La question du mal est de celles qui traversent de part en part l’œuvre de Paul Ricœur, depuis ses débuts. A l’inverse, on dirait volontiers que c’est tardivement, et notamment à l’occasion de l’épilogue de La mémoire, l’histoire, l’oubli, que Ricœur en vient au thème du « pardon difficile »[1]. Mais ne faut-il pas reprendre ce cheminement à l’envers, et voir dans le pardon cela même qui ouvre la possibilité de dire le mal subi, dans la plainte pure, et de dire le mal agi, dans l’aveu ? C’est à ce double parcours, à travers quelques-unes des questions posées par le mal et à travers quelques-unes des questions posées par le pardon, et notamment la considération d’un mal mais aussi d’un pardon à l’échelle des collectivités, des institutions, des peuples, qu’est consacré le volume présenté ici[2]. J’entrelacerai le fil de mes réflexions avec quelques-unes des lignes de force proposées par les contributeurs.
1. La question du mal
Le texte inédit de Ricœur auquel Isabelle Bochet consacre une passionnante introduction s’intitule « Logique, éthique et tragique du mal chez saint Augustin ». Il date de la charnière entre les années 50 et les années 60. Il est à noter que, dans l’opuscule sur Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie (1986), après avoir détaillé les niveaux de discours dans la spéculation sur le mal (mythe, sagesse, gnose, théodicée, dialectique brisée), Ricœur ne reprendra pas exactement la trilogie logique, éthique et tragique, mais adoptera la trilogie kantienne : penser, agir, sentir — c’était déjà le plan de L’homme faillible (1960). Pour juxtaposer encore un autre texte très kantien, dans « La liberté selon l’espérance » (1968), Ricœur parle pour l’espérance, et face au mal, d’un vendredi saint spéculatif et pratique, d’une nuit non seulement du savoir mais du pouvoir : on touche ici une limite constitutive, qui nous renvoie à nous-mêmes, par une sorte de conversion à l’en deçà, et la timide espérance anime encore, me semble-t-il, l’idée de sagesse pratique.
Mais revenons à notre texte. Le moment logique porte sur l’être, et pense le mal comme néant, en distinguant le nihil negativum du nihil privativum, la « déficience constitutive » et la « défaillance volontaire »[3]. Le moment éthique porte sur les rapports entre le mal et la liberté et définit l’aveu du mal comme acte de la liberté. On pense ici à la dernière phrase de « L’image de Dieu et l’épopée humaine » qui date justement de l’année 1960 : « Peut-être faut-il croire que Dieu, voulant être connu et aimé librement, a couru lui-même ce risque qui s’appelle l’Homme »[4].
Le moment tragique part des limites d’une vision seulement éthique du monde, rencontre les passions et l’inconscient[5], et se trouve en débat avec la gnose et le manichéisme. Brisant le faux savoir et proposant une déconstruction des rationalisations théologiques secondaires, la démarche consiste ici à dégager « la ténébreuse richesse » de l’idée de péché originel. Ce qui est proprement passionnant dans la lecture proposée par Isabelle Bochet, c’est de montrer comment Ricœur, attaché au versant antimanichéen de la pensée d’Augustin, justement pour sortir d’une vision exclusivement morale sinon pénale du monde[6], néglige le versant antipélagien, ce qui est d’autant plus étonnant que la démarche la plus profonde de Ricœur est toujours de s’élever en s’appuyant sur des oppositions.
C’est sur ce nœud éthico-tragique que se tient aussi bien l’idée « luthérienne » de serf arbitre, dont on sait combien elle est en débat avec Érasme. Le paradoxe de la liberté est ici qu’à la fois elle se lie et qu’elle se trouve déjà liée. Mais ce paradoxe est dans le même temps au cœur de l’idée d’alliance : c’est parce que je reconnais mon attachement que je peux contracter un libre-lien. Et nous retrouvons cette idée à l’occasion du pardon : il faut avoir été délié pour pouvoir se délier. Le thème de la transcendance, très ancien chez Ricœur, trouve ici son point d’application. Le paradoxe de la liberté est qu’elle doit être délivrée.
