Du « socius » au prochain et retour[1]
Ricœur retourne l’opposition entre les relations courtes, proches, et les relations longues, anonymes, par l’idée que nous pouvons être « prochains » sous l’un et l’autre modes. Il est alors possible de mettre en tension une « politique » du proche et une éthique du « care », une sociologie de la proximité et une sagesse pratique du soin. Le déplacement des catégories fait voir leurs limites, et indique chez Ricœur ce retournement du souci qui se détache de soi pour se reporter sur les autres.
L’engagement, comme la solidarité, est l’un des sujets que Gilbert Vincent n’a cessé de chercher à penser — faire ce que nous pensons, penser ce que nous faisons. Ses réflexions récentes sur l’expérience de la marche et de la randonnée en sont encore une magnifique expression[2]. Nos manières d’être engagés, d’être pris dans la durée par une action à plusieurs, sont autant d’expériences, d’épreuves qui confrontent le discours, parfois trop léger, à ce qui le complique ou le contredit — un peu sans doute au sens où les sociologues parlent de leur « terrain ». Et trop de philosophes ont un discours parfaitement construit, mais comme une œuvre en chambre, sur des partitions bien réglées, mais dont on se demande ce qui pourrait les dérégler, les retourner, les bouleverser —on peut d’ailleurs dire cela de bien des disciplines, sociologie comprise.
Ce n’est pas un hasard si l’un des philosophes qui avec qui ses cheminements se sont si souvent recroisés, Paul Ricœur, n’a cessé d’être un philosophe engagé, c’est à dire à la fois un philosophe qui s’exprimait aussi par ses engagements, mais pensant les conditions et les limites de ses engagement. On pourrait prendre l’exemple de ses engagements pacifiste, socialiste, ou barthien d’avant guerre, et plus tard ses responsabilités à la tête de la Fédération protestante de l’Enseignement et son engagement pour une laïcité plurielle. Ou bien sa présidence pendant 10 ans du Mouvement du Christianisme social, avec la revue qui en porte le nom, mais aussi son engagement auprès de la revue Esprit, et dans les événements d’Algérie, puis son engagement lors de la fondation de l’Université de Nanterre, et comme Doyen dans une période difficile. On peut enfin penser aux engagements nombreux de la dernière période parisienne, lors de la fondation de l’Institut des Hautes Etudes de la Justice, notamment, et pour la paroisse protestante de Robinson dont il lance les « Entretiens ».
Il n’est pas inutile de rappeler tout cela, dans un temps d’affaiblissement général des « militances », des « engagements durables ». Il serait possible de rapprocher tous ces engagements de l’expression élémentaire du témoignage : « me voici », ou de la formule célèbre de Luther : « ici je me tiens, je ne puis autrement » — sans négliger la pluralité des engagements qui parfois écartèle le sujet ricœurien. Mais dans le même temps chacun de ces engagements a été porté par un « citoyen réfléchi », exprimant ses doutes, ses pondérations, ses réserves, ses perplexités. Et il serait possible de relever tout ce qui, en contrepoint de ces engagements, apparaît simultanément chez Ricœur comme des moments de distanciation, de désengagement critique, et la découverte que c’est parfois, comme il le dit de la fiction et de l’imagination « dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde »[3].
De cela aussi l’œuvre de Gilbert Vincent n’a cessé de témoigner. Sa philosophie semble tendue entre la sociologie et la théologie, entre une approche qui cherche à rendre justice aux faits sociaux, à leur épaisseur vécue, à leur réalité anthropologique, et une approche qui propose un écart critique par rapport à cette réalité, une exigence infinie qui l’appelle et la tourne vers autre chose que ce qu’elle est. Or Ricœur a déployé lui même cette tension, notamment dans quelques textes des années 50 et 60, dont celui, bien connu, intitulé « Le socius et le prochain », et paru dans un cahier collectif sur « l’Amour du prochain » de La vie spirituelle en 1954. Le propos de cette étude sera d’abord de ressaisir l’opposition dont il est question dans ce texte, d’en comprendre le rythme spécifique. Ce sera ensuite de mesurer côté « socius » les inversions de sens qui ont travaillé la sociologie. Ce sera enfin d’examiner de près la pragmatique du « prochain » dans l’herméneutique du texte, et d’en pointer l’éthique.
