Après l’événement, la pensée qui tente de comprendre, de méditer ce qui s’est dit. Je ne ferai que prolonger la réflexion collective engagée dans le sillage des propos de Ratisbonne. Plus j’y réfléchis plus je suis conduit à prendre au sérieux le désormais fameux discours du Pape, pour le respecter au-delà des points d’entente que je peux trouver avec lui, et pour m’y confronter comme à une pensée vraiment différente, et même au fond assez adverse. Notamment parce que Benoît XVI a introduit un ton de franchise qui tranche avec la langue œcuménique des gentilles accolades. Il s’adresse à l’autre, il s’expose et s’exprime. Sans peut-être mesurer avec assez de responsabilité les possibles conséquences de ses propos. C’est qu’il n’est pas d’abord un homme d’Etat mais un théologien bourré de convictions : les protestants ne sauraient s’en plaindre. Je ne traiterai donc pas tant de l’aspect politique de ses propos que de leur aspect proprement théologique, car c’est justement sur ce plan là que je suis pour ma part perplexe, un peu déçu et même inquiet — non tant inquiet du discours même, car le chef de l’Eglise Catholique peut être dans son rôle en disant que son Eglise seule est dans la bonne voie, que de son accueil chaleureux par tant d’intellectuels.
Nous avions justement la chance d’avoir un Pape intellectuel et intelligent. Et voici qu’il revendique pour la seule « voie romaine » l’héritage de la Grèce et de l’hellénisme chrétien. Qu’est-ce que cela veut dire ? On a pu pointer le déni de la voie du monde orthodoxe, ainsi que des christianismes orientaux, les premiers à souffrir concrètement des émois musulmans. On a noté le déni implicite des maillons arabos-musulmans dans les transferts de rationalité de la Grèce vers l’Europe, ainsi que la sous estimation de ce que l’on pourrait appeler les platonismes arabes ou persans. C’est ici la première réserve : on ne comprend pas comment le Pape ose faire des grandes unités si simplistes que « la pensée grecque », « la pensée biblique ». Le geste qui isole et revendique la bonne généalogie est mortifère. Les Pères sont aussi pères d’autres que nous, de même que nous avons aussi d’autres pères que ceux dont nous portons le nom. Les généalogies sont toujours mêlées. Et Platon, le père de la tradition néo-platonicienne, avec son « enseignement oral » d’un flux de sphères emboîtées et ordonnées au Bien, est aussi le père d’une grande tradition sceptique, au sens non pyrrhonien d’une dialectique sans synthèse. Très tôt, bien avant le moyen âge, et jusqu’à aujourd’hui, il y a donc eu plusieurs aristotélismes, plusieurs platonismes, et tout au long de l’histoire il y a eu plusieurs hellénismes. Celui de la renaissance franco-italienne n’est pas celui du romantisme allemand. Le geste de refondation des colonies puritaines est peut-être plus grec que celui de la prétendue continuité sans hiatus de la fondation romaine, et même les cortèges post-modernes que le Pape vitupère rouvrent peut-être quelque chose de la religiosité grecque la plus classique.
Un discours antiprotestant
L’intelligence de ce discours du Pape est à chercher ailleurs. C’est une affaire intra-occidentale, un règlement de compte interne, et Benoît XVI s’y prononce en fait bien plus sur l’Occident que sur l’Islam, qui cache ici la Réforme. En réaffirmant la continuité entre le logos grec et le christianisme romain, il reproche à la Réforme d’avoir rompu l’analogie de Dieu avec la raison, et affirmé une transcendance trop radicale, une volonté de Dieu trop capricieuse. C’est donc un discours qui vise la tradition nominaliste, Duns Scott, les Franciscains, Luther, Calvin, mais aussi bien Pascal ou Kierkegaard, une manière de se rapporter à un Dieu de volonté et d’amour, et non à un Dieu d’intelligence trônant au sommet d’une théologie inclusive qui comprendrait aussi la morale et la science. Il oppose les théologies et les métaphysiques de l’intelligence à celles de la volonté. Et il dénonce, c’est le plan central de son discours, trois vagues de deshellénisation : celle de la Réforme, celle de la théologie libérale issue des Lumières avec son entreprise de démythologisation, et enfin la vague actuelle de pluralisme et de relativisme religieux.
