La question est paradoxale, car on ne voit pas d’emblée la ressemblance entre la pensée de Ricœur et le scepticisme antique, celui de Pyrrhon ou de Sextus Empiricus, si marqué par les formes du souci de soi ; non plus qu’avec le scepticisme classique, celui de Montaigne, avec son léger conservatisme ironique et son refus de s’engager dans les disputes de son temps. D’ailleurs le mot « sceptique » est un mot excessif et instable, car d’une part est-on jamais assez sceptique, ne portons-nous pas toujours d’incroyables naïvetés ? Mais d’un autre côté, pour être complètement sceptique, ne faut-il pas être un brin sceptique à l’égard du scepticisme même ? C’est ici l’antienne d’un vieux débat entre la philosophie naissante ou renaissante, et ce qui dès lors cesse de croire possible aucune philosophie, et se tourne vers la sapience de la médecine, du droit, ou de l’anthropologie. En quel sens Ricœur serait-il donc sceptique ? Quel sens faut-il donner à ce mot pour qu’il puisse s’appliquer à une pensée aussi approbatrice ? Qu’est-ce que ce si discret scepticisme ?
Nous avons un premier indice dans la superbe discussion entre Lévi-Strauss et Ricœur, où l’anthropologue se reconnaît volontiers dans les formules que propose le philosophe pour le caractériser, celle d’un « kantisme sans sujet transcendantal », et celle d’une « forme extrême d’agnosticisme » qui « correspond bien au pyrrhonisme radical qui représentera probablement l’état dernier de ma pensée »[1]. La différence entre les deux penseurs ne réside pas dans la croyance à l’autonomie de la philosophie, car le retournement herméneutique démantèle cette croyance en un point de vue de surplomb, initial ou récapitulateur. Elle ne réside pas non plus dans la croyance en un excès du sens sur la structure, au moins pas comme quelque chose caché derrière, puisque le sens se déploie principalement pour Ricœur en aval, dans le monde refiguré par le signifiant au travers de ce qu’il appelle le schématisme métaphorique[2], et qui ouvre une figure du sujet après le sujet, du sujet « second » de la réception. On y reviendra, elle réside dans le fait que Ricœur pourrait accorder qu’il faut faire crédit à la pensée mythique, et que les humains pensent « toujours bien »[3] (il n’a cessé, contre la critique « scientifique » de l’opinion, de demander aux sciences humaines d’adopter cette posture quant à la crédibilité des expressions humaines), et que cependant il estime que l’erreur, l’ignorance, le préjugé, et sans doute plus encore le mensonge, mais aussi bien le refus d’entendre le témoignage, font des différences à examiner attentivement. Or ce débat est déjà celui de Platon avec Gorgias, abrité derrière Parménide, dans Le Sophiste. L’enjeu serait donc de savoir où se trouve le véritable examen du doute sceptique, chez le sage, ou chez le philosophe ? Chez celui qui estime que l’on peut toujours chercher, on ne sortira pas du labyrinthe, ou chez celui qui estime que le doute est inséparable de la confiance, et que la traversée dialectique laisse un esprit moins crédule, mais plus confiant.
Mais recommençons autrement. La question est paradoxale, ensuite et justement, parce qu’il existe bien des « grands discours » de Ricœur, solidement composés, et qui constituent sa réponse à des grandes questions philosophiques. Où est le scepticisme là-dedans ? Le traducteur des Ideen n’est-il pas un des premiers phénoménologues français, celui qui a tenté une magistrale phénoménologie de l’action volontaire ? Ricœur, tête de file de l’école herméneutique en France (mais c’est son herméneutique qui à l’échelle mondiale a pris le pas sur celle de Gadamer), n’a-t-il pas proposé une herméneutique critique, un discours de la distance dans l’appartenance qui est un grand discours de la méthode pour tout ce qui concerne les sciences de l’histoire, le droit, l’exégèse, etc ? Ricœur n’est-il pas également celui qui, travaillant le temps, le mal et le sujet, a introduit la narration parmi les grands thèmes philosophiques, depuis le récit mythique, épique ou tragique jusqu’aux promesses et aux pardons de l’identité narrative ?
Bref, on pourrait qualifier la philosophie de Ricœur comme réflexive, phénoménologique, herméneutique, narrative ou poétique. Mais justement, s’il y a chez lui plusieurs « grands discours », un peu comme chez Platon, il est difficile de savoir où se trouve réellement sa pensée. Ses ouvrages sont composés de lectures successives, aucune ne pouvant se prétendre la dernière, et ils comportent des apories, des « voies longues », des détours par le mythe ou la littérature, des dialectiques sans synthèse, des inachèvements. Ces traversées de discours et de lectures mises en scène à rebrousse poil les unes des autres, semblent faites à dessein pour en faire sortir l’aporétique, le problématique, le discutable. S’il en est ainsi, l’enjeu de la philosophie de Ricœur, justement dans sa façon d’aller chercher du non-philosophique, serait justement de penser la possibilité de la philosophie elle-même quand elle rencontre autre chose que soi — or la philosophie n’est rien toute seule. En quoi la philosophie naît-elle et renaît-elle sans cesse d’un ébranlement qui laisse comme un embarras, un doute, un brin de scepticisme, une interrogation intime ? En quoi le pyrrhonisme est-il une façon d’évacuer ou d’éviter cette situation branlante ?