1. Le socius et le prochain
Dans ce texte majeur, repris dans Histoire et vérité[4], Ricœur tente de surmonter l’opposition alors devenue presque rituelle entre les relations courtes (le « tu ») et les relations longues (le « il »), et veut confronter la notion de « prochain », entendu comme autrui, à ce monde du socius, c’est à dire de l’autre autre, celui que j’atteins dans sa fonction sociale, au travers de relations complexes et anonymes, le facteur, le client, le collègue, le policier, la caissière de l’hypermarché, le passant. Ce thème du socius, à peu près identique, se retrouve dans plusieurs textes parus dans la Revue du Christianisme social, comme « Sociologie et théologie. Le socius et le prochain » (1960), « L’image de Dieu et l’épopée humaine » (ibid.) et « Urbanisation et sécularisation » (1967). Ce que Ricœur cherche à travers ce thème, c’est à introduire le souci hégélien des institutions, et l’attention concrète aux conditions du vivre ensemble, dans un milieu chrétien souvent tenté par le repli catastrophiste sur des communautés chaleureuses en marge du monde. Il faut dire que Ricœur, en écrivant ce texte, sort juste de la seconde guerre mondiale, où l’on a fait l’expérience que le mal n’est pas réductible à une petite affaire privée ! Le mal peut avoir une dimension politique, systémique, institutionnelle. C’est ce que l’on trouve dans « L’image de Dieu et l’épopée humaine »[5], où Ricœur s’attaque à un moralisme protestant qui a réduit le péché à la faute individuelle, et à un individualisme protestant qui ne conçoit le salut que comme le recrutement d’élu tirés hors d’un monde perdu. La déchéance traverse les collectifs et les institutions, et la rédemption aussi.
Car il n’y a pas seulement dans ce texte une riposte au mal, mais la visée d’un bien, une orientation très véhémente, conduisant à repenser le politique, l’Etat, la société comme redistribution, partage du bien, sinon peut-être instrument d’une sorte de rédemption. C’est l’Etat social de l’après guerre, en grande partie porté par un christianisme militant, engagé, sécularisé. C’est ainsi que Ricœur écrit : « La charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est cachée aussi dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le sens caché du social »[6]. On retrouve la même idée, jusqu’ici employée dans un sens éthico-politique, bien des années plus tard, dans Temps et Récit, et dans un sens plus descriptif. Ricœur, réfléchissant d’ailleurs à partir des travaux de Schutz sur ce que c’est que d’être contemporains, évoque les types de Dilthey : « Nous n’atteignons nos contemporains qu’à travers les rôles typifiés qui leur sont assignés par les institutions (…) Au mieux, l’employé des postes se réduit à un « type », à un rôle auquel je réponds en attendant de lui une distribution correcte du courrier (…) L’imagination supplée entièrement à l’expérience d’un engagement mutuel »[7].
Quant au thème du prochain, on voit tout de suite qu’il s’agit d’un thème biblique, dépliant le commandement : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Nous nous souvenons que cette conférence était destinée à un public de militants protestants, mais nous verrons que le « prochain » est une catégorie que Ricœur cherche ici à penser de façon philosophique, qu’il cherche à porter à la perplexité philosophique. En effet d’entrée il nous annonce une surprise : « Si l’on appelle sociologie la science des relations humaines dans des groupes organisés, il n’y a pas de sociologie du prochain ». Nous y sommes plutôt « à la frontière d’une sociologie des relations humaines et d’une théologie de la charité » (HV, p.113). Ce thème de la frontière et de la limite est important dans l’épistémologie de Ricœur, mais aussi dans son éthique, et dans la curieuse articulation qu’il opère entre philosophie et théologie : la limite est un lieu de retournement, qui ne désigne pas tant un au-delà qu’elle nous renvoie à un « en deçà ». Mais elle nous y renvoie autrement, un peu comme dans La vie est belle de Capra, où comme par choc en retour la fiction d’un monde sans lui renvoie le personnage principal à ce qu’est vraiment sa vie. Ricœur écrit : « peut-être y a-t-il une sociologie à partir de la frontière du prochain ». La limite est constitutive et régulatrice du champ, au sens kantien du terme.