C’est ainsi surtout le protestantisme, avec son double spectre des utopies sectaires et de l’individualisme consommateur, qui est visé. C’est normal : nous n’avons pas assez conscience que le protestantisme est la religion mondialement dominante, celle qui porte le péché du monde actuel. Et le Pape prône le retour à la civilisation de l’Occident chrétien latin, sous les applaudissements plus ou moins discrets de tous ces athées dévots et néo-maurassiens qui font les gros bataillons des intellectuels aujourd’hui. On moque aisément les philosophes et les esprits critiques musulmans comme n’étant pas de vrais croyants ; mais les intellectuels qui affirment l’identité culturelle chrétienne de l’Europe ne le sont bien moins ! je ne plaisante pas. Il existe en France, même si très marginalement et inconscient de lui-même, un catholicisme antidémocratique, d’autant plus fanatique que résolument athée, et dont l’une des meilleures figures historiques est celle de Charles Maurras. Il a pris la relève de ceux que jadis on aurait appelé les « ultras ». Aujourd’hui les athées de ce « catholicisme » fanatique se recrutent autant chez des néo-conservateurs nostalgiques de la République laïque (ils la découvrent sur le tard, quand même) que chez des ultra-révolutionnaires de type maoïste, vitupérant la démocratie et son mol humanisme. Ceux là détestent les traîtres et vouent le pluralisme à l’enfer. Certes ce catholicisme anti-moderne est très marginal, mais il arrive qu’il donne le ton. Et pour celui qui a une oreille avertie, cela arrive même assez souvent.
Ecoutons-les. Si la Réforme avait gagné, comme les anti-philosophes ont gagné en terre d’Islam, cela aurait été la fin de l’intelligence européenne, car la voie est directe de Luther et Calvin à Nietzsche, au nihilisme et au totalitarisme. Ce n’est plus Maurras qui s’exprime ainsi : c’est devenu la vulgate de nos intellectuels dévots. Et face aux dérives combinées des fondamentalistes américains comme des extrémistes islamistes, il faut retrouver la grande cathédrale des synthèses entre la foi et la raison. La séparation de la Réforme entre Raison et Foi a donné d’abord un excès de rationalisme libéral corrosif, qui détruit tout et ne laisse qu’un positivisme pragmatique de l’efficacité, puis un excès d’irrationalisme fidéiste, avec Karl Barth qui, sur la ligne de Kierkegaard, rompt les amarres et reproche à la foi d’avoir été contaminée indûment par la raison grecque ! Mais c’est bien Ricœur justement qui n’a cessé de compliquer ce schème simpliste, selon son précepte : « compliquons, compliquons tout ! le manichéisme en histoire est bête et méchant ! » Les protestants ont donc un peu de mal à se reconnaître dans une telle caricature. Comme si les influences de Karl Barth et de Kant sur le jeune Ricœur l’avaient voué à l’irrationalisme, et non à des tensions constitutives d’une rationalité vive ! On voit si bien la paille d’irrationalisme qui est dans l’œil de l’autre… Le Pape ne dit pas cela exactement, mais il ne contredit en rien cette lecture de son propos : il n’y a rien de l’héritage protestant qu’il puisse approuver ni assumer, il découpe même exactement son discours de manière à ne rien devoir à la pensée protestante.