2. Une syntaxe inversée
Il me semble que c’est ce nœud qui se trouve au cœur de la très belle étude de Guilhem Causse sur « le pardon en épilogue et l’évolution de la question du pardon ». Remontant de l’épilogue de La mémoire, l’histoire, l’oubli, vers l’œuvre antérieure et La symbolique du mal, il pointe cette transcendance originaire du pardon qui attend d’être reconnu : « Cette symbolique du péché prend un relief nouveau lorsqu’on considère le péché rétrospectivement, à partir de ce qui le dépasse, à savoir le pardon ; comme on le dira fortement au terme de cette première partie, le sens complet et concret du péché n’apparaît même que dans cette rétrospection »[7]. La syntaxe des termes de La mémoire, l’histoire, l’oubli, où le pardon apparaît en épilogue, c’est-à-dire non pas tant en guise de couronnement, de récapitulation ou de totalisation, que de détotalisation et d’inachèvement final, se trouve ainsi doublée par une syntaxe inverse où le pardon et la grâce précèdent l’histoire et l’oubli[8], et conditionne la possibilité même d’agir, de dire, de raconter, de répondre de, de se souvenir et même de promettre[9]. Guilhem Causse le note : « La capacité de remémoration est donc rendue par le pardon (…) En retour, le pardon peut être considéré comme une forme fondamentale de mémoire, la mémoire de l’origine, mémoire de ce fonds d’être bon qui est à l’origine de notre être depuis le début et à chaque instant ».
Au début de son étude, il reprend dans La mémoire, l’histoire, l’oubli la très hégélienne « odyssée de l’esprit du pardon », qui suit dans un premier temps, comme guide de ses médiations, la table des formes de culpabilité selon Jaspers, dont Ricœur avait rendu compte dès 1949. Cette traversée des instances de culpabilité, et donc d’aveu et de pardon, a la particularité, tout en respectant l’ordre de Jaspers (culpabilité juridique, culpabilité politique, culpabilité morale) de ne pas présenter la dernière, la culpabilité métaphysique, qui était déjà passée en première position sous les thèmes de la profondeur de la faute et de la hauteur du pardon. Dans un second temps cette odyssée traverse la dialectique des échanges et du don. Il y a là une articulation délicate, bien observée par Marcel Hénaff, et que Derrida, trop obnubilé par la dimension théologique du don[10], me semble avoir manquée : la face échange-répétition et la face don-écart, sont inséparables, impensables séparément — comme la justice et l’amour. La surprise c’est que le don le plus gratuit puisse relancer un échange ordinaire, et que l’échange puisse reverser le don à l’endettement mutuel[11].
3. L’institution du pardon ?
Un autre nœud de la question de l’institutionnalisation du pardon, auquel Guilhem Causse s’attarde, est la discussion de ce que Ricœur appelle « les perplexités soulevées par l’administration du sacrement de la pénitence dans l’Église catholique »[12]. Ricœur manifeste sans cesse un respect très aigu de la diversité des traditions et des médiations qu’elles proposent. Il me semble qu’il désigne par cette réserve un problème théologico-politique : à qui appartient le droit de pardonner ? Quelles sont les conditions de représentance qui permettent de demander pardon ou d’accorder le pardon à la place d’un autre ? A cela s’ajoute chez Ricœur une méfiance très arendtienne, mais très ancienne chez lui, à l’égard des politiques de l’amour : il y a institution parce qu’il y a des différends, un écart et des intervalles irrémédiables entre les points de vue, des décalages de génération, etc. Il faut donc certes penser l’institution et les médiations, mais se méfier des institutions de la récapitulation et de la réconciliation, quand elles vont trop vite vers l’unité. Cette critique vise à mon sens toutes les Eglises, toutes les confessions religieuses et d’ailleurs aussi les grandes idéologies politiques quand elles prétendent résorber en elles toutes les contradictions.