A deux reprises nous venons de parler de Platon. C’est ici un premier nœud, dont l’exposition suffira à finir d’introduire notre question. Car il me semble que l’on peut trouver des indices conducteurs de cette attitude dans lecture de Platon que propose Ricœur, et qui se distingue considérablement du platonisme dogmatique, scolaire ou militant, que l’on adore ou déteste, selon. Ricoeur écrit par exemple :
« Platon laisse ainsi une ontologie inachevée, grosse de plusieurs développements. C’est Plotin qui en fera un système. Platon n’a pas voulu faire plus que composer des dialogues »[4].
On sait que pour Cicéron Platon était un sceptique, comme son descendant à la tête de l’Académie, Carnéade. Le vrai scepticisme était alors pour lui cet examen soigneux du scepticisme actif, qui refusait de se perdre dans la multiplicité cynique où le jugement s’émiette, comme dans l’unité pyrrhonienne de l’Un où tout revient au même[5]. C’était justement la fonction des dialogues, que de retourner les interlocuteurs avant qu’ils ne basculent dans ces deux formes de silencieuse certitude. Or cette réorientation du regard est, selon Ricœur,
« sous-entendue dans la méthode aporétique de bon nombre de dialogues. Il ne s’agit pas seulement de réserver la réponse vraie et de mettre à nu la question elle-même, de décaper et de décrasser en quelque sorte l’interrogation ; il ne s’agit même pas uniquement de joindre à cette fonction critique une fonction éthique, en brisant par l’ironie les prétentions des faux savants ; il s’agit d’instaurer dans l’âme un vide, une nuit, une impuissance, une absence, qui préludent à la révélation »[6].
Nous avons ici quasiment les mêmes termes que ceux qui seront utilisés quarante ans plus tard pour caractériser le sujet, mettant à nu la question « qui ? ». Allons plus loin : cette révélation, pour un Ricœur platonicien et sceptique en ce sens-là[7], c’est peut-être l’absence même de révélation. En tout cas, si « l’ontologie est bien la terre promise pour une philosophie qui commence par le langage et par la réflexion, (mais) comme Moïse, le sujet parlant et réfléchissant peut seulement l’apercevoir avant de mourir »[8]. La figure de Moïse vient ici équilibrer celle d’un Ricœur-Ulysse, marin de tous les passages possibles pour atteindre Ithaque. Car, et nous y reviendrons en conclusion, l’Ithaque ontologique de Ricoeur reste une Ithaque espérée, et il faut qu’elle le reste pour ne pas devenir une vanité, une présomption périlleuse, un leurre. Ici se tient l’âme éthique de la méthode, quelque chose comme une éthique de l’interrogation : la synthèse ne nous appartient pas. Nous sommes en-deçà, dans l’insurmontable conflit des interprétations.
Sans trop vite adhérer à ce que nous croyons qu’il dit, nous porterons donc notre attention sur quelques unes des démarches de Ricœur, sa façon de faire place au trouble et au doute avec confiance, de faire place aux apories qu’il porte jusqu’à leur point de plus haute problématicité, de faire place à une sorte de pluralisme méthodique, de pluriel par méthode, et de toujours laisser un reste, une interrogation. Mon propos n’est pas une étude exhaustive, mais seulement de suggérer une façon de lire Ricœur qui laisse place à cette question.
Faire confiance au doute
Nous commencerons par la question de la crédibilité et du doute historique, qui est au cœur de La mémoire, l’histoire, l’oubli. A lire ce livre, on se demande rétrospectivement si Ricœur a jamais cessé de repenser le scepticisme aujourd’hui, de placer au cœur de l’activité philosophique un examen qui soit à la hauteur des incertitudes contemporaines. Comme si un nouveau paradigme du doute, bien différent du doute antique et du doute moderne, cherchait à se frayer un chemin, et dont Ricœur aurait patiemment dessiné les vastes contours.
Notre civilisation lui semble saisie par le doute, en effet, comme si tous les efforts consentis depuis si longtemps étaient vains. Cette crise de légitimation provient du fait que nous ne nous reconnaissons plus dans la forme de société où nous vivons. L’homme moderne, dit-il, « en est venu à détester ce qu’il aime, sans avoir trouvé d’alternative crédible à la forme de société qui définit son identité »[9]. La maîtrise de la nature, la croissance, la prospérité, se soldent par l’instrumentalisation généralisée, l’écrasement des cultures, la perte du sens, la désaffection conjointe de la vie publique et de la vie privée. Le scepticisme au fond touche ici moins la foi et/ou la science, déjà passablement ébranlés dans leur prétention à atteindre à leur objet[10], bref à connaître le monde-un, que la dualité mutuelle ou réciproque, et je dirais l’amitié ou le duel, de la reconnaissance elle-même — c’est le thème du dernier livre de Ricœur.
Une sorte d’incrédulité générale se répand, qui touche peu ou prou tous les registres : comment faire confiance à la politique, à la justice, à l’histoire, au récit, à la mémoire, aux traces, aux promesses, au langage ? L’histoire semble ainsi une perpétuelle oscillation entre un dogmatisme et un scepticisme excessifs et complices. A l’excès de certitude et d’assurance répond un excès d’incertitude, le renoncement à connaître, la défiance et le soupçon qui ronge. Cette question de la crédibilité et de l’incrédulité (le relativisme des vérités, etc) est centrale pour Ricœur, qui écrit :
« Ce qui finalement fait la crise du témoignage, c’est que son irruption jure avec la conquête inaugurée par Lorenzo Valla dans La donation de Constantin : il s’agissait alors de lutter contre la crédulité et l’imposture ; il s’agit maintenant de lutter contre l’incrédulité et la volonté d’oublier »[11].