Défense et illustration de la modernité
Mon problème n’est pas de défendre la Réforme, mais je m’inquiète de voir si peu d’intellectuels tenter de comprendre et de justifier la modernité, qui est trop aisément la cible aujourd’hui de toutes les attaques. Certes Benoît XVI prétend ne pas congédier la modernité mais l’élargir. C’est ce que je voudrais examiner. Il voudrait reprendre la modernité sur une base non plus kantienne (son débat avec Habermas) mais aristotélicienne. Mais pourquoi les opposer, et rétrécir ainsi notre base ? Ricœur justement ne pense-t-il pas l’éthique comme boitant entre Aristote et Kant ? Ne faut-il pas penser la reconnaissance mutuelle, et non seulement la reconnaissance verticale de l’autorité ? Le reproche de Benoît XVI à la Réforme d’avoir trop affirmé une altérité absolue de Dieu, et d’avoir ainsi déchaîné l’arbitraire et la violence, se heurte à une réalité historique : cette affirmation a surtout ouvert un rapport respectueux aux autres et au monde. L’impossibilité de convertir par la force n’est-elle pas ce discours de tolérance soutenu par Bayle et Locke, et justement réalisé d’abord dans les Pays-Bas, et la Révolution puritaine n’a-t-elle pas affirmé un droit radical de dissidence ? Après tout, n’est-ce pas la synthèse romaine de la raison et de la foi qui permettait à Bossuet de contraindre les protestants français à entrer dans « seule vraie église », et pour leur bien ?
Par ailleurs je veux bien que l’affirmation calviniste de la transcendance et l’élimination du finalisme ait ramené au chaos les grandes et délicates constructions des cosmologies scolastiques : mais il faut parfois accepter de perdre les formes pour les retrouver autrement. Le débat entre Bayle et Leibniz, ces deux esprits qui figurent si bien deux pôles ou deux limites de la pensée protestante, n’est-il pas un abrégé de ce va et vient entre la critique, le doute, la perte des formes, et leur reconquête confiante ? On n’aurait pas eu Descartes sans Calvin — qui est le grand méconnu, le grand méchant de la culture occidentale. On n’aurait pas eu Newton ni Leibniz. Et ce que Benoît XVI refuse de voir c’est que Kant ne propose pas un rétrécissement de la raison, mais sa pluralisation, car il existe des types de vérités et de jugements, des registres de discours différents. Or c’est aussi bien une idée aristotélicienne, et la lecture par Calvin de la Genèse non comme cosmologie mais comme poème à la gloire du Créateur, par sa pluralisation des types de discours, est une condition de l’élargissement d’une raison qui renonce au discours unique qui répondrait à tout. N’y a-t-il aucune rationalité du geste de la séparation critique et de la réarticulation entre le théologique et le politique, le théologique et le cosmologique, le théologique et l’éthique, le théologique et l’étude poétique des textes bibliques ? N’est ce pas en distinguant les registres, en ne mélangeant pas trop vite la raison scientifique, la sagesse morale, la gratitude de la foi, que nous évitons les pseudos synthèses théologico-moralo-scientifiques, toujours dangereuses ? Et n’est-ce pas ce qui nous inquiète dans le néo-créationnisme comme dans les théories néo-islamistes ? Si c’est cela l’amplitude de la raison que Benoît XVI appelle de ses vœux, n’est-ce pas une régression ? On crie haro sur le fondamentalisme, mais il existe un fondamentalisme dilué, non concentré sur les textes comme dans le fondamentalisme musulman ou protestant, et l’élargissement de la raison peut aussi être un élargissement d’un fondamentalisme non-falsifiable. On dit aussi que Benoît XVI a donné un bel exemple de liberté académique : peut-être, mais laissera-t-il la même liberté à tous les théologiens catholiques ? On aimerait le croire, mais rien dans le passé de Ratzinger ne montre que cette liberté passe avant le dogme.