Alain Thomasset pour sa part s’est attaqué justement à cette question de la possibilité de parler du pardon comme d’un ethos collectif. Desserrant à juste titre l’accointance du pardon et du religieux (mais résistant aussi à une excessive psychologisation du pardon), il affronte les objections à l’idée d’un pardon politique : le pardon est une expérience interpersonnelle, et ses conditions pragmatiques le rapportent à des sujets autorisés à le demander ou à l’accorder. Mais il estime que le pardon exerce une fécondité souterraine dans les progrès de la justice, et je crois qu’il a tout à fait raison d’interpréter Ricœur dans ce sens. Ce dernier écrit : « Je dirai même que l’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes — code pénal et code de justice sociale — constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable »[13].
C’est d’ailleurs, comme le note aussi Alain Thomasset, le thème ancien de la pédagogie de l’amour, dont les gestes intempestifs restent en marge de l’histoire, en contrepoint de la pédagogie de la coercition, mais nous rappellent que le monde n’est pas fini — il y aurait ainsi, en marge du politique, et qui ne se confondrait jamais avec elle, une scène métapolitique, tragique ou prophétique. À la fois tête chercheuse qui de l’intérieur anime et oriente, et de l’extérieur rappelle les limites, le pardon a donc une place dans le théâtre de la justice. À mon sens il est l’un des meilleurs éclaireurs du labyrinthe de l’action et du jugement, de leurs impasses et de leurs possibilités, et Thomasset a raison d’insister sur la dimension de fiction et d’imagination du possible apportée par le pardon.
S’appuyant à son tour sur « l’image de Dieu et l’épopée humaine », il y voit une illustration du caractère indivisément personnel et communautaire, singulier et structurel, tant de la déchéance que de la rédemption[14]. On pourrait mettre ce point en lien avec le fameux passage dans « Le socius et le prochain » (1954), où Ricœur indique que : « Le thème du prochain opère donc la critique permanente du lien social : à la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n’est jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l’équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n’est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s’affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. Le prochain, c’est la double existence du proche et du lointain »[15].
4. Versant Kant, versant Hegel
Sur la profondeur de la déchéance et l’ampleur de la rédemption, il me semble que Ricœur s’inscrit à la fois dans le prolongement des méditations de Hegel sur « le mal et son pardon », et dans celui de l’essai de Kant « sur le mal radical ». Je vais m’y attarder un instant car ces deux lectures n’ont cessé de se corriger mutuellement, Kant rappelant le sens éthique de la bonne volonté, mais aussi de la limite, et Hegel plus attentif à la fois au tragique du conflit des devoirs et au comique de la relativisation des points de vue. Or les deux conceptions apportent chacune à sa manière une approche différente du pardon.
Dans les analyses qu’il propose du penchant au mal de la nature humaine, Kant distingue la faiblesse par laquelle nous ne faisons pas ce que nous voulons, l’impureté par laquelle nous mêlons des motifs immoraux à des motifs moraux, et la perversion radicale qui peut habiller d’action louables des intentions mauvaises. Le fond de ses analyses porte sur la dialectique de l’intention et de l’action, de l’esprit et de la lettre. Kant s’attarde aussi au paradoxe d’un penchant qui semble à la fois inné, propre à l’ensemble de l’espèce humaine, et contracté par chacun de nous. Il s’en prend aussi bien au chiliasme philosophico-politique qui prétend établir une paix perpétuelle sur une république universelle, qu’au chiliasme théologico-religieux qui prétend achever l’amélioration morale de tout le genre humain. Car cela peut suffire à inverser l’ordre des motifs, et faire du bonheur non le résultat éventuel de la bonté morale mais son but : « ce mal est radical parce qu’il corrompt le fondement de toutes les maximes ». Et le comble est que cette perversion peut s’abriter derrière la justification et la bonne conscience. On connaît l’importance de ces analyses pour le Ricœur de « la liberté selon l’espérance »[16]. Et c’est pourquoi je milite pour une conception du pardon comme détotalisation, comme sagesse pratique qui accepte les limites.