Pour échapper à cette dichotomie, tout le travail va consister à ne pas séparer l’examen critique et dubitatif qui mesure les distances de l’affirmation qui fait voir les choses comme jamais on ne les avait vues. Cette question de confiance est liée à la possibilité effrayante mais incontournable, non seulement du mensonge, mais de l’impuissance à témoigner, à se faire entendre. Voici un texte remarquable à cet égard :
« Ce que la confiance dans la parole d’autrui renforce, ce n’est pas seulement l’interdépendance, mais la similitude en humanité des membres de la communauté. L’échange des confiances spécifie le lien entre des êtres semblables. Cela doit être dit in fine pour compenser l’excès d’accentuation du thème de la différence dans maintes théories contemporaines de la constitution du lien social. La réciprocité corrige l’insubstituabilité des acteurs. L’échange réciproque consolide le sentiment d’exister au milieu d’autres hommes —inter homines esse—, comme aime à dire Hannah Arendt. Cet entre-deux ouvre le champ au dissensus autant qu’au consensus. C’est même le dissensus que la critique des témoignages potentiellement divergents va introduire sur le chemin du témoignage à l’archive. En conclusion, c’est de la fiabilité, donc de l’attestation biographique, de chaque témoin pris un par un que dépend en dernier ressort le niveau moyen de sécurité langagière d’une société. C’est sur ce fond de confiance présumée que se détache tragiquement la solitude des « témoins historiques » dont l’expérience extraordinaire prend en défaut la capacité de compréhension moyenne, ordinaire. Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre »[12].
On voit qu’au lieu de répondre à cet excès d’incrédulité par un excès inverse de crédulité, Ricœur creuse le doute lui-même et radicalise ainsi la puissance de l’attestation, reprenant diversement les gestes de Husserl ou de Wittgenstein. Quand Ricœur déploie les herméneutiques de ceux qu’il appelle, d’une formule qui restera fameuse, « les maîtres du soupçon », ce n’est pas pour rejeter le soupçon, c’est au contraire pour associer étroitement la critique et la conviction.
Une attestation qui n’aurait pas rencontré le soupçon, une affirmation qui n’aurait pas rencontré la critique, une reconstruction qui n’aurait pas rencontré la déconstruction, une concorde qui n’aurait pas rencontré la discorde, manqueraient de ce dissensus qui est comme l’élément du témoignage et de l’attestation, et qui lui est coextensif. Il n’y a pas de point de vue qui puisse se situer en tiers absolu, au-dessus du problème : « On devra ainsi placer le voeu d’impartialité sous le signe de l’impossibilité du tiers absolu »[13]. Le doute accompagne donc jusqu’au bout l’attestation crédible, il en est inséparable. Il est l’âme de la « fureur argumentative » de Ricœur.
C’est lui qui interdit de se placer dans une posture de domination : c’est à lui que l’on doit le tournant herméneutique de la phénoménologie, à partir du point où le sujet est détrôné de la prétention à commencer de lui-même, sans présupposition, et obligé de reconnaître son appartenance à un monde toujours déjà là[14]. C’est à lui que l’on doit le tournant critique de l’herméneutique, à partir du point où l’appartenance à un monde marque une distanciation d’avec d’autres mondes historiques et langagiers. Mais réciproquement, c’est lui qui interdit à la critique de prétendre à une liberté sans entrave :
« Il est peut-être impossible à un individu et encore plus à un groupe, de tout formuler, de tout thématiser, de tout poser en objet de pensée. C’est cette impossibilité —sur laquelle je reviendrai longuement en critiquant l’idée de réflexion totale— qui fait que l’idéologie est par nature une instance non critique. Or il paraît bien que la non-transparence de nos codes culturels soit une condition de la production de messages sociaux »[15].
Dans le détail de ses minutieuses analyses sur le témoignage historique, sur la fonction refiguratrice du récit, sur la référence métaphorique, on retrouve sans cesse la démarche que Bouveresse remarquait chez Wittgenstein, et qui demande ensemble comment faire confiance, mais comment ne pas faire confiance — la confiance et le doute étant en quelque sorte enroulés finement l’un sur l’autre. Comme si l’on ne pouvait avancer dans l’un sans avancer dans l’autre. Un certain scepticisme est indépassable, parce que la solution ne réside pas dans une certitude assurée, mais dans l’acceptation confiante de ces situations incertaines, de cette inquiétante étrangeté de l’ordinaire, dans l’étonnement que l’on parvienne si souvent quand même à s’entendre, sans jamais pouvoir s’y obliger mais simplement parce qu’on fait crédit fait à la capacité des acteurs, locuteurs, narrateurs ordinaires.
Le scepticisme de Ricœur n’est donc en ce sens pas un scepticisme méthodique, un scepticisme dont on se débarrasse une bonne fois au début de la démarche. C’est un scepticisme constant, et qui s’attaque moins au circuits de la connaissance qu’à ceux de la reconnaissance, par lesquels nous éprouvons notre endettement mutuel et attestons mutuellement notre existence.