Ricœur montre donc l’opposition exacerbée entre le monde du prochain, entendu comme celui des relations courtes, immédiates, où la plupart des échanges se font entre des personnes qui se connaissent, d’une part, et d’autre part le monde du socius, c’est à dire des relations longues, médiatisées par des circuits collectifs complexes et anonymes (p.118). Cette opposition figée suscite son ironie. La théologie de la charité vire aisément à un eschatologisme catastrophiste, ou à une utopie d’anarchisme personnaliste, radicalement anti-moderne : la société déshumanisée des relations anonymes et abstraites ne serait qu’une « monstrueuse conjonction » de l’usine et du camp de concentration ; et le rêve du prochain se réfugierait en « marge de l’histoire », dans des « petites communautés non-techniques », et dans une pure et perpétuelle résistance. De l’autre côté, on ne lira dans la parabole du bon Samaritain qu’une survivance de mentalités et de catégories périmées, qui ne s’élèvent pas à une analyse économico sociale, et s’en tiennent au pittoresque narratif d’ « un stade pré-scientifique » ; quand il n’y aura plus de pauvres, la charité disparaîtra. C’est l’idéologie et la phraséologie marxiste du dépérissement de la religion — et du dépérissement de l’idéologie. Ici Ricœur, dans sa parodie, reprend les traits les plus caricaturaux des deux discours dans leur critique mutuelle.
2. Le socius, institution du proche et proximité des anonymes
Première remarque : il semble que l’on puisse dans ce texte repérer déjà ce qui sera la suggestion féconde du « paradoxe politique » (mai 1957) qui consiste à chercher l’intention même (non de la liberté ici mais) de la charité, tantôt à l’intérieur des institutions, tantôt en marge sinon dans la résistance aux dévoiements de celles-ci : « tantôt la relation personnelle du prochain passe par la relation au socius ; tantôt elle s’élabore en marge ; tantôt elle se dresse contre la relation au socius » (p.121). On verra que cette tension souterraine se retrouve jusque dans Amour et Justice.
« Bien souvent la voie longue de l’institution est le cheminement normal de l’amitié (…) Plus largement la justice distributive, avec tous ses organes juridictionnels, tous ses appareils administratifs, est la voie privilégiée de la charité » (p.121). Mais « Il est vrai que d’autres fois, la relation au prochain s’élabore en marge, ou si l’on peut dire dans les interstices du socius » (p.122). C’est comme s’il y avait un bougé, un dedans dehors. Tantôt la charité travaille de l’intérieur l’intention de l’institution, tantôt elle opère de l’extérieur, à côté de l’institution politique à proprement parler, sur une scène métapolitique plus tragique ou protestataire, qui fait place à La voix en deuil dont Nicole Loraux parlait si bien. Mais même alors les deux n’ont de sens que l’un par l’autre. Comme chaque fois, il faut penser ensemble la rationalité propre à chaque registre et ses irrationalités spécifiques. On pourrait d’ailleurs montrer comment cet écart travaille les diverses modalités de l’engagement, et notamment les politiques du proche et l’éthique du care.