Dans La phénoménologie de l’esprit, traitant du mal et de son pardon[17], Hegel pointe le décalage entre l’innocence apparente et la culpabilité réelle : c’est ce décalage que l’aveu vient inverser et bouleverser. L’aveu est cette capacité ou cette condition de la conscience agissante qui reconnaît son étroitesse, et qui par là même s’élargit[18]. Pour la conscience jugeante, à l’inverse, toute action peut être soupçonnée dans son intention, dans sa vanité, dans ses motifs. Mais en se plaçant dans cette position de surplomb, la conscience jugeante s’avère « le valet de chambre de la moralité » : la conscience agissante qui confessait le mal qu’elle pouvait faire se trouve rejetée par ce qui devient ainsi le « cœur dur », drapé dans sa justice. Le véritable pardon suppose la renonciation à cette unilatéralité, et la reconnaissance de l’étroitesse de chaque point de vue : « le Oui de la réconciliation, dans lequel les deux Moi se désistent de leur être-là opposé, est l’être-là du Moi étendu jusqu’à la dualité »[19].
C’est cette idée que nous trouvons dans l’interlude du tragique de l’action de Soi-même comme un autre, mais qui préside aussi à ce difficile « échange des mémoires » dont Ricœur parle dans sa conférence de 1992 sur l’Europe et dans lequel Alain Thomasset voit l’une des formes de l’ethos collectif du pardon : le pardon ne surmonte pas l’étroitesse de la mémoire, mais fait place, justement par la reconnaissance de cette étroitesse, à la possibilité d’une autre mémoire, et éventuellement d’une autre mémoire blessée[20]. Ici apparaît le modèle de l’hospitalité non plus seulement mémorielle mais langagière qu’est la traduction. L’ethos de la traduction, la possibilité de transfert de sens d’une langue dans une autre, le refus de l’enfermement dans des langues intraduisibles, tout cela a beaucoup à voir avec le pardon, lorsqu’il cherche à établir un langage où se puisse à la fois dire et entendre et la plainte et l’aveu.
5. Le pardon et l’aveu, restauration du langage
Dans sa superbe « défense de l’aveu », Jérôme Porée montre le pardon comme cela même qui ouvre la possibilité de dire le mal agi, dans l’aveu. Cherchant le noyau sémantique de ce thème protéiforme, il y voit cette attestation qui résiste au soupçon, d’ailleurs salubre, qui l’assaille, à la fois pour exprimer le travail du repentir et pour relier le sujet passé au sujet présent : « C’est moi, maintenant, qui me déclare coupable d’une action que j’ai accomplie dans le passé ; et j’atteste, par la même déclaration, que je ne suis pas, moi qui parle, un autre que celui dont je parle et que je désigne comme l’auteur de cette action ». Cette ligne incertaine[21] tirée par l’aveu entre celui qui… et celui qui… est précisément ce qui permet à l’aveu de rendre la personne à l’ensemble de ses capacités, et de signifier qu’elle vaut mieux que ses actes.
Au cœur de cette attestation, Jérôme Porée découvre le pouvoir de l’aveu de restaurer la confiance dans le langage, cette confiance que le soupçon met à l’épreuve. Kant avant Ricœur, que ce soit dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, ou dans l’opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité, avait insisté sur le caractère profondément ruineux du mensonge, qui non seulement dit le faux, fait de la vérité un moyen, mais sape la confiance dans cette institution des institutions qu’est le langage. Une fausse promesse, un serment trahi, et c’est de proche en proche tout l’édifice humain qui est menacé.