Faire avec les apories
Ce thème de l’aporie lui vient sans doute de sa longue fréquentation de Husserl, dont il n’est pas inutile de remarquer que c’est lui qui, dans sa magnifique conférence de Vienne en 1936 sur la crise de la conscience européenne, rappelait aux européens désorientés à refaire courageusement cercle autour de la simple possibilité de questionner. Après tout n’est-ce pas cela, le cœur de cette culture européenne à laquelle nous sommes attachés ? En recommençant la philosophie à sa manière, Husserl a longuement exploré certaines apories constitutives — et c’est ainsi qu’en explorant les limites d’un continent on lui donne figure et structure.
C’est notamment l’idée que la Lebenswelt, qui est à l’horizon de la recherche de Husserl, ne tombe jamais sous quelque intuition directe, mais n’est atteinte qu’indirectement par le détour d’une question en retour (Rückfrage)[16] :
« Dès que nous commençons à penser nous découvrons que nous vivons déjà dans et par le moyen de mondes de représentations, d’idéalités, de normes. En ce sens nous nous mouvons dans deux mondes: le monde prédonné, qui est la limite et le sol de l’autre, et un monde de symboles et de règles, dans la grille duquel le monde a déjà été interprété quand nous commençons à penser » .
Il faut ainsi d’emblée remarquer que les apories, les impasses de la pensée, ne sont pas pour Ricœur des échecs, mais de vraies découvertes, fécondes. Il écrit :
« C’est de cet écart entre deux degrés d’autodésignation que témoignent les apories propres à l’ascription. Celles-ci, comme c’est généralement le cas avec les apories les plus intraitables, ne portent pas condamnation contre la philosophie qui les découvre. Bien au contraire, elles sont à mettre à son crédit »
Et il ajoute en note :
« Temps et Récit, t.III, est entièrement construit sur le rapport entre une aporétique de la temporalité et la riposte d’une poétique de la narrativité »[18].
On peut rapprocher cette démarche de celle de Platon, comme je le suggérais en commençant, et notamment des « dialogues aporétiques ». Mais c’est toujours l’idée d’une réorientation, l’impasse renvoyant vers d’autres passages, détours et parcours.
« je veux en effet conduire la réflexion herméneutique jusqu’au point où elle appelle, par une aporie interne, une réorientation importante »[19].
On remarque ainsi que Temps et Récit s’achève sur des apories, qui font plus de cinquante pages et dont on sait que leur rédaction a nécessité près d’un an de travail. Il en distingue trois séries, qui ne font d’ailleurs pas système : comme il le remarque, elles ne sont pas homogènes[20]. Les premières apories sont celles de l’identité narrative, qui n’est pas stable car on peut composer plusieurs intrigues. L’identité narrative désigne ainsi davantage un problème qu’une solution, et doit de toute façon se joindre aux composantes non-narratives de la formation du sujet agissant[21]. Les secondes sont les apories du temps total. Il n’y a pas de temps qui comprendrait toutes les figures du temps : il n’y a pas d’ailleurs, du côté du récit, quelque chose comme une intrigue des intrigues. Les dernières apories portent sur l’inscrutabilité du temps, que l’on ne peut ni dominer ni laisser tomber. C’est le sens des dernières paroles du livre, qui montrent bien comment l’aporie ne vaut pas abandon de la philosophie, mais au contraire ce qui en suscite à plus forte raison l’exigence et le désir :
« il le sera pas dit que l’éloge du récit aura sournoisement redonné vie à la prétention du sujet constituant à maîtriser le sens (…) il ne sera pas dit non plus que l’aveu des limites du récit, corrélatif de l’aveu du mystère du temps, aura cautionné l’obscurantisme ; lemystère du temps n’équivaut pas à un interdit pesant sur le langage ; il suscite plutôt l’exigence de penser plus et de dire autrement » [22].
Ce retournement de l’aporétique et de l’irreprésentabilité ultime du temps vers une poétique du récit qui comprend aussi une traversée de la question des générations, des traces, de l’entrecroisement de l’histoire et de la fiction, et de la structure herméneutique de la conscience temporelle montre combien nous sommes loin d’un doute pyrrhonien, et dans le droit fil d’une philosophie qui cherche à chaque fois la ligne de plus haute problématicité.
On touche en effet ici les limites de l’hypothèse centrale du livre, que le temps qui ne peut être pensé directement peut du moins être raconté. La poétique du récit ne suffit pas à répondre à l’aporétique du temps, et d’ailleurs la réplique « consiste moins à résoudre les apories qu’à les faire travailler, à les rendre productives »[23]. Il faudrait ici ajouter que ce travail de l’aporie passe souvent par le travail de la métaphore. Cette connexion me semble particulièrement nette dans sa lectures des analyses du temps par Husserl :
« ce qui frappe d’abord,, c’est le caractère de part en part métaphorique de cette hylétique transcendantale (…) or ces métaphores (…) constituent le seul langage dont dispose le travail de remontée à l’origine »[24].
On pourrait croire que l’aporie n’est qu’un moment dans une dialectique plus englobante, presque une astuce rhétorique de présentation. Je ne crois pas cependant que l’on puisse lui assigner un tel rôle. Ricœur écrit à propos du mal que si l’énigme est une difficulté initiale, proche du cri de lamentation, l’aporie est « une difficulté terminale, produite par le travail même de la pensée ; ce travail n’est pas aboli mais inclus dans l’aporie »[25].