Mais il nous faut nous arrêter à ce « tantôt, tantôt ». Car de fait il y a bien eu, entre le Ricœur de 1954 et nous, une sorte d’inversion de tendance et d’époque, qui a bouleversé notre conception de la société et même de nos engagements. Nos contemporains seraient surpris d’entendre que la Sécurité sociale ou les services publics peuvent aussi être considérés comme le prolongement d’un programme chrétien d’une charité qui se doit d’être discrète, anonyme, incognito — un programme de proximité pat les institutions. Premier indice : la parabole du Bon Samaritain a aussi été commentée (entre autres !) par Luc Boltanski dans La souffrance à distance, où il s’attarde moins à l’inversion de la question (dont nous verrons plus loin qu’elle intrigue Ricœur) qu’à l’agapè comme s’attachant à la singularité corporelle d’êtres en quelque sorte sans qualités, tels que l’homme tombé à terre de la parabole. Un tel engagement peut se faire aujourd’hui dans une désimplication totale de toute perspective politique, économique, sociale, bref collective. Au contraire, moins elle sera instituée, médiatisée, plus elle sera valable.
Or nous avons vu que Ricœur en son temps voulait au contraire encourager cette perspective, d’une façon presque incompréhensible aujourd’hui. Il écrit que l’objet de la charité n’apparaît souvent que quand nous atteignons dans l’autre homme une condition commune, qui prend la forme d’un malheur collectif (salariat, exploitation coloniale, discrimination raciale) : « alors mon prochain est concret au pluriel et abstrait au singulier » (p.121). Mais cette inversion d’époque est plus nette encore avec le changement de paradigme urbain. La ville moderne, que décrit Ricœur dans un autre grande texte de la même constellation, « Urbanisation et sécularisation », était le royaume de l’anonymat. On quittait son terroir, on quittait son village et on venait à la ville qui était, comme le disait Victor Hugo dans les Misérables, un lieu de perdition, mais aussi un lieu de pardon. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si ce que l’on a appelé dans le monde protestant le Réveil, insistait tellement sur le fait que l’on est tous pécheurs, mais que l’on est tous pardonnés. Une telle prédication avait alors la vertu urbaine de laver, et permettait de se détacher du passé, de tourner une page. Ceci est très bien démontré dans les travaux de ce qu’on appelle l’Ecole de Chicago, et on pourrait montrer le lien entre le « nouvel homme » de Luther et des baptistes et le petit article de Georg Simmel sur « l’étranger dans la ville ». Faut-il avoir peur de la ville anonyme ? Non, disait alors Ricœur.
Mais la ville aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était. Nous ne lui demandons plus tant d’être un lieu de liberté anonyme et de simplicité fonctionnelle, que d’être un lieu de sécurité, de confiance quasi familière, de mémoire. Nous demandons que soient pris en compte nos attachements, nos rapports de familiarité, nos habitudes. Il se développe partout une logique de quartiers par affinités électives, à la limite c’est encore la logique des gated communities. A vrai dire, dans toute ville, et de tout temps, il y a eu une tension et comme une tresse entre ces deux tendances. Toute ville a du trouver son équation entre elles, mais tantôt dans l’un tantôt dans l’autre sens.
Il est vrai que nous vivons dans un monde où il faut savoir aller vite, se montrer flexible, larguer les amarres et même les proches, quand ils nous chargent de fidélités trop lourdes. Voici plus de deux siècles que l’émancipation est le principal moteur de la critique sociale : mais elle soulève à son tour des problèmes d’exclusion, de dissolution des liens, auxquels elle ne sait répondre, et dont on peut même dire qu’elle masque la perception. Pire, sans doute : l’émancipation, qui privilégie la rupture, la coupure, la déliaison, a un effet de dispersion, d’éparpillement des solidarités. Elle favorise le travail de la dissemblance, qui est précieux, mais dévalorise le travail de la ressemblance, qui ne l’est pas moins. C’est pourquoi nous avons besoin de penser une équation descriptive et critique plus complexe, qui comprenne l’importance de l’attachement autant que celle de l’émancipation comme point d’appui de la critique. C’est pourquoi il y a dans ce que Laurent Thévenot appelle les régimes d’engagement familier dans le proche, une charge de protestation et un moteur de la critique sociale face au monde des libres et flexibles connexions. Ses paraboles, qui racontent l’installation de quelques voyageurs dans un train[8], ou la difficulté à laisser son bureau ou son poste de travail pour que quelqu’un d’autre puisse y travailler, montrent bien ces attachements modestes mais essentiels — à un bras de fauteuil branlant, par exemple, qui m’évoque la boule instable de l’escalier qu’embrasse à la fin de La vie est belle le personnage principal du film de Capra quand il revient chez lui.