Mais la restauration de la confiance, placée sous la poétique du pardon, peut prendre des chemins inattendus. Victor Hugo, au début de son grand livre sur le pardon, Les Misérables, propose le scénario d’une promesse fictive : « L’évêque s’approcha de lui, et lui dit à voix basse : n’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit »[22]. En lui prêtant une promesse qu’il n’avait pas énoncée, Monseigneur Bienvenu pardonne en acte, et restaure une capacité enfouie, massacrée, oubliée. De la même manière, Victor Hugo met en scène la controverse entre Kant et Benjamin Constant : « N’avoir jamais menti, n’avoir jamais dit pour un intérêt quelconque, même indifféremment, une chose qui ne fut la vérité, la sainte vérité, c’était le trait distinctif de la sœur Simplice »[23]. Or c’est en mentant pour la première fois que la sœur Simplice atteste que sa véracité n’était pas une manière de se protéger. A propos du pardon, Victor Hugo écrit encore : « Paris est un maelström où tout se perd, et tout disparaît dans ce nombril du monde comme dans le nombril de la mer. Aucune forêt ne cache un homme comme cette foule. Les fugitifs de toute espèce le savent. Ils vont à Paris comme un engloutissement ; il y a des engloutissements qui sauvent »[24]. Le salut comprend la perdition. L’épopée comprend la déchéance et la rédemption, jusque dans l’anonymat et l’incognito.
Puisque nous venons de parler de perte, il me semble, et je terminerai sur ce point ces notations éparses, que le pardon a intimement à voir avec l’acceptation qu’il y a de la perte[25]. Le pardon n’est pas la perte pure et simple, il n’est pas le fait brut de la perte : il est une sorte de perte seconde, de perte consentie, quand on pourrait peut-être reprendre ce qui a été perdu, ne pas le lâcher, mais qu’on l’abandonne. De la même manière qu’il y a un don second, un rendu, qu’il y a un subir second, un recevoir, qu’il y a une prise seconde, une reprise, il y a une perte seconde, une re-perte : c’est ici ce que j’appelle le pardon.
Olivier Abel
dans le cadre des manifestations pour le centenaire de Paul Ricœur,
colloque « Le mal et le pardon chez Paul Ricœur »
au Centre Sèvres, le samedi 19 janvier 2013
Notes :
[1] Interrogé en 1990 pour savoir s’il voulait donner une contribution au volume que je préparais pour les éditions Autrement, il m’avait répondu que ce n’était pas dans ses préoccupations (j’avais cependant tenté de lui montrer le lien intime qu’il pouvait y avoir entre sa conception de la sagesse pratique et le pardon). Et même en juillet 1993, au moment du numéro d’Esprit où j’embarquais le pardon dans l’histoire et le conflit des mémoires, il semblait encore bien loin d’aborder le sujet ainsi.
[2] Ce volume rassemble les études présentées lors d’une journée d’étude organisée par le Centre Sèvres et le Fonds Ricœur, le 19 janvier 2013, à l’occasion du centenaire du philosophe.
[3] Il me semble qu’ici Ricœur applique des distinctions qu’il avait aiguisées dans ses lectures de Platon, de Kant et de Hegel à une conversation avec Plotin mais aussi avec Karl Barth, qui traite longuement du mal comme néant dans sa Dogmatique.
[4] Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil (Points-essais), 2001, p. 149. J’ajoute que cette conception de l’épopée de la liberté, qui comprend la chute, avant que d’être kantienne, est miltonienne. Elle est au cœur de la pensée puritaine.
[5] De même que « L’image de Dieu et l’épopée humaine » rencontrait les structures collectives de l’avoir du pouvoir du valoir. Il peut être utile de pointer ici que le thème du singulier collectif, de ce potentiel non individué tant de déchéance que de rédemption, apparaît en lien avec cette vision tragique qui brouille une conception seulement morale. Et que Freud et Hegel se rejoignent ici encore comme des penseurs du tragique.
[6] J’avoue ne pas toujours très bien comprendre cette curieuse insistance sur la culture de culpabilité protestante, alors que la prédication protestante n’a eu de cesse de démanteler cette vision morale et pénale. Mais il est vrai que le contre coup de la prédication de la grâce, dans les milieux puritains (et darbystes, puisque Ricœur a connu le darbysme dans son enfance) comme dans les milieux du protestantisme libéral, a été une sorte de surenchère éthique (« ce n’est pas parce que la Grâce… mais à plus forte raison il faut montrer… »).