A l’aporétique du temps s’ajoute ainsi celle du mal, que l’on ne peut ici que désigner en passant. Le cheminement aporétique du petit essai sur le mal déjà cité (aporie de l’explication, aporie pratique de l’action, aporie du sentiment) est exemplaire de cette élaboration de l’aporie, mais aussi de ce retournement qui oblige à faire appel aux sources non-philosophiques de la philosophie : tragédies, romans, droit, histoire, psychanalyse, textes bibliques eux-mêmes divers, etc. On n’est pas très loin de la fonction du mythe chez Platon, dont le statut est à la fois sérieux parce qu’on n’a rien d’autre, et pas sérieux parce qu’il est comme une expérience qui donne à penser, un exercice pour la pensée qui ne doit pas s’y arrêter.
Un troisième nœud qui me semble crucial chez Ricœur concerne l’aporétique du sujet. Dans les termes de L’homme faillible, ce serait l’aporie de l’inscrutabilité du schématisme, qui fait que la synthèse ne peut pas être pensée directement du côté du sujet , mais seulement indirectement dans l’objet. Il faudrait sans doute chercher ce sujet sans conscience assurée du côté de ce fait de naissance de se trouver comme un point de vue déjà là au monde, et que l’on ne cesse d’interpréter, au quel l’on ne cesse de consentir[26]. Et cette situation d’être né quelque part, dans un point de vue qui est corps singulier et caractère, mais aussi langue particulière et culture, en glissant dans le sujet un brin de scepticisme ou de perplexité qui l’accompagne partout, le constitue du même coup comme un point de vue parmi d’autres.
Dans les termes de Soi-même comme un autre, la question culmine dans la question « qui » : qui agit, qui parle, qui se souvient, qui s’impute une action responsable, etc. Il commente :
« autant je suis prêt à admettre que les variations imaginatives sur l’identité personnelle conduisent à une crise de l’ipséité elle-même — et les cas bizarres d’ordre narratif que nous considérerons plus loin le confirment à l’envi — autant je ne vois pas comment la question « Qui ?» peut disparaître dans les cas extrêmes ou elle est sans réponse. Car comment s’interrogerait-on sur ce qui importe si l’on ne pouvait demander à qui la chose importe ou non »[27].
Cette sorte curieuse d’identité absente, d’identité interrogative, tout à fait capitale pour saisir l’éthique de Ricœur, est comme la case vide qui fait le passage entre l’homme vulnérable et l’homme capable :
« On donnera la forme interrogative à cette perspective, en introduisant par la question qui? toutes les assertions relatives à la problématique du soi, en donnant ainsi même amplitude à la question qui? et à la réponse soi. Quatre sous-ensemble correspondent ainsi à quatre manières d’interroger : qui parle? Qui agit? Qui se raconte? Qui est le sujet moral d’imputation? (…) C’est l’attestation de soi qui, à tous les niveaux — linguistique, praxique, narratif, prescriptif — préservera la question qui? de se laisser remplacer par la question quoi? ou la question pourquoi? Inversement, au creux dépressif de l’aporie, seul la persistance de la question qui?, en quelque sorte mise à nu par le défaut de réponse, se révèlera comme le refuge imprenable de l’attestation »[28].
Soi-même comme un autre présente ainsi ses variations sur un sujet, ou sur ses compléments divers, comme une enquête sur la polysémie du soi, du même, de l’agir, de la puissance, et finalement de l’autre[29]. On croit entendre le jeu des métacatégories du Sophiste de Platon. Voici la phrase finale de l’ouvrage où Ricœur , après avoir montré la polysémie et même la dispersion de l’expérience de l’altérité, termine sur le ton de l’ironie socratique :
« Cette dispersion me paraît au total convenir à l’idée même d’altérité. Seul un discours autre que lui-même, dirai-je en plagiant le Parménide, et sans m’aventurer dans la forêt de la spéculation, convient à la métacatégorie de l’altérité, sous peine que l’altérité se supprime en devenant même qu’elle-même »[30].
Faire pluriel par méthode
Le pluralisme méthodique de Ricœur, qui a certainement été encouragé par sa rencontre de la philosophie analytique et de la rigueur de son soin du langage, est à rapprocher de son kantisme, entendu ici comme une philosophie qui a été réveillée de son sommeil dogmatique par l’empirisme de Hume. Et comme une philosophie qui reconnaît une diversité foncière et irréductible des ordres de discours ou de questionnement. Voyez comment il formule son débat avec Claude Lévi-Strauss, qui porte au fond sur la philosophie de la méthode, au sens ici d’une philosophie des limites :
« Il faut traiter le structuralisme comme une explication d’abord limitée, puis étendue de proche en proche en suivant le fil conducteur des problèmes eux–mêmes ; la conscience de validité d’un méthode n’est jamais séparable de la conscience de ses limites. C’est pour rendre justice à cette méthode et surtout me laisser instruire par elle que je la ressaisirai dans son mouvement d’extension, à partir d’un noyau indiscutable, plutôt que de la prendre à son stade terminal, au-delà d’un certain pont critique où, peut-être, elle perd le sens de ses limites » Le conflit des interprétations, Paris : Seuil 1969, p.34.