Toutefois, pour augmenter encore le problème, il y a des limites dans l’autre sens aussi. En France le Front National s’est développé avec un discours de la proximité : « d’abord les proches ». Et les ultramodernes mafias sont exemplaires de cette logique du proche : « les proches des proches sont nos proches ». Les amis de nos amis sont nos amis. Il est impossible de fonder une cité sur un tel principe.
Nous voyons ainsi surgir peu à peu un concept tensif de l’engagement, entre l’attention aux lointains et l’attachement au proche. Comment tenir cette tension et la régler ? Pour Ricœur, nous la portons en nous, car nous rencontrons notre prochain tantôt comme personne singulière, tantôt comme fonction sociale (p.121), ce qui suppose aussi de s’accepter soi-même comme une figure du passage entre les deux versants des relations courtes et des relations longues. Le Parcours de la reconnaissance montre comment la personne justement ne prend consistance qu’en articulant ces divers registres sans que l’un prétende « tout absorber » (p.123). Dans ce jeu entre le rapprochement et la bonne distance se pense d’une part une civilité, c’est à dire une cité qui fasse place aux proches. Qui accepte qu’il y ait des attachements. Mais se pense aussi une urbanité, une proximité qui fasse place à la cité, à la distance, au désaccord, à la pluralité. On ne saurait opposer d’un côté une civilité anonyme qui refuse tout attachement, et de l’autre, une proximité sans désaccord, distance ni pluralité[9].
3. L’inversion métaphorique du prochain
Cette problématique du socius ainsi constituée au bord de la sociologie, reprenons le mouvement du texte et ce qu’y fait le thème théologique du prochain. Ricœur discernait trois niveaux. Au premier qui est celui de l’étonnement, partant des sources non-philosophiques de la philosophie, notre philosophe raconte la parabole du bon Samaritain, qui est une action racontée, et la présente toute entière comme une réponse à la question « qui » est mon prochain : « Un récit singulier, et une question au ras du récit ; tel est l’aliment biblique de la réflexion et de la méditation. Ce qui d’abord est étonnant, c’est que Jésus répond à une question par une question, mais par une question qui s’est inversée par la vertu corrective du récit. Le visiteur demandait : qui est mon prochain, quelle espèce de vis-à-vis est mon prochain ? Jésus retourne la question en ces termes : lequel de ces hommes s’est comporté comme prochain ? » (p.114). L’articulation du narratif et de l’interrogatif se fait donc par une inversion sur laquelle nous devrons revenir, et que Ricœur rapproche du sens caché, anonyme, incognito de la prophétie, quand le Roi revient et répond : « toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me l’avez fait à moi-même » (p.115).
Remarquons au passage combien cette brève exégèse pragmatique, au sens où Ricœur est attentif à la manière dont la question posée par Jésus déplace la problématique et les arrières-pensées des interlocuteurs, et les oblige à venir répondre à sa question, est dans le droit fil de ce que Gilbert Vincent nous a montré être le propre de la manière herméneutique de Calvin. « Le soi dans le miroir des Ecritures » (se comprendre devant le texte), « Le soi mandaté » (et donc le soi répondant), et le titre même du second grand recueil herméneutique de Ricœur, Du texte à l’action, se situent dans cette lignée calvinienne dont Gilbert nous a montré l’originalité.