[7] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 2. Finitude et culpabilité, Paris,Seuil (Points-essais), 2009, p. 284.
[8] C’est un point qui m’est particulièrement cher, dans la mesure où j’avais donné au cours de l’hiver 1996-1997 à Lausanne un cours sur « Le pardon, l’histoire, l’oubli ». On pourrait dire que la syntaxe en est plus calviniste que luthérienne : la grâce n’est pas le terminus ad quem, mais le terminus a quo.
[9] Mais Ricœur n’a inscrit ni la promesse ni le pardon parmi ces capacités, il faudra peut-être considérer cette absence comme significative.
[10] Qui provient sans doute de Karl Barth à travers Levinas, avec l’accentuation de l’asymétrie divino-humaine.
[11] C’est à cette lecture austinienne et cavellienne que j’avais consacré mon article « Le pardon ou comment revenir au monde ordinaire », Esprit, 8/9, 2000, p. 72-87.
[12] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 634.
[13] Paul Ricœur, Amour et justice, Paris, Seuil, 2008, p. 66.
[14] À son tour Alain Thomasset pointe l’insistance de « la postérité augustinienne (notamment protestante) (…) sur la dimension privée et intérieure de la grâce », et il est vrai que dans le contexte du mouvement du Christianisme social, dont il était alors président, Ricœur reprend ici un thème polémique certainement utile face à l’embourgeoisement du protestantisme. Mais cette polémique est aussi ancienne que la Réforme, et Michael Walzer, dans La révolution des saints, montre dans le puritanisme révolutionnaire une forme de communisme, l’organisation égalitaire d’une communauté et d’une cité militante. Il est à noter qu’à la différence de la confession individuelle de l’Eglise catholique, la tradition protestante a toujours préféré la confession communautaire. Et son nominalisme est davantage éthique qu’ontologique. Bref il faudrait compliquer l’idée simpliste d’un individualisme protestant.
[15] Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil (Points-essais), p. 125. On peut mettre cette remarque en lien avec la note précédente : le protestantisme n’a cessé d’aiguiser cet écart, sur les deux bords.
[16] Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969.
[17] Hegel ne place pas le pardon dans la section « Religion » de sa Phénoménologie de l’Esprit, mais juste avant.
[18] On ne peut agir sans risquer de faire le mal, même involontairement. Ce qui caractérise le pardon, c’est sa manière de placer dans l’action une limite qui la constitue en sorte qu’elle ne soit pas irréparable, ou plutôt qu’elle ne surenchérisse pas à l’irréparable.
[19] La phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, tome 2, p. 192.
[20] Le propre du pardon comme de la vengeance, c’est qu’il n’y a pas de tiers, et c’est à cause de cette absence de point de vue synthétique ou en surplomb que l’on est obligé au compromis, au pacte. Ici c’est la pensée de Hegel qui me semble « renoncer à Hegel », à l’idée d’une intrigue des intrigues, et il faut le faire si on ne veut pas renoncer simplement au récit qui entrelace les points de vue narratifs, et soutient leur écart.
[21] Il est très important que cette ligne soit incertaine, et qu’il reste impossible de forcer, d’obliger à avouer – de même qu’il est impossible de contraindre à pardonner. Ce caractère non contraignant, résistible, est essentiel à la libre confiance qui fait la qualité de l’aveu ou du pardon.
[22] Victor Hugo, Les Misérables, Paris, La Pléiade, p. 113.
[23] Ibid. p. 223.
[24] Ibid. p. 486.
[25] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 653. C’était le sens des paragraphes par lesquels je terminais les « Tables du pardon » dans le numéro d’Autrement (1991), et ce fut l’objet de nombreuses conversations avec Paul Ricœur, sur la résurrection, mais aussi l’effacement et l’insouci de soi.