Et si la grande épopée de la flibusterie n’avait été que l’écume du même mouvement qui a fait la Réforme, avec la période de guerres terrestres et maritimes qu’elle ouvre et jusqu’à la révolution puritaine anglaise ? Cette idée nous vient à lire la fameuse Histoire générale des plus fameux pirates publiée en 1724 à Londres par un mystérieux Captan Johnson dont le grand historien anglais Christopher Hill a montré qu’il n’était autre que Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé. C’est aussi que sur l’océan il n’y a plus ni roi ni pape, on est seul, on a tout quitté. Cette histoire de tempêtes, d’îles, et de nouveaux mondes fait se côtoyer l’élite de l’idéalisme européen le plus admirable et la racaille de ses convoitises les plus atroces, sans que l’on puisse toujours les distinguer. Et l’occident démocratique libéral ne comprend plus la férocité qu’il a fallu pour obtenir sa tranquille liberté.
Le premier chapitre de ce documentaire montre les corsaires protestants à l’assaut de l’empire catholique espagnol, qui s’était arrogé la plus grosse part du nouveau monde avec la bénédiction du pape. Et c’est d’abord Gaspard de Coligny, grand amiral du Royaume, qui donne des lettres de courses aux navires de La Rochelle, Nantes, Lorient, St Malo, Cherbourg, Dieppe, contre les espagnols, et qui transporte les guerres de religion vers le Paraguay et la Floride. Ce trésor alimente le camp protestant jusqu’à la Saint Barthélemy. Ce sont alors les gueux de mer hollandais qui reprennent le flambeau de la lutte jusqu’à l’indépendance des Pays-Bas, et ils aident le reine Elisabeth d’Angleterre, qui arme en sous main les grandes expéditions des pirates John Hawkins ou Francis Drake, à mettre en déroute l’invincible Armada.
Le deuxième moment du film voit l’apothéose de la piraterie puritaine, avec l’échec de la révolution anglaise de Cromwell, dans la dispersion de tous ces protestants radicaux que sont les Levellers, Diggers, Ranters et autres Quakers. On trouve alors tant dans les Caraïbes que jusqu’à Madagascar une floraison d’utopies puritaines ou marginales, depuis la fondation de la Providence island company et la compagnie des indes occidentales jusqu’au moment où le Royaume d’Angleterre, après en avoir bénéficié, tente de réguler ou d’éliminer un phénomène qui lui échappe. C’est que l’invention du Covenant comme pacte, et le droit de partir avec sa part de butin, introduit une logique de la dissidence dangereuse pour les métropoles européennes. Pire : la grande tolérance religieuse qui se développe sous ce règne flibustier jette les fondements d’une société du métissage, et le mythe politique du possible recommencement, de l’île comme page blanche.
C’est ce mythe que Daniel Defoë, pasteur non-conformiste et lui-même inquiété pour ses idées radicales, met en scène dans son histoire de la flibuste recueillie auprès des derniers témoins, et dans son grand roman. Ce sera la troisième et dernière partie du documentaire, sur l’aura imaginaire de cette histoire. Dans le sillage du Lost paradise de John Milton, Robinson est essentiel pour comprendre la culture occidentale, notre rapport au politique comme pacte démocratique, notre théologie implicite, et jusqu’à nos images des vacances. L’indépendance américaine, la rupture avec l’Europe, sortent aussi de cette légende littéraire. Mais nous ne voudrions pas achever ce film sans faire place à la suite contemporaine de cette aventure dans le mouvement des logiciels libres, à l’origine de l’internet comme utopie « politique », avant la guerre que livre les grands monopoles aux hackers.
Sans les forbans de la Barbade, de Libertalia, ou de la Jamaïque, nous n’aurions peut-être pas dans nos banlieues et jusqu’au centre de nos villes ces foules bigarrées de jeunes qui, pour le pire ou pour le meilleur, échangent leurs musiques piratées du monde entier.
Olivier Abel
Scénario et Film pour F2 Présence Protestante, décembre 2006.