Au second niveau que Ricœur appelle celui de la réflexion, nous revenons du texte à notre monde, pour en décrire les idéologies, les utopies, les présuppositions imaginaires, et pour mesurer comment la configuration propre au texte les refigure autrement. C’est ensuite que, dépassant l’ironie et l’impasse réflexive, il propose une méditation qui prend appui sur cette opposition pour chercher à comprendre ensemble, l’un par l’autre et par leur correction mutuelle, les deux concepts qui ne sont au fond pour lui qu’un seul concept, ce qu’on pourrait appeler un « concept tensif », très typique de sa démarche. En effet, il cherche à révoquer cette « fausse alternative du socius et du prochain » (p.119) et se demande comment « comprendre ensemble le socius et le prochain comme les deux dimensions de la même histoire, les deux faces de la même charité ». Comment redéplier ensemble les relations personnelles, les attachements communautaires, et les relations impersonnelles dans les sociétés et les collectifs, l’une donnant l’intensité et l’autre l’extension, alors que cette dialectique nous apparaît brisée (p.121) ? Il s’agit de penser cet entrecroisement, cet enchevêtrement[10].
C’est ce mélange qu’opère cette subtile inversion par laquelle la catégorie de prochain déplace et retourne la question du proche, en la reportant sur autrui, en inversant le soi et l’autrui : « le prochain, c’est la conduite même de se rendre présent (…) la science du prochain est tout de suite barrée par une praxis du prochain : on n’a pas un prochain ; je me fais le prochain de quelqu’un » (p.114). Reprenons la formule de Ricœur : « peut-être y a-t-il une sociologie à partir de la frontière du prochain ». Nous devons la rapprocher de l’idée que la praxis du prochain, du « se rendre proche », ne doit pas chercher à savoir. Elle se place au plan de l’incognito, de la non-figurabilité du visage. La reconnaissance est toujours après coup. Le prochain détermine une inversion radicale : un retournement du souci qui se détache de soi pour se reporter sur les autres, « je » ne suis qu’un prochain parmi d’autres.
Ainsi l’idée de prochain prend une fonction limite et critique, pour désigner ce qui est en quelque sorte absent, perdu sur les deux bords des liens humains. Ricœur a ici des formules très fortes : « Le thème du prochain opère donc la critique permanente du lien social : à la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n’est jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l’équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n’est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s’affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. Le prochain, c’est la double exigence du proche et du lointain » (p.125).
D’où vient cette double et infinie exigence ? Ce n’est pas un hasard si la métaphore vient ici se mêler de l’agir et du sensible. C’est que lorsqu’on cherche le lien social le plus vaste, le plus ample, le plus universel, on se trouve encore coincé dans des généralités. C’est que l’humanité ne nous est toujours déjà donnée qu’au travers de cultures, de langages particuliers. Et lorsqu’on cherche le lien social le plus singulier, le plus intime, le plus immédiatement présent, on est toujours encore embrouillé dans des particularités. C’est qu’aucune compassion ne saurait s’exprimer au point d’oublier toute comparaison, tout langage.
Le langage se tient entre ces deux limites : 1) il est impossible de dire l’universalité, ou plutôt nous n’avons d’accès à l’universel que métaphorique, et nos universaux sont encore et toujours déjà enracinés dans un tissu langagier ; 2) il est impossible de dire la singularité, ou plutôt nous n’avons accès à la singularité que métaphorique, et nos nominations ne peuvent que déplacer et déformer les catégories encore générales du langage. Sur ces deux bords le langage se met à trembler.
Du côté du lien jamais assez vaste, Ricœur écrira bien plus tard : « Il faut, à mon avis, d’une part, maintenir la prétention universelle attachée à quelques valeurs où l’universel et l’historique se croisent, d’autre part offrir cette prétention à la discussion, non pas à un niveau formel, mais au niveau des convictions insérées dans des formes de vie concrète. De cette discussion il ne peut rien résulter, si chaque partie prenante n’admet pas que d’autres universels en puissance sont enfouis dans des cultures tenues pour exotiques. (…) Cette notion d’universels en contexte ou d’universels potentiels ou inchoatifs est, à mon avis, celle qui rend le mieux compte de l’équilibre réfléchi que nous cherchons entre universalité et historicité »[11].
