérôme Bosch et tout particulièrement «La nef des fous» exprime cette extraordinaire poussée d’angoisse qui marque la charnière du 15ème et du 16ème siècles, sans laquelle on ne peut pas comprendre la Réforme. D’autre part, il est de Bois-le-Duc, au cœur des petits Pays-Bas. Dans le demi-siècle qui va suivre, le plus grand affrontement entre les deux morceaux déchirés de la chrétienté latine (le monde protestant et l’Eglise traditionnelle), va se dérouler sur un front névralgique qui passe à peu près à la hauteur d’Ertogenbosch.
On ne sait pas très bien exactement ce que ce tableau représente; selon certains, les fous et les malades étaient relégués sur des barques qui descendaient au fil de l’eau. Peut-être. Remarquez, on leur a donné quand même des victuailles pour qu’ils puissent faire bombance. En réalité, on n’est pas sûr de la vérité de ce comportement à l’égard des fous. Ce tableau exprime l’angoisse, très manifestement. C’est une époque où on est très angoissé par le jugement; il y a d’ailleurs une espèce de «rush» vers les indulgences. Mais celles-ci ne suffisent plus à résoudre l’angoisse. Et puis on est angoissé par la mort et après tout, la folie nous met au cœur même de l’angoisse de la mort; mais elle n’est pas liée au corps; on accepte qu’il se décompose d’autant plus qu’on croit à leur résurrection; mais, bien pire, on est terrifié à l’idée que l’âme puisse se désagréger. Et Calvin annonce précisément une force libératrice de cette angoisse: «Non. Ne cherchez pas, laissez tomber tout cela, vous avez tout dans la parole de Dieu, vous avez tout en Christ et par conséquent, vous pouvez traverser le monde sans crainte». Je ne sais pas ce qu’a voulu vraiment exprimer ce peintre d’Ertogenbosch: est-ce que ces passagers sont volontairement embarqués sur ce bateau? Comment se fait-il qu’ils vont faire bombance alors qu’ils sont malades? Et puis, comme il y a des hommes et des femmes, tout cela va se terminer dans une grande rigolade. Eh bien nous sommes sur une pareille nef, c’est cette petite terre, troisième planète d’une étoile assez moyenne, d’une galaxie qui ne casse rien, qui nous impressionne parce qu’on est dedans, alors qu’elle-même se trouve à la périphérie de milliards d’autres galaxies. Si tout cela n’a pas de sens, alors nous sommes véritablement sur une nef de fous et dans une certaine mesure, le plus grande bonheur serait de ne pas être né. Et si on n’a pas eu cette chance de ne pas être né, si on n’a pas eu cette chance de pouvoir utiliser tous les moyens qui permettent de ne pas naître, dans ces conditions, la seule issue serait de mourir le plus rapidement possible. Rassurez-vous, ça arrivera.
Mémorial de Caen, devant une grande photographie en noir et blanc
Le mémorial de Caen, est-ce, comme l’histoire, un combat contre la guerre?
Oui, certainement, c’est ici un lieu de mémoire et donc c’est un lieu pour la paix. Je suis très fier, bien que caennais d’adoption, d’habiter la ville où il y a cet écrin. Ce mémorial pour moi c’est un écrin, l’écrin pour cette perle. Voyez: elle a dix-sept ans, elle va mourir, c’est une petite juive d’Ukraine. Regardez-là, elle est belle, elle va mourir. Et puis regardez aussi ça. Ce n’est pas un être humain, c’est devenu une chose; il pense à ce qu’il va faire, il se concentre. C’est très important de faire correctement son travail. C’est tout.
Avec tous ces musées, est-ce qu’il n’y a pas un risque d’excès de mémoire qui nous rend insensibles au présent?
Vous savez la mémoire c’est comme tout, et cela peut aussi devenir un commerce. Mais la mémoire c’est d’abord un tri. Bergson disait que la mémoire c’était fait pour oublier. Justement on peut toujours trier et retenir cela; et croyez-moi il n’y a pas d’excès.
Vous avez vu qu’il y a des graffiti sur l’image? Des graffiti récents?
Sans blague. Ce n’est pas possible? Où donc?
Là, sur le nez de la fille.
C’est pas vrai! La race de celui-là, ce sont les lâches. C’est dangereux les lâches. J’ai toujours dit: « Méfiez-vous des lâches, c’est dangereux ». Là, c’est vraiment dangereux. Mais à mon avis tout ce qu’on peut ajouter… je prendrai la parole du Christ: « Tout ce que vous ajouterez vient du Malin ». De toute façon n’ajoutez rien: il y a cette image et c’est tout. Il faut regarder, ça suffit, pas de commentaires, c’est inutile. Qu’est-ce qu’on peut dire de plus? Si on a des laïus à faire, on les fait ailleurs, mais je dois dire que cette image il faut lui garder sa pureté, sa virginité. Elle est là, c’est tout. Le reste est dérisoire, vous comprenez, il faut que ce soit la fin, cela.
Olivier Abel
Paul Ricœur, Jacques Ellul, Jean Carbonnier, Pierre Chaunu, Dialogues,
Genève, Labor & Fides, 2012, 137 pages.