S’il fallait nommer un fil conducteur de ses propos, je dirais que c’est la peur du scepticisme. Mais ne faut-il pas un brin de scepticisme, surtout pour penser l’Europe, et les interrogations qu’elle n’a cessé de rouvrir en son centre ? Non pas seulement le doute qui interroge notre connaissance, notre rapport au monde, mais celui qui touche notre capacité de reconnaissance, notre rapport aux autres ? Que serait une confiance qui ne douterait pas d’elle-même ? Que serait une attestation qui ne ferait pas place, en elle-même, pour d’autres attestations ? Au cœur de notre débat nous trouvons certes Descartes, son malin génie et sa confiance en la véracité divine, mais aussi Bayle et sa conception dialogique du « cogitas ergo es », son inquiétude de savoir si l’on peut comprendre l’autre. Et des deux côtés cette idée que la foi est un peu agnostique. Là encore il ne faut pas confondre les divers scepticismes, et les rejeter, comble de pyrrhonisme, dans la même nuit noire.
Un logos du dialogue
Ce que le Pape demande, à juste titre, c’est qu’il n’y ait pas de contrainte en matière de foi : la conversion forcée en Islam serait le symptôme historique du renoncement à l’union étroite entre raison divine et décret divin. Mais cela revient à dire : nos propres violences dans l’histoire sont accidentelles, alors que les vôtres sont essentielles ! Tout le monde ne pourrait il pas en dire autant ? N’est ce pas un argument à mourir de rire ? Ne faut-il pas un peu plus, non sombrer dans la culpabilité paralysante, mais balayer devant notre porte et commencer par comprendre comment nous portons nous-mêmes la violence, chacun dans sa forme de rationalité ? Admettons qu’un certain Islam, aujourd’hui dominant, soit plus proche des métaphysiques de la volonté que des métaphysiques de l’intelligence. Mais la volonté rencontre le refus de l’autre, et doit s’en accommoder, là où l’intelligence suppose finalement l’entente et l’unité. Benoît XVI récuse le modèle kantien du conflit des facultés, au nom d’un modèle platonicien ou augustinien de l’accord. Mais ne peut-on penser autrement Platon et Augustin, et ne faut-il pas avec Ricœur honorer le conflit des interprétations ? Qui peut s’adjuger la cohésion intérieure de la raison et rejeter celle des autres, qui auraient renoncé au logos — mais à quel logos ?
Au nœud de notre débat se tient le sens du logos, dont le discours de Ratisbonne fait une raison-être-vérité Une. On comprend qu’il veuille édifier un monde commun de la raison, mais cela ne suppose-t-il pas une raison dialogique, et le sentiment que nos religions appartiennent encore à des langues ? Serait-il impossible de concevoir une universalité douce, non coercitive, résistible, ouverte à la pluralité réitérative des figures où elles se donnent et qui n’en sont encore jamais que des métaphores ? Car le logos est foncièrement parole, l’humain est originairement deux, conversation, et non pas monologue. Dieu est relation. Il ne suffit pas de chercher la cohérence locutoire intérieure d’un discours, mais de le remettre pragmatiquement à sa place entre des interlocuteurs, qui peuvent lui faire dire autre chose que ce qu’il voulait dire. C’est difficile et parfois terrible mais c’est la vie même de l’intelligence. Le logos est deux, et n’est « un » qu’en espérance. Benoît XVI, dans son refus du pluralisme et du conflit intérieur, refuse de renoncer au monopole de la vérité. Je ne crois heureusement pas qu’il soit représentatif de l’ensemble des catholicismes. Face à une pensée grecque réduite à cette conception statique du logos comme raison, on voudrait soutenir, avec bien des penseurs de la tradition catholique comme avec certains penseurs de l’Islam médiéval que le Pape fustige, et avec une longue tradition juive, que Dieu n’est pas heureusement pas tenu par sa propre parole, et que nos prières peuvent le délier de ses promesses et de ses menaces. Comme le notait Ricœur, Eschyle ne montre-t-il pas comment le Dieu tragique des Érynies est changé dans le Dieu miséricordieux des Euménides ? Ce logos là ne nous en dit-il pas plus sur les humains, et sur Dieu ?
Olivier Abel
Publié dans Esprit 2006-11, p.21-27