Du côté du lien jamais assez intime, ce n’est pas qu’il faille céder au « prétendu dogme de l’ineffabilité de l’individu » (TA, p.202). Mais « c’est parce que nous pensons et parlons par concepts que le langage doit en quelque manière réparer la perte que consomme la conceptualisation » (SA p.40). Et c’est encore le même geste quand il propose, dans Amour et justice : « Je dirai même que l’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes — code pénal et code de justice sociale — constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable »[12]. Les codes de la justice, qui sont des langages, doivent être déformés, réformés sans cesse, d’une part pour tenter de s’égaler à l’universalité de l’humanité, et de l’autre pour tenter de rejoindre la singularité de l’humanité, afin d’être entièrement juste avec chacun.
Ce double travail métaphorique sur les bords du langage intercale de fines plages d’information inédite, et introduit un peu d’inouï dans la répétition générale. Mais il ne faut pas déserter les échelles intermédiaires où l’humanité diffère ensemble, faute de quoi on risque de se trouver avec des universaux vides et des singuliers aveugles : ce ne sont que des limites, des points d’inversion, qui nous renvoient comme dans la dialectique platonicienne vers ce mixte qui est notre condition. D’ailleurs le travail de la métaphore vive ne vise pas à demeurer en lisière, en dehors du langage. Il vise à ce que les rapprochements inattendus et les différenciations intercalées finissent par s’incorporer au code usuel, et ouvrent en lui de nouvelles dispositions, qui seront à leur tour de nouvelles disponibilités à ce qu’il y a de plus vaste et de plus intime, de plus commun et de plus singulier.
Olivier Abel
Paru dans Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuse (Strasbourg),
tome 92 n°1, p.21-33.
Notes :
[1] Ce texte est, à quelques modifications près, la version française de la communication donnée au Colloque Ricœur à la Higher school of economics de Moscou en septembre 2011, et poursuit la réflexion entamée dans « La philosophie du proche », Cités, n°33, 2008/1, ainsi que celle développée jadis dans « Comment peut-on être humain? De l’humanité métaphorique à l’action humanitaire », in Humanité, humanitaires, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1998.
[2] Sans parler de ses engagements plus lourds, comme à la Jeune équipe d’éducation populaire (Jeep), association qui coordonne à Strasbourg l’action d’éducateurs de rue.
[3] Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1886, p.220 (cité ici TA).
[4] Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964, p.113-127 de l’édition de poche (cité ici VH : les références de pages données sans plus de précisions seront ici des références à ce texte).
[5] Texte programmatique pour l’ensemble de la seconde partie d’Histoire et vérité, où il reprend la trilogie kantienne des passions du pouvoir, de l’avoir, et du valoir, pour déplier rationalités et irrationalités spécifiques des sphères de la politique, de l’économie et de la culture.
[6] « Le socius et le prochain », HV, p.126.
[7] Temps et Récit, tome III, Paris, Seuil, 1985, p.166-167.
[8] Laurent Thévenot, L’action au pluriel, Paris, La Découverte, 2006, p.23-54.
[9] Ce concept tensif, et la correction réciproque des notions qu’il enferme, se retrouve à propos de l’éthique et de la politique du care, , dans un texte de Luca Pattaroni paru in Sandra Laugier, Patricia Paperman, dir., Le souci des autres, éthique et politique du care, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005, p.181-183.
[10] On pourrait ici remarquer l’analogie de démarche avec ce qu’il appelle en herméneutique la voie courte et la voie longue, la compréhension et l’explication : il faut savoir s’embarquer pour de longs détours ; il faut savoir revenir au proche, à la finitude de nos attachements.
[11] Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.335 (cité ici SA).
[12] Amour et justice, Tübingen, Mörh, 1990, p.66. Là encore on voit la justice tantôt travaillée de l’intérieur, tantôt corrigée de l’extérieur, par l’amour.