Dans Temps et Récit également il écrit :
« une théorie, quelle qu’elle soit, accède à son expression la plus haute lorsque l’exploration du domaine où sa validité est vérifiée s’achève dans la reconnaissance des limites qui circonscrivent son domaine de validité. C’est la grande leçon que nous avons reçue de Kant »[31].
Il n’est pas inutile de s’attarder au débat avec Lévi-Strauss, particulièrement ici sur cet aspect méthodologique. Comme nous l’avons suggéré en commençant, l’enjeu porte précisément sur le scepticisme — et sur l’idée d’un kantisme « sans sujet transcendantal ». On peut revenir sur le qualificatif de « pyrrhonisme radical » pour définir le postulat quasi-parménidien de l’anthropologue : « les hommes pensent toujours bien ». Pour reprendre la discussion au plan méthodique, on dira ici que pour Lévi-Strauss les règles des structures inconscientes sont si strictes que quoi qu’on fasse on les suit toujours. C’est ce surplomb qui permet de généraliser à l’anthropologie entière la même méthode.
Pour Ricœur, à l’inverse, il n’y a pas de point de vue scientifique sans sujet qui tente d’énoncer ses points de vue successifs. C’est là l’exercice d’un scepticisme qui n’a rien de pyrrhonien, d’un pluralisme de méthode qui fait place au divers empirique. Il accepte que le sens ne soit pas intrinsèque ni caché derrière le texte ou le mythe, mais ouvert en aval par les reprises et les réinterprétations successives qu’en donnent les acteurs, et se fasse en quelque sorte dans leurs décalages mêmes. Et surtout Ricœur démonte ainsi le piège épistémologique d’un discours prétendument sans sujet, mais qui pourrait vite devenir invérifiable et irresponsable :
« nous sommes renforcés dans cette naïveté épistémologique par la conviction que, en transférant l’explication du plan des rationalisations conscientes au plan de la réalité inconsciente, nous avons réduit le facteur de subjectivité dans l’explication. Et en effet si l’on compare le marxisme d’Althusser à la sociologie de Max Weber, nous voyons l’explication par des motivations subjectives des agents sociaux remplacée par la considération d’ensembles structurels d’où la subjectivité a été éliminée. Mais cette élimination de la subjectivité du côté des agents historiques ne garantit nullement que le sociologue qui fait la science ait lui-même accédé à un discours sans sujet. C’est là que se joue ce que j’appelle le piège épistémologique. Par une confusion sémantique qui est un véritable sophisme, l’explication par des structures et non par des subjectivités est prise pour un discours qui ne serait tenu par aucun sujet spécifique. Du même coup est affaiblie la vigilance dans l’ordre de la vérification et de la falsification. Le piège est d’autant plus redoutable qu’à la limite la satisfaction obtenue dans l’ordre de la rationalisation joue comme un obstacle et comme un masque par rapport à l’exigence de vérification. Or c’est là très exactement ce que la théorie dénonce comme idéologie : une rationalisation qui fait écran au réel »[32].
Pour nous résumer, nous trouvons réuni l’ensemble des caractères de la démarche ricoeurienne, irréductible pluralité des points de vue et des méthodes, analyse des limites propres à chacune, dans le passage suivant de la préface de La métaphore vive, où Ricœur écrit que son ouvrage
« ne vise pas à remplacer la rhétorique par la sémantique, et celle-ci par l’herméneutique, et à réfuter ainsi l’une par l’autre ; il tend plutôt à légitimer chaque point de vue à l’intérieur des limites de la discipline qui lui correspond, et à fonder l’enchaînement systématique des points de vue sur la progression du mot à la phrase et de la phrase au discours »[33].
Cette idée d’une multiplicité réglée des ordres et des méthodes a bien sûr quelque chose d’aristotélicien, mais c’est aussi la mise en pratique d’un mot d’ordre énoncé très tôt par Ricœur dans le face aux simplifications manichéennes de l’époque de la guerre froide :
« il n’est pas mauvais, pour se garder soi-même du fanatisme, non seulement de multiplier les perspectives explicatives, mais de garder pratiquement le sentiment de la discontinuité des problèmes ; (…) compliquons, compliquons tout ; brouillons leurs cartes ; le manichéisme en histoire est bête et méchant »[34].
Cela montre que le pluralisme méthodique de Ricœur a quelque chose à voir avec son éthique, avec sa pensée politique et juridique, avec sa réflexion constante sur le thème du conflit. La sagesse pratique trace son chemin au travers de dilemmes moraux qui ne sont pas forcément tragiques et exceptionnels, mais peuvent être ordinaires et presque comiques. Le conflit est irréductible, disions-nous, et indépassable, et nous devons consentir à nous installer durablement dans ce que l’un des livres de Ricœur nomme « le conflit des interprétations ». Nous apprenons par là à conduire des dialogues sans fin, je veux dire sans conclusion absolue, mais non sans que la question n’ait été élaborée, résolue en plusieurs questions meilleures.
Nous apprenons aussi par là à nous dépouiller de l’exclusivité de nos questions, et à partager le droit d’interroger en autant de légitimités qu’il y a d’angles d’attaques, de points de vue. Ce voeu, qu’il n’y ait aucun point de vue « sacrifié » dans le conflit des interprétations, se retrouve dans la philosophie politique de Ricœur. C’est peut-être, au-delà de l’accord fondamental qui est le sien avec une idée de la démocratie comme lieu où les conflits sont reconnus et négociés, un point de désaccord chez lui avec des penseurs comme Claude Lefort ou Jürgen Habermas : car si les points de vue non pris en compte doivent être sans cesse réintégrés au débat politique, celui-ci doit savoir qu’il reste toujours des points de vue qui lui échappent. Il y a toujours une dette envers d’autres, qui n’appartiennent pas à la communauté, ou plus, ou pas encore, et sans lesquels le contrat social ou la délibération ne sont pas complets, pas pleinement valables, pas totalement autorisés[35]. Il y a toujours des points de vue non-représentés, peut-être non- représentables. Ce manque ne disqualifie pas la démocratie, mais atteste son caractère problématique, discutable, relatif, fragile. La démocratie est par essence inachevée.
Pour revenir cependant vers les questions de méthode, la pluralité des approches oblige, si l’on veut échapper à un éclectisme paresseux, à penser une articulation qui respecte la tension, c’est la dire la force de rapprochement mais aussi les forces de rejet, entre les différentes démarches adoptées. Ricœur parle souvent de l’hybridation des méthodes :
« Cette conjonction entre la phénoménologie, la linguistique, et la philosophie analytique dans son aspect le moins logiciste, m’a donné des ressources d’hybridation auxquelles je dois beaucoup »[36].
Cette métaphore de jardinier n’est pas accidentelle ; on la retrouve dans la préface au Conflit des interprétations où il expliquait que son propos était d’explorer les voies ouvertes à la philosophie contemporaine « la greffe du problème herméneutique sur la méthode phénoménologique ». En fait, sur chaque sujet abordé, la volonté, le mal, le sujet ou le sens, la métaphore, le récit, l’histoire, le politique ou l’éthique, le droit, la reconnaissance, la mémoire, l’oubli, la vie, Ricœur greffe plusieurs méthodes, persuadé semble-t-il qu’une méthode hybride est seule à la hauteur de la complexité des sujets.
Le reste
Ainsi Ricœur ne cesse-t-il de « détotaliser », de dérécapituler, de refuser les réconciliations et les synthèses[37]. La synthèse ne nous appartient pas, non plus que le jugement dernier. Comme il l’écrivait au terme de son article sur « Etat et violence », en pleine guerre d’Algérie, l’éthique non-violente de l’amour du prochain et l’éthique du magistrat qui repose sur la violence de l’Etat demeurent inconciliables :
« La fin de cette dualité serait la réconciliation totale de l’homme avec l’homme ; mais ce serait aussi la fin de l’Etat ; parce que ce serait la fin de l’histoire »[38]
Ce passage fait penser à Kant écrivant que l’âge de fer est coextensif à l’histoire, et c’est justement à Kant que Ricœur a recours lorsqu’il s’agit de penser philosophiquement l’espérance. Il y aurait donc à cette figure du refus de la synthèse un motif théologique, et l’on pourrait dire que la capacité de Ricœur a soutenir des perplexités est proportionnelle à son espérance, à son sens aigu de la promesse. Tel serait le point de confiance proprement religieux où son scepticisme s’arrêterait. Ricœur pourrait se permettre d’être dubitatif, aporétique et radicalement pluraliste parce qu’il aurait son point d’unité ailleurs, éventuellement même à son insu.
Il me semble difficile cependant de faire dire à un auteur ce qu’il ne dit pas de lui-même ainsi, or Ricœur est plus agnostique que cela, et le motif théologique en question fonctionne davantage en creux que comme un discours de la plénitude. Le grand texte de Ricœur sur l’espérance, « la liberté selon l’espérance », interprète justement l’espérance comme une figure de la limite, au sens kantien. Et comme une figure de la totalité que nous ne pouvons nous donner ni atteindre, ni forcer, mais seulement espérer. Si l’on voulait examiner soigneusement l’unité intime que l’on peut supposer chez Ricœur entre sa « foi » protestante et sa forme de scepticisme militant vis à vis de tous les grands Discours, vis à vis de toutes les philosophies qui prétendent tout plier à leur ordre simpliste, il faudrait le comparer à Kant ou à Bayle, pour lesquels les mêmes questions peuvent être posées[39]. C’est par cette démarche qu’il contourne l’alternative habituelle, et faussement clarificatrice : êtes vous sceptique vis à vis de la foi ou de la raison ? vis à vis de l’éthique ou de la science ? des connaissances historiques ou des connaissances mathématiques ? La discontinuité des problèmes et la pluralité des ordres de questions permet justement d’être sceptique plus modérément, moins exagérément et moins interminablement dans une seule direction, mais aussi de réitérer un geste sceptique inédit dans toutes les directions, plus complètement. Plus tranquillement.
Toutes les œuvres de Ricœur sont disposées comme s’il s’agissait d’installer des doutes durables, des machines à intriguer, de multiplier les occasions de perplexités, d’augmenter la dose d’incertitude et de doute supportable : la mise en scène d’un insurpassable « conflit des interprétations », l’acceptation de dilemmes éthiques insolubles, ou l’irréductibilité des sources non-philosophiques de la philosophie, tout renforce ce sentiment.
Il y a chez lui une façon singulière, à chaque fois, de désigner un reste irréductible, une façon pour les réponses proposées de n’avoir pas entièrement recouvert la question, ou d’avoir soulevé une autre interrogation plus ample. Cette désignation d’un reste, on la trouve partout. Parlant de John Rawls, Ricoeur écrit par exemple :
« nous pouvons annoncer que c’est dans une conception purement procédurale de la justice qu’un pareille formalisation atteint son but. La question sera alors de savoir si cette réduction à la procédure ne laisse pas un résidu qui demande un certain retour à un point de vue téléologique, mais au nom d’une demande à laquelle ces procédures mêmes donnent une voix »[40].
La préface à La métaphore vive, comme celle à Soi–même comme un autre, nous avaient déjà habitués à cet élargissement progressif des points de vue et des problématiques. On pourrait aussi bien dire qu’il s’agit à chaque palier de l’analyse de la reprise d’un reste, jusque là marginal, et qui passe au centre du propos.
Dans cette éthique de la méthode, tout ce qui est marginal doit pouvoir à son tour devenir central, et réciproquement. Pour un modèle théorique ou discursif donné, le reste est l’index de la rumeur du monde et de l’être, de la totalité de l’expérience dans laquelle s’inscrit ce modèle. En ce sens le reste est toujours plus important que ce qui a été déjà pris en compte. C’est ce reste qui nous oblige à chaque fois à réorganiser l’ensemble de notre méthode et de notre conduite. Et si nous avons recours à des métaphores, des récits, à toute une poétique, c’est parce que, sujets parlants, nous n’avons rien d’autre que la parole pour désigner ce que la parole laisse au bord du langage :
« C’est parce que nous parlons et pensons par concepts que le langage doit en quelque sorte réparer la perte que consomme la conceptualisation »[41].
Le scepticisme de Ricœur sait la perte irréparable, et refuse pour autant l’idée trop commode d’une ineffabilité du singulier. C’est pourquoi il est jusqu’au bout parlant, agissant, et réfléchissant. Confié à l’existence d’un monde plus vaste que sa parole agissante et pensante. Placé parmi les êtres.
Olivier Abel
Publié dans Hommage à Paul Ricœur,
Paris : UNESCO, 2006, p.7-40.
Notes :
[1] Voir Esprit janvier 2004, entretien Marcel Hénaff avec Claude Lévi-Strauss, p.89 sq. ; et le débat de 1963, p.169 sq.
[2] Un schématisme sans concept, bien sûr, mais pas sans rigueur, et pas non plus sans effet subjectif, comme si la métaphore ouvrait un schématisme inédit, une capacité subjective insoupçonnée (voir La métaphore vive, Paris : Seuil, 1975, p.264). Je tente ici de discuter la belle analyse proposée par Michaël Foessel, « du symbolique au sensible », ibid.p.193 sq.
[3] Ibid.p.198.
[4] Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, (1957, repris dans Paris Sedes 1982, p.116.
[5] On l’a dit, c’est le cœur du débat de Platon avec Gorgias, mais aussi avec Parménide, et de son débat avec Antisthène et Diogène.
[6] Ibid. p.133.
[7] Ricœur propose de lire la théorie des idées comme répondant moins à une question métaphysique que métalinguistique.
[8] Le conflit des interprétations Paris Seuil 1969, p.28.
[9] Lectures 1, Paris : Seuil, 1991, p. 172.
[10] On ne leur demande plus que leur efficacité.
[11] La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, p. 223.
[12] Ibid. p.208.
[13] Ibid. p.414.
[14] A l’école de la phénoménologie, Paris : Vrin 1987 p.295.
[15] Du texte à l’action, Paris : Seuil, 1985, p.309.
[16] A l’école de la phénoménologie, Paris : Vrin 1987, p.287.
[17] « L’originaire et la question-en-retour dans la Crisis de Husserl », in A l’école de la phénoménologie, op.cit. p.295.
[18] Soi-même comme un autre, Paris : Seuil 1991, p.118.
[19] Du texte à l’action, op.cit.p.75.
[20] Voir Temps et récit III, Paris : Seuil, 1985, p.350-351
[21] ibid.p.358.
[22] ibid.p.393.
[23] ibid.p.374.
[24] ibid. p.383.
[25] Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Genève : Labor et Fides, 1986, p.39.
[26] A la fin du premier volume de sa Philosophie de la volonté, « le chemin du consentement » montre que l’on n’a jamais fini de consentir pleinement à sa naissance. Il y a là un point de contingence absurde probablement essentiel au scepticisme discret de Ricœur.
[27] Soi-même comme un autre, op.cit., p.165.
[28] Ibid., p.28 et 35.
[29] Ibid. p.32.
[30] Ibid. p.410.
[31] Temps et Récit III, Paris : Seuil, 1985, p.374.
[32] Du texte à l’action, Paris : Seuil, 1985, p.316.
[33] La métaphore vive, Paris : Seuil 1975 p.12.
[34] Histoire et vérité, Paris : Seuil, 1964, p.97.
[35] P.Ricoeur, « Pouvoir et violence » Lectures I Paris Seuil 1991 p.41.
[36] Autrement 1988 n°102, p.177.
[37] Il le fait jusque dans sa lecture de Paul, voir Esprit février 2003, p.85 sq.
[38] Histoire et vérité, op.cit. p.247.
[39] Nous sommes malheureusement dans un temps où la religion est entendue comme croyance naïve sinon fanatique, et ne comprenons pas la possibilité d’une sorte de foi corrosive, ni de confiance sceptique.
[40] Soi-même comme un autre op.cit. p.265.
[41] Ibid. p.40.